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Classiques Garnier

L’immersion des dispositifs artistiques nomades vue par la philosophie de la perception-action

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Auteur : Trentini (Bruno)
  • Résumé : L’article interroge la possibilité d’une immersion à travers l’utilisation de dispositifs artistiques nomades, à l’aune d’une réalité « objective ». Autrement dit, la constitution d’une illusion suppose du spectateur qu’il maintienne deux niveaux de réalité permettant de situer l’œuvre dans un monde différentiel. L’immersion artistique mobilise des réglages adaptatifs. Elle accroît la capacité d’agir des spectateurs. Elle n’en suppose pas moins une sortie, un switch.
  • Pages : 77 à 89
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092889
  • ISBN : 978-2-406-09288-9
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0077
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Immersion, art, cadre, écologie, perspective
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LIMMERSION DES DISPOSITIFS ARTISTIQUES NOMADES VUE PAR LA PHILOSOPHIE
DE LA PERCEPTION-ACTION

Les descriptions théoriques des processus mis en jeu dans limmersion mobilisent tellement de cadres épistémiques que le concept semble parfois flottant et mal défini. Le fort lien souvent tissé entre limmersion et la fiction rapproche limmersion de facultés humaines liées à limagination et donc à la déconnexion de lenvironnement réel. Cet article souhaite mettre en avant le fait que limmersion est au contraire un processus très ancré dans le réel. Pour atteindre cet objectif, les études numériques sont précieuses. Le numérique a en effet permis lémergence détudes sur les environnements parallèles, autrement dit les environnements qui se substituent au réel. La notion de virtuel masque toutefois ce sens. Cest justement pour ces raisons quEdmond Couchot aurait préféré quon emploie le terme « vicariant1 » à la place du terme « virtuel ». « Vicariant » met particulièrement laccent sur la notion de substitut, sur le fait que les univers virtuels sont avant tout des univers qui « remplacent » lunivers réel. Les univers vicariants auraient, ainsi nommées, davantage mis en avant les aptitudes humaines à shabituer à des nouveaux environnements. Toutefois, cette idée véhicule lévidence existence de la réalité objective. Il nest pas question ici de traiter de tels problèmes ontologiques, mais il ne sera pas possible de faire léconomie de la question de la perception de lenvironnement : la culture humaine, et notamment la culture occidentale, repose sur lillusion que la réalité existe objectivement telle quelle est perçue. Cest justement cette illusion qui explique le fait que les univers « vicariants » soient pensés comme « virtuels » : un fort clivage persiste entre lenvironnement « réel » et ceux qui ne le sont pas. Pourtant, une forme de pratiques artistiques 78numériques permet de brouiller les cartes du château sur lequel repose lillusion naïve dobjectivité : les dispositifs artistiques nomades ne créent en effet pas une autre réalité au même titre quun jeu vidéo classique ou un casque de réalité virtuelle ; ils modifient lenvironnement au lieu de sen abstraire. Une étude de limmersion à travers ces dispositifs et sappuyant sur le cadre de la théorie écologique de James J. Gibson et sur le paradigme de la cognition située permet de voir limmersion comme la constitution de lillusion de réalité. Il sagit en quelque sorte dune tentative de naturalisation de limmersion. Toutefois, et cest lhypothèse principale défendue dans ce texte, la possibilité déprouver une expérience esthétique propre à limmersion proviendrait de la ténacité – sans doute non naturalisable – de la construction culturelle et illusoire que le monde est tel quil est perçu.

Les dispositifs artistiques nomades :
une immersion sans cadre

Percevoir lespace représenté dans une image implique des compétences en cognition spatiale qui sont relativement complexes à étudier. Toutefois, la perception dune image isolée de tout contexte décrit une situation peu courante : il ne faut pas oublier que le spectateur ne perçoit pas uniquement lespace représenté dans limage, il perçoit également la plupart du temps lespace dans lequel limage est exposée. En plus, et particulièrement dans le cas des représentations artistiques, lespace pictural peut sarticuler à lespace dexposition : par exemple, le vitrail de la chapelle Contarelli à Saint-Louis des Français de Rome semble être la source de lumière des trois tableaux du Caravage qui sy trouvent (La Vocation de saint Matthieu de 1600, Saint Matthieu et lange de 1602 et Le Martyre de saint Matthieu de 1600). Le spectateur a dans ces situations un rapport particulier à lespace impliquant à la fois le monde réel et limage. En plus des difficultés inhérentes à la perception des images, cet objet détude pose un problème concernant la relation entre la perception et laction : les scènes représentées par Le Caravage nincitent pas à des actions évidentes et font ainsi partie de lenvironnement du 79spectateur dune manière très particulière2. Ces deux difficultés peuvent être évitées en considérant des œuvres dart contemporaines qui radicalisent lexpérience complexe de lespace sans avoir recours à une image arrêtée par un cadre physique.

Lexpérience artistique se situe généralement dans un cadre précis. Limportance de ce cadre a même donné des tentatives de définitions institutionnelles de lart : il y a art quand lobjet est implémenté dans un contexte institutionnel artistique. Cette hypothèse a déjà été réfutée par le street art qui sort du cadre usuel de lexposition. Cette caractéristique est partagée par de nombreux dispositifs artistiques nomades (même sil existe des œuvres mettant en jeu du nomadisme qui sinscrivent dans un cadre institutionnel comme You Get Me de Blast Theory3 de 2008 qui se pratique depuis le Royal Opera House de Londres). Toutefois, le street art a une autre particularité : même si des guides proposant des parcours de street art commencent à exister4, le street art est une pratique artistique qui peut soffrir au passant à ses dépens. Avec le trompe-lœil, cest un des rares cas artistiques lors duquel lindividu peut devenir spectateur sans sy attendre, sans savoir quil allait se trouver en situation artistique. Un des enjeux de ces pratiques artistiques est justement quelles nont pas besoin de cadre pour opérer : elles sont invasives, au sens où elles émergent dans le quotidien. Sur ce point, les dispositifs artistiques nomades diffèrent du street art : ils imposent un cadre qui sépare clairement lexpérience artistique de la vie quotidienne. Ou du moins ils laissent entendre au participant quun tel cadre existe alors que nombreuses sont les œuvres qui vont exploiter et fragiliser ce cadre. Ainsi, A Machine To See With proposée par Blast Theory en 2010 demande aux participants daccepter une clause au premier abord banale : alors que lexpérience se déroule par téléphone dans la ville, les organisateurs déclinent toute responsabilité pour ce qui pourrait arriver. Or, après quelques premières actions déjà éthiquement discutables, il est demandé aux participants de se rendre complice dun braquage de banque. Comment savoir où est le cadre ? Où sarrête le jeu et où commence la vraie vie ? Les employés de banques sont-ils ou non de la partie ?

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La mise en tension du cadre délimitant lœuvre est travaillée par une autre production de Blast Theory ; Karen, réalisée par Blast Theory en 2015, propose une expérience sur la frontière temporelle. Karen est une application téléphonique ayant la forme dune coach de vie, nommée Karen, qui accompagne le participant ; elle lui pose des questions afin de connaître un peu sa personnalité et le coacher au mieux. Une des spécificités de cette application est que Karen emmagasine sur le participant des informations quil ne lui a pas dites, mais qui proviennent de simples déductions en provenance de lutilisation de son téléphone. Karen fait partie de ces œuvres intrusives qui tendent à dissoudre la frontière entre le vrai monde et un monde fictionnel autant spatialement que temporellement. Lœuvre dart rappelle au spectateur que le cadre séparant lœuvre-même de la réalité est une illusion.

Lexemple de Karen est particulier : tous les dispositifs artistiques nomades ne sont pas ainsi en dehors dune temporalité donnée. La personne qui a participé à A Machine To See With a commencé son expérience à un moment précis puis la arrêtée à un autre. Mais cette manière de penser lexpérience est très objectivante ; elle range les expériences dans des boîtes. Or, la frontière entre lœuvre dart et la prétendue réalité est semblable à celle séparant lenvironnement créé par le dispositif et lenvironnement routinier : ce sont des illusions, plus précisément des constructions culturelles. Puisque les dispositifs artistiques nomades permettent des expériences au sein même du monde quotidien, ils peuvent facilement resurgir dans le vrai monde. Il serait par exemple absurde de penser que les temps émotionnellement forts de lexpérience artistique ne vont pas resurgir : il arrivera, à un moment ou un autre, que le participant de A Machine To See With se retrouve dans une banque, peut-être la même banque que dans la partie. Peut-être plus généralement arrivera-t-il quil parle aux gens en se demandant sils participent ou non à un dispositif de mise en scène. Autrement dit, les dispositions mises en avant par limmersion dans une telle œuvre dart nont pas uniquement créé un environnement artistique clos, elles ont créé une nouvelle manière daborder le monde – et une manière pertinente. Cette manière est donc apte à resurgir nimporte quand5.

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Ces œuvres sont symptomatiques des dispositifs artistiques nomades et véhiculent parallèlement lidée répandue quil existe un monde propre à lœuvre distinct dun vrai monde. Elles procurent une illusion de fiction au sein même de la réalité. Par conséquent, nous pouvons formuler une première hypothèse : lexpérience esthétique propre au dispositif artistique nomade se caractérise par la construction subjective dune frontière entre le vrai monde et le monde de lexpérience artistique quand bien même aucun cadre objectif ne viendrait matérialiser cette séparation. Le terme de « monde » est important dans la mesure où il ne sagit pas dune scène hors de portée du spectateur. Les expériences artistiques nomades ne sont en effet pas uniquement contemplatives : le spectateur agit.

Concrètement, outre laction du spectateur, ces expériences se traduisent par différentes modifications dans les habitudes de lindividu. Si ces pratiques artistiques induisent des modifications qui ne sont pas circonscrites dans un temps précis cest parce quelles modifient en profondeur la manière dont le spectateur perçoit son environnement et les personnes qui sy trouvent6.

La principale disposition subjective liée à ces idées est la capacité quun individu a à être en immersion dans un univers qui lui semble différent de lenvironnement routinier. Une approche écologique telle que James J. Gibson en a proposé est particulièrement pertinente pour décrire les dispositifs artistiques nomades7 ; i) parce que lexpérience est en situation de mobilité et ii) parce que lexpérience nest pas uniquement perceptive, mais est aussi effectivement active.

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Approches écologiques de limmersion :
une question dadaptation environnementale

La perception et laction sont deux compétences fondamentales de la cognition. Ces deux notions sont donc cruciales en philosophie. Toutefois, la distinction entre la perception et laction nest pas si claire quelle ny paraît : Bergson déjà notait que lerreur commune de Descartes et des empiristes a été de penser que la perception servait avant tout à connaître le monde. Selon Bergson, la perception sest développée dans le but dagir8. Quelques années plus tard, Gibson a développé une théorie de la perception tournée vers laction à partir notamment de la notion daffordance9 : percevoir le monde est percevoir les actions qui sont offertes. Plus précisément, on perçoit des actions possibles, or agir modifie la perception quon a de lenvironnement, et ainsi de suite : cest le couplage perception-action10. La perception de lenvironnement est ainsi fonction de ce quon peut y faire. Or, les affordances ne sont pas objectives et établies une fois pour toutes, elles se construisent. Par conséquent, la perception que lon a de lenvironnement est amenée à changer. Cette adaptation est souvent pensée sur un temps long. Cest sans doute pour cette raison que les démarches écologiques utilisent davantage des notions relatives à lespèce – comme celle denvironnement-propre11 – que des notions relatives à lindividu. Toutefois, la frontière entre les processus adaptatifs mis en jeu par la théorie écologique de Gibson et les processus mis en jeu dans lexpérience immersive ne sont pas de nature très différente. Il sagit dans les deux cas dune adaptation à un environnement. Ainsi, en croisant les concepts décologie et de philosophie du sujet, il 83peut émerger un cadre conceptuel apte à comprendre précisément les processus impliqués dans laptitude à limmersion.

Selon la théorie empiriste des associations par contiguïté, ressemblance et cause/effet, la perception de lenvironnement émerge dassociations des sensations atomiques12. Puisque lidée quon se fait de lenvironnement diffère du monde réel, Husserl proposa par la suite dappeler Lebenswelt (« monde vécu ») la construction subjective de lenvironnement13. Une hypothétique reconfiguration des associations agentivo-perceptives pourrait par conséquent donner lieu à la perception dun environnement apparemment différent – autrement dit un nouveau Lebenswelt. Par exemple, dans un contexte de neige en montagne, lenvironnement dune personne mal chaussée est très différent de celui dune personne pourvue de chaussures lui permettant de marcher sur du verglas et de la neige. Dans un contexte similaire empruntant à la phénoménologie, Merleau-Ponty prend lexemple dun homme tenant un bâton : une fois habitué aux pressions que le bâton exerce dans la paume de la main, lhomme ne sent plus le bâton, il sent directement les objets que le bâton touche14. Autrement dit, les chaussures de ski et le bâton fonctionnent comme des prothèses perceptives15 et donc des prothèses agentives. Il ne faudrait pas croire que des prothèses physiques soient nécessaires pour modifier les affordances de lenvironnement. Il sagit aussi dune question attentionnelle : un arbre offre la possibilité de sy cacher derrière dès que lon joue à cache-cache ou si lon a besoin de se cacher. Les affordances peuvent varier suivant la situation ; certaines peuvent devenir plus pertinentes que dautres. Généralement, la possibilité même de limmersion est une affordance de lenvironnement : la présence dun écran de cinéma, un stade de basket, un terrain de paint ball ou encore dun roman offre une possibilité ; celle de vivre une expérience immersive. Il y a dans ces cas des prothèses perceptives et agentives. Les dispositifs artistiques 84nomades impulsent des affordances immersives ouvrant le champ à de nombreuses nouvelles affordances.

Limmersion peut être décrite comme létat cognitif dans lequel on perçoit un nouveau Lebenswelt à la suite dune modification des associations agentivo-perceptives ; et ce même si lon sait – voire surtout si lon sait – que cette nouvelle manière de percevoir le monde nest pas la manière routinière, cest-à-dire quelle diffère de lidée quon se fait du monde réel et quelle est considérée par lindividu comme une parenthèse au sein de sa construction du réel. Une telle description de limmersion se distingue clairement des états dabsorption, de ravissement et dégarement : être immergé ne passe pas par une inhibition de soi comme le veut théoriquement la contemplation. Limmersion ne passe pas non plus par une inhibition de laction, mais passe par un déplacement du champ des actions possibles. Le différentiel de champ daction entre les environnements propres construit lexpérience esthétique des dispositifs artistiques nomades.

Bien que les processus cognitifs impliqués dans lexpérience de limmersion soient les mêmes que ceux impliqués dans la constitution de lenvironnement quotidien16, la notion dimmersion est pertinente : elle met en avant les réglages adaptatifs nécessaires pour sortir de la perception routinière considérée comme constante. Il nest ainsi plus question dune modification profonde et durable de la constitution de son environnement, mais dune modification plus partielle qui ne parvient pas à effacer totalement les premières associations. Cest précisément du chevauchement partiel de deux environnements que limmersion se distingue de la simple constitution de son environnement routinier et quelle peut donner lieu à une expérience esthétique.

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Expérience esthétique et ancrage écologique

Deux environnements différents, avec des affordances différentes, peuvent être perçus17 : celui considéré comme réel et celui qui émerge dune adaptation nouvelle de la perception, dun shift de la cognition. De nombreuses œuvres dart exploitent cette adaptabilité cognitive.

Pendant longtemps, lesthétique sest principalement intéressée à la perception. Le champ de lexpérience esthétique apparaissait privée de toute référence à laction. À la suite de ces préconceptions et des premiers travaux sur le couplage perception-action, certains ont même tenté de décrire lexpérience esthétique comme le comportement lors duquel la perception nétait plus couplée à laction. Certes, le spectateur nest jamais totalement passif et ne serait-ce que percevoir implique de nombreux actes, mais les actes tournés vers laction sont rares dans lexpérience esthétique. Cette hypothèse fondée sur un découplage semble alors au premier abord très séduisante. Les dispositifs artistiques nomades réfutent toutefois cette thèse : ils impliquent le spectateur. La contemplation depuis un œil relié à un pur esprit est clairement hors de propos. Ces dispositifs ne sont cependant pas des ovnis du monde de lart. La différence entre une expérience esthétique sans acte autre que permettant la perception et une expérience esthétique pleine dactes tournés vers laction ne doit pas être négligée, mais la description écologique de lindividu rend caduque un découplage total entre perception et action. Autrement dit, il ny a pas de rupture radicale entre une perception agentive et une perception contemplative. Ce continuum est celui dans lequel on peut chercher des invariants entre une pratique artistique impliquant activement le spectateur et les autres pratiques artistiques plus traditionnelles. Nous voulons ainsi montrer que lexpérience esthétique mobilise toujours le couplage perception-action.

Le lecteur a peut-être été surpris de trouver précédemment lécran de cinéma parmi les exemples de dispositif immersif impliquant une modification des affordances de lindividu. Lexpérience filmique est une expérience immersive dans laquelle aucune action du spectateur est attendue. Pourtant, ce nest pas parce que le spectateur nagit pas que les 86affordances ne sont pas pertinentes. Ainsi, être en immersion dans un film signifie par exemple être suffisamment impliqué dans lhistoire et les personnages pour avoir des impulsions agentives : comprendre la détresse de quelquun cest avoir limpulsion de lui venir en aide. Et le fait que laction ne soit jamais effective nimplique pas quil ne soit pas pertinent de la prendre en compte. Une manière plus évidente de se rendre compte que laction est à considérer dans ces expériences immersives est que la cohérence diégétique dun film peut venir de ce que les comportements des personnages à lécran semblent vraisemblables, cest-à-dire quà leur place, dans lidée quon peut se faire de leur Lebenswelt, on aurait pu agir de la sorte. Lexemple de limmersion filmique nest pas un cas isolé, de nombreuses œuvres impulsent des actions qui ne seront pas effectuées mais qui sont envisagées. Un cas paradigmatique est celui de lœuvre Dandelion Clocks réalisée en 2013 par Léa Barbazanges. Cette sculpture faite de pissenlits nest absolument pas interactive – et je déconseille vivement aux personnes ne voulant pas sattirer les foudres de lartiste de souffler sur ces fleurs. Pourtant, lenvie est présente et le simple fait davoir envie de souffler sur cette sculpture vient modifier la réception quon en a. Nous voyons donc bien que laction na pas à être effective pour que le couplage perception-action soit opérant.

Le fait que le spectateur a à agir avec certaines œuvres et non avec dautres est certes une différence, mais cest une différence secondaire qui découle dune première. Laction est une possibilité offerte par un environnement. Ainsi, si laction est possible dans le cas des dispositifs artistiques nomades cest parce que la situation artistique présentée nest pas un objet avec une place dans un environnement, mais est un environnement à part entière. Le fait que cet environnement soit considéré comme illusoire par les spectateurs est certes une construction culturelle forte, mais cest cette construction qui permet le chevauchement partiel des deux environnements. Lexpérience esthétique est alors rendue possible par cette illusion culturelle ; elle se caractérise par un détournement non volontaire de lattention de lindividu : lindividu naurait plus son attention tournée vers lenvironnement, mais aurait son attention tournée vers lui-même et ses capacités de perception ; il ne serait plus en train de percevoir lenvironnement, il serait en train de prendre conscience de la manière dont ses processus cognitifs construisent sa perception de lenvironnement. Comme lécrit Merleau-Ponty en prenant lexemple 87de la perception de la table sur laquelle il écrit, ces deux attentions ne peuvent pas être simultanées :

Je perçois cette table sur laquelle jécris. Cela signifie, entre autres choses, que mon acte de perception moccupe, et moccupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, mapercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois18.

Le jugement réfléchissant qui caractérise lexpérience esthétique de limmersion ne pourrait pas se passer de lenvironnement. Il découle en effet dune situation dans laquelle deux mondes semblent entourer le même individu. Il reste à comprendre doù provient la capacité quont les individus à distinguer leur monde vécu de lenvironnement, à se détacher de leur perception pour être attentif à leurs moyens de perception, autrement dit à eux-mêmes percevant ? Cette aptitude semble de prime abord sopposer au paradigme de la cognition située selon lequel tous nos processus mentaux sont issus de lenvironnement. En effet, même si lon accepte, contre ce que laisse entendre Margaret Wilson19, que la cognition située ne soppose pas à la possibilité dune cognition offline20, il faut bien reconnaître que le jugement réfléchissant tel que défini précédemment semble à tel point en retrait de toute cognition online que son ancrage originel dans lenvironnement est discutable. Toutefois, lexpérience esthétique immersive semble être une cognition à propos de la notion même denvironnement : elle nest pas indépendante dun environnement en général, mais elle sabstrait dun environnement en particulier. Elle est un cas particulier de cognition online : elle naurait pas pu exister sans lenvironnement, mais elle sabstrait de lenvironnement concret. À la question posée par Margaret Wilson de savoir comment le passage de la cognition online à la cognition offline se 88fait21, lexpérience esthétique de limmersion apporte une réponse en rendant possible une cognition offline. Et donc en apportant une piste de réponse à la question connexe « comment sommes-nous passés de là à ici22 ? » posée par Wilson. La conscience de soi indépendamment de lenvironnement viendrait des situations environnementales duales : au « je pense donc je suis » cartésien, une cognition située pourrait répondre « je madapte à lenvironnement donc jai conscience dêtre – au moins illusoirement – indépendant de lenvironnement ».

Conclusion

Lart contemporain compte de nombreux sous-ensembles récents : les performances, le street art, les installations, etc. Parfois, le genre se définit par le médium, parfois par le recours à une technologie précise, parfois par lendroit dans lequel a lieu lart. Les dispositifs artistiques nomades forment un de ces sous-ensembles. Bien sûr, on pense facilement à des applications mobiles, à des créations en réalité alternées, on pense aux nouvelles technologies, aux coordonnées GPS, mais ces caractéristiques sont fondées sur la pratique artistique. Létiquette « dispositifs artistiques nomades » caractérise lexpérience du spectateur. Il ressort que le spectateur est invité à agir au sein dune œuvre qui se déploie comme si elle était un environnement à part entière et non uniquement comme un objet peuplant lenvironnement. Les expériences proposées par les dispositifs artistiques nomades sont en ce sens immersives dune manière particulièrement routinière. Les compétences quun individu déploie pour simmerger sont semblables à celles lui permettant de sapproprier son environnement : il sagit dadaptations qui se construisent peu à peu à force dexpérimentation. Par conséquent, les œuvres immersives permettent particulièrement la résurgence.

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Implication du couplage perception-action avec des actions effectives, œuvres semblables à un environnement et possibilité de la résurgence sont trois faces de lexpérience immersive permise par les dispositifs artistiques nomades. Or, de très nombreuses autres œuvres dart peuvent être décrites en ces termes. Nous ne voulons toutefois pas conclure négativement par limpossibilité de caractériser les dispositifs artistiques nomades. Au contraire, il se dégage de cette étude deux points importants sur lart contemporain et lexpérience esthétique. Dune part, malgré les apparences, il y a une certaine homogénéité au sein de lart contemporain. En effet, les mêmes processus cognitifs se retrouvent mobilisés dans lexpérience esthétique dœuvres apparemment très différentes. Dautre part, cette homogénéité ne doit pas empêcher dy voir des tendances : concernant lexemple du couplage perception-action, certaines œuvres vont davantage exploiter ce que le spectateur pourrait faire avec lœuvre, dautres vont au contraire exploiter les actions nécessaires pour créer lœuvre. Les dispositifs artistiques nomades convoquent plus régulièrement le premier cas. Dautres œuvres vont davantage inviter le spectateur à se convoquer mentalement lacte poïétique ou praxique.

Ces quelques symptômes de lexpérience esthétique semble être une bonne manière détudier les comportements spectatoriels. Aussi, lart contemporain a tendance à radicaliser ces symptômes. Leur étude est facilitée. Ainsi, les dispositifs artistiques nomades permettent de comprendre en quoi le couplage perception-action et la séquelle de la résurgence par limmersion construisent lexpérience esthétique en général. En ce sens, toute étude spécifique dun type dœuvres dart peut être envisagée comme sil sagissait de la recherche dun modèle apte à rendre compte de lart en général.

Bruno Trentini

MCF en théories
des arts plastiques / esthétique

Université de Lorraine

EA Écritures

1 Couchot E., Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, Jacqueline Chambon, 2007, p. 224.

2 Précisons que nous ne pensons pas que limage est perçue en dehors de tout couplage perception-action ; nous pensons que la perception de limage, et de certaines œuvres dart, implique ce couplage, mais linhibe à un certain niveau.

3 Je remercie Bernard Guelton de mavoir fait découvrir Blast Theory.

4 Par exemple, les visites de street art de Bristol proposent de découvrir Banksy ; il y a dautres visites organisées à New-York, Londres, Buenos Aires, etc.

5 On pourrait penser quil sagit là dune particularité des dispositifs artistiques nomades, mais presque toutes les expériences artistiques laissent des répercussions sur le spectateur. Lexpérience esthétique nest jamais circonscrite à lévénement de perception de lœuvre dart. Comme le disait Oscar Wilde puis Bergson, on ne regarde plus le brouillard londonien de la même manière après avoir vu des peintures de Turner. Toutefois, ce qui est sans doute vrai cest que la modification de lexpérience routinière est davantage constitutive de lœuvre dart dans le cas des dispositifs artistiques nomades que dans le cas des peintures de Turner : sil est vrai que toutes les expériences artistiques permettent des séquelles esthétiques, certaines tirent plus que dautres leur intérêt artistique de cette compétence.

6 Cet article ne traite pas des modifications amenant à considérer autrui différemment. Ce champ de recherche mobilisant lempathie et laltérité devient toutefois une discussion importante en esthétique. Voir par exemple Di Dio C., Gallese V., « Neuroaesthetics : a review », Current opinion in neurobiology, 19, 2009, p. 682–687 et Freedberg D, Gallese V., « Motion, emotion and empathy in esthetic experience », Trends Cognit Sci, 11:197203, 2007.

7 Gibson J. J, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin, 1986.

8 Bergson H., Matière et Mémoire, Paris, PUF, 2004, p. 24.

9 Gibson J. J., « The theory of affordance », Percieving, Acting, and Knowing, Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, NJ, 1977, p. 67-82.

10 Le couplage perception-action vient des travaux psychologiques de James. Voir : James W., Principles of psychology. Chapter 18 : Imagination. À la suite de ces travaux, cette idée a été développée par de nombreux théoriciens comme Bergson et Gibson dont nous parlons ici. Pour une position contemporaine sopposant sur certains points à celle de Gibson, voir : Varela F. J., Thompson E., Rosch E, The Embodied Mind, MIT Press, 1993, p. 204.

11 Cette expression traduit le terme allemand Umwelt proposé par Von Uexküll. Voir : Von Uexküll J., Mondes animaux et Monde humain, suivi de Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965.

12 Locke J., Essai philosophique concernant lentendement humain, Paris, Vrin, 1972 et Hume D., Enquêtes sur lentendement humain, Paris, GF Flammarion, 1993.

13 Husserl E., La Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, Pari, Tel-Gallimard, 1989.

14 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, Paris, Tel-Gallimard, 1945, p. 177-178.

15 Nous utilisons la notion de prothèses perceptives à la suite de la notion de prothèse visuelle suggérée par Dominic Lopes pour décrire une image. Voir : Lopes D., Understanding Pictures, Clarendon Press, Oxford, 1996.

16 Trentini B., « Immersions réelles et virtuelles : des expériences esthétiques modifiant perception et corps propre », Figures de lart no 26, arts immersifs – dispositifs & expériences, PUPPA, 2014, p. 153-164.

17 Selon nous, leurs perceptions ne sauraient toutefois être simultanées.

18 Merleau-Ponty M., Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 275.

19 Wilson M., « Six views of embodied cognition », Psychonomic Bulletin&Review, 9 (4), 2002, p. 625-636.

20 Lenjeu du paradigme de la cognition située nest pas de dire que tous les processus mentaux possibles sont nécessairement ancrés dans lenvironnement qui entoure lindividu : le simple cas de limagination réfuterait alors une hypothèse si forte. Au contraire, « la cognition située nimplique pas que quelque chose est concret et particulier ou quil nest pas généralisable ou nest pas imaginé » (Lave, J., « Situated learning in communities of practice », Resnick L. B., Levine J. N., & Teasley S. D., Perspectives on socially shared cognition, Washington, DC : American Psychological Association, 1991, p. 63-82.)

21 Wilson M., « Six views of embodied cognition », art. cité, p. 625 et Wilson M. (2008), « How did we get from there to here ? », Calvo P. & Gomila T., Handbook of Cognitive Science : An Embodied Approach, Elsevier, 2008, p. 375-393, p. 380.

22 Wilson M., « How did we get from there to here ? », art. cité La question porte sur le fait que lêtre humain parvienne à avoir une cognition détachée de lenvironnement (offline) alors que la source de leur cognition est online. Cette aptitude semble être ce qui a permis à lhumain darriver où il est.