Dix raisons qui m’ont fait privilégier digital à numérique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2017 – 1, n° 3. Variations digitales et transformation du milieu - Auteur : Le Deuff (Olivier)
- Pages : 239 à 245
- Revue : Études digitales
Dix raisons qui m’ont fait
privilégier digital à numérique
J’expose plus en détail les choix qui me font privilégier digital suite à un premier élément de réponse dans la rubrique controverses de cette revue (Le Deuff, 2015). J’ai décrit cette réflexion autour de 10 points principaux sur mon blog il y a quelque temps. Je développe ces dix aspects ici suite à plusieurs travaux de recherche autour de l’histoire et l’origine des humanités digitales et notamment une habilitation à diriger des recherches (Le Deuff, 2017) dans laquelle j’expose ces dix points.
Ce texte appelle clairement à des discussions, éclaircissement, débats voire à des controverses.
1. Digital n’est pas un anglicisme, mais un latinisme. Il n’est donc pas une mauvaise traduction de l’anglais, car le mot est bien initialement d’origine latine et renvoie au digitus. Certes en français, il est souvent adjectivé sous sa référence aux doigts, mais cela ne doit pas nous priver d’un usage élargi. Digital ne doit pas être considéré par conséquent dans un sens réduit mais dans un sens élargi, au même titre que beaucoup le font pour numérique d’ailleurs.
2. Numeric existe en anglais et justement se rapporte au nombre, à ce qui peut être calculé et dénombré. Par conséquent, si la langue anglaise a privilégié digital à numeric, c’est que sa portée est bien plus importante que cette seule mise en calcul. Étrangement, on ne considère pas que numérique se rapporte seulement au nombre. Or pourtant, c’est bien cette définition qui le caractérise à l’époque du Littré ; numérique désigne en premier : Qui appartient aux nombres. L’unité numérique1. De plus, le mot numérique en mettant le nombre en exergue, néglige le fait que la programmation réside principalement sur des lignes qui sont composées de lettres. Digital 240paraît dans ce cadre mieux respecter cet équilibre des chiffres et des lettres. Le Littré précise d’ailleurs que numérique renvoie à une forme particulière de calcul : Calcul numérique, calcul qui se fait avec des nombres, et qu’on appelle calcul arithmétique, à la différence du calcul littéral, qui se fait avec des lettres, et qu’on appelle algèbre. Cette distinction apparaît ici d’importance, d’autant que les algorithmes sont devenus des instruments de modélisation pour interpréter nos données. Nous sommes plus finalement confrontés à des calculs littéraux qu’à de simples calculs numériques. Cela signifie que la mise en calcul et les choix en matière de pondération sont tout aussi essentiels que le calcul lui-même et ses résultats.
3. La référence au doigt renvoie aux aspects tactiles, mais également permet de réintroduire le corps et la relation aux interfaces. L’avantage est donc qu’on sort des logiques d’opposition entre réel et virtuel, entre une pensée ou une information qui serait l’essence des nouvelles interfaces et un corps qui serait d’importance moindre. On ne retrouve donc pas cette opposition entre le corps et l’esprit, mais au contraire une forme de symbiose proche du concept d’énaction. Cela marque aussi une évolution avec les premières visions du cyberespace, dont le concept est issu de la science-fiction avec le roman Neuromancien de William Gibson (Gibson, 1995) qui décrit le cyberespace comme une hallucination collective. Seulement, l’Internet et le Web reposent plus sur des infrastructures matérielles que sur des hallucinations, même si l’imaginaire communautaire peut parfois se rapprocher d’idéaux quelque peu hallucinés, voire éthérés, dans les premières visions de la cyberculture. Le retour à la prise en compte de la matérialité des infrastructures lourdes comme les backbones2, ou légères comme les smartphones apparaît dorénavant essentiel. De plus, cette réalité qui permet la circulation des informations, des documents et des données, ne repose pas sur une vision magique de la transmission de l’information qui prédomine parfois dans les discours et les imaginaires. Le digital permet de mieux appréhender la relation entre la matérialité technique et la matérialité des corps. Cela permet également de mieux comprendre les enjeux autour des questions de stockage, 241les aspects géopolitiques qui se jouent en matière de possession des données et d’être dans une vision critique du cloud computing3. Il en ressort par conséquent un besoin de re-prise quasiment au sens de Leroy-Gourhan avec une meilleure préhension des objets techniques dont nous nous saisissons, et que nous manipulons.
4. L’homme a commencé à compter sur ses doigts (le digit)… Le corps est aussi un instrument de calcul et les doigts sont des moyens de pouvoir compter. Par conséquent, l’argument qui affirme que numérique est plus intéressant, car il retraduit mieux les logiques de calcul permises par l’informatique, néglige le fait que digital prend également en compte cet aspect, si ce n’est qu’une nouvelle fois il rappelle de façon efficace l’historicité du phénomène. À nouveau, ce rapport étroit au corps nous permet de mieux analyser le développement croissant des mouvements de quantification de soi.
5. Cela prend mieux en compte les espaces tactiles qui se sont développés ces dernières années avec nos smartphones et tablettes, et les futures interfaces en construction. Digital permet de mieux exprimer le sens du toucher et d’autres sensibilités. Toutefois, il ne s’agit pas pour autant de rester dans l’imaginaire du monde des « petites poucettes4 » selon l’expression de Michel Serres (Serres, 2012) qui montre cette relation physique avec l’objet, mais néglige pourtant les aspects intellectuels.
6. Finalement, les empreintes digitales ont évolué en étant initialement des prises d’empreintes pour la constitution de fichiers, notamment ceux de la police pour glisser vers la question de la présence en ligne et de la production des traces et des métadonnées que réalisent plus ou moins consciemment les internautes. On retrouve donc une tension intéressante qui montre la complexité du terme et le fait que digital s’inscrit dans une histoire qui est celle de l’indexation des existences.
2427. Cela replace la question dans une histoire longue : celle de l’indexation. L’indexation a deux visages. D’un côté, celui d’une volonté d’améliorer l’organisation des connaissances et de l’information avec des outils dédiés dont font partie les fameux index. De l’autre, ces méthodes ont permis la constitution de fichiers de surveillance, d’index de livres interdits. Cette histoire est aussi celle d’une dégradation et de changements de doigts : entre l’index qui désigne ce qui est important ou ce qui devrait être interdit, et la logique du pouce et donc du like.
8. L’hypertexte est digital. L’histoire de l’hypertexte est bien plus riche et plus longue qu’on ne le croit. Elle précède de beaucoup l’informatique, comme tout ce qui se rapporte au digital finalement. Le symbole de l’hypertexte est en fait initialement une manicule, ce symbole qui désignait le passage à lire dans les manuscrits et qu’on retrouve aussi dans quelques imprimés. Il n’est donc pas étonnant que Roberto Busa (Busa, 2004) évoque la présence du doigt de Dieu dans ces travaux, car cette présence digitale est celle des manicules.
IMAGE 1
Un exemple de manicule dans un imprimé5
9. Numérique entretient une confusion avec informatique, si bien que certains acteurs de l’informatique se sentent légitimes pour la totalité des questions qui tournent autour des usages et des pratiques. Au final, tout le volet de formation risque de se résumer à une formation au code. Pourtant, les enjeux sont multidisciplinaires et méritent de plus amples enseignements.
10. Le digital est un pharmakon comme la digitale, cette plante qui fournit un cardiotonique, qui peut être en excès un poison comme le savent tous les lecteurs d’Agatha Christie. Le pharmakon, tantôt 243potion, tantôt poison, renvoie à la position des objets techniques dans nos cultures qui sont parfois jugés moins légitimes. Ce pharmakon est aussi le bouc émissaire, le coupable désigné par les médias et les politiques parfois. Mais il est vrai qu’au discours technophobe s’oppose le discours technophile, qui voit dans la technique la panacée. On comprend de ce fait, que digital retraduit mieux ces tensions et oppositions et le besoin de trouver une position mesurée.
Ces dix points rassemblent à mon sens les principaux atouts du choix de digital par rapport à numérique. Il reste néanmoins en suspens l’évolution de sens lié à l’emploi avec d’autres mots comme dans l’expression humanités digitales par exemple. L’étude de son emploi montre que l’expression désigne parfois une nouvelle manière de concevoir l’humanité au point d’oublier le sens premier d’humanités, bien plus proche d’une vision lettrée quelque peu élitiste, mais qui se plaçait clairement dans la logique des sciences humaines et sociales. Si nous devons discuter des enjeux de pouvoir qui se manifestent dans le choix des mots, il convient probablement de s’intéresser tout autant à la controverse numérique versus digital (Clivaz, 2017), qu’à la transformation même des humanités qui est en train de se produire.
Olivier Le Deuff
Maître de conférences
Université Bordeaux Montaigne
244Bibliographie
Busa, Roberto, “Foreword : perspectives on the digital humanities”, in Schreibman, S., Siemens, R., Unsworth, J. (dir.) À Companion to Digital Humanities (illustrated edition.). Wiley-Blackwell (an imprint of John Wiley & Sons Ltd), p. xvi-xxi, 2008.
Clivaz, Claire., “Lost in translation ? The odyssey of “digital humanities” in French.”, Studia Universitatis Babes-Bolyai Digitalia, (1), 26–41, 2017. Disponible sur : <https://doi.org/10.24193/subbdigitalia.2017.1.02>
Gibson, William. Neuromancien. Paris : J’ai lu, 1995.
Le Deuff, Olivier, Humanités digitales, historique et développement, Iste édition, 2018.
Le Deuff, Olivier, Humanités digitales versus Humanités Numériques, les raisons d’un choix, Études digitales no 1, 2016.
Le Deuff, Olivier, Documentation et humanités digitales, Habilitation à diriger des recherches soutenue le 5 décembre 2017 à l’Université Bordeaux Montaigne.
Serres, Michel, Petite poucette. Paris : Éditions le Pommier, 2012.
245Fig. 1 – Niccolò Perotti, , Cornucopiae… opus commentorium linguae latinae…
auctor reverendus pater dominus Nicolaus Perottus,…
([Reprod.]), éd. B. Rembolt (Parisiis), 1507. BnF.
1 Définition du mot Numérique : <http://www.littre.org/definition/num%C3%A9rique>
2 Les backbones ou dorsales Internet sont les grands réseaux de télécommunication sur lesquels repose l’infrastructure de l’Internet.
3 Le cloud computing parfois traduit par informatique dans les nuages désigne les dispositifs et prestataires qui assurent le stockage des données en ligne ainsi que des applications qui sont consultables via le Web.
4 L’ouvrage de Michel Serres s’avère très proche des discours autour des digital natives. La petite poucette étant le symbole de l’adolescente capable d’accéder à des multiples informations via les applications de son smartphone grâce à l’aisance qu’elle semble mobiliser.
5 Niccolo PEROTTI. Cornucopiae… opus commentorium linguae latinae… auctor reverendus pater dominus Nicolaus Perottus, 1507. ([Reprod.]). Parisiis : B. Rembolt. Disp. Sur : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k545350>
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-08531-7
- EAN : 9782406085317
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08531-7.p.0239
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/11/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français