De la bienveillance dispositive In memoriam Louise Merzeau
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2017 – 1, n° 3. Variations digitales et transformation du milieu - Auteur : Puig (Vincent)
- Pages : 249 à 252
- Revue : Études digitales
De la bienveillance dispositive
In memoriam Louise Merzeau
En janvier 2014, le numéro 91 des Cahiers de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication proposait un dossier volumineux sur le thème Figures de la participation numérique : coopération, contribution, collaboration. Il faudrait refaire aujourd’hui une critique des définitions contradictoires qui y étaient données de ces termes et notamment à la lumière des bouleversements épistémologiques induits par le développement des projets dit de « science participative ». Mais au-delà des typologies de la « participation », il faudrait aussi s’interroger sur les menaces que constituent à présent la captation massive de nos traces et l’exploitation des données qui en résulte dans le contexte hégémonique du capitalisme des plateformes. Ces menaces, ce caractère foncièrement pharmacologique des plateformes, Louise Merzeau en développait déjà une vision prémonitoire dans ce même dossier2 en nous introduisant au concept de « bienveillance dispositive » qu’elle reprenait au sociologue Emmanuel Belin3 pour qui tout dispositif technique doit être analysé comme espace transitionnel au sens de Winnicott4.
Louise Merzeau défendait une authentique « culture digitale », non seulement du point de vue de ce que Milad Doueihi – avec qui elle collaborait régulièrement – appelle une culture et un humanisme numérique mais aussi et surtout selon la perspective organologique qu’interroge le réseau Digital studies et la revue Études digitales. Par la 250pratique régulière de son blog que nous étions nombreux à consulter, elle témoignait de l’importance du dispositif dans la production d’un savoir, un savoir qu’elle savait devoir être constamment partagé, stabilisé, destabilisé, métastabilisé dans des collectifs qu’elle animait avec la même « bienveillance » qu’elle recherchait précisément dans les dispositifs. Elle l’explicite dans son article pour les cahiers de la SFIC en confrontant ce concept au dispositif contributif que nous avions mis en place avec Nicolas Sauret à l’occasion des Entretiens du Nouveau Monde Industriel 2012 précisément consacrés aux Digital studies :
Dans le cas que nous étudions, la participation repose sur une « bienveillance dispositive » (Belin), dont le principe garantit une commensurabilité des compétences mobilisables et l’arrangement d’un milieu transitionnel propice à l’engagement. Avant une intention participative – souvent elle-même rapportée à un désir d’expressivité –, le projet exploite ici une expérience et un savoir, que l’usager valorise en les reversant dans un « pot commun ».
La bienveillance dispositive était pour Louise Merzeau liée à la production d’une « machine attentionnelle capable de capter, d’entretenir et de concentrer le désir d’agir des contributeurs » et pour souligner son approche phénoménologique de ces dispositifs, elle insistait sur la question de la temporalité, qui a toujours été selon elle un point aveugle des systèmes numériques, en pointant la capacité de ces dispositifs à « articuler des temporalités souvent jugées inconciliables dans les nouveaux régimes de communication numérique ». Ce régime de temporalité était pour elle, s’appuyant sur les premiers travaux d’Ars industrialis, un enjeu épistémologique et politique majeur.
Mais pourquoi chercher ici un lien entre la bienveillance dispositive et celle dont faisait toujours preuve Louise Merzeau ?
La bienveillance ou bénévolence est la disposition affective d’une volonté qui vise le bien et le bonheur d’autrui. Mais le terme, qui fait l’objet de plus d’un million d’entrées sur Google, est largement dévoyé par un marketing qui en standardise le sens et en automatise les effets. Or, avant d’être performative, la bienveillance doit être précisément dispositive, elle doit être mise à disposition pour ensuite seulement produire des fruits. Dans la tradition catholique, la bienveillance n’est pas un don (substantiel) de l’Esprit, il faut plutôt la chercher 251dans les fruits (existentiels) de l’Esprit : d’abord dans la bénignité (le bon vouloir, la tolérance) qui est une petite chose discrète (bénigne) – aussi discrète que Louise, mais aussi dans la mansuétude qui n’est pas sans rapport avec ce que l’on désigne aujourd’hui par l’empathie ou l’indulgence. Chez Gilbert Simondon, le stade transindividuel désigne un rapport spirituel et technique de l’individu au groupe et du groupe à l’individu, dans une articulation transductive entre affectivité et émotivité. Pour Simondon, les fonctions affectives s’orientent selon des bipolarités qui se métastabilisent dans les émotions : les affections5 (gai/triste, heureux/malheureux, exaltant/déprimant, amertume/félicité, avilissant/ennoblissant) ont un sens révélé par l’émotion (et donc par le collectif) comme les sensations liées à la perception (chaud/froid, lumineux/sombre) ont un sens révélé dans l’action (dimension collective). Dans la vision de Louise Merzeau comme dans les travaux que nous menons à l’IRI notamment sur la catégorisation comme vecteur de transindividuation, la bienveillance du dispositif me semble reposer sur l’attention à catégoriser les conditions de production du savoir sans basculer dans la production exclusive d’ontologies de relations (c’est-à-dire aussi potentiellement dans une calculabilité généralisée à la manière de Facebook) ou dans un calcul superficiel des émotions (« emotional computing »). Dans nos travaux en effet, le protocole de catégorisation des annotations ne se réduit surtout pas à mettre en évidence les émotions, ni même les affections qui sont des vecteurs, des fonctions, des « indices de devenir6 ». Il répond sans doute à la visée simondonienne de passer de l’émotion à la perception et de la perception à l’émotion7. Mais il a aussi vocation à articuler affection et action, dimension individuelle du devenir psychique et dimension collective de la production du savoir. Dans le protocole mis en place pour le cours pharmakon de B. Stiegler, l’affectivo-émotivité comme articulation de soi-même avec son individuation, est soutenue par une technique, une écriture, un dispositif producteur d’un savoir car en effet le protocole de transindividuation permet notamment de partager les troubles individuels au niveau collectif dans la finalité de l’action et du savoir.
252Louise était la bienveillance incarnée8. Elle nous a quittés le 15 juillet 2017. Mais elle nous aide encore aujourd’hui à penser la bienveillance dispositive comme condition d’une relation entre le calculable et l’incalculable.
Vincent Puig
Directeur exécutif de l’Institut
de Recherche et d’Innovation
1 https://www.sfsic.org/index.php/services-190/telechargements/publications
-de-la-sfsic/720-cahiers-de-la-sfsic-nd9-janvier-2014/file
2 Entre événement et document vers l’environnement support, op. cit. p 230.
3 Décédé en janvier 1998 après avoir soutenu sa thèse à l’Université Catholique de Louvain.
4 On peut consulter sur ce thème le séminaire de l’IRI sur l’espace transitionnel du musée (https://iri-ressources.org/collections/season-8.html) coordonné par Victor Drouin-Leclerc.
5 Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier, 2007 page 115.
6 op. cit., page 119.
7 op. cit., page 122.
8 On peut l’écouter dans sa communication Le profil nouvel matrice attentionnelle sur https://iri-ressources.org/video-226.html#t=2655.116
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-08531-7
- EAN : 9782406085317
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0249
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/11/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français