L’écrivaillerie comme symptôme
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2021 – 2, n° 19. varia - Auteur : Legros (Alain)
- Pages : 79 à 93
- Revue : Éthique, politique, religions
L’écrivaillerie comme symptôme
Montaigne parle volontiers de son époque en disant « notre siècle », incluant les lecteurs de son temps dans ce possessif pluriel à la première personne. Étant donné qu’il dit « son siècle » en parlant de celui de son père ou encore de celui de Turnèbe, « notre siècle » se réduit le plus souvent à moins d’un demi-siècle, soit une ou deux générations tourmentées, au sens fort, par huit guerres civiles dites de religion, dont la dernière n’est pas terminée quand il meurt. Ce conflit sanglant hante de bout en bout ses Essais. Il en constitue pour ainsi dire le fond d’écran. Comment penser, écrire, publier en de telles circonstances ? C’est la question que nous avait naguère posée à Lyon Emiliano Ferrari et Thierry Gontier. Celle qui nous est posée ici, à Bâle, par Dominique Brancher, sur la « maladie du temps » ou « maladie du corps social » (P. Desan), la prolonge, invitant elle aussi, par le biais du discours médical, à replacer Montaigne en son siècle.
Ce siècle, Montaigne le juge « faible », « plombé », « efféminé », « lâche », « dépravé », « ignorant », « corrompu », « gâté » comme l’est un fruit pourrissant, une viande avariée et, en moyen français, un pays dévasté, le corps estropié ou blessé d’un soldat. Bref, ce siècle est malade. Pour savoir quel est ce mal, si tant est qu’on puisse y parvenir, il faut se faire médecin et non plus seulement moraliste. Un médecin observe les corps, y repère les signes et convergences de signes spécifiques à telle ou telle espèce d’affection. Son diagnostic une fois établi, il prescrit un traitement approprié. On verra que Montaigne ne coche pas toutes ces cases, mais il est clair que le soin qu’il a eu de son corps malade de la pierre a transformé peu à peu sa façon de voir et de juger son époque. En témoigne, semble-t-il, l’apparition tardive du mot « symptôme », au livre III des Essais.
Je me propose ici de considérer plus particulièrement une déclaration bien connue du chapitre « De la vanité », qui vaut certes pour l’époque de Montaigne, mais aussi étrangement pour la nôtre : « L’écrivaillerie 80semble être quelque symptôme d’un siècle débordé : Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruine1 ? »
Le médecin et le juge
Avant de commenter les notions et images qu’associe cette déclaration en forme de conjecture (« écrivaillerie », « symptôme », « siècle débordé », « trouble » français et « ruine » romaine), un rapide examen du contexte permet de voir comment elle a été progressivement amenée, par petites touches, dans les toutes premières pages de ce chapitre 9 du livre III. Le lexique médical a déjà en quelque sorte pointé le bout de son nez quand, après avoir évoqué la figure d’un vieux gentilhomme qui ne voulait entendre parler que du contenu des sept bassins qu’il exposait avec délices lors d’une sorte de rétrospective hebdomadaire, Montaigne en est venu à parler de ses propres écrits comme d’« excréments d’un vieil esprit ». C’est à peine une métaphore : les excrementa, selon le médecin Jean Fernel, ce sont toutes les déjections naturelles d’un corps sain ou malade, qu’elles viennent du ventre, des poumons, ou du cerveau, siège physique de ce qu’un philosophe appellera plus volontiers « l’esprit ». Ces déjections, qu’elles soient physiques ou mentales, la bienséance veut qu’on les cache. Et c’est à bon escient que Montaigne mentionne alors Pythagore, qui imposait le silence à ses disciples.
Que ce propos le touche personnellement, deux phrases suffisent pour s’en convaincre. Tout au début du chapitre, la première prend à témoin un lecteur supposé avoir lu, et bien lu, les deux premiers livres d’Essais, puis les huit premiers chapitres du troisième, tel un bon compagnon de voyage : « Qui ne voit, que j’ai pris une route, par laquelle sans 81cesse et sans travail, j’irai autant, qu’il y aura d’encre et de papier au monde2 ? » Quelques lignes plus loin, la même perspective est envisagée sur un mode moins serein : « Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu’elles tombent3 ? » Suivre le « train des mutations » de son esprit, c’était bien là le dessein originel de l’auteur, mais le mot « agitation » nous conduit ici aux confins de la pathologie, tant individuelle que collective4.
La suite montre que l’auteur s’implique dans la critique qu’il fait de son siècle, cette aventure collective à laquelle tous, sans exception, contribuent selon leurs capacités propres, bienfaisantes ou nuisibles :
La corruption du siècle se fait, par la contribution particulière de chacun de nous : Les uns y confèrent la trahison, les autres l’injustice, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice, la cruauté, selon qu’ils sont plus puissants : les plus faibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiveté : desquels je suis5.
Quel qu’il soit, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas, l’individu a sa part de responsabilité dans le bien-être ou le malaise général, y compris, dit Montaigne, le « chômeur » aisé6, l’otiosus lettré, ajoutons le philosophe dans sa tour. Paraît alors Philotimus le médecin, qui s’étonne et même s’indigne qu’un patient atteint de phtisie soit venu le consulter pour un « bobo » au doigt alors qu’il est en danger de mort ! Hanté par le souci de la santé publique, tout ce développement tisse des liens entre politique et médecine, à l’instar du chancelier Michel de l’Hospital qui, dans ses Harangues ou Traités (par exemple celui « De la Réformation de la Justice7 »), invite les gouvernants à prendre modèle sur les médecins pour administrer au corps social des remèdes appropriés et surtout progressifs, d’abord doux, puis énergiques au besoin.
82À une place certes plus modeste, Montaigne lui aussi a été magistrat. En tant que maire, il a écrit en jurade une remontrance au roi où il évoque entre autres choses la question de la pauvreté urbaine et de la mendicité qui lui est liée. S’en souvenir permet de mieux apprécier la mesure de salubrité publique qu’il semble appeler se ses vœux, toujours au début du chapitre « De la vanité » : « il y devrait avoir quelque coercition des lois, contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants : On bannirait des mains de notre peuple, et moi, et cent autres8. » Une telle censure ne s’exercerait donc pas contre des écrits subversifs, mais contre des écrits indigents. Le lecteur pourrait croire à une boutade, mais l’auteur l’en dissuade aussitôt : « Ce n’est pas moquerie. » Si ironie il y avait, cette brève remarque la tempère. Notre phrase de référence vient aussitôt après : « L’écrivaillerie semble être quelque symptôme d’un siècle débordé », autrement dit le signe ou marqueur pathologique d’un siècle « gâté », un siècle qui fait, comme Montaigne oisif, le « cheval échappé9 », un siècle dont les Essais serait l’écrit le plus représentatif, le seul écrit, peut-être, que ce siècle puisse produire, écrit lui aussi malade, mais accordé à lui.
Les « symptômes » des Essais
« Symptome » ou « simptome » : Montaigne écrit de sa main l’un et l’autre sur l’Exemplaire de Bordeaux. Ce vocable savant d’origine grecque inscrit la phrase commentée dans le cadre thématique de ces journées bâloises. Dérivé du verbe sumpiptô (tomber avec), le sumptôma est étymologiquement « ce qui coïncide ou concourt », ce qui se présente aux sens en même temps que d’autres phénomènes. Dans une communication sur la « séméiotique d’Ambroise Paré », Marie-Luce Demonet remarque comment, à partir de traductions de Galien, le symptôme a connu une sorte de « renaissance » dans la seconde moitié du xvie siècle, par exemple chez Sylvius, dont Montaigne a suivi un temps les cours d’anatomie 83à Paris. Je renvoie à cet article10 tous ceux qu’intéresse la distinction théorique entre « signe » et « symptôme » et qui voudraient compléter ou préciser utilement ce qui va être dit maintenant, à partir de Fernel et Joubert, tous deux médecins de son temps, des significations que Montaigne a pu donner à ce mot.
Jean Fernel appelle symptoma ce qui se signale à nos sens, en quelque lieu du corps que ce soit, comme une affection ou une anomalie praeter naturam, « outre-nature », et non contra naturam, « contre-nature », comme sont les prodiges et les monstres. Tout symptôme, dit-il, est signe, mais tout signe n’est pas symptôme. C’est le médecin qui, par son interprétation, fait d’un signe un symptôme. Fernel relève trois types de symptômes : la « simple affection du corps », les « lésions » et les « excréments viciés ». Voici ce qu’il dit d’un des vices relatifs à ces « excréments » : « Le vice de quantité, c’est quand les symptômes, au lieu de s’en tenir à une mesure naturellement juste, coulent trop abondamment ou trop parcimonieusement11. » Le verbe latin est profluunt : même image de flux que dans la métaphore du « siècle débordé » employée par Montaigne …
Traitant plus particulièrement des « signes » ou indicia révélateurs ou annonciateurs de la peste, Laurent Joubert en dresse une liste hétéroclite à la mode du temps : avortements fréquents de femmes, abandon de leurs nids par les oiseaux, poissons nauséabonds, chiens enragés, fruits insipides, vins troubles, prolifération de champignons, grouillement au sol de « puces, punaises, mouches, araignes, langoustes, papillons, crapaux, laisards, serpens, et surtout force vers et raines à queue12. » On dirait une corne d’abondance, mais chargée de fruits dégoûtants. L’image de ces bestioles envahissantes pourrait, comme on verra, s’appliquer aux petits écrits dont le pullulement signale, pour Montaigne, la présence ou l’imminence possible d’une peste généralisée.
84Dans les Essais, on trouve six fois le mot « symptôme », au singulier et au pluriel, tous au Livre III, pour moitié dans le texte de 1588 et pour moitié dans les textes postérieurs de l’Exemplaire de Bordeaux et de celle de 1595. Au chapitre 5, le mot désigne, au pluriel, toutes sortes de désordres publics produits par la jalousie, en particulier féminine, comme le souligne en ce lieu un vers de Virgile13 : « haines intestines, monopoles [complots], conjurations ». Tels sont, dit Montaigne, les « symptômes ordinaires de cette maladie amoureuse ». Comme on ne saurait toutefois, à partir de l’existence avérée d’un complot, inférer à tout coup quelque jalousie extrême qui en serait la cause, peut-on parler de « symptômes », au sens médical du terme ? Ce qui est constaté ici, ce sont plutôt, me semble-t-il, les conséquences fréquentes d’un mal déjà identifié.
Au chapitre 9, à la faveur d’une comparaison, le regard du « médecin » porte sur le corps social tout entier sans passer par la médiation individuelle : « Qui sait, si Dieu voudra qu’il en advienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur état, par longues et grièves maladies : lesquelles leur rendent une santé plus entière et plus nette, que celle qu’elles leur avaient ôté(e)14 ? » Ce pronostic favorable est fondé sur la confiance en Dieu en même temps que sur l’expérience médicale. La suite immédiate tempère toutefois cet optimisme :
Ce qui me pèse le plus, c’est qu’à compter les symptômes de notre mal, j’en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous envoie, et proprement siens, que de ceux que notre dérèglement, et l’imprudence humaine y confèrent. Il semble que les astres mêmes ordonnent, que nous avons assez duré, et outre les termes ordinaires.
Le Dr Montaigne voit si bien les « symptômes » qu’il est capable d’en dresser la liste. On ne demandera pourtant pas de remède à celui qui sent bien qu’il y a maladie, mais qui ne peut pas en donner le nom, ni encore moins en établir la cause, que celle-ci, naturelle, engage la responsabilité des hommes, ou que, surnaturelle, elle soit à chercher du côté d’une intention divine ou d’une configuration astrale, conjecture qu’aucun médecin de l’époque n’exclut a priori. L’auteur envisage toutes ces hypothèses.
85Au chapitre 12 perce une curiosité que d’aucuns pourraient juger malsaine ou cynique : « Comme je ne lis guère ès histoires, ces confusions, des autres états, sans regret de ne les avoir pu mieux considérer présent, ainsi fait ma curiosité, que je m’agrée aucunement [un peu], de voir de mes yeux, ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme. Et puisque je ne la saurais retarder, suis content d’être destiné à y assister, et m’en instruire15. » Rien de moins thérapeutique que ce consentement souriant à la maladie générale, quand elle paraît sans remède. Impuissant à soigner, Montaigne, en pur clinicien, se contente ici de relever les signes avant-coureurs d’une mort annoncée.
On trouve enfin au dernier chapitre deux occurrences du mot « symptôme ». Sur l’air bien connu de la vie comme voyage, la première concerne la vieillesse : « La goutte, la gravelle, l’indigestion, sont symptômes des longues années ; comme des longs voyages, la chaleur, les pluies, et les vents16. » Pour celui qui, par déni, veut ignorer son vieillissement, les « symptômes » le lui signalent, mais la vieillesse, comme la grossesse, n’étant pas une maladie, il n’est pas sûr que le mot soit ici pertinent, du moins pour nous. La seconde en revanche fait du mot étudié un emploi strictement médical :
À faute de mémoire naturelle, j’en forge de papier. Et comme quelque nouveau symptôme survient à mon mal, je l’écris : d’où il advient, qu’à cette heure, étant quasi passé par toute sorte d’exemples : si quelque étonnement me menace : feuilletant ces petits brevets décousus, comme des feuilles Sibyllines, je ne faux plus de trouver où me consoler, de quelque pronostic favorable, en mon expérience passée17.
Si elle ne propose aucune thérapeutique, la collection toute personnelle des « symptômes » déjà rencontrés a du moins une vertu apaisante dans la mesure où, par une comparaison entre l’état présent et tel épisode passé, elle permet de trouver, en cas de similitude, des raisons de patienter et d’espérer. Quant au mal, encore une fois non nommé, il s’agit peut-être de la maladie de la pierre, que Montaigne identifie ailleurs et dont, en auto-clinicien, il aura remarqué sur lui-même la diversité des symptômes. Peut-être mettait-il aussi cette information acquise par l’expérience à la 86disposition de ceux qui, comme lui et son père, étaient atteints de cette maladie, et ils étaient nombreux18.
Dans la phrase de départ, enfin, « symptôme » me semble dépasser l’usage purement métaphorique. Ériger le signe de l’« écrivaillerie » en symptôme, c’est au moins dire la possibilité, si l’on considère la société comme corps, d’un regard quasi médical sur ce corps. Un regard quelque peu sociologique avant la lettre ?
Un siècle en crue
Panta rhei, « toutes choses s’écoulent », comme les eaux d’un fleuve, déclarait, dit-on, Héraclite. Plus près de chez Montaigne, la modeste Lidoire coule et souvent déborde. C’est aussi le cas, un peu plus loin, de la Dordogne plus ample. Ces fréquentes inondations, le gentilhomme les connaît bien. Il doit en tenir compte quand il se rend à Bordeaux et qu’il lui faut faire le détour par la Garonne, au sud, au lieu de passer par Libourne. Voici ce qu’il dit à ce propos dans une lettre au maréchal de Matignon, avec qui il a pris rendez-vous un jour de février 1585 : « ne pouvant faire à cette heure, à cause des eaux débordées partout, ce chemin d’ici à Bordeaux en une journée, je m’en irai coucher à Faubrenet, près du port du Tourne, pour vous trancher chemin si vous partez cependant [en même temps]19. »
87Dans les Essais, au chapitre « De la vanité », la crue devient image pour déplorer la disparition des repères : « en mon voisinage, nous sommes tantôt [depuis peu] par la longue licence de ces guerres civiles, envieillis en une forme d’état si débordée, / Quippe ubi fas versum atque nefas : [Où le juste et l’injuste sont intervertis – Virgile] : / qu’à la vérité, c’est merveille qu’elle se puisse maintenir20. » L’auteur s’étonne donc de voir l’ordre politique tenir bon malgré tout, comme dans la nature les rivières finissent par maintenir en gros leur cours après avoir franchi, voire modifié leurs berges et dévasté les terres alentour :
Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordoigne fait de mon temps, vers la rive droite de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire : car si elle fût toujours allée à ce train, ou dût aller à l’avenir, la figure du monde serait renversée : Mais il leur prend des changements : Tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt d’un autre, tantôt elles se contiennent21.
Le propos de Montaigne s’inscrit ainsi non seulement dans une histoire de courte puis longue durée, mais aussi dans une géographie régionale. Cette évocation se trouve au début du chapitre « Des cannibales », « nation » dont la fin prévoie d’ailleurs la « ruine22 ».
Ruine, trouble, flux incontrôlé, le tressage de ces trois motifs se trouvait déjà en 1580 dans une évocation inquiète de ce qu’il pouvait advenir du royaume de France, ce vénérable édifice ébranlé par les réformateurs, puis par leurs adversaires :
Ceux qui donnent le branle à un état, sont volontiers les premiers absorbés en sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a ému ; il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. La liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bâtiment, ayant été démis et dissous, notamment sur ses vieux ans par elle, donne tant qu’on veut d’ouverture et d’entrée à pareilles injures23.
L’eau pénètre et disloque, élargissant à chaque assaut la brèche. Un pas de plus, en 1588, et c’est l’apocalypse :
88tournons les yeux partout, tout croule autour de nous : En tous les grands états, soit de Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y, vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine : Les astrologues ont beau jeu, à nous avertir, comme ils font, de grandes altérations, et mutations prochaines : leurs divinations sont présentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela24.
Chacun peut donc détecter dans son environnement les indices annonciateurs d’une catastrophe en quelque sorte planétaire. Nul besoin de « prognostications », dit en somme Montaigne, toujours dans « De la vanité », il suffit d’ouvrir les yeux.
Pour nous apprendre à les ouvrir, rien de tel que l’histoire, en particulier la mieux connue des lettrés de son époque, celle de l’Antiquité. « Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruine ? » Ce parallélisme n’est pas de pure forme. Formel, il l’est, certes, par la reprise sonore des adverbes « quand » et « tant » qui lient et scandent fortement les deux propositions, mais c’est pour mettre en valeur une similitude entre la Rome tardive et la France des guerres civiles : dans les deux cas, il y aurait donc eu, dit Montaigne, prolifération d’écrits. Par exemple tous ceux qu’il lui arrive d’égratigner au passage : livres de grammaire, poèmes encomiastiques, préfaces d’éditeurs, commentaires de commentaires … N’étant ni antiquisant ni historien du livre, je ne saurais dire si ce constat repose sur des réalités aujourd’hui quantifiables. Il s’appuie en tout cas sur un topos bien connu, celui de la décadence ou chute de Rome, ou plutôt ici de sa « ruine ». Le mot est le même que celui qu’on trouve à la fin du titre d’un célèbre recueil de Du Bellay, paru trente ans auparavant : Antiquitez de Rome contenant une generale description de sa grandeur, et comme une deploration de sa ruine25.
La « ruine », pour Montaigne, c’est ce qui croule, mais aussi ce qui coule, un solide qui se désagrège, puis se dissout, tandis que l’eau, se chargeant de matière, devient « trouble ». Si l’on passe de l’adjectif au substantif, « trouble », c’est précisément le mot qui achève la première proposition comme le mot « ruine » achève la seconde. La question que l’exact parallélisme pose est celle de la validité d’un possible pronostic : le « trouble » où nous sommes pourrait bien annoncer notre « ruine ». 89Et quand un lecteur du temps lit « trouble » au singulier, il entend bien évidemment aussi « troubles » au pluriel, c’est-à-dire cette période des guerres civiles de religion qui, rappelons-le, sont la toile de fond des Essais. Durant sa maturité et jusqu’à sa mort, Montaigne n’a pas connu autre chose.
Montaigne écrivailleur ?
Le point nodal de la comparaison entre les deux « siècles », c’est donc l’écriture, autrement dit l’un des foyers autour desquels, pendant vingt ans, tourne et retourne ce livre singulier dont l’auteur ne cesse de s’interroger à son propos : pourquoi écrire ? pour qui ou à qui écrire ? où et quand écrire ? comment écrire ? faut-il écrire soi-même ou dicter à autrui ? que faut-il écrire, ou ne pas écrire ? qu’est-ce qu’écrire, enfin, pour un auteur digne de ce nom, qui ne se contente pas d’être un commentateur ? Si ces questions trouvent parfois leurs réponses dans le « registre de durée » des Essais tenu pendant vingt ans, celles-ci sont toujours en suspens, en transit, quelque peu différentes d’une édition à l’autre. Montaigne se les pose à lui-même, mais il les pose aussi à son époque dans la phrase de référence. L’envie d’écrire ne serait-elle pas par hasard, pour lui comme pour ses contemporains, une sorte de prurit, de démangeaison à laquelle il donne le nom d’« écrivaillerie » ?
L’« écrivaillerie » est à l’écrit ce que la « criaillerie » est au cri : dans l’un et l’autre cas, on finit par ne plus lire ou ne plus écouter l’auteur ou le maître qui, en s’y livrant trop souvent, perd toute autorité, dans tous les sens du terme. On trouve aussi « écrivailleur » dans les Essais, pour distinguer la qualité de jugement et de style d’un Jean Bodin par rapport à la « tourbe des écrivailleurs de son siècle26 », ou comme il est précisé ailleurs, des « écrivains indiscrets de notre siècle, qui parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs pour 90se faire honneur27 ». Montaigne – et il l’avoue – n’est pas exempt d’un tel travers. Rappelons ici par parenthèse qu’à ses yeux comme à ceux de ses contemporains est « écrivain » celui qui dans ses écrits instruit ses lecteurs d’un savoir éprouvé par l’expérience, qu’il fasse « profession de lettres », ou bien qu’il soit médecin, jurisconsulte, théologien, homme de guerre ou ambassadeur28. Marie de Gournay emploiera à son tour, dans sa longue préface, le mot méprisant d’« écrivailleurs » à l’encontre de ceux qui décochent contre elle et son père d’alliance leurs misérables petits écrits satiriques. Ce sont, dit-elle aussi, de « chétifs brouillons », de « petits faiseurs d’invectives et de pasquils29 ». Si l’on se réfère à la suite du chapitre « De la vanité », Montaigne n’entend pas ce mot de la sorte :
Je vis […] il y a quelques années, qu’un personnage, de qui j’ai la mémoire en recommandation singulière, au milieu de nos grands maux, qu’il n’y avait ni loi, ni justice, ni magistrat, qui fît son office : non plus qu’à cette heure : alla publier je ne sais quelles chétives réformations, sur les habillements, la cuisine et la chicane30.
L’auteur fait-il allusion ici à Benoist de Lagebaston, premier président du Parlement de Bordeaux, comme l’avait noté sur son exemplaire Florimont de Raemond31 ? Ou bien au chancelier de L’Hospital, qui passe pour avoir rédigé entre 1563 et 1567 les édits du jeune roi Charles IX, en particulier des édits « portant règlement sur la réformation des habits », ou « touchant la superfluité des habits », ainsi que des « ordonnances sur l’interprétation de ces édits », par exemple sur 91l’usage superflu du taffetas et autres ouvrages de soie par les femmes des officiers qui ne sont que « demoiselles32 » ? Quoi qu’il en soit des sources de son information, Montaigne, lucide à l’égard des conduites politiques, juge que ces écrits superflus ne sont qu’« amusoires de quoi on paît un peuple malmené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubli33. »
Le royaume va mal, très mal même. L’auteur des Essais en parle comme d’un corps menacé de démembrement, d’écartèlement : « ceci aussi me pèse, que le plus voisin mal, qui nous menace, ce n’est pas altération en la masse, entière et solide, mais sa dissipation et divulsion34 », autrement dit, en langage de médecin ou de bourreau, l’arrachement des membres, le déchirement des tissus (dissipo, en latin, c’est disperser, mettre en pièces ; divello, au parfait divulsi, c’est tirer en sens contraire jusqu’à la rupture). Tel est, ajoute l’auteur, « l’extrême de nos craintes ». En filigrane on devine les corps de ces suppliciés dont l’image hante peut-être l’ancien magistrat, si ennemi de la douleur comme de la cruauté. C’est ce spectacle effroyable qu’il a devant les yeux quand il juge de son siècle, et il sombre alors avec lui. Ailleurs pourtant, après avoir laissé percer une crainte tout eschatologique, il prend la distance du sage par rapport à l’histoire :
À voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse, et que le jour du jugement nous prend au collet, sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? Ce sera beaucoup si d’ici à cent ans on se souvient en gros, que de notre temps il y a eu des guerres civiles en France35.
Ainsi va et vient le « jugement qui balance », à la façon des pyrrhoniens, comme il est écrit sur une poutre de la fameuse « librairie » de Montaigne36.
92La question de l’« écrivaillerie » comme possible symptôme est importante pour celui qui juge que les vrais auteurs sont rares et qui sait que ses propres écrits s’apparentent bien souvent à des commentaires, même libres : « tout fourmille de commentaires, d’auteur il en est grand cherté [rareté]37. » Suis-je, moi Montaigne, un auteur digne de ce nom ? Ou bien n’ai-je jamais été qu’un « écrivailleur », le symptôme commun d’une société malade, quelqu’un qui croit écrire quand il ne fait que « babiller », un parasite en somme, dont l’« embesognement oisif » n’est d’aucune utilité pour la société ? Et cependant, il arrive à l’auteur de penser que son livre, outre sa singularité, peut encore être utile, vain sans doute, mais non pas inepte. Aussi continue-t-il jusqu’au bout à écrire et à publier, sans être toujours bien sûr de la qualité de ce qu’il écrit : « Pour moi, je ne juge la valeur d’autre besogne, plus obscurément que de la mienne : et loge les Essais tantôt bas, tantôt haut, fort inconstamment et douteusement38. » Voilà ce qui se joue, me semble-t-il, dans la réflexion sur l’« écrivaillerie » comme symptôme.
Récemment le mot « troubles » a ressurgi sur les ondes pour évoquer la possibilité de guerres civiles en France. Il en est de même de « symptôme », réapparu dans la bouche de journalistes et de sociologues pour rendre compte de certaines manifestations qui ont lieu chaque semaine dans ce même pays, mais aussi des élections qui les ont précédées… Je voudrais, pour finir, prolonger et actualiser le propos de Montaigne tout en lui conservant sa substance et son air : quand écrivîmes-nous tant, quand publiâmes-nous tant, débattîmes-nous, colloquâmes-nous, tweetâmes-nous tant que depuis que nous sommes nous aussi « en trouble » ? Se glissant jusque dans l’image, le texte écrit est en train d’envahir notre champ visuel : smartphones, affiches ou fenêtres publicitaires, notices pharmaceutiques toujours plus longues, brochures touristiques et livrets d’entretien en plusieurs langues, emballages de produits alimentaires saturés d’informations presque illisibles, chaînes d’information en continu où le texte en vient à occulter une partie de l’image, etc. La prolifération textuelle produite par « notre siècle » ne serait-elle pas par hasard, elle aussi, le 93symptôme, parmi d’autres, de quelque maladie, cette fois universelle, maladie d’un « système », comme on dit aujourd’hui, et non plus seulement d’un ou plusieurs pays ?
Alain Legros
Centre d’études supérieures
de la Renaissance
Université de Tours
1 Les Essais, III, 9, p. 1477 dans l’édition de Jean Céard et alii, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 2001 (texte de l’édition de 1595 modernisé). Cf. Essais, éd. Villey-Saulnier, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 1988, p. 946, couche B. Soit : III, 9, 1477 / 946B. Dans l’édition de 1588, il s’agit d’une seule et même phrase, qui va d’un point à un point, sans les deux majuscules de scansion qu’on va trouver bientôt sur l’Exemplaire de Bordeaux ni les deux points d’interrogation présents seulement dans l’édition posthume, comme ici.
2 III, 9, 1476 / 945 B.
3 III, 9, 1477 / 946 B.
4 « Il me souvenait, de l’avoir vu vieil, en mon enfance, l’âme cruellement agitée de cette tracasserie publique » (III, 10, 1564 / 1006B) ; « En ce débat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles… » (II, 15, 1031 / 615A).
5 III, 9, 1476 / 945B.
6 « On accusait un Galba du temps passé de ce qu’il vivait oiseusement : Il répondit, que chacun devait rendre raison de ses actions, non pas de son séjour. Il se trompait : car la justice a connaissance et animadversion aussi, sur ceux qui chôment » (III, 9, 1477 / 946B).
7 Voir par exemple les Œuvres inédites de Michel l’Hospital, par P. J. S. Dufey, Paris, chez A. Boulland et Ce, 1825, tome I, p. 17-19 (sur internet).
8 III, 9, 1477 / 946B.
9 I, 8, 87 / 33A.
10 Marie-Luce Demonet, « Du signe au symptôme : la séméiotique d’Ambroise Paré », E. Berriot-Salvadore et P. Mironneau, Ambroise Paré (1510-1590). Pratique et écriture de la science à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2003, p. 229-247.
11 Jean Fernel, Pathologia, in Medicina Universa, 1544, livre II, « De symptomatis atque signis ». Je traduis ici « Quantitatis vitium est, quum justus naturæ modus in his minime tenetur, sed ea vel abundantius vele parcius profluunt » (Lugduni Batavorum [Leyden], F. Hackius, 1645, p. 392).
12 Laurent Joubert, De peste, 1567 (Lyon, J. Lertout, 1581, chap. iv, « Des signes de la peste future et présente », p. 22).
13 III, 5, 1354 / 865 B : « notumque, furens quid foemina possit » (i.e. « et l’on sait ce que peut une femme en furie »).
14 III, 9, 1501 / 961 B.
15 III, 12, 1624 / 1046 C.
16 III, 13, 1696 / 1089 C.
17 III, 13, 1701 / 1092 C.
18 L’un des livres conservés de la bibliothèque de Montaigne traitait de la « pierre » ou lithiase : J. Arculanus, Practica particularium morborum omnium, Venise, 1560, chap. 104, « De lapide ». Montaigne s’interroge sur la transmission héréditaire de cette maladie : « Quel monstre [prodige] est-ce, que cette goutte de semence de quoi nous sommes produits, porte en soi les marques, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et des inclinations de nos pères ? Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes ? » (II, 37, 1188 / 763 A).
19 Lettre de Montaigne à Matignon, [février 1585 ?] : « Ne pouvant faire à cette heure, à cause des eaux débordées partout, ce chemin d’ici à Bordeaux en une journée, je m’en irai coucher à Faubrenet, près du port du Tourne, pour vous trancher chemin si vous partez cependant, et me pourrai rendre mardi matin à Podensac pour y entendre ce qu’il vous plaira me commander. Si par ce porteur vous ne me changez d’assignation, je vous irai trouver mardi à Bordeaux sans passer l’eau qu’à la Bastide. » (Lettres de Montaigne, no 21, version modernisée de l’édition numérique d’A. Legros, mise en ligne en 2013 par les Bibliothèques Virtuelles Humanistes, « Montaigne à l’œuvre », dir. M.-L. Demonet).
20 III, 9, 1492-1493 / 956 B.
21 I, 30, 316 / I, 31, 204 B.
22 « De ce commerce naîtra leur ruine, comme je suppose qu’elle soit déjà bien avancée » (I, 30, 332 / I, 31, 213 A).
23 I, 22, 183 / I, 23, 119 B.
24 III, 9, 1500 / 961 B.
25 Joachim Du Bellay, Antiquitez de Rome…, Paris, F. Morel, 1558.
26 « Jean Bodin est un bon auteur de notre temps, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère. » (II, 32, 1122 / 722A).
27 I, 25, 225 / I, 26, 147 A.
28 « À la lecture des histoires, qui est le sujet de toutes gens, j’ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : Si ce sont personnes, qui ne fassent autre profession que de lettres, j’en apprends principalement le style et le langage : si ce sont Médecins, je les crois plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des princes, des blessures et maladies : si Jurisconsultes […] » (I, 16, 113-114 / I, 17, 73 A).
29 Préface sur les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne, par sa Fille d’Alliance, éd. Céard et al., op. cit., p. 32.
30 III, 9, 1478 / 947 B.
31 Jacques Benoist de Lagebaston signe par exemple en tant que président l’arrêt du Parlement du 22 janvier 1578 « fixant le prix de certaines étoffes, d’effets servant à l’habillement, de leur façon et de diverses denrées » (Archives de la Gironde 47, 1912, p. 181-185). Les notes marginales de Florimont de Raemond, ami de Montaigne et son successur au Parlement de Bordeaux ont été recopiées par François de Lamontaigne sur un exemplaire de l’édition Coste des Essais, dont les fac-similés ont été mis en ligne par les Bibliothèques Virtuelles Humanistes.
32 François-Jacques Chasles, Dictionnaire universel, chronologique et historique de Justice, Police et Finances, en trois volumes, Paris, C. Robustel, 1725, sur internet (voir en particulier la rubrique « Habits », au volume II).
33 III, 9, 1478 / 947 B.
34 III, 9, 1500 / 962 C.
35 I, 25, 242 / I, 26, 157 A.
36 IVDICIO ALTERNANTE. Voir A. Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000, p. 19.
37 III, 13, 1663 / 1069 C.
38 III, 8, 1469 / 939 B.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-12623-2
- EAN : 9782406126232
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12623-2.p.0079
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/12/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : écrivaillerie, symptôme, corps, prolifération, débordement