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Classiques Garnier

Remarques sur l’utilité du scepticisme en démocratie d’un point de vue pragmatiste

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteur : Zask (Joëlle)
  • Résumé : La démocratie étant inachevable, le doute y joue un rôle utile tant pour conduire les enquêtes nécessaires sur questions publiques que pour alimenter la critique des institutions. L’individualité humain – sa protection et son développement – n’en est pas moins, selon Dewey notamment, un « principe » non négociable, qui échappe au relativisme sceptique. La confrontation entre ces deux « croyances » est éclairante pour aborder la « crise » du modèle de la démocratie libérale.
  • Pages : 83 à 96
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0083
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : pragmatisme, Dewey (John), relativisme, faillibilisme, trouble, enquête
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Remarques sur lutilité
du scepticisme en démocratie
dun point de vue pragmatiste

Comment le pragmatisme politique permet-il de saffranchir de lalternative entre ce que Hilary Putnam, dans son livre sur le pragmatisme, appelle le « scepticisme corrosif », et lautoritarisme1 ? Tel est lobjet de cet article. Putnam énonce ce problème au sujet de la morale. Il sapplique également au domaine politique de la démocratie libérale, vis-à-vis duquel on peut faire lhypothèse que le relativisme et lindifférence ne sont pas moins néfastes que le dogmatisme et le conservatisme. Si lon suit les enseignements du pragmatisme contemporain et surtout classique, en particulier celui que John Dewey a développé en direction de la philosophie sociale et politique, le découplage entre la politique et la vérité « absolue » apparaît comme une condition dexistence de la démocratie. Mais si ce découplage est essentiel, il nen reste pas moins que le rejet dune conception politique adossée à la « quête de certitude » nimplique nullement le rejet de cette complémentarité entre science et politique – qui peut être demblée annoncée dans les termes dune combinaison entre recherches scientifiques et activités de politisation. Avant dexaminer le moment politique de la constitution des publics modernes et le rôle de « lenquête » dans cette constitution, on apportera dans un premier temps quelques éléments concernant la logique pragmatiste de la connaissance.

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Dewey a rédigé un texte appelé La quête de la certitude dans lequel il expose les principes, les préjugés, les méthodes, qui sous-tendent la légitimation de la subordination des pratiques ou des théories à une prétendue marche vers la vérité2. Le terme le plus générique pour désigner cette attitude est celui d« absolutisme3 ». Il désigne très généralement la croyance en la fabrique moniste, unilatérale, souvent unilinéaire, des significations et des concepts. Il y a « quête de certitude » lorsque les efforts pour connaître ou agir consistent en la mobilisation de moyens destinés à atteindre une fin dirigeant de lextérieur la série quils forment. Alors que les moyens sont empiriquement déterminés, les fins sont quant à elles données et permanentes. Labsolutisme change de visage suivant quil sagit didéalisme ou de matérialisme. Mais dans les deux cas, lidée dun côté ou le réel de lautre sont posés indépendamment des processus qui mènent soit à les connaître, soit à les intégrer dans un cours daction. En bref, labsolutisme du point de vue épistémologique comme du point de vue moral et politique, soppose à linteractionnisme.

Ce nest pas le lieu de développer cette conception dont la portée est autant existentielle que cognitive, sauf à dire que linteractionnisme partage avec le scepticisme le rejet de cette conception « représentationaliste » de la connaissance que Richard Rorty, à la suite de Dewey, a désigné par lexpression « spectatorship theory of knowledge », « conception spectatorielle de la connaissance4 ». Spectacle, parce que le processus de connaître dépend du degré auquel le connu « correspond » ou « reflète » lobjet à connaître et, réciproquement, parce que lobjet idéalement se montre, se révèle, sexhibe au regard qui se fraie un chemin vers lui. Cette théorie de la connaissance suppose la vue, la lumière et le visible. Il ny a que dans un tel cadre que la métaphore suivant laquelle connaître est voir trouve un champ dapplication. La vérification passe par une épreuve dadéquation.

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Par contraste, le rejet de la conception de la vérité comme correspondance conduit à considérer le connu comme étant relatif aux activités dun sujet et la notion de vérité, comme une propriété de nos seuls énoncés dont, comme laffirme Rorty, on pourrait alors « se passer » et à laquelle pourrait être avantageusement substituée celle de vérification. On peut alors se demander dans quelle mesure le connu est autre chose quun rapport conjoncturel et contingent quun sujet établit avec le monde environnant dans lintérêt de sa propre existence ou de sa propre croyance. Si connaître nest pas aller vers, approcher, atteindre, voire saisir lobjet, sur quelle garantie supra subjective pourrait-il reposer ?

La notion dinteraction permet déviter ces perplexités. Par opposition à labsolutisme, elle permet de concevoir la solidarité profonde et les influences mutuelles entre les moyens et les fins et, plus généralement, entre les êtres. Il y a interaction lorsque les entités interagissantes acquièrent des propriétés en conséquence de leurs échanges et résultent entièrement de ces échanges. Ni leurs propriétés, ni leurs caractéristiques, ni les choses en général ne sont « en soi ». Toute chose existante est le fruit dune évolution qui est selon les cas physique, biologique ou sociale. Linfluence du darwinisme sur la philosophie des auteurs pragmatistes (Peirce, James, Dewey, Mead) est ici capitale5. En effet, le darwinisme bien compris (distinct de lévolutionnisme provenant de Spencer par exemple) permet de comprendre que chaque être vivant résulte dun processus dadaptation à un environnement donné et, en même temps, quun environnement fluctue en fonction des activités que les vivants y développent. Rappelons à cet égard que pour Darwin, lenvironnement le plus déterminant vis-à-vis de lindividu est celui que forme le groupe de ses congénères. Ladaptation ne consiste donc pas en lobéissance passive à un cadre structurel intangible. En sadaptant, le vivant modifie dans une certaine mesure le cadre qui nest tel, précisons-le, quen regard de ce vivant particulier. Individus et environnements sont donc engagés dans un flux historique sans origine ni fin et par rapport auquel toute conception substantielle est simplement hors de propos.

Du point de vue de ces termes très généraux, pragmatisme et scepticisme ont en commun le rejet de la certitude comme critère dévaluation

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de la teneur de nos propositions et de la valeur de nos conduites. Ce qui est vrai, bien, juste, lest toujours relativement à un contexte particulier. Il faut même préciser quil ne lest que provisoirement. En effet, si laction dun vivant modifie son environnement, il y a fort à parier que ses habitudes se révèlent bientôt inadéquates et quil doive sadapter ultérieurement à un environnement que ses propres activités ont transformé. Réciproquement, en inventant de nouveaux cours daction pour rétablir une continuité avec son environnement changeant, lindividu acquiert de nouvelles caractéristiques. Il ne peut être continuellement le même. Le fait même de vivre suppose de changer. Ce que la logique pragmatiste a en commun avec le scepticisme consiste donc en un faillibilisme irrépressible, quel que soit le terrain denquête sur lequel nous engageons.

Dans sa Logique, Dewey a affirmé que les interactions de type darwiniennes caractérisant le processus évolutif du monde vivant constituaient « la matrice existentielle de lenquête6 ». Autrement dit, il a considéré que les efforts de connaître sont à lêtre humain ce que leffort dadaptation inconscient est aux espèces en général. Il a par conséquent soutenu que connaître correspond à une réponse de lorganisme humain à la distorsion quil subit parfois entre lexercice de ses facultés et les ressources environnementales sans lesquels il ne pourrait persévérer dans son existence. Connaître nest pas voir, cest faire : « Knowing is doing ».

Si lauteur nexplique pas comment et à quel moment seffectue le passage de ladaptation inconsciente à lexpérience consciente puis à lenquête (ce qui constitue un point fortement obscur de sa philosophie), il est en revanche très prolixe concernant la continuité entre la réponse existentielle et la réponse cognitive à ce quil appelle une situation troublée7.

Avant daborder le moment politique proprement dit, il est utile de rappeler la fonction du doute dans lenquête, ce qui constitue, outre la liquidation de la certitude, un certain relativisme et le faillibilisme, un point commun notoire avec le scepticisme.

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En effet, il ny a enquête, de même quil ny a effort dadaptation, que dans les cas où se produit une disjonction entre le comportement habituel et les conditions environnementales. Dans lidéal, pourrait-on dire, lenvironnement auquel nos activités sont continues nous procure les éléments nécessaires à leur effectuation tandis quà linverse, nous agissons de manière à préserver les conditions environnementales qui nous sont nécessaires. Que nous considérions ici la vie sociale et les mécanismes psychologiques qui sous-tendent la socialisation, ou lexistence simplement biologique, la même logique prévaut : soit la continuité entre les besoins de lindividu et les ressources environnementales est réalisée, soit il y a dépression, souffrance, régression, mort. Laissons de côté les cas limites que sont la destruction de lenvironnement et le fait dêtre détruit par ce dernier (même si, écologiquement et politiquement, ces cas sont dramatiquement nombreux) pour considérer, à lécart du point déquilibre, des situations médianes susceptible dêtre rééquilibrées et amendées.

Peirce a recouru au « doute » pour décrire de telles situations. Une situation douteuse nest pas une situation de laquelle on décide de douter, comme pour Descartes, mais une situation qui impose existentiellement le doute, cest-à-dire un défaut dans le chemin qui mène à lapaisement, une impossibilité de fixer sa croyance8. Une telle impossibilité produit un état un malaise que nous cherchons à éviter. Le but de lenquête et ce pour quoi elle est faite sont de supprimer le doute et dapaiser notre situation, dont Dewey dit habituellement quelle est troublée. Comme pour Peirce, le trouble est existentiellement éprouvé en raison de limpossibilité didentifier dans la situation bloquée des caractéristiques de nature à pouvoir être converties en un moyen daction. Le « trouble » signifie quun individu éprouve une difficulté plus ou moins grande à corréler aux conditions existantes une conduite qui lui semble souhaitable. La « situation problématique » est alors marquée par une disparité entre les fins et les moyens. Que la fin consiste par exemple à connaître la propriété de telle molécule, apprendre une leçon, achever un tableau, trouver un travail, gouverner, etc., elle nest pas accompagnée des moyens qui permettraient dy aboutir.

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Cest pourquoi enquêter, explique Dewey, consiste à tenter de « réunifier » une situation afin quelle soit propice à la continuité dexpérience de lindividu enquêtant, continuité sans laquelle il y a mort, dégradation, régression : « Lenquête est la transformation dirigée et contrôlée dune situation indéterminée en une situation dont les distinctions et relations constitutives sont déterminées de telle sorte quelle permette de convertir les éléments de la situation initiale en un tout unifié9. »

Cette courte présentation fait apparaître la nature profondément relative de lenquête. Cette dernière est relative aux difficultés quun sujet éprouve par rapport à une situation donnée, aux ressources ou aux éléments que lenvironnement recèle au titre de moyens pour agir sur la situation troublée et finalement, dans sa dimension conclusive, à ses conséquences terminales lorsque lindividu, qui agit sous la conduite des hypothèses quil a forgées en observant la situation, évalue le degré auquel cette dernière est désormais unifiée.

Sagit-il pour autant dun relativisme du type de celui qui sévit au cœur du scepticisme ? Il faut répondre négativement à cette question. En créant un néologisme, on pourrait dire que le « relationalisme » nest pas un relativisme : le fait que les « choses », quelles soient dans les termes de Dewey physiques ou mentales, dépendent les unes des autres et que leurs opportunités dexistence soit liées à leurs relations réciproques nimplique pas, bien au contraire, quelles nexistent que dans létat subjectif dun individu et quelles soient sans lien avec la réalité. De même, labsence de vérité ultime nimplique pas que tout processus de vérification soit intégralement analysable en termes des préférences et les représentations dun individu situé.

Pour conclure brièvement sur ce point – dont limportance aussi bien pour les sciences que pour lhistoire et la politique est considérable –, rappelons que le réalisme limité auquel Hilary Putnam10 a identifié le pragmatisme repose sur le double constat de linachèvement du monde et du caractère toujours en partie imprévisible des conséquences des événements et, en particulier, des conséquences de nos propres activités.

Quen est-il maintenant dune politique démocratique desprit pragmatique ? Ici aussi un rappel simpose : la politique est pour Dewey

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une phase, parmi dautres, des relations sociales, ayant une finalité spécifique et une tâche particulière à accomplir : il sagit de réguler ou de réglementer les conséquences préjudiciables de linterdépendance humaine. Dans Le public et ses problèmes, Dewey explique que le public apparaît lorsquun grand nombre de gens est affecté par les conséquences indirectes dactivités sociales auxquelles ils ne prennent pas part et ne peuvent le faire11. Ces conséquences sont de toute nature. Elles peuvent être psychologiques, économiques, écologiques, médicales, peu importe ; car mesurer le degré de public en fonction de la nature et de lextension des conséquences de ce type implique que le public ne puisse être défini en fonction de la considération de la nature des activités en cause. On peut seulement dire, en suivant largumentation de lauteur, que plus il y a de conséquences indirectes, plus il y a de gouvernement, et plus il y a (ou il devrait y avoir) dÉtat.

La nature relationnelle de laction politique correspond à ce qui a été dit précédemment : le public, les affaires publiques, lÉtat et le gouvernement existent en fonction des conséquences des activités sociales. Lorsque ces dernières naffectent que les personnes concernées par les activités qui leur donnent naissance, on peut les considérer comme privées et considérer en même temps une intervention extérieure comme une immixtion insupportable. En revanche, quand ces conséquences sont dune telle gravité quelles détruisent le continuum de lexistence dun grand nombre de gens, alors une intervention de type politique est nécessaire.

Toutefois, comme précédemment, la nature relationnelle des entités politiques nimplique pas que ces dernières soient nécessairement capricieuses et fluctuantes en fonction des modes, des coutumes, des mœurs. Certes des politiques de ce type existent, mais elles ne sont précisément en rien démocratiques. Largument sceptique suivant lequel la justice, le bien, la loi et le droit dépendent dune évaluation changeante et située qui est nécessairement limitée, en raison de la nature limitée des créatures qui les énoncent, naît dans le contexte dune politique arbitraire, suivant les cas despotiques, absolutiste ou tyrannique. Derrière largument sceptique de la versatilité des normes politiques subsiste cependant lidéal dun ordre parfait, mais hors de

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portée. Postuler le caractère indécidable des convictions et des pratiques humaines, cest se situer par rapport à une norme qui les transcende tout en reconnaissant son caractère inaccessible. Politiquement, le scepticisme tend à légitimer larbitraire. La configuration pragmatiste assouplit et fluidifie les relations politiques sans pour autant perdre de vue les principes indiscutables que sont en priorité la croissance de lindividualité et la méthode de lexpérience.

Avant den arriver à quelques considérations sur le lien entre enquête et formation dun public démocratique, rappelons la finalité de linitiative politique : si la politique envisagée du point de vue pragmatiste échappe à larbitraire et au caprice, cest en raison du fait quelle ne dépend pas de lopinion mais de laction et de la nature des conséquences qui lui sont consécutives. Jai évoqué rapidement lidée que le public apparaît quand les conséquences préjudiciables dactivités étrangères sont en nombre et dune gravité considérable. Ce public est donc dans un premier temps passif. Il est composé, précise Dewey, de lensemble des gens affectés par ces conséquences. Un tel public ne constitue pas encore un public politique. À ce stade, il ne sagit que dun groupe social très peu conscient de lui-même, et dautant moins conscient que les individus affectés sont dispersés et que les activités qui produisent les conséquences sont hors de leur champ de leur expérience habituelle.

Il y a politique à partir du moment où les personnes concernées, au lieu dagir de concert avec dautres sur les conséquences de leurs propres activités, comme cest le cas au cours de leur vie privée, cherchent à agir sur les conséquences dactivités menées par dautres queux-mêmes. La finalité de cette action na aucun rapport avec la domination, le pouvoir, la lutte intéressée. Laction politique ne se love pas dans la violence mais dans le projet que forment les personnes subissant un préjudice de transformer la situation de manière à ce quelles retrouvent un pouvoir dinitiative ainsi que la possibilité de sengager dans les activités pour lesquelles elles ont une préférence et de poursuivre leur existence avec le minimum de contraintes possible. Autrement dit, la citoyenneté, qui est linstitution dont la finalité est de fixer ce processus dintervention des personnes sur les conditions de leur propre existence sociale, correspond à ce moment de la vie sociale destiné à transformer linterdépendance souvent involontaire et préjudiciable en une association favorable à lindividuation de chacun.

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Si les équilibres politiques varient en fonction de linterdépendance et de la nature des efforts consentis pour la limiter et la réguler, en revanche le critère de laction politique est invariable : il sagit du degré auquel les individus affectés parviennent à restaurer le continuum de leur propre existence. Les actions entreprises (dont nous dirons quelques mots dans le passage suivant) ne sont en soit ni bonnes ni mauvaises, ni justes ni injustes, ni égoïstes ni altruistes. Les accords politiques (de même dailleurs que les accords scientifiques) ne reposent pas sur le fait que tout le monde partage la même opinion mais sur le fait que les activités des uns et des autres saccordent entre elles de manière, non seulement à ne pas se gêner, mais aussi, dans le meilleur des cas, à tirer profit les unes des autres. La notion daccord entre les activités prend donc le pas sur lidée dun accord intellectuel ou moral qui est au demeurant le seul type daccord auquel une réaction sceptique pourrait sappliquer12. Dans dautres termes, le succès dune politique dépend du degré auquel le problème qui la motivée est réellement amoindri, voire supprimé, tandis quune politique dont les conséquences consistent en lintensification ou du moins en la persévérance du problème en question devrait être rejetée sans aucune hésitation. De même que les sciences modernes, la politique est, ou devrait être, expérimentale.

Lexpérience : voilà le pivot des analyses présentées ici. On peut retenir, pour laborder, une définition du musicien John Cage : « une expérience est une action dont lissue nest pas prévue13 ». Cela signifie que lexpérience est destinée à mettre à lépreuve lhypothèse en fonction de laquelle elle sorganise et se déroule. Cette hypothèse nest en soi ni bonne ni mauvaise ; il sagit dun « plan daction ». Elle permet dorganiser la relation entre une collecte de données et des idées directrices, ainsi que de les corriger et les réorienter au contact les unes des autres. Dautre part, la définition de Cage signifie quun processus expérimental est tel relativement à une organisation. Un pur tâtonnement, une accumulation de données sans lien les unes avec les autres ou un comportement chaotique ou capricieux nont rien à

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voir avec une expérience. Lexpérience se situe donc dans une position intermédiaire entre le finalisme (ou ses variantes que sont le fatalisme, le destin, la fortune) et lagitation sans but. Troisièmement, la notion dimprévu joue un rôle capital. Tout en laissant de côté les implications métaphysiques de la possibilité même de limprévu dans le monde, il convient de remarquer quune expérience, quelle soit conclusive ou pas, forme une sorte dunité sans laquelle il serait impossible dobserver des débordements, des conséquences surprenantes, de nouveau rapports, des corrélations étonnantes de changement. Une expérience est donc à la fois dotée dune certaine systématicité, et dune nature telle quelle rend possible, méthodologiquement et factuellement, des conséquences imprévues lorsque lindividu agit sous la conduite de ses idées directrices. Autrement dit, tout raisonnement qui ne permet pas ce dialogue avec le monde extérieur vis-à-vis duquel limprévu peut se produire et qui nest pas accompagné des méthodes permettant dobserver la survenue possible de conséquences imprévues nest pas plus expérimental quil nest scientifique au sens moderne du terme.

Il nest pas démocratique non plus ou, plus exactement, il nest pas en accord avec lesprit sur lequel la démocratie comme mode de vie peut sappuyer. Au sens le plus large, démocratie et expérience sont de même nature. Lexpérience est la fin et le moyen de la démocratie. Ce principe que lauteur égrène dans tous ses textes, quil sagisse de théorie de léducation ou de lart, de psychologie ou desthétique, de philosophie sociale ou politique, signifie simplement que cest par lintermédiaire de « ses » expériences au sens complet du terme que lindividualité humaine se forme et saccomplit14.

Dans toute expérience se rencontrent toujours deux éléments combinés ; ce qui est donné dun côté et ce qui est fait lobjet dune reprise de lautre. De même que, comme le montrent des fondateurs de lanthropologie culturelle comme Franz Boas ou Edward Sapir, les éléments quune culture emprunte à une autre sont requalifiés et perdent le sens quils avaient initialement, lusage quun individu fait des ressources culturelles qui lui sont transmises nest un usage (et non une utilisation contrainte comme par un mode demploi unilatéral) que sil saccompagne dune certaine

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dose dinvention. Il ny a dusage possible que dans la mesure où lobjet se présentant à lusage offre une pluralité de virtualités. Réciproquement, lusage suppose une responsabilité (sur laquelle Cage a beaucoup insisté, lappelant communément « courage ») ainsi quun engagement de la part de lindividu qui accepte de relier intimement la fabrique de sa gestuelle ou de sa pensée à la découverte de ces virtualités de lobjet, tout en rencontrant cette limite absolue que constituerait sa destruction totale.

Ce en quoi ces remarques rencontrent les arguments en faveur de la démocratie est double : dun côté lorganisation sociale et culturelle de lenvironnement destinée à la formation de lindividualité de tous se trouve au cœur des politiques démocratiques depuis leurs premières formulations. Cest par exemple sur une telle intuition que repose la complémentarité entre les droits de lhomme et ceux du citoyen. De lautre côté, dans la mesure où lexpérience suppose une certaine coopération parfois opérationnelle et observatrice (ici on peut penser aux textes magistraux de Réaumur sur le raisonnement par observation), parfois de type dialogique, – dans la mesure où elle se situe dans cette zone intermédiaire entre dun côté lindifférence et le déni, la destruction ou la domination à légard de lenvironnement naturel ou social et, de lautre, la dissolution complète de lindividualité dans son milieu (que ce soit par conformisme ou par allégeance), elle exprime très précisément la nature et la situation du lieu où un processus démocratique est possible.

Pour terminer, on peut revenir au lien entre public et science. Ce lien est la condition de ce quon pourra appeler une expérience publique (ce dont il est aujourdhui question en termes d« émergence des problèmes publics », de « politiques publiques », d« action publique », de « démocratie participative » ou encore d« empowerment ».) Dune manière générale, afin dêtre actif et donc démocratiquement organisé, un public est à la fois le sujet et lobjet de lexpérience : cest en partant à la recherche de lui-même, en se fédérant, en rassemblant ces éléments dispersés, en identifiant les causes qui le font apparaître comme tel, en créant son unité et en organisant son action auprès du gouvernement existant quun public acquiert une puissance daction politique. Comme le dit Dewey, un public doit avant tout autre chose se découvrir lui-même15. Sil est chaotique, dispersé, inconscient de lui-même et de ce

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qui laffecte, alors il nest pas en position de faire émerger ses intérêts, cest-à-dire lintérêt public, la res publica. Un objet public, comme par exemple la pénalisation du harcèlement au travail ou le mariage pour tous, némerge que dans la mesure où le public dabord passif et dispersé est devenu sujet.

Or ce devenir sujet ne va évidemment pas de soi. Lorsque linterdépendance est aussi complexe que celle que nous connaissons, regardez autour de soi ne suffit certainement pas. Il faut des méthodes et des sciences sociales pour parvenir à identifier et à expliquer les mécanismes en jeu. Bref, le public ne sorganise que par lintermédiaire denquêtes sociales qui sont à lenvironnement social ce que ladaptation est à lenvironnement naturel.

À légard du scepticisme, cette conception de laction publique prend acte du caractère provisoire, contingent et relationnel de la norme politique, du droit comme de la loi. La fluctuation temporelle et spatiale est de rigueur. La science politique, au lieu de reposer, comme cest traditionnellement le cas, sur la recherche dune correspondance entre le monde des phénomènes et celui des Idées, repose sur lobservation la plus fine et la plus judicieuse possible de létat réellement existant des relations humaines et de leurs modifications sous leffet de nos actions. Elle est prise dans un flux tout aussi indéfini que celui des activités humaines.

La science politique nest donc absolument pas une affaire dexpert et dexpertise. Au contraire, la science dont la démocratie libérale a besoin afin que nous ne « marchions pas dans les ténèbres » (comme le craignait Alexis de Tocqueville) est celle dont semparent et que créent les parties prenantes qui, en fonction de leur situation et de leurs savoir-faire respectifs, sont à même de récupérer une puissance dagir à travers les enquêtes quils mènent sur leurs propres conditions dexistence. Ici il nest pas même nécessaire de recourir à lidée, aussi vieille que les démocraties et toujours pertinente à certains égards, que lintéressé sait mieux que quiconque quelle chaussure convient à son pied. Car outre le fait que les problèmes que doivent affronter les citoyens des démocraties modernes sont beaucoup plus complexes et étrangers aux traditions que les questions de pied et de chaussure, se trouve la portée, non pas collective mais commune, de laction publique. Le public nest pas seulement une collection dindividus ayant un même

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intérêt de réglementation politique en sa faveur, cest une communauté politique, cest-à-dire un groupe dans lequel circulent des informations, séchangent des données, se créent des liens, se forment des conversations, des discussions, des échanges en tout genre, bref, dans lequel il y a de la « communication ». Alors que les individus membres de groupes privés soccupent de forger un sens commun à leur entreprise en évaluant des effets de leurs activités connectées, ceux qui sont membres dun groupe public sengagent dans la fabrique dune ré-action commune aux effets dont ils sont affectés. Plus cette forme de communauté est élargie et plus lintérêt qui la porte est partageable.

Les raisons pour lesquelles le recours à la figure de lexpert nest pas souhaitable sont donc de plusieurs sortes. Premièrement il est évident que lexpert court-circuite le processus expérimental que le public, à la fois sujet et objet, entreprend, et grâce auquel de passif, il devient actif. Or, en labsence dexpérience, ni la reconstruction de lindividualité blessée ni celle du public dispersé ne sont possibles. Deuxièmement, lexpert est un personnage dont les idées échappent en grande partie au test de lexpérimentation. Il ny a en effet expertise que dans la mesure où lon fait lhypothèse dune connaissance établie indépendamment du processus de vérification expérimentale au cours duquel lobservateur sest personnellement investi. Cest pourquoi, par exemple, nombreux ont été les psychiatres et les psychanalystes qui ont refusé de jouer le rôle dexpert auprès des tribunaux, expliquant que le type de science quon leur demande afin de déterminer par exemple si tel criminel est susceptible ou non de récidive (et donc sil faut assortir sa détention dune peine de sûreté) ne correspond en rien au type de science quils extraient de leurs relations professionnelles avec leurs patients.

Sans pouvoir entrer dans les détails, rappelons que la figure de lexpert émerge dans le cadre de la logique positiviste suivant laquelle un langage dobservation neutre, désintéressé, objectif et supérieur à lopinion est possible. Or la neutralité et lobjectivité au sens impliqué ici ne sont pas seulement irréalisables mais aussi constituent de véritables « obstacles épistémologiques », selon lexpression de Gaston Bachelard. Si quant à elle, la méthode expérimentale est à la fois épistémologiquement et moralement irremplaçable, cest parce quelle établit que les faits résultent de nos opérations de connaissances au titre de leurs conséquences concrètes, et non que les faits « obéissent » ou même doivent

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obéir à des lois « nécessaires » dont la découverte serait la raison dêtre scientifique et la condition de la science.

En conclusion, la pensée politique pragmatiste entretient un certain air de famille avec le scepticisme en raison de son rejet de la possibilité et de la validité du projet de constituer une science politique indépendante des rapports sociaux, des contextes, des situations problématiques, des époques et des valeurs dominantes. Si la contribution de spécialistes est requise, en revanche la convocation des experts nest pas seulement superflue ; elle témoigne surtout dune incompréhension de ce quest la politique, dun divorce par rapport aux méthodes démocratiques et finalement dune mentalité pré-scientifique. Du point de vue de la démocratie libérale, la compétence du citoyen « ordinaire » nest pas la condition de sa responsabilité et de son engagement, mais sa conséquence. Ceci étant, une pensée politique pragmatisme est loin dêtre sans boussole. De son point de vue, lexpérience individuelle, qui est une forme et un matériau, est le principe général dont les lois particulières, les règles, et même les coutumes réconfortantes et les bonnes institutions, dérivent. Que ces arrangements particuliers soient dune variété infinie ne prouve pas la validité des raisonnements relativistes mais celle du pluralisme politique et culturel.

Joëlle Zask

Université de Provence, CEPERC

1 H. Putnam, Pragmatism : An Open Question, Oxford, Blackwell, 1995. De même, pour C. Tiercelin, le point le plus intéressant du pragmatisme est quil soit à la fois faillibiliste et antiseptique. Voir C. Tiercelin, Hilary Putnam, Lhéritage pragmatiste, Paris, PUF, Philosophies, 2002.

2 John Dewey, The Quest for Certainty, A Study of the Relation of Knowledge and Action, Gifford Lectures 1929, The Later Works of John Dewey, Volume 4, 1925-1953, Carbondale, Southern Illinois University Press ; 1st edition (April 28, 2008).

3 Ce terme recourt à cette expression pour désigner aussi bien les théories de la connaissance monistes que la politique anti-démocratique. Voir par exemple From Absolutism to Experimentalism (1930), The Later Works of John Dewey, 1925-1953, vol. 5, p. 147.

4 « Pragmatism, Relativism, and Irrationalism » (1980), repris dans R. Rorty, Consequences of Pragmatism, Brighton, The Harvester Press, 1982.

5 Voir J. Dewey, The Influence of Darwin in Philosophy (1908), The Middle Works, 1807-1909, vol. 4 ; R. Rorty, « Dewey Between Hegel and Darwin », In Herman J. Saatkamp (ed.), Rorty & Pragmatism : The Philosopher Responds to His Critics, Vanderbilt University Press, 1995.

6 J. Dewey, Logique : la théorie de lenquête, chap. 3 et 4, Paris, PUF, 1993.

7 Sur ce point et les suivants, je me permets de citer J. Zask, Lopinion publique et son double, Livre II : John Dewey, philosophe du public. Paris, lHarmattan, 2000, et « Sur la différence entre situation et contexte », Revue internationale de philosophie, no 245 – 2008/3, septembre 2008, p. 313-328.

8 Charles S. Peirce, « The Fixation of Belief », Popular Science Monthly 12 (November 1877), 1-15.

9 J. Dewey, Logic : A Theory of Inquiry, The Later Works, vol. 12, p. 108.

10 H. Putnam, Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994, trad. Claudine Tiercelin-Engel, éd. originale 1990, réédition Gallimard, « Tel », 2011.

11 J. Dewey, Le Public et ses problèmes (1927), trad. et intro. J. Zask, Paris, Gallimard, 2009.

12 Sur cette question de laccord politique je me permets de citer J. Zask, « De quelle sorte daccords lunion sociale dépend-t-elle ? Le point de vue pragmatiste », Cycnos, vol. 17, Aspects de la philosophie américaine aujourdhui, no 1/2000, 95-109.

13 J. Cage, Silence : Lectures and Writings. Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press, 1961, p. 39.

14 Sur la signification de lexpérience et lidée quelle est la méthode de la démocratie, voir par exemple J. Dewey, « Creative Democracy – The Task Before Us », 1939, The Later Works, vol. 14, p. 225.

15 Sur tous ces points, voir Le Public et ses problèmes, op. cit., chap. 2.