L’immersion des dispositifs artistiques nomades vue par la philosophie de la perception-action
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2017 – 2, n° 4. Immersion - Auteur : Trentini (Bruno)
- Pages : 77 à 89
- Revue : Études digitales
L’IMMERSION DES DISPOSITIFS ARTISTIQUES NOMADES VUE PAR LA PHILOSOPHIE
DE LA PERCEPTION-ACTION
Les descriptions théoriques des processus mis en jeu dans l’immersion mobilisent tellement de cadres épistémiques que le concept semble parfois flottant et mal défini. Le fort lien souvent tissé entre l’immersion et la fiction rapproche l’immersion de facultés humaines liées à l’imagination et donc à la déconnexion de l’environnement réel. Cet article souhaite mettre en avant le fait que l’immersion est au contraire un processus très ancré dans le réel. Pour atteindre cet objectif, les études numériques sont précieuses. Le numérique a en effet permis l’émergence d’études sur les environnements parallèles, autrement dit les environnements qui se substituent au réel. La notion de virtuel masque toutefois ce sens. C’est justement pour ces raisons qu’Edmond Couchot aurait préféré qu’on emploie le terme « vicariant1 » à la place du terme « virtuel ». « Vicariant » met particulièrement l’accent sur la notion de substitut, sur le fait que les univers virtuels sont avant tout des univers qui « remplacent » l’univers réel. Les univers vicariants auraient, ainsi nommées, davantage mis en avant les aptitudes humaines à s’habituer à des nouveaux environnements. Toutefois, cette idée véhicule l’évidence existence de la réalité objective. Il n’est pas question ici de traiter de tels problèmes ontologiques, mais il ne sera pas possible de faire l’économie de la question de la perception de l’environnement : la culture humaine, et notamment la culture occidentale, repose sur l’illusion que la réalité existe objectivement telle qu’elle est perçue. C’est justement cette illusion qui explique le fait que les univers « vicariants » soient pensés comme « virtuels » : un fort clivage persiste entre l’environnement « réel » et ceux qui ne le sont pas. Pourtant, une forme de pratiques artistiques 78numériques permet de brouiller les cartes du château sur lequel repose l’illusion naïve d’objectivité : les dispositifs artistiques nomades ne créent en effet pas une autre réalité au même titre qu’un jeu vidéo classique ou un casque de réalité virtuelle ; ils modifient l’environnement au lieu de s’en abstraire. Une étude de l’immersion à travers ces dispositifs et s’appuyant sur le cadre de la théorie écologique de James J. Gibson et sur le paradigme de la cognition située permet de voir l’immersion comme la constitution de l’illusion de réalité. Il s’agit en quelque sorte d’une tentative de naturalisation de l’immersion. Toutefois, et c’est l’hypothèse principale défendue dans ce texte, la possibilité d’éprouver une expérience esthétique propre à l’immersion proviendrait de la ténacité – sans doute non naturalisable – de la construction culturelle et illusoire que le monde est tel qu’il est perçu.
Les dispositifs artistiques nomades :
une immersion sans cadre
Percevoir l’espace représenté dans une image implique des compétences en cognition spatiale qui sont relativement complexes à étudier. Toutefois, la perception d’une image isolée de tout contexte décrit une situation peu courante : il ne faut pas oublier que le spectateur ne perçoit pas uniquement l’espace représenté dans l’image, il perçoit également la plupart du temps l’espace dans lequel l’image est exposée. En plus, et particulièrement dans le cas des représentations artistiques, l’espace pictural peut s’articuler à l’espace d’exposition : par exemple, le vitrail de la chapelle Contarelli à Saint-Louis des Français de Rome semble être la source de lumière des trois tableaux du Caravage qui s’y trouvent (La Vocation de saint Matthieu de 1600, Saint Matthieu et l’ange de 1602 et Le Martyre de saint Matthieu de 1600). Le spectateur a dans ces situations un rapport particulier à l’espace impliquant à la fois le monde réel et l’image. En plus des difficultés inhérentes à la perception des images, cet objet d’étude pose un problème concernant la relation entre la perception et l’action : les scènes représentées par Le Caravage n’incitent pas à des actions évidentes et font ainsi partie de l’environnement du 79spectateur d’une manière très particulière2. Ces deux difficultés peuvent être évitées en considérant des œuvres d’art contemporaines qui radicalisent l’expérience complexe de l’espace sans avoir recours à une image arrêtée par un cadre physique.
L’expérience artistique se situe généralement dans un cadre précis. L’importance de ce cadre a même donné des tentatives de définitions institutionnelles de l’art : il y a art quand l’objet est implémenté dans un contexte institutionnel artistique. Cette hypothèse a déjà été réfutée par le street art qui sort du cadre usuel de l’exposition. Cette caractéristique est partagée par de nombreux dispositifs artistiques nomades (même s’il existe des œuvres mettant en jeu du nomadisme qui s’inscrivent dans un cadre institutionnel comme You Get Me de Blast Theory3 de 2008 qui se pratique depuis le Royal Opera House de Londres). Toutefois, le street art a une autre particularité : même si des guides proposant des parcours de street art commencent à exister4, le street art est une pratique artistique qui peut s’offrir au passant à ses dépens. Avec le trompe-l’œil, c’est un des rares cas artistiques lors duquel l’individu peut devenir spectateur sans s’y attendre, sans savoir qu’il allait se trouver en situation artistique. Un des enjeux de ces pratiques artistiques est justement qu’elles n’ont pas besoin de cadre pour opérer : elles sont invasives, au sens où elles émergent dans le quotidien. Sur ce point, les dispositifs artistiques nomades diffèrent du street art : ils imposent un cadre qui sépare clairement l’expérience artistique de la vie quotidienne. Ou du moins ils laissent entendre au participant qu’un tel cadre existe alors que nombreuses sont les œuvres qui vont exploiter et fragiliser ce cadre. Ainsi, A Machine To See With proposée par Blast Theory en 2010 demande aux participants d’accepter une clause au premier abord banale : alors que l’expérience se déroule par téléphone dans la ville, les organisateurs déclinent toute responsabilité pour ce qui pourrait arriver. Or, après quelques premières actions déjà éthiquement discutables, il est demandé aux participants de se rendre complice d’un braquage de banque. Comment savoir où est le cadre ? Où s’arrête le jeu et où commence la vraie vie ? Les employés de banques sont-ils ou non de la partie ?
80La mise en tension du cadre délimitant l’œuvre est travaillée par une autre production de Blast Theory ; Karen, réalisée par Blast Theory en 2015, propose une expérience sur la frontière temporelle. Karen est une application téléphonique ayant la forme d’une coach de vie, nommée Karen, qui accompagne le participant ; elle lui pose des questions afin de connaître un peu sa personnalité et le coacher au mieux. Une des spécificités de cette application est que Karen emmagasine sur le participant des informations qu’il ne lui a pas dites, mais qui proviennent de simples déductions en provenance de l’utilisation de son téléphone. Karen fait partie de ces œuvres intrusives qui tendent à dissoudre la frontière entre le vrai monde et un monde fictionnel autant spatialement que temporellement. L’œuvre d’art rappelle au spectateur que le cadre séparant l’œuvre-même de la réalité est une illusion.
L’exemple de Karen est particulier : tous les dispositifs artistiques nomades ne sont pas ainsi en dehors d’une temporalité donnée. La personne qui a participé à A Machine To See With a commencé son expérience à un moment précis puis l’a arrêtée à un autre. Mais cette manière de penser l’expérience est très objectivante ; elle range les expériences dans des boîtes. Or, la frontière entre l’œuvre d’art et la prétendue réalité est semblable à celle séparant l’environnement créé par le dispositif et l’environnement routinier : ce sont des illusions, plus précisément des constructions culturelles. Puisque les dispositifs artistiques nomades permettent des expériences au sein même du monde quotidien, ils peuvent facilement resurgir dans le vrai monde. Il serait par exemple absurde de penser que les temps émotionnellement forts de l’expérience artistique ne vont pas resurgir : il arrivera, à un moment ou un autre, que le participant de A Machine To See With se retrouve dans une banque, peut-être la même banque que dans la partie. Peut-être plus généralement arrivera-t-il qu’il parle aux gens en se demandant s’ils participent ou non à un dispositif de mise en scène. Autrement dit, les dispositions mises en avant par l’immersion dans une telle œuvre d’art n’ont pas uniquement créé un environnement artistique clos, elles ont créé une nouvelle manière d’aborder le monde – et une manière pertinente. Cette manière est donc apte à resurgir n’importe quand5.
81Ces œuvres sont symptomatiques des dispositifs artistiques nomades et véhiculent parallèlement l’idée répandue qu’il existe un monde propre à l’œuvre distinct d’un vrai monde. Elles procurent une illusion de fiction au sein même de la réalité. Par conséquent, nous pouvons formuler une première hypothèse : l’expérience esthétique propre au dispositif artistique nomade se caractérise par la construction subjective d’une frontière entre le vrai monde et le monde de l’expérience artistique quand bien même aucun cadre objectif ne viendrait matérialiser cette séparation. Le terme de « monde » est important dans la mesure où il ne s’agit pas d’une scène hors de portée du spectateur. Les expériences artistiques nomades ne sont en effet pas uniquement contemplatives : le spectateur agit.
Concrètement, outre l’action du spectateur, ces expériences se traduisent par différentes modifications dans les habitudes de l’individu. Si ces pratiques artistiques induisent des modifications qui ne sont pas circonscrites dans un temps précis c’est parce qu’elles modifient en profondeur la manière dont le spectateur perçoit son environnement et les personnes qui s’y trouvent6.
La principale disposition subjective liée à ces idées est la capacité qu’un individu a à être en immersion dans un univers qui lui semble différent de l’environnement routinier. Une approche écologique telle que James J. Gibson en a proposé est particulièrement pertinente pour décrire les dispositifs artistiques nomades7 ; i) parce que l’expérience est en situation de mobilité et ii) parce que l’expérience n’est pas uniquement perceptive, mais est aussi effectivement active.
82Approches écologiques de l’immersion :
une question d’adaptation environnementale
La perception et l’action sont deux compétences fondamentales de la cognition. Ces deux notions sont donc cruciales en philosophie. Toutefois, la distinction entre la perception et l’action n’est pas si claire qu’elle n’y paraît : Bergson déjà notait que l’erreur commune de Descartes et des empiristes a été de penser que la perception servait avant tout à connaître le monde. Selon Bergson, la perception s’est développée dans le but d’agir8. Quelques années plus tard, Gibson a développé une théorie de la perception tournée vers l’action à partir notamment de la notion d’affordance9 : percevoir le monde est percevoir les actions qui sont offertes. Plus précisément, on perçoit des actions possibles, or agir modifie la perception qu’on a de l’environnement, et ainsi de suite : c’est le couplage perception-action10. La perception de l’environnement est ainsi fonction de ce qu’on peut y faire. Or, les affordances ne sont pas objectives et établies une fois pour toutes, elles se construisent. Par conséquent, la perception que l’on a de l’environnement est amenée à changer. Cette adaptation est souvent pensée sur un temps long. C’est sans doute pour cette raison que les démarches écologiques utilisent davantage des notions relatives à l’espèce – comme celle d’environnement-propre11 – que des notions relatives à l’individu. Toutefois, la frontière entre les processus adaptatifs mis en jeu par la théorie écologique de Gibson et les processus mis en jeu dans l’expérience immersive ne sont pas de nature très différente. Il s’agit dans les deux cas d’une adaptation à un environnement. Ainsi, en croisant les concepts d’écologie et de philosophie du sujet, il 83peut émerger un cadre conceptuel apte à comprendre précisément les processus impliqués dans l’aptitude à l’immersion.
Selon la théorie empiriste des associations par contiguïté, ressemblance et cause/effet, la perception de l’environnement émerge d’associations des sensations atomiques12. Puisque l’idée qu’on se fait de l’environnement diffère du monde réel, Husserl proposa par la suite d’appeler Lebenswelt (« monde vécu ») la construction subjective de l’environnement13. Une hypothétique reconfiguration des associations agentivo-perceptives pourrait par conséquent donner lieu à la perception d’un environnement apparemment différent – autrement dit un nouveau Lebenswelt. Par exemple, dans un contexte de neige en montagne, l’environnement d’une personne mal chaussée est très différent de celui d’une personne pourvue de chaussures lui permettant de marcher sur du verglas et de la neige. Dans un contexte similaire empruntant à la phénoménologie, Merleau-Ponty prend l’exemple d’un homme tenant un bâton : une fois habitué aux pressions que le bâton exerce dans la paume de la main, l’homme ne sent plus le bâton, il sent directement les objets que le bâton touche14. Autrement dit, les chaussures de ski et le bâton fonctionnent comme des prothèses perceptives15 et donc des prothèses agentives. Il ne faudrait pas croire que des prothèses physiques soient nécessaires pour modifier les affordances de l’environnement. Il s’agit aussi d’une question attentionnelle : un arbre offre la possibilité de s’y cacher derrière dès que l’on joue à cache-cache ou si l’on a besoin de se cacher. Les affordances peuvent varier suivant la situation ; certaines peuvent devenir plus pertinentes que d’autres. Généralement, la possibilité même de l’immersion est une affordance de l’environnement : la présence d’un écran de cinéma, un stade de basket, un terrain de paint ball ou encore d’un roman offre une possibilité ; celle de vivre une expérience immersive. Il y a dans ces cas des prothèses perceptives et agentives. Les dispositifs artistiques 84nomades impulsent des affordances immersives ouvrant le champ à de nombreuses nouvelles affordances.
L’immersion peut être décrite comme l’état cognitif dans lequel on perçoit un nouveau Lebenswelt à la suite d’une modification des associations agentivo-perceptives ; et ce même si l’on sait – voire surtout si l’on sait – que cette nouvelle manière de percevoir le monde n’est pas la manière routinière, c’est-à-dire qu’elle diffère de l’idée qu’on se fait du monde réel et qu’elle est considérée par l’individu comme une parenthèse au sein de sa construction du réel. Une telle description de l’immersion se distingue clairement des états d’absorption, de ravissement et d’égarement : être immergé ne passe pas par une inhibition de soi comme le veut théoriquement la contemplation. L’immersion ne passe pas non plus par une inhibition de l’action, mais passe par un déplacement du champ des actions possibles. Le différentiel de champ d’action entre les environnements propres construit l’expérience esthétique des dispositifs artistiques nomades.
Bien que les processus cognitifs impliqués dans l’expérience de l’immersion soient les mêmes que ceux impliqués dans la constitution de l’environnement quotidien16, la notion d’immersion est pertinente : elle met en avant les réglages adaptatifs nécessaires pour sortir de la perception routinière considérée comme constante. Il n’est ainsi plus question d’une modification profonde et durable de la constitution de son environnement, mais d’une modification plus partielle qui ne parvient pas à effacer totalement les premières associations. C’est précisément du chevauchement partiel de deux environnements que l’immersion se distingue de la simple constitution de son environnement routinier et qu’elle peut donner lieu à une expérience esthétique.
85Expérience esthétique et ancrage écologique
Deux environnements différents, avec des affordances différentes, peuvent être perçus17 : celui considéré comme réel et celui qui émerge d’une adaptation nouvelle de la perception, d’un shift de la cognition. De nombreuses œuvres d’art exploitent cette adaptabilité cognitive.
Pendant longtemps, l’esthétique s’est principalement intéressée à la perception. Le champ de l’expérience esthétique apparaissait privée de toute référence à l’action. À la suite de ces préconceptions et des premiers travaux sur le couplage perception-action, certains ont même tenté de décrire l’expérience esthétique comme le comportement lors duquel la perception n’était plus couplée à l’action. Certes, le spectateur n’est jamais totalement passif et ne serait-ce que percevoir implique de nombreux actes, mais les actes tournés vers l’action sont rares dans l’expérience esthétique. Cette hypothèse fondée sur un découplage semble alors au premier abord très séduisante. Les dispositifs artistiques nomades réfutent toutefois cette thèse : ils impliquent le spectateur. La contemplation depuis un œil relié à un pur esprit est clairement hors de propos. Ces dispositifs ne sont cependant pas des ovnis du monde de l’art. La différence entre une expérience esthétique sans acte autre que permettant la perception et une expérience esthétique pleine d’actes tournés vers l’action ne doit pas être négligée, mais la description écologique de l’individu rend caduque un découplage total entre perception et action. Autrement dit, il n’y a pas de rupture radicale entre une perception agentive et une perception contemplative. Ce continuum est celui dans lequel on peut chercher des invariants entre une pratique artistique impliquant activement le spectateur et les autres pratiques artistiques plus traditionnelles. Nous voulons ainsi montrer que l’expérience esthétique mobilise toujours le couplage perception-action.
Le lecteur a peut-être été surpris de trouver précédemment l’écran de cinéma parmi les exemples de dispositif immersif impliquant une modification des affordances de l’individu. L’expérience filmique est une expérience immersive dans laquelle aucune action du spectateur est attendue. Pourtant, ce n’est pas parce que le spectateur n’agit pas que les 86affordances ne sont pas pertinentes. Ainsi, être en immersion dans un film signifie par exemple être suffisamment impliqué dans l’histoire et les personnages pour avoir des impulsions agentives : comprendre la détresse de quelqu’un c’est avoir l’impulsion de lui venir en aide. Et le fait que l’action ne soit jamais effective n’implique pas qu’il ne soit pas pertinent de la prendre en compte. Une manière plus évidente de se rendre compte que l’action est à considérer dans ces expériences immersives est que la cohérence diégétique d’un film peut venir de ce que les comportements des personnages à l’écran semblent vraisemblables, c’est-à-dire qu’à leur place, dans l’idée qu’on peut se faire de leur Lebenswelt, on aurait pu agir de la sorte. L’exemple de l’immersion filmique n’est pas un cas isolé, de nombreuses œuvres impulsent des actions qui ne seront pas effectuées mais qui sont envisagées. Un cas paradigmatique est celui de l’œuvre Dandelion Clocks réalisée en 2013 par Léa Barbazanges. Cette sculpture faite de pissenlits n’est absolument pas interactive – et je déconseille vivement aux personnes ne voulant pas s’attirer les foudres de l’artiste de souffler sur ces fleurs. Pourtant, l’envie est présente et le simple fait d’avoir envie de souffler sur cette sculpture vient modifier la réception qu’on en a. Nous voyons donc bien que l’action n’a pas à être effective pour que le couplage perception-action soit opérant.
Le fait que le spectateur a à agir avec certaines œuvres et non avec d’autres est certes une différence, mais c’est une différence secondaire qui découle d’une première. L’action est une possibilité offerte par un environnement. Ainsi, si l’action est possible dans le cas des dispositifs artistiques nomades c’est parce que la situation artistique présentée n’est pas un objet avec une place dans un environnement, mais est un environnement à part entière. Le fait que cet environnement soit considéré comme illusoire par les spectateurs est certes une construction culturelle forte, mais c’est cette construction qui permet le chevauchement partiel des deux environnements. L’expérience esthétique est alors rendue possible par cette illusion culturelle ; elle se caractérise par un détournement non volontaire de l’attention de l’individu : l’individu n’aurait plus son attention tournée vers l’environnement, mais aurait son attention tournée vers lui-même et ses capacités de perception ; il ne serait plus en train de percevoir l’environnement, il serait en train de prendre conscience de la manière dont ses processus cognitifs construisent sa perception de l’environnement. Comme l’écrit Merleau-Ponty en prenant l’exemple 87de la perception de la table sur laquelle il écrit, ces deux attentions ne peuvent pas être simultanées :
Je perçois cette table sur laquelle j’écris. Cela signifie, entre autres choses, que mon acte de perception m’occupe, et m’occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m’apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois18.
Le jugement réfléchissant qui caractérise l’expérience esthétique de l’immersion ne pourrait pas se passer de l’environnement. Il découle en effet d’une situation dans laquelle deux mondes semblent entourer le même individu. Il reste à comprendre d’où provient la capacité qu’ont les individus à distinguer leur monde vécu de l’environnement, à se détacher de leur perception pour être attentif à leurs moyens de perception, autrement dit à eux-mêmes percevant ? Cette aptitude semble de prime abord s’opposer au paradigme de la cognition située selon lequel tous nos processus mentaux sont issus de l’environnement. En effet, même si l’on accepte, contre ce que laisse entendre Margaret Wilson19, que la cognition située ne s’oppose pas à la possibilité d’une cognition offline20, il faut bien reconnaître que le jugement réfléchissant tel que défini précédemment semble à tel point en retrait de toute cognition online que son ancrage originel dans l’environnement est discutable. Toutefois, l’expérience esthétique immersive semble être une cognition à propos de la notion même d’environnement : elle n’est pas indépendante d’un environnement en général, mais elle s’abstrait d’un environnement en particulier. Elle est un cas particulier de cognition online : elle n’aurait pas pu exister sans l’environnement, mais elle s’abstrait de l’environnement concret. À la question posée par Margaret Wilson de savoir comment le passage de la cognition online à la cognition offline se 88fait21, l’expérience esthétique de l’immersion apporte une réponse en rendant possible une cognition offline. Et donc en apportant une piste de réponse à la question connexe « comment sommes-nous passés de là à ici22 ? » posée par Wilson. La conscience de soi indépendamment de l’environnement viendrait des situations environnementales duales : au « je pense donc je suis » cartésien, une cognition située pourrait répondre « je m’adapte à l’environnement donc j’ai conscience d’être – au moins illusoirement – indépendant de l’environnement ».
Conclusion
L’art contemporain compte de nombreux sous-ensembles récents : les performances, le street art, les installations, etc. Parfois, le genre se définit par le médium, parfois par le recours à une technologie précise, parfois par l’endroit dans lequel a lieu l’art. Les dispositifs artistiques nomades forment un de ces sous-ensembles. Bien sûr, on pense facilement à des applications mobiles, à des créations en réalité alternées, on pense aux nouvelles technologies, aux coordonnées GPS, mais ces caractéristiques sont fondées sur la pratique artistique. L’étiquette « dispositifs artistiques nomades » caractérise l’expérience du spectateur. Il ressort que le spectateur est invité à agir au sein d’une œuvre qui se déploie comme si elle était un environnement à part entière et non uniquement comme un objet peuplant l’environnement. Les expériences proposées par les dispositifs artistiques nomades sont en ce sens immersives d’une manière particulièrement routinière. Les compétences qu’un individu déploie pour s’immerger sont semblables à celles lui permettant de s’approprier son environnement : il s’agit d’adaptations qui se construisent peu à peu à force d’expérimentation. Par conséquent, les œuvres immersives permettent particulièrement la résurgence.
89Implication du couplage perception-action avec des actions effectives, œuvres semblables à un environnement et possibilité de la résurgence sont trois faces de l’expérience immersive permise par les dispositifs artistiques nomades. Or, de très nombreuses autres œuvres d’art peuvent être décrites en ces termes. Nous ne voulons toutefois pas conclure négativement par l’impossibilité de caractériser les dispositifs artistiques nomades. Au contraire, il se dégage de cette étude deux points importants sur l’art contemporain et l’expérience esthétique. D’une part, malgré les apparences, il y a une certaine homogénéité au sein de l’art contemporain. En effet, les mêmes processus cognitifs se retrouvent mobilisés dans l’expérience esthétique d’œuvres apparemment très différentes. D’autre part, cette homogénéité ne doit pas empêcher d’y voir des tendances : concernant l’exemple du couplage perception-action, certaines œuvres vont davantage exploiter ce que le spectateur pourrait faire avec l’œuvre, d’autres vont au contraire exploiter les actions nécessaires pour créer l’œuvre. Les dispositifs artistiques nomades convoquent plus régulièrement le premier cas. D’autres œuvres vont davantage inviter le spectateur à se convoquer mentalement l’acte poïétique ou praxique.
Ces quelques symptômes de l’expérience esthétique semble être une bonne manière d’étudier les comportements spectatoriels. Aussi, l’art contemporain a tendance à radicaliser ces symptômes. Leur étude est facilitée. Ainsi, les dispositifs artistiques nomades permettent de comprendre en quoi le couplage perception-action et la séquelle de la résurgence par l’immersion construisent l’expérience esthétique en général. En ce sens, toute étude spécifique d’un type d’œuvres d’art peut être envisagée comme s’il s’agissait de la recherche d’un modèle apte à rendre compte de l’art en général.
Bruno Trentini
MCF en théories
des arts plastiques / esthétique
Université de Lorraine
EA Écritures
1 Couchot E., Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, Jacqueline Chambon, 2007, p. 224.
2 Précisons que nous ne pensons pas que l’image est perçue en dehors de tout couplage perception-action ; nous pensons que la perception de l’image, et de certaines œuvres d’art, implique ce couplage, mais l’inhibe à un certain niveau.
3 Je remercie Bernard Guelton de m’avoir fait découvrir Blast Theory.
4 Par exemple, les visites de street art de Bristol proposent de découvrir Banksy ; il y a d’autres visites organisées à New-York, Londres, Buenos Aires, etc.
5 On pourrait penser qu’il s’agit là d’une particularité des dispositifs artistiques nomades, mais presque toutes les expériences artistiques laissent des répercussions sur le spectateur. L’expérience esthétique n’est jamais circonscrite à l’événement de perception de l’œuvre d’art. Comme le disait Oscar Wilde puis Bergson, on ne regarde plus le brouillard londonien de la même manière après avoir vu des peintures de Turner. Toutefois, ce qui est sans doute vrai c’est que la modification de l’expérience routinière est davantage constitutive de l’œuvre d’art dans le cas des dispositifs artistiques nomades que dans le cas des peintures de Turner : s’il est vrai que toutes les expériences artistiques permettent des séquelles esthétiques, certaines tirent plus que d’autres leur intérêt artistique de cette compétence.
6 Cet article ne traite pas des modifications amenant à considérer autrui différemment. Ce champ de recherche mobilisant l’empathie et l’altérité devient toutefois une discussion importante en esthétique. Voir par exemple Di Dio C., Gallese V., « Neuroaesthetics : a review », Current opinion in neurobiology, 19, 2009, p. 682–687 et Freedberg D, Gallese V., « Motion, emotion and empathy in esthetic experience », Trends Cognit Sci, 11:197203, 2007.
7 Gibson J. J, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin, 1986.
8 Bergson H., Matière et Mémoire, Paris, PUF, 2004, p. 24.
9 Gibson J. J., « The theory of affordance », Percieving, Acting, and Knowing, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, NJ, 1977, p. 67-82.
10 Le couplage perception-action vient des travaux psychologiques de James. Voir : James W., Principles of psychology. Chapter 18 : Imagination. À la suite de ces travaux, cette idée a été développée par de nombreux théoriciens comme Bergson et Gibson dont nous parlons ici. Pour une position contemporaine s’opposant sur certains points à celle de Gibson, voir : Varela F. J., Thompson E., Rosch E, The Embodied Mind, MIT Press, 1993, p. 204.
11 Cette expression traduit le terme allemand Umwelt proposé par Von Uexküll. Voir : Von Uexküll J., Mondes animaux et Monde humain, suivi de Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965.
12 Locke J., Essai philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Vrin, 1972 et Hume D., Enquêtes sur l’entendement humain, Paris, GF Flammarion, 1993.
13 Husserl E., La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, Pari, Tel-Gallimard, 1989.
14 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Tel-Gallimard, 1945, p. 177-178.
15 Nous utilisons la notion de prothèses perceptives à la suite de la notion de prothèse visuelle suggérée par Dominic Lopes pour décrire une image. Voir : Lopes D., Understanding Pictures, Clarendon Press, Oxford, 1996.
16 Trentini B., « Immersions réelles et virtuelles : des expériences esthétiques modifiant perception et corps propre », Figures de l’art no 26, arts immersifs – dispositifs & expériences, PUPPA, 2014, p. 153-164.
17 Selon nous, leurs perceptions ne sauraient toutefois être simultanées.
18 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 275.
19 Wilson M., « Six views of embodied cognition », Psychonomic Bulletin&Review, 9 (4), 2002, p. 625-636.
20 L’enjeu du paradigme de la cognition située n’est pas de dire que tous les processus mentaux possibles sont nécessairement ancrés dans l’environnement qui entoure l’individu : le simple cas de l’imagination réfuterait alors une hypothèse si forte. Au contraire, « la cognition située n’implique pas que quelque chose est concret et particulier ou qu’il n’est pas généralisable ou n’est pas imaginé » (Lave, J., « Situated learning in communities of practice », Resnick L. B., Levine J. N., & Teasley S. D., Perspectives on socially shared cognition, Washington, DC : American Psychological Association, 1991, p. 63-82.)
21 Wilson M., « Six views of embodied cognition », art. cité, p. 625 et Wilson M. (2008), « How did we get from there to here ? », Calvo P. & Gomila T., Handbook of Cognitive Science : An Embodied Approach, Elsevier, 2008, p. 375-393, p. 380.
22 Wilson M., « How did we get from there to here ? », art. cité La question porte sur le fait que l’être humain parvienne à avoir une cognition détachée de l’environnement (offline) alors que la source de leur cognition est online. Cette aptitude semble être ce qui a permis à l’humain d’arriver où il est.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09288-9
- EAN : 9782406092889
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0077
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Immersion, art, cadre, écologie, perspective