The paradox of sensory immersion
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2017 – 2, n° 4. Immersion - Author: Breuleux (Yan)
- Pages: 91 to 113
- Journal: Digital Studies
Le paradoxe
de l’immersion sensorielle
Cet article vise à contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du langage de l’immersion pour la production de projets d’arts numériques. Résolument inscrit dans une perspective de recherche-création, à la jonction de la pratique et de la théorie, ce texte a donc pour objectif de mieux saisir les logiques permettant de composer des expériences immersives.
Cet article a été rédigé à la suite d’une communication donnée dans le cadre du troisième congrès de l’International Society for Intermedial Studies, en 2017, sous la thématique « Authentique artifice ». Un des axes intermédiaux de recherche portait sur les « perspectives magiques » des médias. Précisément, l’idée à l’origine de cet article repose sur le constat selon lequel la création immersive constitue une forme de magie. En effet, elle procède à des formes de mise en scène de l’attention des spectateurs, du fait même de ses règles narratives semblables aux fameux effets visuels développés à l’origine par Georges Mélies. La magie serait donc au cœur du design expérientiel puisque celui-ci repose principalement sur de multiples formes de manipulation et de direction de l’attention.
Explorant la notion de réflexivité des interfaces propre au design numérique, cet article propose d’utiliser la structure narrative du projet Feed, de l’artiste Kurt Hentschläger, en tant que projet-type permettant de mettre en lumière le concept de « paradoxe de l’immersion sensorielle ». Celui-ci résiderait dans la tension entre la création d’un environnement médiatique partagé et la diversité des perceptions individualisées. Ce concept permet de cadrer l’analyse des stratégies immersives que j’ai utilisées pour la réalisation de plusieurs projets de vidéos immersives réalisés depuis 2013. Le projet Feed sert donc de cadre théorique pour l’étude de multiples cas de vidéos immersives en format « FullDome1 ».
92Analyse du projet-type Feed (2015)
Fig. 1 – Feed (2015), par Kurt Hentschläger.
Réalisé par l’artiste Kurt Hentschläger, ancien membre duo Granular Synthesis2, le projet Feed (2015) consiste en une performance audiovisuelle (A/V) utilisant une projection de personnages virtuels sur grand écran, des pulsations lumineuses et du brouillard artificiel3. Telle qu’illustrée par la division de l’image du montage photographique de la figure 1, l’expérience de l’œuvre se déroule en deux étapes réglées. En premier lieu, l’artiste nous présente un court-métrage projeté sur un grand écran montrant des nuées de corps humains qui flottent comme s’ils étaient en suspension dans un liquide. Il est difficile de saisir si le mouvement des corps émane de leur logique interne ou des forces de l’environnement. Ces corps irréels, que l’artiste nomme Unreal Characters, donnent l’impression d’être sans vie. L’animation est générée en temps réel et contrôlée par 93l’artiste. En un second temps, après une courte pause où les spectateurs attendent dans une semi-obscurité, l’espace de la performance est subitement plongé dans un épais brouillard de fumée artificielle. De tels dispositifs sont fréquemment utilisés dans les spectacles ou les clubs technos pour donner du volume aux projections lumineuses. Le brouillard est si dense qu’il est impossible de discerner ses propres mains. Nos voisins disparaissent alors subitement. Pendant une courte pause d’une ou deux minutes, nous comprenons que nous sommes complètement isolés de l’environnement immédiat. Le ballet des pulsations lumineuses et sonores débute alors et, pendant quinze à vingt minutes, les infimes particules du brouillard sont parcourues de séquences de flashs stroboscopiques de différentes couleurs. Les interactions entre la lumière et les particules en suspension provoquent alors littéralement, chez les spectateurs, des états de transe éveillée. Nos yeux distinguent des patterns de lumière, des motifs abstraits, des formes liquides et organiques produites par une logique de projection rétinienne. Impossible d’échapper à l’environnement, peu importe la direction qu’emprunte de notre regard : des motifs organiques abstraits envahissent notre champ de vision.
C’est après avoir assisté à cette performance que m’est apparu le concept de « paradoxe de l’immersion sensorielle ». Nous sommes à la fois plongés à l’intérieur d’un environnement commun et complètement isolé des autres. Pendant la durée de la performance, les perspectives sont infinies. Lorsque nous bougeons la tête, l’environnement visuel et sonore se transforme. Il est donc impossible de reproduire exactement la même expérience de l’œuvre pour chaque spectateur et ceci, à chaque instant. Pour reprendre les termes d’Olivier Grau :
The viewpoint is no longer static or dynamically linear, as the film, but theoretically includes an infinite number of possible perspectives4
« Le point de vue n’est plus statique ou dynamiquement linéaire, comme le film, mais inclut théoriquement un nombre infini de perspectives possibles. »
C’est dans cette tension, entre un environnement commun, partagé, et la multiplicité des perceptions individualisées que se situe le paradoxe de l’immersion. La question se pose alors : est-ce que l’expérience immersive sensorielle totale résulterait d’une parfaite individualisation des perspectives ?
94Dans son texte sur Kurt Henshlager, l’auteur G. Roger Denson place précisément au centre de sa réflexion cette figure de la perception singulière. Selon lui, l’expérience Feed nous renvoie à notre seule certitude, celle d’une solitude de l’ici et maintenant :
The only certainty is the expérience of the individual, who I am and, here and now, and alone5.
« La seule certitude, c’est l’expérience de l’individu : qui je suis et, ici et maintenant, et seul. »
Selon l’interprétation phénoménologique de Denson, le spectateur est renvoyé à l’unicité de son corps et à l’immédiateté de sa perception. Il ne peut se soustraire aux stimulations de son environnement. Entièrement mobilisé par le dispositif qui le submerge, il est contraint de saisir l’instant présent par l’intermédiaire d’une résonance sensorielle de l’enveloppe charnelle de son propre corps.
Trois éléments ressortent de notre expérience qui permettent de tracer le cadre du paradoxe de l’immersion sensorielle, la performance Feed étant considérée comme un projet-type, ainsi que nous l’avons précédemment souligné6. Première caractéristique : [1] Sensorialité : la projection est tournée vers l’intérieur de notre corps. Ce que nous voyons repose sur la projection rétinienne. Nous percevons, dans les motifs abstraits se déroulant devant nos yeux, des formes, des figures qui, semblables à des tests de Rorschach amplifiés, occupent tout notre champ de vision. Feed n’est plus une image projetée sur une surface mais un environnement global résultant d’une projection de photons sur notre système sanguin, sur la surface interne de l’œil. Deuxième caractéristique : [2] Personnalisation : l’immersion résulte d’une vision vers l’intérieur. Nous vivons une quasi-absence d’expérience collective. Il est impossible de partager l’expérience avec notre voisin pendant la durée de la performance, à moins de tenir la main de notre partenaire. Ce n’est qu’en émergeant de l’expérience que nous partageons notre étonnement devant cet évènement hors du commun. Nous sommes partie prenante d’une collectivité expérimentant 95simultanément une forme d’aveuglement hallucinatoire. Ce point permet de souligner la troisième caractéristique : [3] La temporalité de l’expérience. Celle-ci se prépare. Nous devons signer un papier déclinant toute responsabilité, de la part des organisateurs, en cas de crise d’épilepsie ou autre problème de santé. Nous sommes ensuite absorbés dans l’instant tout le temps que dure la performance. Une fois celle-ci achevée, nous sommes habités par ces visions mais aussi terrorisés, en quelque sorte, par ce sentiment de néant qui a surgi de ces hallucinations éveillées. Nous avons l’impression d’avoir vécu une sorte de mort temporaire. La problématique de la temporalité suggère aussi une situation paradoxale : en état d’immersion, notre corps est entièrement sollicité par l’environnement. Le sens critique est suspendu. Nous sommes dans la quasi-impossibilité de poser un regard analytique sur ce que nous vivons. C’est dans l’avant, l’anticipation, et dans l’après, la réflexivité, que nous pouvons déduire des idées et des raisonnements. Il y a donc un paradoxe inhérent à ces œuvres qui aspirent à transmettre une certaine vision du monde tout en suspendant l’esprit critique au profit d’une stimulation sensorielle pure.
Le paradoxe de l’immersion sensorielle se situe ainsi à la jonction des tensions entre l’individuel et le collectif, le sens critique et la dimension réflexive, le temps réel et le temps long. Dans ce contexte, comment déduire des principes permettant de guider la création de projets immersifs ?
Sensorialité
Les démarches artistiques contemporaines mentionnées dans cet article ne font que radicaliser un certain type d’expérimentations qui entre en résonance avec de nombreuses œuvres artistiques produites depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui que ce soit au théâtre, au cinéma, en danse et ou sous forme de performances expérimentales. Les œuvres reprennent, à la lumière des technologies numériques, la démarche esthétique initiée par la conception des fameuses Dreamachine (1964) de Gysin dans la foulée des expériences psychédéliques des années soixante et soixante-dix. La fameuse Dreamachine de Gysin était une composante d’un courant esthétique global visant à la création d’expériences collectives d’amplification sensorielle7.
96Fig. 2 – Color Field Immersion (2017), par Doron Sadja.
Photo par Cloud Mine/Melanie Lemahieu.
L’aspect sensoriel du paradoxe de l’immersion résulte d’une projection vers l’intérieur de soi par le biais de la stimulation lumineuse. Celle-ci constitue une expérience limite fonctionnant comme une sorte de métaphore globale du monde contemporain. Pour reprendre les termes au sujet du projet Color Field Immersion (2017) par l’artiste Doron Saja,
Flipping the traditional performer-audience relationship, the internalized experience becomes the location of the performance8
« L’expérience intériorisée devient le lieu de la représentation en retournant la relation traditionnelle entre l’artiste et le public »
Les participants sont tous isolés et atomisés à l’intérieur d’un même espace collectif, phénomène que Céline Lafontaine avait, en son temps, qualifié de « collectif de l’isolement ». Le seul élément qui est partagé ne 97repose pas sur ce qui est perçu mais bien sur le sentiment d’une coprésence des acteurs, tous étant inscrits au sein du même dispositif de diffusion.
Fig. 3 – NSFFDE (2016), par Projet Eva.
Deux œuvres du duo Projet Eva, composé de l’artiste Simon Laroche et d’Étienne Grenier, permettent de mieux saisir la logique sous-jacente au principe sensoriel du paradoxe de l’immersion. Il s’agit du projet Nous sommes les fils et les filles de l’électricité : NSFFDE (2016) et de L’objet d’Internet (2017).
NSFFDE consiste en une pièce de théâtre expérientiel combinant un dispositif de diffusion complexe, qui utilise le visage des spectateurs comme source narrative, et une surface de projection. L’expérience se déroule en deux temporalités : la phase de « préparation » et la phase « performative ». Lors de la première phase, les spectateurs sont invités, à l’entrée de la salle, à remplir un formulaire afin de leur dresser un profil fictif. Ils doivent ensuite se doter d’un casque muni de pico-projecteurs.
[…] La tête de chacun est ainsi coupée de son corps et disposée de manière à ce que le regard de chacun porte sur l’autre. Dans cet environnement, le visage des spectateurs est illuminés et modifiés par des projections vidéo. Des instructions comportementales sont données aux spectateurs afin de 98permettre le développement d’une trame narrative où ces derniers deviennent les membres de cette communauté fictive9.
Lors de la seconde phase dite performative, qui est directement inspirée des informations recueillies lors de la phase de préparation, les artistes du duo composent un récit personnalisé à partir du profil fictif de chacun des spectateurs. Ils ne sont donc plus des spectateurs au sens premier du terme, mais, pour reprendre les mots des artistes, des « spect-acteurs10 ». Brisant le quatrième mur de l’espace scénique de manière à transformer les spectateurs en acteurs et en supports médiatiques afin de provoquer des expériences à la fois individuelles et collectives, le duo Eva situe ses productions au centre de la dimension sensorielle du paradoxe de l’immersion.
Fig. 4 – L’objet d’internet – ODI – (2017), par projet Eva.
Un autre projet du collectif Eva permet d’éclairer la dimension sensorielle de l’immersion. Le projet L’objet d’internet (2017) consiste en un dispositif de miroirs sans tain rotatifs au centre duquel un spectateur est invité à s’installer. Une augmentation progressive de la vitesse de 99rotation des miroirs permet de créer une expérience hypnotique grâce à laquelle le spectateur voit son reflet se démultiplier à l’infini jusqu’à se transformer en une animation abstraite qui abolit toute référence à la réalité. La métaphore de ce reflet de soi démultiplié à l’infini se présente comme une vision critique du réseau internet. Les réflexions infinies du visage constituent l’espace immersif. En suivant le modèle du projet-type Feed, notre corps perd progressivement, pendant la durée de l’expérience, sa subjectivité. Transformant notre reflet en abstraction, L’objet d’internet nous convertit en matérialité pure, en machine de chair. L’objet d’internet se présente ainsi comme une machine complexe de dérèglement des sens. La sensorialité pure se situerait donc au niveau de l’usage de dispositifs utilisant le système perceptif et le corps des spect-acteurs pour la création d’expériences individualisées.
Personnalisation :
l’œuvre-interface en tant que miroir de soi
Dans L’objet d’internet, la stimulation sensorielle sert de métaphore à une réflexion sur la personnalisation de l’expérience. La structure du dispositif participe pleinement de cette exploration : ce dernier est en effet à la fois une surface transparente et un miroir. Dans leur ouvrage portant sur l’art numérique Windows and Mirror11, les auteurs Jay David Bolter et Diane Gromala proposent, pour définir les interactions entre un utilisateur et un ordinateur, d’utiliser la métaphore du miroir en lieu et place de la métaphore de la transparence12. Cette dernière se référerait en effet au concept de fenêtre qui désigne l’invisibilité de la fonction des interfaces. Au contraire, grâce à la notion de miroir, l’interaction est conçue comme étant le reflet de la subjectivité de l’usager. Ainsi, le regard de ce dernier, au lieu de se tourner vers l’extérieur en oubliant la transparence de la vitre pour contempler le paysage, serait orienté vers un miroir reflétant le mouvement de sa propre conscience. De même, David Rokeky, dans son article Transforming Mirror, explique que l’interactivité se présente comme un écho des actions de l’usager13.
100La transparence, c’est la disparition de la fonction au profit de l’usage. Une interface est transparente lorsqu’elle est invisible. Cette esthétique de la disparition, de la transparence du dispositif, si chère à Paul Virilio, décrit une technologie évanescente s’effaçant au profit de son efficacité immédiate. Nombreux sont les exemples qui permettent d’illustrer ce programme. L’architecture fonctionnelle d’un avion furtif permet de créer des formes esthétiques qui répondent à des nécessités stratégiques : rendre l’avion indétectable. De même, lorsqu’une porte, dans un supermarché, s’ouvre devant nous, nous ne sommes pas censés faire attention au dispositif mais poursuivre notre chemin. Dans le même ordre d’idée, nous ne sommes pas supposés suivre du regard le mouvement des essuie-glaces lorsque nous conduisons une automobile, ni analyser l’esthétique de notre GPS quand celui-ci nous guide vers une destination.
Au contraire, la métaphore du miroir reposerait sur une conception de l’interaction par laquelle la technologie disparaît en ce qu’elle reflète les préférences de son utilisateur. Cette notion d’interface-miroir permet, dans le contexte du paradoxe de l’immersion, de mieux saisir comment chaque participant construit sa perception singulière. David Rokeby la décrit de la sorte :
A technology is interactive to the degree that it reflects the consequences of our actions or decisions back to us. It follows that an interactive technology is a medium through which we communicate with ourselves… a mirror. The medium not only reflects back, but also refracts what it is given ; what is returned is ourselves, transformed and processed14
Nos actions et interactions sont le reflet, parfois déformé, de nos actions. Pour paraphraser Sherry Tukle, les outils que nous utilisons pour penser transforment en retour notre manière de penser15. Ainsi, le reflet qui nous est présenté est indissociable de nos choix.
La mise en scène de l’attention reprend la même logique que celle illustrée par le mot proverbial de Marcel Duchamp : « Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, nous recommandons le robinet qui s’arrête de couler quand on ne l’écoute pas ». On peut également citer, dans le 101même ordre d’idée, la fameuse question : « Lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, fait-il du bruit ? » Quelle que soit la manière dont on la formule, cette problématique renvoie donc directement au processus de saisissement des objets de notre perception. Plus spécifiquement, dans un contexte immersif, notre attention s’organise selon le principe de la fameuse expérience du Gorilla attention test. On demande à des spectateurs de compter le nombre de passes que deux protagonistes parviennent à faire avec un ballon. Pendant que ceux-ci sont occupés à compter les échanges, un gorille noir traverse le décor. Mais il passe inaperçu pour la plupart des personnes. Ce test cognitif démontre la sélectivité de l’attention qui tend, selon le contexte, à établir des hiérarchies entre les objets d’une même scène. Force est de constater que ce principe cognitif est actif dans toute forme de média. Toutefois, il est d’autant plus prégnant dans un contexte immersif : la dimension de l’écran débordant notre capacité de saisie, nous sommes constamment en situation de sélection active16.
Temporalité de l’expérience
Si l’œuvre Feed n’avait pour objectif que la création d’une expérience sensorielle extrême, si elle n’était qu’un gadget technologique hors de tout regard critique, elle serait sans la vidéo narrative qui sert d’introduction au spectacle. Il n’y aurait pas de séquence vidéo nous permettant, à la suite de l’expérience, de forger notre propre interprétation. Subsiste donc, hors de la dimension strictement sensorielle, la volonté de transmettre un récit narratif. C’est seulement après avoir assisté à la performance que nous réalisons que ce que nous avons observé est, en fait, l’intérieur de notre tête. Ces patterns émanaient de notre système perceptif oculaire. Nous étions littéralement transpercés par le son et la lumière. L’impression générale qui se dégage suite à cette expérience est qu’une 102stimulation sensorielle extrême nous a désindivualisés et transformé en pur corps. Nous saisissons ainsi après coup la signification métaphorique des corps en suspension présentés en introduction du spectacle. En se comportant comme des êtres unicellulaires, ces corps nous permettent de forger une certaine représentation de l’expérience et de saisir de nouvelles significations. Les personnages offrent aux spectateurs la clé du spectacle : durant la performance, nous serons des corps sans âmes plongés dans un environnement traversé par des flux d’information. La temporalité fonctionne comme une formule : la séquence vidéo est une préparation, un conditionnement ; l’expérience stroboscopique, quant à elle, nous attache à l’instant présent. La relation métaphorique qui se noue entre les deux éléments forge enfin une nouvelle interprétation.
Fred Turner conçoit l’origine de ces expériences immersives (il utilise le terme suround) comme reposant sur un projet esthétique et politique d’après-guerre. En reproduisant l’environnement sensoriel du monde contemporain, elles viseraient, par l’entremise des environnements médiatiques, à susciter chez les individus des prises de conscience touchant précisément ces environnements saturés de messages, de stimuli et de procédés manipulatoires de toute sorte. Fred Turner remarque, dans son ouvrage The Democratic surround, que l’objectif initial de ces démarches avait une visée sociale forte : il s’agissait de créer un individu démocratique immunisé, puisqu’éduqué par l’entremise des environnements médiatiques, à décoder les procédés de manipulation de l’opinion par les armes de la propagande. Il est donc possible de statuer que l’objectif premier des expériences immersives étaient de constituer des miroirs du monde contemporain à l’intérieur d’environnements contrôlés.
L’expérience ADA-Intelligent Space (2002) est structurée selon ce modèle participatif17. L’avant donne des clefs d’interprétation sur la construction du système de l’expérience. L’après informe sur les intentions de l’équipe de chercheurs qui réalise l’installation. L’organisation du parcours dans l’environnement artistique constitue donc une forme d’architecture contrôlée et de vulgarisation scientifique18. Elle permet, 103par la constitution de diverses temporalités, de donner sens à l’expérience sensorielle immersive.
Dans le cadre du projet NSFFDE, la temporalité de l’expérience est également formalisée dans la mesure où le questionnaire proposé en début de spectacle constitue une forme de préparation à la performance. Les réponses au questionnaire permettent de constituer des expériences personnalisées de la pièce. Son histoire résulte ainsi d’une constellation de récits adaptés au profil de chacun.
Nous pouvons analyser la temporalité en nous référant à la séquence des événements qui construisent l’expérience mais également en observant la sollicitation du corps des spect-acteurs. Dans l’ouvrage Windows and Mirror de Jay Bolter et Diane Gromala, il est question de la fameuse peinture Les Ambassadeurs, peinte en 1533 et que l’on doit à Hans Holbein le Jeune. Au bas de l’image il est possible de distinguer une forme quasi abstraite. Elle représente en fait un crâne humain anamorphosé qui n’apparaît pleinement au visiteur qui lorsqu’il se trouve placé en un point d’observation précis. L’œuvre, conçue pour être disposée au-dessus d’un cadre de porte, rappelle au visiteur, avant qu’il ne franchisse le seuil, sa condition de mortel.
The skull challenges the illusion of transparency, so that the painting is no longer just a window onto the world. We can’t look through the canvas ; instead, we have to take an active role in constructing the meaning of the painting. Our experience of viewing the painting is enhanced, but at the same time we are made conscious of our role as a viewer19.
La peinture permet de mettre en lumière la manière dont le positionnement du spectateur influence et détermine le sens donné à l’image. Autrement dit, les spect-acteurs doivent se déplacer pour saisir la signification du tableau. Ce procédé suggère que l’interprétation de l’œuvre ne repose pas uniquement sur ses significations internes mais requiert, par l’organisation spatiale de ses éléments, la participation du public. L’action du regard du spect-acteur l’amène ainsi à constituer son propre montage-image. De la sorte, il contrôle, en quelque sorte, 104la durée des plans. Il devient lui-même la caméra et un co-créateur de l’expérience. La dimension temporelle se trouve donc à la rencontre de la structure de l’œuvre et de la construction par chacun d’un récit propre.
Analyse de projets de vidéos immersives
Pour constituer une image unifiée, la synchronisation des projecteurs d’un dôme intégral fonctionne à la manière d’un système anamorphique en temps réel. Le dispositif de projection transforme la surface du dôme en un espace virtuel en synchronisant le point de vue de la projection avec celui des spectateurs. La surface courbe de l’écran disparaît. Ne subsiste que l’environnement de lumière projetée. Il s’agit d’une forme de réalité virtuelle sans casque. Au-delà, si le regard s’oriente nécessairement dans une direction donnée à l’intérieur d’un environnement audiovisuel à 360°, il lui est impossible de saisir la totalité des évènements, même en tenant compte de la vision périphérique. Contrairement au point de vue dirigé du film construit par le séquençage des plans, celui du dôme procède par une succession d’espaces ou d’environnements.
Pour illustrer ce principe, imaginons, un dialogue entre deux personnages. Dans un film, le réalisateur construit la trame narrative en organisant pour nous la séquence des images et des points de vue. Il dirige notre attention sur le personnage principal ou, à l’inverse, oriente notre regard vers des détails de l’environnement qui enrichissent la trame narrative. À l’intérieur d’une scène immersive, les deux personnages sont face à face. L’environnement nous contraint à déterminer nous-mêmes notre point de vue. Choisirons-nous de regarder celui qui parle ou celui qui écoute ? L’orientation de notre regard détermine le point de vue de la caméra, étant entendu que l’environnement est virtuellement constitué d’une infinité de points de vue potentiels. Nous devenons dès lors un personnage, un témoin actif de l’action. Pour résumer ce mécanisme en une formule : c’est l’orientation et la directionalité de notre attention qui construit la séquence des événements.
105À l’intérieur d’un espace FullDome, notre expérience du point de vue, que notre position soit d’être couchés ou débout, est relative à l’environnement audio et visuel. Plusieurs expériences d’environnements immersifs ont été réalisées dans la Satosphère de la Société des Arts Technologiques de Montréal. L’artiste-concepteur et compositeur de musique Zack Settel a connecté la position d’un danseur, à l’intérieur de l’espace de la Satosphère, au point nodal de la caméra hémisphérique générant l’environnement de projection20. Le déplacement du performeur modifie ainsi le point de vue de la caméra 360° permettant de générer l’environnement. Plus généralement, dans la création d’un projet en format FullDome, il est nécessaire de structurer un point de vue idéal tout en conservant à l’esprit que c’est l’ensemble de l’environnement qui se transforme. Si la caméra se déplace à la verticale, les spectateurs ont l’impression de monter. Si celle-ci avance face à ce qui se donne pour l’horizon, ils auront l’impression de se déplacer vers l’avant. Néanmoins, comme il s’agit d’un environnement, chaque spectateur est libre d’orienter son regard où bon lui semble. La singularité de l’expérience résulte de la sollicitation des mécanismes individuels de l’attention à l’intérieur d’un environnement commun. Il est possible d’analyser un certain nombre de projets artistique récents que j’ai composés en tenant compte des trois caractéristiques du paradoxe de l’immersion décrites à partir du projet Feed. La logique à l’œuvre est celle d’une articulation complexe entre la sensorialité, la personnalisation et la temporalité de l’expérience immersive. Dans mes plus récents projets tels que VjGraph (2013), Nuée|Swarm (2015), Enigma (2017), Les planètes (2018), les stratégies de mise en scène de l’attention sont au centre de la création des expériences21. Au sein de ces espaces, l’attention est déterminée par la mobilisation de plusieurs stratégies de spatialisation des éléments audios et visuels.
106Fig. 5 – VjGraph (2017), par Yan Breuleux Photo par Nathanel Corre.
Réalisé au sein du dôme de la Satosphère de la Société des Arts Technologiques, le projet VjGraph (2013) crée un parcours narratif à l’intérieur d’un environnement virtuel composé d’un remixage d’une sélection de vidéos. La performance consiste en la réactualisation et la superposition de vidéos expérimentales, de documentaires et de films issus du fonds numérique constitué au cours des quarante dernières années par l’organisme de production québécois Le Vidéographe. Le compositeur Julien Robert a réalisé la trame musicale du projet. Plusieurs environnements placent les spectateurs en situation de saturation sensorielle via l’utilisation de mosaïques vidéo et de compositions multi-écrans distribuées sur plusieurs niveaux superposés à l’intérieur du dôme. Il revient aux spectateurs d’établir, selon l’orientation de leur regard, la relation entre le son et l’image. Puisque tous les éléments coexistent à la fois au niveau visuel et sonore, c’est le point d’observation du spectateur qui détermine la hiérarchie de l’écoute. En d’autres termes, c’est le regard qui capture les sons.
Le principe sensoriel se trouve ici déployé par la constitution d’un environnement où le montage repose sur l’orientation du regard des spectateurs. La structure de cette œuvre s’enracine dans l’idée qu’il est possible de placer tous les plans d’un film simultanément à l’intérieur 107d’un même environnement immersif. Le spect-acteur peut ainsi recomposer un montage par un simple balaiement du regard. À la différence du T-Visionarium II (2006) de Jeffrey Shaw qui procure des filtres permettant de sélectionner des contenus, VjGraph propose un nouveau mode de visionnement de la trame narrative d’un film : celle-ci se construit par la recombinaison signifiante des plans.
Certains principes actifs du paradoxe de l’immersion sensorielle se trouvent ici utilisés dans l’organisation globale du montage qu’il s’agisse des multiples points d’ancrage narratif, des combinaisons de plusieurs séquences autonomes ou de la personnalisation, puisque c’est le point de vue du spectateur qui détermine la trame narrative.
Fig. 6 – Nuée/Swarm, (2015), par Yan Breuleux, Sam Chennenou,
Samy Lamouti. Photo par Sébastien Roy.
Le projet Nuée|Swarm (2015) se présente sous la forme d’un environnement global constitué de formes complexes et organiques en constante mutation. 108Sur le plan esthétique, la pièce explore les relations qui peuvent émerger de l’émission simultanée de nuées de particules et de grains sonores. La notion d’émergence résulte ainsi de l’interaction d’un grand nombre de composantes organisées selon des règles simples. L’enjeu consiste à analyser comment cette notion peut participer à la mise en scène de l’attention du spectateur, étant entendu que cette dernière ne peut jamais être totalement maîtrisée ni par la structure formelle de l’œuvre, ni par ses dimensions esthétiques.
S’appuyant sur le constat que toute forme de mise en scène de l’attention repose sur une projection vers l’intérieur, le média fonctionnant comme un miroir ainsi que nous l’avons mentionné, le projet Nuée|Swarm est constitué d’environnements fusionnant des perspectives multiples. C’est le positionnement du spectateur dans la salle qui influence sa perception de l’œuvre puisque la masse d’évènements simultanés l’oblige à déterminer par lui-même une hiérarchie entre les formes.
En manipulant les perspectives, en créant des environnements complexes à partir de particules d’où émergent des formes abstraites, chaque nouveau visionnement permet de saisir, au sein de la masse d’informations, de nouvelles configurations. Les formes oscillent sans cesse du proche au lointain. Les fluctuations de l’environnement provoquent des états de transe éveillée semblable aux effets sensoriels provoqués par la pièce Feed. Au-delà, la structure temporelle du montage, tout en progression, amène à un état d’hypnose.
Fig. 7 – Enigma, (2017), par Yan Breuleux et Alain Thibault (PURFORM).
109Reprenant ce même principe de saturation sensorielle multi-écrans, le projet Enigma (2017) en format installation propose une multi-visualisation d’une même composition sonore distribuée sur neuf écrans. Le spectateur doit constamment choisir son point de vue entre ces neuf niveaux d’action simultanés. La multiplicité des points de vue lui permet de construire lui-même la trame narrative du projet. Inspirée par les recherches d’Alan Turing, Enigma se veut être la mise en scène d’une multiplicité de transcodages de l’information visuelle et sonore. Il est ainsi particulièrement question d’explorer les problématiques de l’intelligence artificielle, de l’identité numérique ainsi que de la modélisation systémique. L’ensemble de l’expérience prend une forme ouverte et polysémique. Les sons dérivent du traitement de la voix, les visuels de diverses techniques de transcodages du texte et des sons.
Fig. 8 – Les Planètes, (2018), par Yan Breuleux.
Photo par Nathanel Corre.
La performance Les Planètes (2018) constitue le projet le plus achevé au regard de la maîtrise des conséquences pratiques qu’à l’application, en vue d’une création artistique, des principes du paradoxe de l’immersion. Les Planètes est un concert immersif en format FullDome généré entièrement en temps réel. Un piano à lumières dialogue en effet visuellement avec l’interprétation de l’œuvre de Walter Boudreau, Les Planètes, par 110la pianiste Louise Bessette. Le piano-lumière diffuse des constellations dynamiques constituées de petites sphères et distribuées dans l’espace de projection du dôme immersif de la Société des Arts Technologiques de Montréal. Ces formes visuelles reposant sur une analyse des différentes sections de la partition, le piano devient un émetteur de particules lumineuses, un déclencheur de constellations dynamiques.
Dans le cadre de cette composition, la mise en scène de l’attention est structurée en une succession de neuf environnements de particules. Le concert débute par la transformation du piano en émetteur de particules. L’attention des spectateurs est alors dirigée vers la pianiste. La forme s’élève ensuite pour former un cercle émettant des sphères volumétriques synchronisées avec le jeu de la pianiste. Chaque note de la pièce se transforme en objet sphérique parcourant, parfois avec de la turbulence, l’espace du dôme. L’insertion d’une certaine dose d’aléatoire dans le positionnement des formes détourne alors le regard vers l’ensemble de la surface du dôme. La scène suivante présente une structure de sphères imbriquées et synchronisées avec les octaves du piano. Les différences d’échelles entre les notes graves, moyennes et aiguës permettent de proposer trois niveaux de lecture simultanés. L’environnement suivant est généré en direct par un performeur dessinant dans le dôme. L’attention est alors distribuée entre l’action du performeur, le jeu de la pianiste et les formes complexes et filaires de différentes couleurs générées à l’aide d’un pinceau numérique 3D. Ayant pour fonction de structurer l’espace, ce dernier émet également des nuées de particules qui interagissent avec les formes 3D. Au de-là de son intérêt performatif intrinsèque, la création d’un espace complexe en temps réel provoque une véritable saturation des actions qui se déroulent en simultanée. Chaque tableau de l’œuvre constitue une proposition structurant l’attention selon des hiérarchies de formes, de couleurs, de mouvements et d’actions. La conclusion de la pièce reprend, à la manière de Feed, un environnement global constitué de masses de cônes influencés par des forces turbulentes. Les dernières minutes du spectacle, synchronisées sur les trilles joués par la pianiste, provoquent cet état hypnotique caractéristique qui se déclenche dès lors que la masse des stimuli déborde l’appareil perceptif et crée un état de suspension critique chez les spect-acteurs. Pendant la durée de l’expérience, les dimensions narratives sont construites à partir de l’interrelation d’une succession de métaphores formelles et 111de stimulations sensorielles provoquées par des formes lumineuses en constante mutation.
Le paradoxe de l’immersion, en tant que cadre conceptuel guidant la pratique artistique, permet de mieux saisir comment structurer ou « doser », selon le contexte, les stratégies de manipulation de l’attention. Les formes se concentrent en un point, se dispersent, deviennent des environnements, à la manière de champs magnétiques qui cèdent enfin la place à des vides étoilés. Que l’espace soit vide ou occupé, jusqu’à la saturation, par de multiples évènements simultanés, l’objectif de la composition demeure toujours d’offrir à chacun suffisamment d’ouvertures sémantiques pour permettre une projection de soi.
Conclusion
Le projet Feed constitue par sa structure une forme d’immersion sensorielle totale. Il n’y a plus d’écrans : la projection s’effectue sur la rétine. Le regard est tourné vers l’intérieur et chaque individu est renvoyé à sa pure singularité. Celui-ci doit ensuite, en manipulant la formule de l’œuvre, générer sa propre interprétation.
De la sorte, les problématiques que posent la manipulation, la direction, la mise en forme de l’attention des spectateurs sont difficiles à saisir puisqu’elles reposent sur la perception singulière de chaque individu. Il était cependant essentiel de tracer ces distinctions afin de montrer comment l’espace du dispositif peut influencer le processus de composition d’une œuvre d’art.
Cette dimension pointe logiquement vers une réflexion qui reste à mener. Comment, par le biais des stratégies de mise en scène de l’attention, susciter l’engagement et l’adhésion des spectateurs ? Au-delà des dimensions sensorielles, c’est donc la question du récit en contexte immersif qui est essentiel. L’adhésion se prépare avant l’expérience, se structure pendant et accompagne la personne une fois celle-ci complétée.
En somme, toute expérience immersive conjugue des dimensions à la fois collectives et individuelles. Elle s’appuie autant sur la diversité des perceptions individualisées que sur l’espace collectif où a lieu 112l’expérience. Il est cependant étonnant de constater que, dans l’immersion sensorielle pure, l’effet d’immersion est inversement proportionnel à la présence aux autres.
Cette conception du soi atomisé peut s’exprimer autrement, en particulier lors de concerts qui ne renvoient pas les spectateurs à leur unique appareil perceptif, comme dans le cas du projet Feed. Elle peut être diversement utilisée comme l’expérimente la compagnie PixMob qui réalise des objets connectés qui se servent des spectateurs pour former des écrans géants : chaque spectateur, selon sa position, devient le pixel unique d’un immense écran collectif. L’entreprise a signé plusieurs contrats lucratifs grâce à cette expérimentation qui donne le sentiment au spectateur d’être partie prenante d’une image partagée. À la manière d’une élection spontanée, son vote lumineux engendre une image à l’échelle du lieu où il se trouve.
Dans un autre ordre d’idée, il est possible, via Facebook et le Social VR, d’imaginer la combinaison d’espaces immersifs partagés avec la construction de contenus numériques générés par les algorithmes de personnalisation. Ici encore, nous retrouvons l’opposition de la collectivité et de l’isolement puisque chaque individu connecté au réseau social est renvoyé à sa propre perception. Il serait possible d’imaginer, par exemple, que chaque utilisateur du réseau perçoive différemment l’avatar d’un individu, celui-ci étant capable de s’adapter aux préférences des autres. L’usager pourrait ainsi fabriquer un avatar adaptatif dont les particularités esthétiques entreraient en relation avec les préférences du profil de chacun de ses « amis ». L’association entre la personnalisation des algorithmes et l’immersion sensorielle ne peut qu’exacerber cette tension entre préférences individuelles et espaces partagés. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Facebook s’est porté acquéreur de la compagnie de réalité virtuelle Occulus Rift.
Il est possible de poser un certain nombre d’interrogations liées aux dimensions temporelles de l’expérience immersive. Comment conjuguer l’infinité des perceptions individuelles et la création d’un environnement immersif partagé ? Comment situer l’intentionnalité du créateur lorsque les individus construisent leur propre point de vue ? Où l’intentionnalité de l’œuvre d’art se situe-t-elle lorsque celle-ci se présente sous la forme d’une expérience sensorielle propre à chaque individu ? Chaque environnement immersif pose un défi de conception à l’artiste : il s’agit 113d’offrir une liberté d’action, une agentivité optimale aux spect-acteurs tout en transmettant une certaine vision du monde sous la forme d’une expérience esthétique globale.
Le paradoxe de l’immersion aide à comprendre comment, par le biais des rituels spectatoriels, proposer des miroirs du monde, des espaces où l’individu peut, avant, pendant et après l’expérience, expérimenter en concentré les réflexions engendrées par la dépossession de soi du monde contemporain. Le langage de l’immersion peut ainsi servir à l’émancipation de l’individu contemporain, ainsi que les écrits de Fred Turner nous y invitent.
Dans ce contexte, l’art réside dans la transmission d’une certaine vision du monde portée par un individu, un artiste, un collectif et partagée par une communauté. Si l’écrivain place des mots sur le vécu de ses lecteurs, leur permettant ainsi de mieux saisir la trame complexe de leur quotidien, l’œuvre d’art permet de transmettre des « images du monde » à son public. L’art est porté à la fois par les limites des technologies et par la vision portée par l’individu. Au-delà des outils et de ce qui est exprimé concrètement, il convient donc d’interroger la manière dont le sujet contemporain, l’individu, se conçoit lui-même autant que le contexte de transmission, c’est-à-dire l’environnement qui détermine la réception de l’œuvre. En ce sens, le paradoxe de l’immersion sensoriel peut contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du langage de l’immersion. Le projet Feed constitue en ce sens un excellent exemple permettant d’éclairer, par sa composition même, la conception et la production de nombreux projets d’art immersif.
Yan Breuleux
1 « FullDome » ou, en français, « Dôme intégral ». Je préfère utiliser le terme original qui fait écho aux références de la communauté artistique associée au terme. La communauté « FullDome » diffuse principalement ses projets dans le cadre de Planétariums. Voir le site « FullDomeDatabase » : [https://www.fddb.org/], (site consulté le 14 août 2018).
2 Reconnu pour ses expériences audiovisuelles extrêmes utilisant des dispositifs multi-écrans immersifs, le duo fut très actif du milieu années quatre-vingt-dix jusqu’au début des années deux milles. – Granular synthesis : [http://www.granularsynthesis.info/ns/index.php], (site consulté le 12 mai 2013).
3 « Feed : a performance for Unreal Characters, Fog, Stroboscopes & Pulse Lights » : [http://www.kurthentschlager.com/portfolio/feed/feed.html], (site consulté le 17 août 2018).
4 Grau, Olivier. Virtual Art. From Illusion to Immersion, Cambridge, MIT Press, 2003. p. 16.
5 Splendid voids : the immersive works of kurt hentschlager. Sol-installation 2017, zee-installation 2008, feed-performance 2005. Editor, Isabelle Meiffert ; texts, G. Roger Denson, Isabelle Meiffert. p. 21.
6 Un projet-type consiste en une certaine organisation de l’information permettant de constituer un modèle d’analyse pouvant s’appliquer à une multiplicité de projets.
7 Geiger, J. (2003). « Chapelle de l’expérience extrême : une brève histoire de la lumière stroboscopique et de la machine de rêve », Chapel of extreme experience : a short history of stroboscopic light and the dream machine. Brooklyn, NY. Soft Skull Press, distributed in the U.S. by Publishers Group West.
8 [http://2017.adaf.gr/events/color-field-immersion], [https://vimeo.com/113721594], (sites consultés le 16 mai 2017.)
9 Simon Laroche et Étienne Grenier. Projet Eva / nous sommes les fils et les filles de l’électricité / description. Document disponible avec la permission des artistes. [http://projet-eva.org/projet/nous-sommes-les-fils-et-les-filles-de-lelectricite/], (site consulté le 12 août 2018.)
10 Ibid.
11 Bolter, J. David, and Gromala, Diane. 2003. “Fenêtres et miroirs : le design d’interaction, l’art numérique et le mythe de la transparence, Leonardo.” ; Windows and mirrors : interaction design, digital art, and the myth of transparency, Leonardo. Cambridge, Mass. MIT Press.
12 Human Computer Interaction (HCI).
13 Rokeby, David. 1996. Transforming Mirrors. Un essai sur ce thème est également disponible sur son site [http://www. mediastudies. ca/articles/rokeby.htm].
14 Ibid.
15 The chronicle of higher education. [http://www.chronicle.com] Section : the chronicle review volume 50, issue 21, p. 26. january 30, 2004. Sherry Turkle « how computers change the way we think » [http://www1.udel.edu/educ/whitson/897s05/files/turkle]. (site consulté le 19 décembre 2017.)
16 Il existe une large littérature en sciences cognitives et, de manière corolaire, en marketing concernant les mécanismes qui guident et structurent l’attention. On comprendra que, dans le contexte actuel des médias sociaux et des nouvelles formes de publicités personnalisées, ces problématiques font le cœur des stratégies de croissance économique actuelles. On parle même d’économie de l’attention. Cet article reprend certains de ces mécanismes pour démontrer qu’il existerait un champ d’étude de l’attention en immersion. Pour une synthèse de cette question en relation avec les problématiques des médias et de l’espace, on peut consulter McCullough, Malcolm. 2013. Ambient commons : attention in the age of embodied information. Cambridge, Massachusetts. The MIT Press.
17 Eng, K., Babler, A., Bernardet, U., Blanchard, M., Costa, M., Delbruck, T., … & Mintz, M. (2003, September). Ada – intelligent space : an artificial creature for the SwissExpo. 02. In Robotics and Automation, 2003. Proceedings. ICRA’03. IEEE International Conference (Vol. 3, p. 4154-4159).
18 Wassermann, K. C., Eng, K., Verschure, P. F., & Manzolli, J. (2003). « Composition d’un paysage sonore en direct basé sur des émotions synthétiques. » ; Live soundscape composition based on synthetic emotions. IEEE MultiMedia, 10(4), p. 82-90.
19 Bolter, J. David, and Gromala, Diane. 2003. « Fenêtres et miroirs : le design d’interaction, l’art numérique et le mythe de la transparence, Leonardo ». « Windows and mirrors : interaction design, digital art, and the myth of transparency, Leonardo.” Cambridge, Mass. MIT Press. p. 68.
20 Projet Aqua Khoria du performeur Peter Trosztmer et de Zack Settel. [http://sat.qc.ca/fr/aqua], (site consulté le 12 août 2018).
21 Il est important de mentionner que ces projets de visualisation du son ne sont rendus possibles qu’en collaboration avec des compositeurs à savoir Alain Thibault pour Enigma, Walter Boudreau pour les planètes), Julien Robert pour VjGraph). J’ai par ailleurs composé la trame musicale du projet Nuée|Swarm.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-09288-9
- EAN: 9782406092889
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0091
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-06-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Sensory immersion, action research, Internet, temporality, experience, algorithms