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Classiques Garnier

Chamanisme, avatars et immersion Des processus et des relations

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteur : Dubos (Anne)
  • Résumé : L’article envisage, à partir de la figure de l’avatar, les relations possibles entre jeu, chamanisme et environnements immersifs à partir d’une démarche anthropologique liée à la création artistique.
  • Pages : 115 à 135
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0115
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Chamanisme, anthropologie, avatar, jeu, immersion, réalité virtuelle, temps, récit
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Chamanisme, avatars et immersion

Des processus et des relations

Dans le Phédon (109 c-e), Platon compare notre condition à celle des poissons de la mer. Ils glissent en silence dans les profondeurs glauques et le ciel nest pour eux que cette surface luminescente indistincte quils aperçoivent den bas. Certains, pourtant, à la faveur dun bref vol plané au-dessus des flots, auront la chance dentrevoir la terre, lair et les astres dans tout leur éclat. Mais que pourraient-ils bien retenir dune vision aussi fugitive ? Imaginant que nous habitons en fait, sans le savoir, non pas la surface du globe terrestre, mais une sorte de cavité creusée en elle, toute emplie de nuées et de vapeurs, et que nous confondons le vacillant reflet des corps célestes dans cette atmosphère quasi aqueuse avec les « vraies » constellations, Platon assimile le philosophe à une espèce de poisson volant humain qui serait capable, par instants, démerger – en pensée – au-dessus de la trouble confusion de notre environnement terrestre et de ramener parmi nous quelques fragments de sa vision des « choses den haut1 ».

Un mode daccès aux mondes invisibles

Si notre présence au monde varie et avec elle notre capacité dattention à nos activités2, entre électricité, magnétisme, biologie et mécanique des fluides, nombreux sont désormais les modèles qui pourraient exprimer les variations de lêtre au monde, mais aussi, des mondes à lêtre3. Il semble alors que ce numéro dÉtudes Digitales consacré à limmersion nous invite à interroger, au-delà des seuls dispositifs techniques et 116technologiques de réalité virtuelle, le phénomène de présence en tant que tel. Si cette présence peut être définie comme lexistence dun être à un lieu donné – « La présence des autres me sera bientôt insupportable ; je finirai en ours, je crois. », écrivait Gide, en 1891, dans son Journal – les enjeux quelle porte se trouvent désormais renouvelés au regard de la capacité contemporaine à simmerger au sein de mondes numériques. Celle-ci permet notamment à toute une frange de la population, en particulier aux gamers, de « vivre collectivement, mais à distance » et ce, « plus de huit heures par jour ». Entre érémitisme et no-life4, linterface sociale que constitue le jeu en ligne structure et donne un sens à la vie de certains, qui semblent ne trouver par ailleurs aucune ancre sociale, politique ou éthique au sein de nos sociétés contemporaines.

La thématique du jeu est bien connue de lanthropologie. Elle a été problématisée de nombreuses fois dans de fameux essais qui fondèrent les bases dune ethnographie des identités et des espaces de constitution du moi traversés par les joueurs. Je pense notamment à lessai de Caillois5 ou aux travaux de Winnicott6. Plus récemment, lanalyse de la brillante Roberte Hamayon7 a permis de renouveler lintérêt de la notion de jeu à partir de létude dexemples sibériens, au premier rang desquels figure la pratique chamanique. Les éléments danalyse développés seront ici convoqués au cœur des problématiques relatives aux mondes virtuels8. En effet, la notion de jeu est assez plastique pour désigner tant un exercice de pensée, que limmersion au sein dunivers digitaux.

Si lon prend la problématique à rebours, il est également possible de sinterroger sur ce que peuvent avoir de commun un chamane et un joueur en ligne. Comment mettre en relief les ressemblances et les différences de ces processus de changement détat qui ne cessent de négocier les frontières entre lici et lailleurs, du moi et de lautre ? Une telle démarche permet de formaliser les multiples mises en présence 117de lau-delà. Présence qui côtoie et surpasse lexistence dun être en un lieu donné9.

À travers plusieurs exemples relevant de lethnographie, je proposerai ici, un exercice de fiction10 où le chamanisme sera présenté comme processus miroir de lavatarisation. Ceci dans le but de comparer les modèles, invitant par là à approfondir un débat éminemment contemporain entre usages des technologies numériques et aspiration à une spiritualité au-delà de la pratique du jeu.

Des mondes doubles et des voyages
entre les mondes

Jai choisi les termes avatarisation et chamanisme car ils semblent sinscrire aux extrêmes des humanités : dun côté, les sociétés traditionnelles continuent de nourrir le chamanisme depuis la nuit des temps11 ; de lautre, les sociétés contemporaines convoquent des « néo-chamanes », afin de les aider à conquérir les dernières parts de mystère sociales, politiques ou psychologiques qui les inquiètent. Pris dans cette urgence, les processus didentification contemporains des mondes dits « complexes », induisent désormais lémergence davatars tous azimuts, sans véritable distinction ontologique de lhomme à lanimal et de lanimal à lobjet. Depuis Second Life jusquà Pokemon Go, nombreux sont les joueurs en ligne qui alimentent un double deux-mêmes, au sein dun monde fantoche.

Il nest toutefois pas nécessaire dêtre gamer pour faire la rencontre dun avatar. La sortie en salle du film au titre éponyme12 : Avatar, en est lexemple ultime. Les non-joueurs auront par ailleurs loccasion de découvrir des personnages virtuels au sein dinstallations darts 118numériques. Rappelons à ce titre, le travail mené13 par Philippe Parreno et Pierre Huygues intitulé No ghost, just a shell. Le projet consistait à mettre en scène un personnage de fiction sans histoire : Ann-Lee. Conçue par une agence de manga japonaise, Ann-Lee fut achetée pour la modique somme de 428 dollars, et parvint aux artistes sous forme de fichier informatique. Lavatar une fois libérée du monde de la production et des réseaux de diffusion put encore acquérir plusieurs identités. Elle fut même dotée de plusieurs voix. Mais dans ce cas, de quoi lavatar était-il le fantôme ou lenveloppe ?

Pour tenter de répondre à cette question de la transformation détats comme des identités, jenvisagerai la comparaison des phénomènes davatarisation et de chamanisme en ce que tous deux nécessitent un objet de transfert. La thèse est la suivante : les phénomènes dimmersion auquel nous assistons au sein des dispositifs de réalité virtuelle sont issus de pratiques anciennes. Ils font usage des mêmes ressources sensori-motrices que les traditionnelles techniques du corps, liées aux cultes de possession ou de chamanisme. Seule change aujourdhui la technique dentrée ou de sortie de corps, et par extension, dunivers intégrés14. Je tâcherai, en fin darticle, damener le lecteur à sinterroger sur les conditions de ce qui semble fonder les principes dun nécessaire passage entre les mondes.

Pour commencer par le chamanisme

Nombreux sont les ouvrages anthropologiques qui tentent de saisir ce phénomène passionnant de la mystique extra-occidentale. Dans son dernier ouvrage, Michel Perrin définit ainsi le chamanisme : « Lun des grands systèmes imaginés par lesprit humain dans diverses régions du 119monde pour donner sens aux événements et pour agir sur eux15 ». Ainsi et daprès lui, le chamanisme implique une représentation dualiste de la personne et du monde. Dans ce système de représentation lêtre humain se trouve défini comme constitué dun corps et dune (ou plusieurs) composantes invisibles — souvent qualifiées d« âmes » — qui survivent au corps après sa mort.

La représentation chamanique alimente également une image bi-modale du monde : il y a ce monde-ci, visible et quotidien, et un monde-autre, celui des dieux et de leurs émissaires, mais aussi des esprits, des animaux, des végétaux, des ancêtres, des héros et des morts. Cest dailleurs ce monde- que sappliquent à décrire les mythologies. Et cest également ce monde- que mettent en scène les théâtres traditionnels ; le monde des premiers avatars. Jy reviendrai.

Il est important de préciser que le pouvoir du chamane dépasse celui du simple oracle. Le chamane peut en effet littéralement voyager à travers « dautres mondes ». Et sil voyage, cest dans le but de soigner les âmes malades, dapaiser les âmes des morts, de domestiquer les esprits animaux. Lefficacité chamanique tient à sa capacité de circulation entre les mondes. Et sa preuve repose sur le fait que les actions du chamane sont rendues visibles à ses contemporains par le biais de manipulations spécifiques.

En 1951, le chamanisme apparaissait chez Mircea Eliade comme une constante anthropologique ou, je cite : « un ensemble de pratiques et de doctrines religieuses qui permettaient à certaines personnes, identifiables sur le plan social, dentrer en relation avec les entités spirituelles pour le compte de leur communauté16 ». Le chamane acquiert dès lors, valeur de thérapeute au sein dune communauté qui le reconnaît comme tel, tandis quil pratique des rites de soin ou de divination.

Si le mot Chamane se rapporte aux sociétés sibériennes — plus précisément Saman est un terme de la langue Evenki qui signifie danser, bondir, remuer, sagiter — la pratique du chamanisme dépasse cependant les frontières Mongoles. Claude-Levi Strauss lemploya ainsi pour qualifier des rites quil observait sur la côte Pacifique tels que :

Lars magna de certaines écoles chamaniques de la côte du nord-ouest Pacifique, cest-à-dire lusage dune petite touffe de duvet que le praticien dissimule 120dans un coin de sa bouche pour lexpectorer tout ensanglantée au moment opportun, après sêtre mordu la langue ou avoir fait sourdre le sang de ses gencives, et la présenter solennellement au malade et à lassistance, comme le corps pathologique expulsé à la suite de ses succions et manipulations. (Claude Lévi-Strauss, 1958, p. 201)17

Cette dernière lecture nous porte à saisir combien lart de la manipulation — le jeu — permet, entre les mains du chamane, la circulation mais plus encore la mise en présence des mondes.

Roberte Hamayon18 met dailleurs en perspective cette dynamique intermodale : qui du chamane ou de lesprit est-il lacteur ? Le chamane est-il joué ou joueur ? Lauteure tient dailleurs là lessentielle distinction entre chamanisme et possession : Joué des esprits ou conteur des univers parallèles ? Dans le cas de la possession, lesprit représenté pénètre le corps du possédé et se dissocie de celui du chamane :

Le chamane est dans la position du joueur, et les esprits sont « joués ». Dans la possession, le verbe « jouer » à la forme active sapplique non au possédé, mais à lesprit qui le possède. Cest à lesprit que revient le rôle actif, au demeurant conçu comme un rôle masculin, et le possédé, en quelque sorte « joué », est généralement pensé comme féminin même sil sagit dun homme19.

Du chamanisme aux cultes de possessions, les rôles sont alors inversés. Lanthropologie classique propose des couches dinterprétations singulières qui varient selon les cultures étudiées20. Or, cest à présent et à travers la mise en fiction des jeux de doubles, que je vais questionner la figure de lavatar.

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Des Avatars

Dorigine sanskrite, le terme avatar désigne lune des incarnations du dieu Vishnou, lun des dieux du Panthéon Hindou. Létymologie davatar renvoie à une action : celle de descendre (sur terre), de prendre forme, mais également à un phénomène, celui de se manifester. Elle indique là une relation intermédiaire, une incarnation plus quune représentation figurée.

La tradition iconographique hindoue prodigue dailleurs au dieu vénéré quatre bras et quatre mains pour symboliser la vitalité de son action. Dans la première se trouve la conque (shanka), dans laquelle il souffle pour vaincre les démons. Sur lindex de la seconde, il fait tourner sudhdarshan chakra : le disque qui décapite les forces du mal dit aussi « disque de léveil ». Dans sa troisième main, Vishnou brandit une masse dor (gadha), qui symbolise le pouvoir de son action. Enfin la quatrième main est ornée dune fleur de lotus qui figure la grâce du dieu bien aimé.

Vishnou est le dieu qui incarne la préservation. Et dans lhistoire du monde il serait déjà intervenu neuf fois21 pour rétablir la loi du dharma. Les avatars de Vishnou sont, dans lordre, Matsya, le poisson, Kurma, la tortue, Varaha, le sanglier, Narasimha, lhomme-lion, Vamana, le nain, Parashurama, le brahmane guerrier, Rama, le prince dAyodhya, Balarama, Krishna et Kalki. Alain Daniélou nous rapporte ici lhistoire de la « descente du poisson » (Matsya Avatara) :

Lhistoire du poisson est celle du déluge duquel le poisson sauva le septième législateur (Manu), [] fondateur de lhumanité []. Manu trouva dans leau qui lui était apportée pour ses ablutions un tout petit poisson qui se glissa dans sa main et lui demanda sa protection. Le poisson dit : « Je te sauverai dun déluge qui balayera toutes les créatures de la terre. » Ce poisson grandit et dut être mis dans des récipients de plus en plus grands jusquà ce que rien dautre que lOcéan ne soit assez vaste pour le contenir. Cest alors que Manu le reconnut pour une incarnation de Vishnu. Le dieu informa Manu du déluge imminent et lui ordonna de sy préparer. Il lui fit bâtir un navire et quand les pluies arrivèrent, lui ordonna de sembarquer avec les sages, les plantes et les animaux. Le poisson, qui était de dimensions prodigieuses, 122nagea vers Manu qui attacha le navire à sa corne, utilisant comme corde le serpent Vestige. Lorsque les eaux baissèrent, le serpent le mena en lieu sûr. Le Bhagavata Purana (8,24) nous conte que le poisson combattit sous les eaux du démon Hayagriva qui avait volé les Vedas à Brahma endormi. Il remit les Vedas à des vœux de vérité, et leur enseigna les principes qui doivent guider lhumanité pendant le cycle présent, ainsi que « la vraie doctrine du Soi et de lImmensité ». (Danielou, 1992)22

Lhistoire de ce dieu poisson et ses multiples variantes sont ainsi rapportées par les Puranas — le Matsya Purana (chapitre vii), le Bhagavata Purana (8,24), lAgni Purana (chapitre ii). Les écrits anciens décrivent la manifestation du dieu, son avatar, selon plusieurs identités qui chaque fois incarnent des modes dexistence singuliers.

Au sein de son précieux ouvrage, Many Ramayanas, Paula Richman questionne la capacité de lhistoriographie à tracer les multiples ramifications alimentant ses sources. Lethnographie vernaculaire quant à elle, sinterroge sur les variations locales du rite, quil soit donné sous forme de théâtre ou de danse, lors des fêtes de temples dédiées à Vishnou. Il est dune heureuse évidence que ni lune ni lautre nauront jamais la capacité de tracer la carte complète de la phylogénétique des pratiques qui leur sont associées. Et cest en cela que demeure puissante, encore aujourdhui, la figure de lavatar du dieu. Il est lincarnation de lun et du multiple, premier principe de lhindouisme23. Principe quil est si difficile de saisir, lorsquon est issu dun monde cartésien.

Au sein de lheureuse navigation entre univers cosmiques insaisissables, lincarnation de lavatar tient de la représentation en acte : Vishnou est un dieu dont la présence sexprime toujours en devenir. Devenir animal ou devenir humain, il transcende toutes les formes didentité. Voilà en quoi se fonde la première étape de comparaison entre les définitions de lavatarisation, en tant que mise en présence et représentation de lêtre, et du chamane. Là où le chamanisme manipule des objets qui lui servent de représentation — le mal sous forme de plume chez Lévi-Strauss24 — pour trouver son efficacité, la représentation permet la mise en présence dautres mondes possibles.

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Avatars et numérique

Dun point de vue anthropologique, les premiers avatars sont issus de narrations mythologiques incarnées par des jeux performatifs, de théâtres, de danse ou de marionnettes. Certaines mises en acte rituelles apparentent parfois les avatars aux fantômes, aux héros ou à dautres divinités tutélaires25.

Dun point de vue historique, les avatars numériques sont les descendants des premières tentatives de robots humanoïdes, des automates26. Ne viennent que plus tard, au moment de la popularisation des écrans, les agents de conversation virtuelle. Les interfaces hommes-machines sont alors développées de manière à ce que lattachement, pour lutilisateur, soit plus fort que le sentiment détrangeté27. Lobjectif est de populariser les ordinateurs, les logiciels, les applications et leurs usages, avec comme intention sous-jacente den susciter lachat.

Les avatars qui peuplent aujourdhui les mondes de ladite réalité « virtuelle » (contresens de la traduction française là où langlais littéral assimile le virtuel au factuel) ne sont cependant jamais éloignés de leurs ancêtres mythologiques. Il sagit toujours de mettre en jeu une histoire, la fiction dune part de soi, de manière à jouer avec un autre, sans nécessairement souffrir de sa propre identité. Les mondes numériques nous permettent la découverte de territoires où chacun peut sabstraire de toute pesanteur, quelle tienne de la timidité ou du handicap.

Aussi lavatar vient-il combler plus amplement les silences infinis des espaces numériques du code binaire, en vue de désigner des formes imagées dhumanoïdes. Les mises en présence des mondes virtuels sont ainsi servies par des interfaces anthropomorphes, de façon à assurer la transition dune affection à une croyance, entre le monde des humains et les métavers.

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De limmersion

La définition de limmersion du Larousse se formule comme telle : « fait de se retrouver dans un milieu étranger sans contact direct avec son milieu dorigine ». Notons quil sagit bien de milieu et pas denvironnement. Ainsi limmersion fait-elle référence à un monde clos, au sein duquel lego devra saliéner : elle fait appel à un état psychologique où le sujet rompt avec la conscience de son propre état physique. De ce fait, elle est fréquemment accompagnée dune intense concentration et dune appréhension perturbée du temps ou de la réalité.

Sans entrer ici dans le détail des divers types dimmersion, quil sagisse dimmersion sensori-motrice, cognitive, émotionnelle, spatiale, psychologique ou sensorielle, le Traité de la Réalité Virtuelle édité par lÉcole des Mines de Paris, la définit comme telle :

Ensemble des caractéristiques objectives dun environnement virtuel qui visent à donner à un utilisateur des stimulations sensorielles et des possibilités daction dans cet environnement []. La présence est alors définie comme lensemble des comportements, allant de rapports verbaux à des comportements complexes, en passant par des réactions physiologiques, observés lorsque lutilisateur est confronté à cet environnement. La présence est définie par rapport à deux environnements, lenvironnement réel et lenvironnement virtuel. Lanalyse du comportement du sujet permet alors de déterminer si celui-ci agit en accord avec le monde réel ou avec le monde virtuel (Fuchs & al, 2011)28.

Partant du principe que le caractère immersif dun monde virtuel tient à la description objective de ses propriétés, l« immersivité » peut être dès lors tenue comme étant le fruit de lingéniosité de conception dun dispositif. En dautres termes, elle interroge les capacités de lingénieur en charge de la génération du métavers. Comment aura-t-il travaillé afin de plonger son public (son visiteur, la personne enquêtée, etc.), dans un nouvel environnement ? Il semble que peu importe la technique car au fond, ce sont les capacités sensorielles et motrices de lutilisateur qui seront captées au profit de la découverte dun monde autre.

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En revanche, le concept de présence est non seulement un concept subjectif, et par essence psychologique, mais il a surtout à voir avec la distinction des deux mondes : le monde réel et le monde virtuel. Slater présente limmersion comme la capacité dun système à isoler lutilisateur du monde réel tout en lui délivrant une information riche, multisensorielle et cohérente29. Limmersion serait donc ce que permet la technologie dun point de vue objectif, le but dun dispositif immersif étant ainsi disoler « sensoriellement » lutilisateur du monde réel ou, plus exactement, de substituer aux stimulations sensorielles réelles, les stimulations sensorielles générées par lordinateur.

Ainsi, il semble que ce qui fait « jouer » limmersion tient dabord de la conception dun système technologique, lequel autorise la variation de ce que lon nomme présence. Mais comment celui-ci peut-il tromper nos sens ? Pour tenter de répondre à cette question, je vais mappuyer sur lanalyse dun dispositif mis au point par une équipe mixte du CNAM Dicen IdF et du Collège de France, composée dÉtienne-Armand Amato, dÉtienne Pereny et de Geoffrey Gorisse30.

Petite ethnographie des mondes numériques

Être un avatar de soi-même

Létude porte sur la problématique de la présence au sein dun dispositif de réalité mixte, partant de laxiome selon lequel limmersion, à travers la figure de lavatar, est devenue monnaie courante depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Dans cette perspective, il sagit pour léquipe de collecter des témoignages afin détudier létat de « bilocation » par lequel un sujet est à la fois présent devant lécran et quelque part au-delà de lécran, dans un univers simulé.

Le protocole est le suivant : positionné face à un rideau vert et muni dun casque de visualisation, lutilisateur se voit de dos, au centre de 126lécran, selon un procédé similaire à celui de Second Life. Lidentification du joueur à lavatar est induite par lincrustation de limage de la personne, et par un contrôle aisé puisquil dépend de manipulations suffisamment intuitives pour être acquises dès la première utilisation. Elles sont réduites à une commande analogique31 (une kinect) en temps réel. Le dispositif de cette enquête cherche ainsi à identifier la relation entre lutilisateur et son auto-image interactive et, plus généralement, avec le monde numérique. Les diverses expériences dimmersion que jai eu lopportunité dobserver au salon Laval Virtual, qui sest tenu du 25 au 27 mars 2016, permettent de poursuivre cette réflexion.

Hypothèses et principes de lenquête

Du point de vue étique32, le fond vert permet lincrustation de limage du visiteur au sein dun monde de réalité virtuelle, en loccurrence un canyon. En fonction de ses mouvements quun logiciel de reconnaissance de gestes permet de détecter, celui-ci est en mesure de « voler » : il lui suffit pour cela de lever les bras ou de les baisser pour contrôler sa vitesse et sa direction. On lève le bras droit pour tourner à gauche, et inversement.

Mon enquête porte alors sur plusieurs plans : perceptif (ma propre perception du sentiment dimmersion), observatoire (lorsque je prends le recul nécessaire afin dobserver la scène avec distance pour mesurer des interactions) ou sur le mode de linterview (qui permet en particulier de poser des questions plus intimes ou plus précises aux autres utilisateurs).

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Réalité virtuelle et expérience limite de mort imminente

« Je suis mort ? »

– « Alors là je me suis dit : je suis mort ! »

– « Je voulais pas mourir ! »

– « Cest la fin ? Est-ce que je suis mort ? »

– « Ha ! Je suis mort ! »

Voici le type de phrases que lon peut entendre à la sortie de lexpérience immersive proposée par léquipe dêtre un avatar de soi-même. Ces remarques ne vont pas sans manquer dintérêt. Après lexpérience, lors dun temps dévolu au feedback, les personnes qui racontent leur « avatarisation » parlent relativement souvent de leur « mort », comme sil sagissait dune expérience de mort imminente.

On peut bien entendu rattacher ce commentaire aux souvenirs de la tradition du jeu vidéo, et plus spécifiquement des jeux de plateforme, au cours desquels les joueurs peuvent disposer de plusieurs vies. Au contraire, dans Second Life, lenjeu nest pas de vivre ou de mourir mais bien de construire un monde. Un monde de sens et de perception mais également un monde de partage qui permet de raconter ce que lon a vécu, mais surtout ressenti.

Or, cest bien de ladhérence du public dont il est question. Et la croyance en ce monde nouveau (jenfile le visiocasque, je me trouve au sein dun canyon, le mouvement de mes bras contrôle le défilement du paysage et me donne limpression de voler) qui permet au monde de « tenir ». Alors, pourquoi conserver ce terme de « mort » sil sagit de devenir immortel ? Et pourquoi se référer à la finitude lorsquil sagit de proposer linfini ? Que signifie « mourir » dans le monde de lavatar ?

Limmersion évoque quelque chose de lordre du passage, de la transformation. Il faut aller avec le monde et ses dangers et en sortir « vivant ». Lenjeu est donc celui de la traversée, du retour à soi en toute intégrité. Cest en cela que lexpérience nest pas tellement éloignée de celle du vol du chamane, que je vais à présent mefforcer de décrire.

Le vol du chamane

Il est dit du chamane quil « vole » dun monde à lautre, à travers le monde des esprits, le monde des morts, la conscience. Son vol est un don qui lui permet dopérer des rites de guérison. Dans les sociétés 128traditionnelles, les personnes atteintes de certains types de maladies vont voir le chamane et lui demandent de procéder à un vol, qui leur permettra de guérir. Ce vol consiste donc en un voyage de lesprit du chamane dans un autre-monde, que celui-ci peut décrire, tel un rêve. Dans ce cas, le chamane revient avec une part de lâme perdue du malade et la ramène avec lui.

À la suite du rite, le chamane seffondre, en général en un lieu réservé. Il est inanimé. Cest un état de transe que la médecine qualifie de cataleptique. Son âme est-elle dans lau-delà, avec les esprits ? Langoisse règne au sein de lassistance. Le chamane va-t-il revenir ? Cest la période de lextase, que décrit Mircea Eliade, au cours de laquelle seffectuent les expériences de vol magique, dascension au ciel ou de descente aux enfers.

Chamane, le mot de la langue Evenki33 est lié à une certaine attitude, un type de mouvement, à la proprioception ou à la conscience de soi. Or, pour Mircea Eliade, lincorporation et la possession par des esprits sont des phénomènes universellement répandus qui nappartiennent pas, stricto sensu, au chamanisme. Selon lui, lextase est la cause de lincorporation des esprits, et non son résultat. Cela fonde même, lélément spécifique du chamanisme.

La capacité du chamane à traverser les mondes linvite au dédoublement : il est un peu ici et un peu ailleurs. Une partie de son corps reste près de celui du patient là où son âme vole à travers le monde des esprits. Ainsi, le vol magique du chamane est-il largement tributaire de la cosmologie du monde vécu. Et comme le chamane est capable de monter (au ciel) et de descendre (sur terre), les esprits peuvent, eux aussi, sincorporer au chamane.

Lexpérience dimmersion, telle quelle était proposée par le dispositif dêtre un avatar de soi-même, permet didentifier des participants qui ont lair de vouloir jouer avec les éléments du paysage-cosmos offert par le dispositif. Lexploration du milieu semble ainsi relever dun prétexte à lexpression dune peur fondamentale : celle qui se rapporte à la perte du contrôle de soi.

Contrairement au chamane qui vole dans le monde des esprits pour établir une relation entre lâme et le corps du malade dans le but dobtenir sa guérison, la prise en « main » (la prise en corps) de lavatar génère une certaine peur : la peur de sécraser, la peur dentrer en collision avec 129des objets non identifiés, la peur de « mourir ». La peur incite donc à un genre daction qui se joue dans la chair : freiner pour ne pas piquer, tourner pour éviter les obstacles, reprendre le contrôle de sa trajectoire. La peur de sécraser semble dailleurs couplée à celle que le jeu sarrête : « comme dans un rêve », me dit-on.

Le chamane paraît lui bien au contraire, se trouver en contrôle de son vol. Et ce même sil est en lutte, ou sil nen connaît pas lissue. Le fait quil ait un objectif précis, le soin, inscrit son action dans un mode très différent de celui emprunté par les personnes invitées à tester le dispositif. Ceux-ci nayant par ailleurs pas été précisément informés de ce à quoi servait ce vol.

Sil y a là différenciation entre avatarisation et chamanisme, il semble quelle se joue également entre le comment et le pourquoi de limmersion. Le chamane part pour sauver une vie. Lavatar répond quant à lui à la question : comment séprouver soi-même dans un monde nouveau ? Du point de vue des similitudes cette fois, le chamane est toujours seul à se battre et à savoir passer dun monde à lautre. Cette solitude se retrouve également dans lexpérience dimmersion : limmergé est seul au sein de son expérience. Même sil est bientôt rejoint par un passant, puis par un autre joueur dans un temps différé, lexpérience nétant pas « partagée » en temps réel.

Où la double image de soi établit
une instance de dissociation

Au sortir de son expérience, une autre personne dira cette chose qui minterpelle : « Je sais que cest moi, mais ce nest pas moi : cest une image de moi dans le jeu ». Il y a donc du soi et du non-soi dans la forme didentification que propose le dispositif. Et cest bien dans cette incapacité à saisir ce quest le mode dexistence « mixte » que réside lintérêt de lenquête.

Lambiguïté permet à chacun ladaptation, la variation perceptive nécessaire à lémergence dun territoire nouveau. Lentre-deux intéresse directement le jeu danalogie entre chamanisme et avatarisation. Leffet 130de balancement entre monde virtuel et réalité offre un genre de triangulation, une intermédiété, qui permet à soi-même de devenir autre. Ou étrangement, de sidentifier à soi-même comme à un autre. Mais comment ce processus didentification se cristallise-t-il ?

De lentrée ou de la sortie dimmersion

Jeu dinteraction entre limage et le mouvement, la cinétique de limage couplée à la kinesthésie permet lappropriation dun rapport proprioceptif à un monde nouveau, le monde virtuel proposé par le dispositif. Au-delà du « Jy étais ! » traditionnellement promu par les ethnologues34, linteraction image/mouvement fait dire à certains : « Jétais dedans ! ». Elle permet par-là même de confondre plusieurs niveaux dexistence. Expérience présente du dispositif-souvenir, cest-à-dire cognition incarnée ou mémoire de certaines techniques du corps, activation de limaginaire, tout se trouve là orchestré dans cet espace-temps suspendu quest lexpérience immersive.

Là où certains ont plutôt tendance à penser que : « Lon narrive pas à se mettre dans les yeux de la personne », lexpérience immersive d« être un avatar de soi-même » est donc corrélée à une question de point de vue. Il est dailleurs amusant de relever le témoignage dune autre personne relatif à son expérience de décentrage : « Je ne suis pas dans moi ; je suis un point de vue différent ! ». Ici la personne ne se perçoit plus comme une personne mais bien comme un simple lieu de perception visuelle. Sagit-il pour autant dun esprit qui flotterait sans aucune attache corporelle ?

Le dispositif force à ce double jeu dêtre à la fois acteur et spectateur de soi-même. Il ressemble à un exercice de méditation de pleine conscience durant lequel le point de vue sur soi se décentre. La « sortie de corps » autorise chacun à trouver sa place en fonction de sa capacité à labstraction. Soit on est dedans, soit on est dehors, mais quoi quil en soit, on se trouve bien quelque part. Aussi nest-on pas « aliéné » au sens où lentend Sigaut35, mais simplement ailleurs, dans un autre état de conscience ou de présence à soi comme au monde.

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Temps et récit de limmersion

Je me permettrai alors ce rapprochement avec lanalyse de Paul Ricœur relative à la constitution de lidentité fictionnelle développée par Temps et Récit36 et Soi-même comme un autre37. Il va dabord sans dire que la multitude décrans proposée par le dispositif de lavatar, cette proposition dêtre à la fois soi-même et un autre, permet un certain type de modularité identitaire. Le titre de linstallation-dispositif repose déjà sur une métamorphose ontologique : nous voilà en devenir davatars de nous-mêmes. Là où, chez Ricœur, la notion dipseité supporte la une narration identitaire dun soi qui sexprime tout au long de la vie, dun soi en perpétuelle évolution, ici, le soi est comme « rompu » ou « brisé » en deux entités dont les états de lêtre sont radicalement différents. Si chez Ricœur, « lautre nest pas seulement la contrepartie du même, mais appartient à la constitution intime de son sens38 », le « soi » devenu avatar, permet la mise en abîme de la présence au monde. Ainsi les deux processus sont-ils apparentés au sein de la large entreprise qui consiste à questionner les identités.

Cependant, et alors que lanalyse de Ricœur oriente la médiation du soi à travers la reconnaissance de lautre, et ce, à travers la longueur du temps de la « nécessité fictionnelle », le temps de lavatarisation est quasiment immédiat. Ce qui permet sans doute lopération dun autre type de processus ou de figuration identitaire.

Identité personnelle et identité narrative

Si lon élargit létude de lego du temps très court étudié par la philosophie de laction à la perspective étendue dune vie entière, telle quon la rencontre parfois dans les romans, la question du soi se pose sous la question dune permanence. Comment le soi se maintient-il et se reconnaît-il à travers lécoulement du temps ? Chez Ricœur, le soi dun temps long nest plus le même (identité-mêmeté) ; Son identité évolue. Cependant, il se reconnaît toujours soi-même comme soi (identité-ipséité). 132Chez Ricœur en effet, lAutre se manifeste phénoménologiquement à travers un mouvement du Même vers lAutre, lAutre étant pensé là comme une seconde chair propre39.

Or, à travers lexpérience de lavatarisation, pas de visage : nous navons jamais affaire quà un dos, un dos de nous-même. Cest seulement à la fin de lexpérience que lusager peut se retourner et se voir « de face », comme pour vérifier de sa présence à ce monde ci. Se voir « comme dans un miroir », mais de dos, « comme un autre », permet peut-être laccès au monde virtuel. Les dires des usagers semblent dailleurs confirmer cette hypothèse : « cest comme si lon suivait la personne » ou « comme dans un ULM où on suivrait le guide », là où le guide nest autre que soi-même.

Avatar et identité morcelée

À la fin des deux journées dexpérience du salon de Laval, une jeune fille dit cette chose étrange qui attire mon attention sur la similarité de certains processus de conscience modifiée : « Cest comme si cétait lavatar qui me contrôlait ». Son jeune âge aurait-il joué sur sa perception identitaire ? Lencouragerait-il à faire ce que lon nomme en psychiatrie, de « la dissociation40 » ? Était-elle « aliénée à lavatar », au lieu de se trouver en simple situation dimmersion ? Alors que se pose la question de savoir qui contrôle qui, les frontières du moi sont brouillées. « Il me contrôle et je le suis » dit encore la jeune fille.

Il semble de première importance de relever la remarque, en ce quelle se prête à la puissance du nombre. Que vont devenir tous ces jeunes « immergés » : des désaxés ? Dautant que les journées dateliers et de restitution du salon de Laval Virtual ne semblaient jamais sinterroger sur les dangers que représente la pratique de limmersion au sein des mondes virtuels. Quels sont les effets sur le cerveau ? Mais surtout, sur la conscience ? Le passage dans les mondes virtuels altère-t-il la conscience de soi ? Et ce jusquà quel point ? Il est alors intéressant de se demander en quoi la pratique du jeu virtuel, avec un visiocasque, peut simuler des espaces-temps parallèles, dilatés, rhizomatiques… schizophréniques ?

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Où moi cest lautre

Enfin une jeune maman décide de pratiquer lexpérience alors quelle porte son fils en harnais sur le ventre. Lenfant reste posé sur sa poitrine pendant quelle entre en immersion. La jeune mère dit cela : « Javais limpression dêtre une femme du futur. Je me regardais en train de faire les mouvements. Je trouvais que javais de la classe. Pas comme dhabitude. »

On peut se demander si le contexte de la maternité na pas, davance, fragilisé le narcissisme de la jeune femme qui se voit tout à coup comme un individu sorti dune normalité, et semble nier son originalité, sa féminité ou son élégance au quotidien. Lexpérience est le lieu des retrouvailles du soi, là où la maternité semble avoir laissé quelque chose de lego de la jeune femme dans les bras de son enfant.

Il est également intéressant de remarquer que tout au long de lexpérience, on voit lattitude de lenfant changer en fonction des états émotionnels de sa mère. Au début, lenfant ne semble pas percevoir que sa mère porte un visiocasque. Puis, on sent que la mère se détache peu à peu de sa relation à lenfant : elle entre en « immersion ». Cétait « comme dans un rêve », dit-elle. Elle poursuit sur la description de la relation à son fils : « Il nétait pas très content le petit. Il y a eu un moment où je me suis sentie toute seule. Je lavais oublié. Il a grogné. Alors je me suis retrouvée en présence de lui»

Au-delà du fait que les technophobes pourraient trouver inquiétant quune expérience dimmersion fasse oublier à une mère la présence de son enfant à côté delle (en loccurrence sur elle), jai relevé une réaction intéressante du bébé. Pendant quil perdait progressivement contact avec sa mère, il se retournait vers le public comme pour retrouver un contact visuel avec les autres personnes présentes à la scène. Là où sa mère avait comme « disparu » à elle-même, lenfant était parti à la recherche dune relation avec le reste du monde. Et lenfant se rendant compte de la captation de sa mère ou de son absence relative, manifestait la nécessité de sancrer dans ce monde directement, matériellement, présent à lui.

Le besoin de réassurance du bébé en dit long sur la capacité du visiocasque à capter la présence humaine. Sur le sujet, il serait tout à fait intéressant de développer des débats sur les « intensités41 » de présences 134relatives aux « paliers dimmersion42 ». Autrement dit, il conviendrait de convoquer à une table ronde Albert Piette et Judith Guez et de leur demander de discuter les termes du dispositif selon les catégories fines quils ont développées dans leurs travaux.

En effet, Albert Piette parle dintensité de présences et détaille, via lusage de schémas et de graphiques, la capacité dun être humain à vivre une expérience de manière partitionnée avec plus ou moins dintensité à l« être », en fonction du niveau dintérêt porté à lactivité pratiquée. Or, dans son travail de thèse, Judith Guez compare lexpérience des mondes virtuels et limmersion à des passages de paliers en plongée sous-marine. Convoquer les deux chercheurs pour une analyse croisée du dispositif permettrait sans doute de faire varier les systèmes dopérations herméneutiques. Au terme dune telle démarche, il serait certainement possible de jalonner de nouvelles pistes de recherche pour les sciences cognitives. Ainsi, apporterions-nous une capacité danalyse, des outils plus finement définis que la simple « digitalisation » du processus comptabilisé comme un 0 ou 1 : immergé / pas immergé.

Prolégomènes à toute expérience future

À présent que jai cherché à saisir plusieurs processus davatarisation, identification, immersion, dissociation, identité, mêmeté, présence, paliers dimmersion, je me demande si lon peut parler dexpérience collective différée, là où chacun des usagers a vécu une expérience similaire ou visité « le même monde ». Et peut-on dans ce cas, parler de « monde persistant » ? Le monde « visité » dépasse-t-il notre capacité à entrer en contact avec lui ? Et en cela, est-il vivant ou mort ? En dautres termes : quel est lintérêt de concevoir des univers clos et den répéter lexpérience à plusieurs, mais « pas en même temps », cest-à-dire, finalement, pas ensemble ? Sagit-il de trouver son identité en se séparant du reste du monde ? En cela, nous ne serions pas si éloignés des états de conscience modifiés décrits par les pères de lanthropologie.

Pour conclure, jai choisi cette analogie du chamanisme et de lavatarisation à cause de lécran qui fonctionne comme le premier dentre tous, celui du cinéma de la préhistoire qui se matérialise sous la forme dune 135paroi de grotte, où lon pouvait, il y a plus de 30 000 ans déjà, faire jouer des ombres portées par la lumière dune flamme qui oscille. Cependant, lanalogie ne nous permet jamais que de saisir de manière distinguée pour mieux les définir, les passages dun monde à lautre. Cela nous invite à renouveler des questions plus précises afin dinterroger, par exemple, le couple perception/proprioception ou les organisations sensorielles multimodales qui permettent dactiver le sentiment même dimmersion. Quest-ce qui fait quon se laisse prendre au jeu : lidentification ? Laltérisation ? Ou contraire, la dissociation et lambiguïté ?

Roberte Hamayon dans son ouvrage Jouer, cherchant qui est agi du jeu ou du joueur, discerne ainsi les cadres de pratique du jeu qui ne sont autres que les normes de fabriques identitaires et sociales. Aussi, que nous disent les dispositifs immersifs de nos mondes contemporains ? Quels sont les besoins si urgents de sortie de monde, ou de sortie du corps, pour quon invente des dispositifs technologiques aussi lourds, qui plus est chronophages et énergivores, tels que les C.A.V.E43. et les salles dimmersion ? Et pourquoi ne pas se contenter des expériences habituelles de rêverie ? À quoi nous sert la digitalisation de nos élucubrations mentales ? À les partager, sans doute. Mais, ne serions-nous plus capables de « faire société » sans appareil à numériser les images ?

Ce sont toutes ces choses dont il faudrait prendre le temps de débattre précisément lors de tables rondes transdisciplinaires réunissant divers experts des mondes numériques quils soient techniciens, technologues, psychologues, sémioticiens, biomécaniciens, neuroscientifiques, anthropologues, sociologues, joueurs, historiens des techniques, etc., afin que les sciences sociales puissent tenir leur rôle de médiateur au sein du débat politico-technocratique. Espérons que la recherche engagée par les Études Digitales nous porte en ce sens.

Anne Dubos

Anthropologue

1 Michel Hulin, La mystique sauvage, aux antipodes de lesprit, Préface, 1993.

2 Albert Piette, Au cœur de lactivité au plus près de la présence. Réseaux no 182, Paris, La Découverte, 2013.

3 Bruno Paul Latour, Sur un livre dÉtienne Souriau, Les Différents modes dexistence, « Métaphysiques », Paris, PUF, 2009. Étienne Souriau, Les différents modes dexistence, Paris, PUF, 2009.

4 Olivier Servais, « Leschatologie “No life“. Incorporation et Avatarisation dérémitisme digital », Social Compass, Sage, Vol. 64(1) 42–59, 2017.

5 Roger Caillois, Des jeux et des hommes, Gallimard, Paris, 1958.

6 Winnicott, Jeux et réalité, Gallimard, Paris, 1975 (Trad. de langlais par Claude Monod et J.-B. Pontalis).

7 Roberte Hamayon, Jouer, une étude anthropologique à partir dexemples sibériens, Bibliothèque de Mauss, Paris, La Découverte, 2012.

8 Étienne Armand Amato, Pour une théorie unificatrice du jeu vidéo : le modèle analytique de la co-instanciation, EDK, Groupe EDP Sciences, psychologie clinique, no 37, 2014. p. 52-66.

9 Processus décrit par Natacha Nisic au cours de lentretien : Nisic et Dubos, « Présences et Déplacements, le ciel dAndrea », Théorèmes no 7, avril 2016, en ligne.

10 Il sagit plus dun travail de mise en analogie de représentations quun travail danthropologie véritablement scientifique au sens où, au sein de larticle, je naurai ni le temps ni lespace de développer lanalyse complète des modèles afin de les comparer rigoureusement.

11 Jean Clottes soutient la thèse quon trouvait déjà des chamanes à lère de lAurignacien, entre 39 000 et 29 000 ans avant Jésus-Christ.

12 Avatar est un film de fiction américain écrit, réalisé et produit par James Cameron. Il est sorti en salle en décembre 2009.

13 Après de nombreuses manifestations de lavatar, Huyghe et Parreno ont appelé la fin du projet en transférant les droits dauteur du personnage à lassociation Annlee. En tant que corps juridique appartenant à lavatar lui-même, le document signifiait quAnnlee et son image ne pouvaient plus être exploitées. Cet acte a accordé au personnage simultanément la liberté et la mort. Lintérêt étant ici que lœuvre met à jour et démonte lensemble des mécanismes économiques qui sous-tendent lindustrie de limage quelle relève du cinéma ou des jeux vidéo.

14 Amato parle de métavers pour qualifier les univers parallèles proposés par les jeux tels celui de Seconde Life. Op. cit.

15 Michel Perrin, Les praticiens du rêve, Paris, PUF, 1992.

16 Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de lextase, Paris, Payot, 2015.

17 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie Structurale, Magie et Religion, Paris, Plon, 1958.

18 Roberte Hamayon, Op. cit.

19 Voici la suite de la citation qui permettra au lecteur den comprendre le sens : « Leurs démarches respectives illustrent cependant deux conceptions opposées de la relation entre spécialiste rituel et les esprits à qui il donne un “effet de présence” : lesprit représenté est censé est dans le corps du possédé, hors du corps du chamane ». Michel Leiris (1980 (1938)) donne à son livre sur la possession chez les Éthiopiens de Gondar un titre qui en souligne les « aspects théâtraux ». Alfred Métraux (1955) parle de « comédie rituelle » dans la possession. Dans un chapitre de son ouvrage sur La Musique et la transe, Gilbert Rouget (1990 (1980)) envisage un fil reliant les cérémonies de possession au théâtre lyrique et à lopéra. Le vocabulaire du jouer est répandu aussi à propos de la possession, mais son usage reflète alors une conception chamanique. Cf. Hamayon, Op. cit. p. 198.

20 Voir par exemple : Marcel Mauss : « esquisse dune théorie générale de la magie », LAnnée Sociologique, 1902-1903. Jacky Assayag et Gilles Tarabout : « La possession en Asie du Sud, parole, corps et territoire », Purusartha no 21, EHESS, 2000.

21 Les hindous attendent sa dixième incarnation.

22 Alain Danielou, Mythes et dieux de lInde, Paris, champs Flammarion, 1992.

23 Michel Hulin, Le Principe de lÉgo dans la pensée indienne classique. La notion dAhamkara, Paris, Publications de lInstitut de Civilisation Indienne, Collège de France, 1978 ;.

24 Antrhopologie Structurale I. Op. cit.

25 Gilles Tarabout, « Ancêtres et revenants. La construction sociale de la malemort en Inde », in BAPTANDIER Brigitte, De la malemort en quelques pays dAsie, Karthala, 2001, p. 165-199.

26 Joffrey Becker, Humanoïdes, Expérimentations croisées entre arts et sciences, « frontières de lhumain », Presses Universitaires de Paris Ouest, 2015.

27 Emmanuel Grimaud et Zaven Pare, Le jour où les robots mangeront des pommes, « Anthropologiques », Petra, 2011.

28 Philippe Fuchs & al., Le Traité de la Réalité Virtuelle, Paris, Presses de lÉcole des Mines, 2011.

29 Slater & Wilbur, A Framework for Immersive Virtual Environments (FIVE) : Speculations on the Role of Presence in Virtual Environments, M.I.T. 1997)

30 Une démonstration du dispositif se trouve en ligne à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=ft_aHfoJME4

31 Le système expérimental est composé dun écran vert, dune kinect 2, permettant de capturer les mouvements et dactiver la commande gestuelle, et dun casque de visualisation HDM. Le scénario principal consiste à téléporter lutilisateur dans un paysage large et uniforme. Celui-ci peut, en levant les bras, léviter lentement avant quune modification de laxe de la caméra selon linclinaison du corps lui permette deffectuer un vol libre quil peut orienter avec ses bras. Une montagne apparaît : lutilisateur se trouve alors contraint de parcourir un canyon dont il doit éviter de toucher les parois. Dès quil parvient à sortir de cette gorge étroite, il se confronte à un nouveau test qui consiste à éviter une pluie de météorites qui sabat sur lavatar autoscopique. Léquipe rapporte que : « plus de 37 % des testeurs disent avoir perçu des “sensations corporelles” pendant la phase de lévitation, première étape de séparation entre la réalité locale et la réalité virtuelle ». Reste à savoir ce quils entendent par « sensations corporelles ». En cela, les valeurs danalyse de Piette nous seraient dun grand secours.

32 SARDAN Jean-Pierre Olivier de, « Émique », in LHomme, tome 38 no 147. Alliance, rites et mythes, 1998, p. 151-166.

33 Signifie danser, bondir, remuer, sagiter.

34 Clifford Geertz, “Local Knowledge” and Its Limits : Some Obiter Dicta. Yale Journal of Criticism 5(2), 1992, p. 129-135.

35 Sigaut explore la variabilité de laliénation quelle soit mentale, sociale ou culturelle. Laliénation agissant comme frontière, il distingue alors trois pôles : ego, le réel et autrui. Selon lui, laliénation mentale isole ego du réel et dautrui. Laliénation sociale isole ego et le réel dautrui. Laliénation culturelle éloigne ego et autrui du réel. François Sigaut, « Folie, réel et technologie », In Technique et Culture 15, 1990, p. 167-179.

36 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Points, Seuil, 1990.

37 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Points, Seuil, 1990.

38 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Points, Seuil, 1990.

39 Dénommée alter ego par Husserl, et de lAutre vers le Même, ce que Lévinas nomme lapparition du visage de lAutre.

40 Rupture, dissolution de lunité intrapsychique du sujet (Larousse, 2016).

41 Albert Piette « Au cœur de lactivité, au plus près de la présence », Réseaux no 182, p. 57-88, 2013.

42 Judith Guez, Illusions entre le réel et le virtuel (IRV) comme nouvelles formes artistiques, présences et émerveillement, Thèse de Doctorat de lUniversité de Paris 8, 2015.

43 Chicago Automated Virtual Cave.