Remarques sur l’utilité du scepticisme en démocratie d’un point de vue pragmatiste
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2014 – 2, n° 5. Scepticismes en politique - Auteur : Zask (Joëlle)
- Pages : 83 à 96
- Revue : Éthique, politique, religions
Remarques sur l’utilité
du scepticisme en démocratie
d’un point de vue pragmatiste
Comment le pragmatisme politique permet-il de s’affranchir de l’alternative entre ce que Hilary Putnam, dans son livre sur le pragmatisme, appelle le « scepticisme corrosif », et l’autoritarisme1 ? Tel est l’objet de cet article. Putnam énonce ce problème au sujet de la morale. Il s’applique également au domaine politique de la démocratie libérale, vis-à-vis duquel on peut faire l’hypothèse que le relativisme et l’indifférence ne sont pas moins néfastes que le dogmatisme et le conservatisme. Si l’on suit les enseignements du pragmatisme contemporain et surtout classique, en particulier celui que John Dewey a développé en direction de la philosophie sociale et politique, le découplage entre la politique et la vérité « absolue » apparaît comme une condition d’existence de la démocratie. Mais si ce découplage est essentiel, il n’en reste pas moins que le rejet d’une conception politique adossée à la « quête de certitude » n’implique nullement le rejet de cette complémentarité entre science et politique – qui peut être d’emblée annoncée dans les termes d’une combinaison entre recherches scientifiques et activités de politisation. Avant d’examiner le moment politique de la constitution des publics modernes et le rôle de « l’enquête » dans cette constitution, on apportera dans un premier temps quelques éléments concernant la logique pragmatiste de la connaissance.
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Dewey a rédigé un texte appelé La quête de la certitude dans lequel il expose les principes, les préjugés, les méthodes, qui sous-tendent la légitimation de la subordination des pratiques ou des théories à une prétendue marche vers la vérité2. Le terme le plus générique pour désigner cette attitude est celui d’« absolutisme3 ». Il désigne très généralement la croyance en la fabrique moniste, unilatérale, souvent unilinéaire, des significations et des concepts. Il y a « quête de certitude » lorsque les efforts pour connaître ou agir consistent en la mobilisation de moyens destinés à atteindre une fin dirigeant de l’extérieur la série qu’ils forment. Alors que les moyens sont empiriquement déterminés, les fins sont quant à elles données et permanentes. L’absolutisme change de visage suivant qu’il s’agit d’idéalisme ou de matérialisme. Mais dans les deux cas, l’idée d’un côté ou le réel de l’autre sont posés indépendamment des processus qui mènent soit à les connaître, soit à les intégrer dans un cours d’action. En bref, l’absolutisme du point de vue épistémologique comme du point de vue moral et politique, s’oppose à l’interactionnisme.
Ce n’est pas le lieu de développer cette conception dont la portée est autant existentielle que cognitive, sauf à dire que l’interactionnisme partage avec le scepticisme le rejet de cette conception « représentationaliste » de la connaissance que Richard Rorty, à la suite de Dewey, a désigné par l’expression « spectatorship theory of knowledge », « conception spectatorielle de la connaissance4 ». Spectacle, parce que le processus de connaître dépend du degré auquel le connu « correspond » ou « reflète » l’objet à connaître et, réciproquement, parce que l’objet idéalement se montre, se révèle, s’exhibe au regard qui se fraie un chemin vers lui. Cette théorie de la connaissance suppose la vue, la lumière et le visible. Il n’y a que dans un tel cadre que la métaphore suivant laquelle connaître est voir trouve un champ d’application. La vérification passe par une épreuve d’adéquation.
Par contraste, le rejet de la conception de la vérité comme correspondance conduit à considérer le connu comme étant relatif aux activités d’un sujet et la notion de vérité, comme une propriété de nos seuls énoncés dont, comme l’affirme Rorty, on pourrait alors « se passer » et à laquelle pourrait être avantageusement substituée celle de vérification. On peut alors se demander dans quelle mesure le connu est autre chose qu’un rapport conjoncturel et contingent qu’un sujet établit avec le monde environnant dans l’intérêt de sa propre existence ou de sa propre croyance. Si connaître n’est pas aller vers, approcher, atteindre, voire saisir l’objet, sur quelle garantie supra subjective pourrait-il reposer ?
La notion d’interaction permet d’éviter ces perplexités. Par opposition à l’absolutisme, elle permet de concevoir la solidarité profonde et les influences mutuelles entre les moyens et les fins et, plus généralement, entre les êtres. Il y a interaction lorsque les entités interagissantes acquièrent des propriétés en conséquence de leurs échanges et résultent entièrement de ces échanges. Ni leurs propriétés, ni leurs caractéristiques, ni les choses en général ne sont « en soi ». Toute chose existante est le fruit d’une évolution qui est selon les cas physique, biologique ou sociale. L’influence du darwinisme sur la philosophie des auteurs pragmatistes (Peirce, James, Dewey, Mead) est ici capitale5. En effet, le darwinisme bien compris (distinct de l’évolutionnisme provenant de Spencer par exemple) permet de comprendre que chaque être vivant résulte d’un processus d’adaptation à un environnement donné et, en même temps, qu’un environnement fluctue en fonction des activités que les vivants y développent. Rappelons à cet égard que pour Darwin, l’environnement le plus déterminant vis-à-vis de l’individu est celui que forme le groupe de ses congénères. L’adaptation ne consiste donc pas en l’obéissance passive à un cadre structurel intangible. En s’adaptant, le vivant modifie dans une certaine mesure le cadre qui n’est tel, précisons-le, qu’en regard de ce vivant particulier. Individus et environnements sont donc engagés dans un flux historique sans origine ni fin et par rapport auquel toute conception substantielle est simplement hors de propos.
Du point de vue de ces termes très généraux, pragmatisme et scepticisme ont en commun le rejet de la certitude comme critère d’évaluation
de la teneur de nos propositions et de la valeur de nos conduites. Ce qui est vrai, bien, juste, l’est toujours relativement à un contexte particulier. Il faut même préciser qu’il ne l’est que provisoirement. En effet, si l’action d’un vivant modifie son environnement, il y a fort à parier que ses habitudes se révèlent bientôt inadéquates et qu’il doive s’adapter ultérieurement à un environnement que ses propres activités ont transformé. Réciproquement, en inventant de nouveaux cours d’action pour rétablir une continuité avec son environnement changeant, l’individu acquiert de nouvelles caractéristiques. Il ne peut être continuellement le même. Le fait même de vivre suppose de changer. Ce que la logique pragmatiste a en commun avec le scepticisme consiste donc en un faillibilisme irrépressible, quel que soit le terrain d’enquête sur lequel nous engageons.
Dans sa Logique, Dewey a affirmé que les interactions de type darwiniennes caractérisant le processus évolutif du monde vivant constituaient « la matrice existentielle de l’enquête6 ». Autrement dit, il a considéré que les efforts de connaître sont à l’être humain ce que l’effort d’adaptation inconscient est aux espèces en général. Il a par conséquent soutenu que connaître correspond à une réponse de l’organisme humain à la distorsion qu’il subit parfois entre l’exercice de ses facultés et les ressources environnementales sans lesquels il ne pourrait persévérer dans son existence. Connaître n’est pas voir, c’est faire : « Knowing is doing ».
Si l’auteur n’explique pas comment et à quel moment s’effectue le passage de l’adaptation inconsciente à l’expérience consciente puis à l’enquête (ce qui constitue un point fortement obscur de sa philosophie), il est en revanche très prolixe concernant la continuité entre la réponse existentielle et la réponse cognitive à ce qu’il appelle une situation troublée7.
Avant d’aborder le moment politique proprement dit, il est utile de rappeler la fonction du doute dans l’enquête, ce qui constitue, outre la liquidation de la certitude, un certain relativisme et le faillibilisme, un point commun notoire avec le scepticisme.
En effet, il n’y a enquête, de même qu’il n’y a effort d’adaptation, que dans les cas où se produit une disjonction entre le comportement habituel et les conditions environnementales. Dans l’idéal, pourrait-on dire, l’environnement auquel nos activités sont continues nous procure les éléments nécessaires à leur effectuation tandis qu’à l’inverse, nous agissons de manière à préserver les conditions environnementales qui nous sont nécessaires. Que nous considérions ici la vie sociale et les mécanismes psychologiques qui sous-tendent la socialisation, ou l’existence simplement biologique, la même logique prévaut : soit la continuité entre les besoins de l’individu et les ressources environnementales est réalisée, soit il y a dépression, souffrance, régression, mort. Laissons de côté les cas limites que sont la destruction de l’environnement et le fait d’être détruit par ce dernier (même si, écologiquement et politiquement, ces cas sont dramatiquement nombreux) pour considérer, à l’écart du point d’équilibre, des situations médianes susceptible d’être rééquilibrées et amendées.
Peirce a recouru au « doute » pour décrire de telles situations. Une situation douteuse n’est pas une situation de laquelle on décide de douter, comme pour Descartes, mais une situation qui impose existentiellement le doute, c’est-à-dire un défaut dans le chemin qui mène à l’apaisement, une impossibilité de fixer sa croyance8. Une telle impossibilité produit un état un malaise que nous cherchons à éviter. Le but de l’enquête et ce pour quoi elle est faite sont de supprimer le doute et d’apaiser notre situation, dont Dewey dit habituellement qu’elle est troublée. Comme pour Peirce, le trouble est existentiellement éprouvé en raison de l’impossibilité d’identifier dans la situation bloquée des caractéristiques de nature à pouvoir être converties en un moyen d’action. Le « trouble » signifie qu’un individu éprouve une difficulté plus ou moins grande à corréler aux conditions existantes une conduite qui lui semble souhaitable. La « situation problématique » est alors marquée par une disparité entre les fins et les moyens. Que la fin consiste par exemple à connaître la propriété de telle molécule, apprendre une leçon, achever un tableau, trouver un travail, gouverner, etc., elle n’est pas accompagnée des moyens qui permettraient d’y aboutir.
C’est pourquoi enquêter, explique Dewey, consiste à tenter de « réunifier » une situation afin qu’elle soit propice à la continuité d’expérience de l’individu enquêtant, continuité sans laquelle il y a mort, dégradation, régression : « L’enquête est la transformation dirigée et contrôlée d’une situation indéterminée en une situation dont les distinctions et relations constitutives sont déterminées de telle sorte qu’elle permette de convertir les éléments de la situation initiale en un tout unifié9. »
Cette courte présentation fait apparaître la nature profondément relative de l’enquête. Cette dernière est relative aux difficultés qu’un sujet éprouve par rapport à une situation donnée, aux ressources ou aux éléments que l’environnement recèle au titre de moyens pour agir sur la situation troublée et finalement, dans sa dimension conclusive, à ses conséquences terminales lorsque l’individu, qui agit sous la conduite des hypothèses qu’il a forgées en observant la situation, évalue le degré auquel cette dernière est désormais unifiée.
S’agit-il pour autant d’un relativisme du type de celui qui sévit au cœur du scepticisme ? Il faut répondre négativement à cette question. En créant un néologisme, on pourrait dire que le « relationalisme » n’est pas un relativisme : le fait que les « choses », qu’elles soient dans les termes de Dewey physiques ou mentales, dépendent les unes des autres et que leurs opportunités d’existence soit liées à leurs relations réciproques n’implique pas, bien au contraire, qu’elles n’existent que dans l’état subjectif d’un individu et qu’elles soient sans lien avec la réalité. De même, l’absence de vérité ultime n’implique pas que tout processus de vérification soit intégralement analysable en termes des préférences et les représentations d’un individu situé.
Pour conclure brièvement sur ce point – dont l’importance aussi bien pour les sciences que pour l’histoire et la politique est considérable –, rappelons que le réalisme limité auquel Hilary Putnam10 a identifié le pragmatisme repose sur le double constat de l’inachèvement du monde et du caractère toujours en partie imprévisible des conséquences des événements et, en particulier, des conséquences de nos propres activités.
Qu’en est-il maintenant d’une politique démocratique d’esprit pragmatique ? Ici aussi un rappel s’impose : la politique est pour Dewey
une phase, parmi d’autres, des relations sociales, ayant une finalité spécifique et une tâche particulière à accomplir : il s’agit de réguler ou de réglementer les conséquences préjudiciables de l’interdépendance humaine. Dans Le public et ses problèmes, Dewey explique que le public apparaît lorsqu’un grand nombre de gens est affecté par les conséquences indirectes d’activités sociales auxquelles ils ne prennent pas part et ne peuvent le faire11. Ces conséquences sont de toute nature. Elles peuvent être psychologiques, économiques, écologiques, médicales, peu importe ; car mesurer le degré de public en fonction de la nature et de l’extension des conséquences de ce type implique que le public ne puisse être défini en fonction de la considération de la nature des activités en cause. On peut seulement dire, en suivant l’argumentation de l’auteur, que plus il y a de conséquences indirectes, plus il y a de gouvernement, et plus il y a (ou il devrait y avoir) d’État.
La nature relationnelle de l’action politique correspond à ce qui a été dit précédemment : le public, les affaires publiques, l’État et le gouvernement existent en fonction des conséquences des activités sociales. Lorsque ces dernières n’affectent que les personnes concernées par les activités qui leur donnent naissance, on peut les considérer comme privées et considérer en même temps une intervention extérieure comme une immixtion insupportable. En revanche, quand ces conséquences sont d’une telle gravité qu’elles détruisent le continuum de l’existence d’un grand nombre de gens, alors une intervention de type politique est nécessaire.
Toutefois, comme précédemment, la nature relationnelle des entités politiques n’implique pas que ces dernières soient nécessairement capricieuses et fluctuantes en fonction des modes, des coutumes, des mœurs. Certes des politiques de ce type existent, mais elles ne sont précisément en rien démocratiques. L’argument sceptique suivant lequel la justice, le bien, la loi et le droit dépendent d’une évaluation changeante et située qui est nécessairement limitée, en raison de la nature limitée des créatures qui les énoncent, naît dans le contexte d’une politique arbitraire, suivant les cas despotiques, absolutiste ou tyrannique. Derrière l’argument sceptique de la versatilité des normes politiques subsiste cependant l’idéal d’un ordre parfait, mais hors de
portée. Postuler le caractère indécidable des convictions et des pratiques humaines, c’est se situer par rapport à une norme qui les transcende tout en reconnaissant son caractère inaccessible. Politiquement, le scepticisme tend à légitimer l’arbitraire. La configuration pragmatiste assouplit et fluidifie les relations politiques sans pour autant perdre de vue les principes indiscutables que sont en priorité la croissance de l’individualité et la méthode de l’expérience.
Avant d’en arriver à quelques considérations sur le lien entre enquête et formation d’un public démocratique, rappelons la finalité de l’initiative politique : si la politique envisagée du point de vue pragmatiste échappe à l’arbitraire et au caprice, c’est en raison du fait qu’elle ne dépend pas de l’opinion mais de l’action et de la nature des conséquences qui lui sont consécutives. J’ai évoqué rapidement l’idée que le public apparaît quand les conséquences préjudiciables d’activités étrangères sont en nombre et d’une gravité considérable. Ce public est donc dans un premier temps passif. Il est composé, précise Dewey, de l’ensemble des gens affectés par ces conséquences. Un tel public ne constitue pas encore un public politique. À ce stade, il ne s’agit que d’un groupe social très peu conscient de lui-même, et d’autant moins conscient que les individus affectés sont dispersés et que les activités qui produisent les conséquences sont hors de leur champ de leur expérience habituelle.
Il y a politique à partir du moment où les personnes concernées, au lieu d’agir de concert avec d’autres sur les conséquences de leurs propres activités, comme c’est le cas au cours de leur vie privée, cherchent à agir sur les conséquences d’activités menées par d’autres qu’eux-mêmes. La finalité de cette action n’a aucun rapport avec la domination, le pouvoir, la lutte intéressée. L’action politique ne se love pas dans la violence mais dans le projet que forment les personnes subissant un préjudice de transformer la situation de manière à ce qu’elles retrouvent un pouvoir d’initiative ainsi que la possibilité de s’engager dans les activités pour lesquelles elles ont une préférence et de poursuivre leur existence avec le minimum de contraintes possible. Autrement dit, la citoyenneté, qui est l’institution dont la finalité est de fixer ce processus d’intervention des personnes sur les conditions de leur propre existence sociale, correspond à ce moment de la vie sociale destiné à transformer l’interdépendance souvent involontaire et préjudiciable en une association favorable à l’individuation de chacun.
Si les équilibres politiques varient en fonction de l’interdépendance et de la nature des efforts consentis pour la limiter et la réguler, en revanche le critère de l’action politique est invariable : il s’agit du degré auquel les individus affectés parviennent à restaurer le continuum de leur propre existence. Les actions entreprises (dont nous dirons quelques mots dans le passage suivant) ne sont en soit ni bonnes ni mauvaises, ni justes ni injustes, ni égoïstes ni altruistes. Les accords politiques (de même d’ailleurs que les accords scientifiques) ne reposent pas sur le fait que tout le monde partage la même opinion mais sur le fait que les activités des uns et des autres s’accordent entre elles de manière, non seulement à ne pas se gêner, mais aussi, dans le meilleur des cas, à tirer profit les unes des autres. La notion d’accord entre les activités prend donc le pas sur l’idée d’un accord intellectuel ou moral qui est au demeurant le seul type d’accord auquel une réaction sceptique pourrait s’appliquer12. Dans d’autres termes, le succès d’une politique dépend du degré auquel le problème qui l’a motivée est réellement amoindri, voire supprimé, tandis qu’une politique dont les conséquences consistent en l’intensification ou du moins en la persévérance du problème en question devrait être rejetée sans aucune hésitation. De même que les sciences modernes, la politique est, ou devrait être, expérimentale.
L’expérience : voilà le pivot des analyses présentées ici. On peut retenir, pour l’aborder, une définition du musicien John Cage : « une expérience est une action dont l’issue n’est pas prévue13 ». Cela signifie que l’expérience est destinée à mettre à l’épreuve l’hypothèse en fonction de laquelle elle s’organise et se déroule. Cette hypothèse n’est en soi ni bonne ni mauvaise ; il s’agit d’un « plan d’action ». Elle permet d’organiser la relation entre une collecte de données et des idées directrices, ainsi que de les corriger et les réorienter au contact les unes des autres. D’autre part, la définition de Cage signifie qu’un processus expérimental est tel relativement à une organisation. Un pur tâtonnement, une accumulation de données sans lien les unes avec les autres ou un comportement chaotique ou capricieux n’ont rien à
voir avec une expérience. L’expérience se situe donc dans une position intermédiaire entre le finalisme (ou ses variantes que sont le fatalisme, le destin, la fortune) et l’agitation sans but. Troisièmement, la notion d’imprévu joue un rôle capital. Tout en laissant de côté les implications métaphysiques de la possibilité même de l’imprévu dans le monde, il convient de remarquer qu’une expérience, qu’elle soit conclusive ou pas, forme une sorte d’unité sans laquelle il serait impossible d’observer des débordements, des conséquences surprenantes, de nouveau rapports, des corrélations étonnantes de changement. Une expérience est donc à la fois dotée d’une certaine systématicité, et d’une nature telle qu’elle rend possible, méthodologiquement et factuellement, des conséquences imprévues lorsque l’individu agit sous la conduite de ses idées directrices. Autrement dit, tout raisonnement qui ne permet pas ce dialogue avec le monde extérieur vis-à-vis duquel l’imprévu peut se produire et qui n’est pas accompagné des méthodes permettant d’observer la survenue possible de conséquences imprévues n’est pas plus expérimental qu’il n’est scientifique au sens moderne du terme.
Il n’est pas démocratique non plus ou, plus exactement, il n’est pas en accord avec l’esprit sur lequel la démocratie comme mode de vie peut s’appuyer. Au sens le plus large, démocratie et expérience sont de même nature. L’expérience est la fin et le moyen de la démocratie. Ce principe que l’auteur égrène dans tous ses textes, qu’il s’agisse de théorie de l’éducation ou de l’art, de psychologie ou d’esthétique, de philosophie sociale ou politique, signifie simplement que c’est par l’intermédiaire de « ses » expériences au sens complet du terme que l’individualité humaine se forme et s’accomplit14.
Dans toute expérience se rencontrent toujours deux éléments combinés ; ce qui est donné d’un côté et ce qui est fait l’objet d’une reprise de l’autre. De même que, comme le montrent des fondateurs de l’anthropologie culturelle comme Franz Boas ou Edward Sapir, les éléments qu’une culture emprunte à une autre sont requalifiés et perdent le sens qu’ils avaient initialement, l’usage qu’un individu fait des ressources culturelles qui lui sont transmises n’est un usage (et non une utilisation contrainte comme par un mode d’emploi unilatéral) que s’il s’accompagne d’une certaine
dose d’invention. Il n’y a d’usage possible que dans la mesure où l’objet se présentant à l’usage offre une pluralité de virtualités. Réciproquement, l’usage suppose une responsabilité (sur laquelle Cage a beaucoup insisté, l’appelant communément « courage ») ainsi qu’un engagement de la part de l’individu qui accepte de relier intimement la fabrique de sa gestuelle ou de sa pensée à la découverte de ces virtualités de l’objet, tout en rencontrant cette limite absolue que constituerait sa destruction totale.
Ce en quoi ces remarques rencontrent les arguments en faveur de la démocratie est double : d’un côté l’organisation sociale et culturelle de l’environnement destinée à la formation de l’individualité de tous se trouve au cœur des politiques démocratiques depuis leurs premières formulations. C’est par exemple sur une telle intuition que repose la complémentarité entre les droits de l’homme et ceux du citoyen. De l’autre côté, dans la mesure où l’expérience suppose une certaine coopération parfois opérationnelle et observatrice (ici on peut penser aux textes magistraux de Réaumur sur le raisonnement par observation), parfois de type dialogique, – dans la mesure où elle se situe dans cette zone intermédiaire entre d’un côté l’indifférence et le déni, la destruction ou la domination à l’égard de l’environnement naturel ou social et, de l’autre, la dissolution complète de l’individualité dans son milieu (que ce soit par conformisme ou par allégeance), elle exprime très précisément la nature et la situation du lieu où un processus démocratique est possible.
Pour terminer, on peut revenir au lien entre public et science. Ce lien est la condition de ce qu’on pourra appeler une expérience publique (ce dont il est aujourd’hui question en termes d’« émergence des problèmes publics », de « politiques publiques », d’« action publique », de « démocratie participative » ou encore d’« empowerment ».) D’une manière générale, afin d’être actif et donc démocratiquement organisé, un public est à la fois le sujet et l’objet de l’expérience : c’est en partant à la recherche de lui-même, en se fédérant, en rassemblant ces éléments dispersés, en identifiant les causes qui le font apparaître comme tel, en créant son unité et en organisant son action auprès du gouvernement existant qu’un public acquiert une puissance d’action politique. Comme le dit Dewey, un public doit avant tout autre chose se découvrir lui-même15. S’il est chaotique, dispersé, inconscient de lui-même et de ce
qui l’affecte, alors il n’est pas en position de faire émerger ses intérêts, c’est-à-dire l’intérêt public, la res publica. Un objet public, comme par exemple la pénalisation du harcèlement au travail ou le mariage pour tous, n’émerge que dans la mesure où le public d’abord passif et dispersé est devenu sujet.
Or ce devenir sujet ne va évidemment pas de soi. Lorsque l’interdépendance est aussi complexe que celle que nous connaissons, regardez autour de soi ne suffit certainement pas. Il faut des méthodes et des sciences sociales pour parvenir à identifier et à expliquer les mécanismes en jeu. Bref, le public ne s’organise que par l’intermédiaire d’enquêtes sociales qui sont à l’environnement social ce que l’adaptation est à l’environnement naturel.
À l’égard du scepticisme, cette conception de l’action publique prend acte du caractère provisoire, contingent et relationnel de la norme politique, du droit comme de la loi. La fluctuation temporelle et spatiale est de rigueur. La science politique, au lieu de reposer, comme c’est traditionnellement le cas, sur la recherche d’une correspondance entre le monde des phénomènes et celui des Idées, repose sur l’observation la plus fine et la plus judicieuse possible de l’état réellement existant des relations humaines et de leurs modifications sous l’effet de nos actions. Elle est prise dans un flux tout aussi indéfini que celui des activités humaines.
La science politique n’est donc absolument pas une affaire d’expert et d’expertise. Au contraire, la science dont la démocratie libérale a besoin afin que nous ne « marchions pas dans les ténèbres » (comme le craignait Alexis de Tocqueville) est celle dont s’emparent et que créent les parties prenantes qui, en fonction de leur situation et de leurs savoir-faire respectifs, sont à même de récupérer une puissance d’agir à travers les enquêtes qu’ils mènent sur leurs propres conditions d’existence. Ici il n’est pas même nécessaire de recourir à l’idée, aussi vieille que les démocraties et toujours pertinente à certains égards, que l’intéressé sait mieux que quiconque quelle chaussure convient à son pied. Car outre le fait que les problèmes que doivent affronter les citoyens des démocraties modernes sont beaucoup plus complexes et étrangers aux traditions que les questions de pied et de chaussure, se trouve la portée, non pas collective mais commune, de l’action publique. Le public n’est pas seulement une collection d’individus ayant un même
intérêt de réglementation politique en sa faveur, c’est une communauté politique, c’est-à-dire un groupe dans lequel circulent des informations, s’échangent des données, se créent des liens, se forment des conversations, des discussions, des échanges en tout genre, bref, dans lequel il y a de la « communication ». Alors que les individus membres de groupes privés s’occupent de forger un sens commun à leur entreprise en évaluant des effets de leurs activités connectées, ceux qui sont membres d’un groupe public s’engagent dans la fabrique d’une ré-action commune aux effets dont ils sont affectés. Plus cette forme de communauté est élargie et plus l’intérêt qui la porte est partageable.
Les raisons pour lesquelles le recours à la figure de l’expert n’est pas souhaitable sont donc de plusieurs sortes. Premièrement il est évident que l’expert court-circuite le processus expérimental que le public, à la fois sujet et objet, entreprend, et grâce auquel de passif, il devient actif. Or, en l’absence d’expérience, ni la reconstruction de l’individualité blessée ni celle du public dispersé ne sont possibles. Deuxièmement, l’expert est un personnage dont les idées échappent en grande partie au test de l’expérimentation. Il n’y a en effet expertise que dans la mesure où l’on fait l’hypothèse d’une connaissance établie indépendamment du processus de vérification expérimentale au cours duquel l’observateur s’est personnellement investi. C’est pourquoi, par exemple, nombreux ont été les psychiatres et les psychanalystes qui ont refusé de jouer le rôle d’expert auprès des tribunaux, expliquant que le type de science qu’on leur demande afin de déterminer par exemple si tel criminel est susceptible ou non de récidive (et donc s’il faut assortir sa détention d’une peine de sûreté) ne correspond en rien au type de science qu’ils extraient de leurs relations professionnelles avec leurs patients.
Sans pouvoir entrer dans les détails, rappelons que la figure de l’expert émerge dans le cadre de la logique positiviste suivant laquelle un langage d’observation neutre, désintéressé, objectif et supérieur à l’opinion est possible. Or la neutralité et l’objectivité au sens impliqué ici ne sont pas seulement irréalisables mais aussi constituent de véritables « obstacles épistémologiques », selon l’expression de Gaston Bachelard. Si quant à elle, la méthode expérimentale est à la fois épistémologiquement et moralement irremplaçable, c’est parce qu’elle établit que les faits résultent de nos opérations de connaissances au titre de leurs conséquences concrètes, et non que les faits « obéissent » ou même doivent
obéir à des lois « nécessaires » dont la découverte serait la raison d’être scientifique et la condition de la science.
En conclusion, la pensée politique pragmatiste entretient un certain air de famille avec le scepticisme en raison de son rejet de la possibilité et de la validité du projet de constituer une science politique indépendante des rapports sociaux, des contextes, des situations problématiques, des époques et des valeurs dominantes. Si la contribution de spécialistes est requise, en revanche la convocation des experts n’est pas seulement superflue ; elle témoigne surtout d’une incompréhension de ce qu’est la politique, d’un divorce par rapport aux méthodes démocratiques et finalement d’une mentalité pré-scientifique. Du point de vue de la démocratie libérale, la compétence du citoyen « ordinaire » n’est pas la condition de sa responsabilité et de son engagement, mais sa conséquence. Ceci étant, une pensée politique pragmatisme est loin d’être sans boussole. De son point de vue, l’expérience individuelle, qui est une forme et un matériau, est le principe général dont les lois particulières, les règles, et même les coutumes réconfortantes et les bonnes institutions, dérivent. Que ces arrangements particuliers soient d’une variété infinie ne prouve pas la validité des raisonnements relativistes mais celle du pluralisme politique et culturel.
Joëlle Zask
Université de Provence, CEPERC
1 H. Putnam, Pragmatism : An Open Question, Oxford, Blackwell, 1995. De même, pour C. Tiercelin, le point le plus intéressant du pragmatisme est qu’il soit à la fois faillibiliste et antiseptique. Voir C. Tiercelin, Hilary Putnam, L’héritage pragmatiste, Paris, PUF, Philosophies, 2002.
2 John Dewey, The Quest for Certainty, A Study of the Relation of Knowledge and Action, Gifford Lectures 1929, The Later Works of John Dewey, Volume 4, 1925-1953, Carbondale, Southern Illinois University Press ; 1st edition (April 28, 2008).
3 Ce terme recourt à cette expression pour désigner aussi bien les théories de la connaissance monistes que la politique anti-démocratique. Voir par exemple From Absolutism to Experimentalism (1930), The Later Works of John Dewey, 1925-1953, vol. 5, p. 147.
4 « Pragmatism, Relativism, and Irrationalism » (1980), repris dans R. Rorty, Consequences of Pragmatism, Brighton, The Harvester Press, 1982.
5 Voir J. Dewey, The Influence of Darwin in Philosophy (1908), The Middle Works, 1807-1909, vol. 4 ; R. Rorty, « Dewey Between Hegel and Darwin », In Herman J. Saatkamp (ed.), Rorty & Pragmatism : The Philosopher Responds to His Critics, Vanderbilt University Press, 1995.
6 J. Dewey, Logique : la théorie de l’enquête, chap. 3 et 4, Paris, PUF, 1993.
7 Sur ce point et les suivants, je me permets de citer J. Zask, L’opinion publique et son double, Livre II : John Dewey, philosophe du public. Paris, l’Harmattan, 2000, et « Sur la différence entre situation et contexte », Revue internationale de philosophie, no 245 – 2008/3, septembre 2008, p. 313-328.
8 Charles S. Peirce, « The Fixation of Belief », Popular Science Monthly 12 (November 1877), 1-15.
9 J. Dewey, Logic : A Theory of Inquiry, The Later Works, vol. 12, p. 108.
10 H. Putnam, Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994, trad. Claudine Tiercelin-Engel, éd. originale 1990, réédition Gallimard, « Tel », 2011.
11 J. Dewey, Le Public et ses problèmes (1927), trad. et intro. J. Zask, Paris, Gallimard, 2009.
12 Sur cette question de l’accord politique je me permets de citer J. Zask, « De quelle sorte d’accords l’union sociale dépend-t-elle ? Le point de vue pragmatiste », Cycnos, vol. 17, Aspects de la philosophie américaine aujourd’hui, no 1/2000, 95-109.
13 J. Cage, Silence : Lectures and Writings. Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press, 1961, p. 39.
14 Sur la signification de l’expérience et l’idée qu’elle est la méthode de la démocratie, voir par exemple J. Dewey, « Creative Democracy – The Task Before Us », 1939, The Later Works, vol. 14, p. 225.
15 Sur tous ces points, voir Le Public et ses problèmes, op. cit., chap. 2.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-8124-3358-0
- EAN : 9782812433580
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/11/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : pragmatisme, Dewey (John), relativisme, faillibilisme, trouble, enquête