« Prendre soin de la nature et des hommes »
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Author: Pierron (Jean-Philippe)
- Pages: 11 to 29
- Journal: Ethics, Politics, Religions
« Prendre soin de la nature
et des hommes »
« Prendre soin de la nature et des hommes ». L’expression pourrait bien être un nouveau mot d’ordre de la modernité tardive. Il réplique à une crise sociale : celle de l’homme souffrant dans ces « machines à guérir » que sont devenus nos hôpitaux mais aussi celle des souffrances au travail qu’engendre sa réduction à l’activité lorsque les cultures professionnelles se voient rattrapées par une rationalité instrumentale soucieuse avant tout de coordination et de procédure. Il réplique également, ou ambitionne de le faire, à une crise environnementale marquée par l’érosion de la « biodiversité », la souffrance animale et le « stress » de milieux épuisés en leurs ressources et en leurs capacités de résilience par les prédations exercées sur eux par les activités humaines. En somme, il enregistre la sinistre homonymie de l’anthropie qui se fait entropie.
Mais, objectera-t-on, ce prendre soin de la nature et des hommes donne lieu à une homonymie trompeuse. En effet, les discours sur le soin se déploient sur des plans discursifs fort différents et difficilement articulés. Ils peuvent s’enraciner dans une réflexion ontologique sur le destin de l’être, si l’on pense par exemple à cette réflexion d’Heidegger sur les conditions de la production industrielle, celui-ci croyant pouvoir déceler une différence entre la colonisation impudique de la Terre par notre système technique et ces formes traditionnelles d’activités techniques la ménageant, pour lesquelles cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins1. Ils peuvent également se déployer en éthique philosophique. Articulant ce plan ontologique avec l’action, le soin définit une option éthique eu égard à une vulnérabilité qui oblige. L’éthique se fait alors philosophie première. Elle bouleverse l’économie interne du concept de responsabilité, laquelle n’est plus envisagée comme un « se sentir responsable de » mais comme un « être appelé à la responsabilité
par » des êtres attendant des soins. Ici, la référence omniprésente à l’œuvre de Levinas que l’on trouve dans le champ médical et environnemental est un signal fort de cette accentuation. Il en va de même, quoique autrement, pour Le Principe responsabilité2 de Hans Jonas dont on oublie souvent qu’il était le premier volume d’une recherche d’éthique générale déployée ensuite en éthique appliquée dans un volume paru en Allemagne en 1985, Technique, médecine et éthique3. Ces discours peuvent aussi se faire sur le plan de l’éthique et de la politique, dans le cadre d’une réflexion sur la justice. À cet endroit, le souci d’apporter une réponse concrète aux besoins des autres est une question cruciale que portent aujourd’hui les théories du care. Ce mot anglais, inscrit dans nos discours et délibérément non traduit, signale l’ouverture dans le champ philosophique d’un territoire voulant, pragmatiquement et sans métaphysique, reformuler en d’autres termes les liens entre souci, sensibilité et responsabilité. Carol Gilligan dans les années 1980 puis Joan Tronto dans les années 1990 en sont les figures les plus significatives4. Engageant un souci du vulnérable bien plus large que le seul soin médical, le care mobilise « tout ce que nous faisons pour perpétuer, préserver et entretenir notre monde, afin de pouvoir y vivre aussi bien que possible » pour reprendre la formule de Joan Tronto. Il prépare l’idée d’une politique du care : si l’accent est mis sur le care, c’est-à-dire en favorisant le soutien et l’entraide, tout peut changer5. Enfin, ces discours sur le soin, dans leur diversité, entrent en discussion avec d’autres aspects de la philosophie contemporaine. On pense au point de tension entre l’éthique du care et la philosophie sociale héritière de la théorie critique concentrée sur les enjeux de reconnaissance. Là où l’éthique du care irradie aisément dans tous les champs de l’éthique appliquée, la
philosophie sociale, concentrée sur les relations intersubjectives situe la question du soin sur le moment affectif de la reconnaissance mutuelle engagée dans l’amour6, étant par ailleurs attentive au rôle de la raison et des activités discursives qui l’explicitent en raisons et arguments. Cette différence tient à ce que l’entente parait donnée comme condition a priori dans la relation de care alors qu’elle est conquise eu égard aux formes de communications distordues ou de soins, non réussies ou conflictuelles, auxquelles s’attache la théorie critique. Bref, le care d’un côte et le souci (Zag en allemand) de l’autre sont deux façons possibles de se rapporter à la vulnérabilité humaine et d’affirmer que l’homme n’est pas que performance ou « capital humain ». Mais là où le care se libère des grilles d’analyse de philosophie sociale, politique et morale en décrivant des situations de vulnérabilité (vitale : maladie, mort, situation de handicap ; sociale : exclusion, précarité ; environnementale : catastrophes, …) et en laissant la place à l’expression sensible de ces vies vulnérables, la philosophie sociale le fait avec les outils de la rationalité et de la critique argumentative, donnant au conflit sa puissance émancipatrice, identifiant et dénonçant les contextes institutionnels devant être améliorés et corrigés pour qu’ils soient moins dominateurs. Elle demandera alors : comment devons-nous nous comporter au mieux afin de contrecarrer l’extrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en l’épargnant7 ?
On vient de le voir, le prendre soin désigne donc des options et des traitements philosophiques fort distincts. Toutefois, une observation s’impose concernant l’attention fragile ou le souci du vulnérable qu’elles ont en partage. Réplique, le prendre soin l’est moins à partir de la convocation de dispositifs techniques ou administratifs, qu’en encourageant une disposition originaire. Si le soin est une réponse originale à de nouvelles vulnérabilités, il est aussi réplique originaire qui tient et maintient que l’existence est essentiellement relation. Dit autrement le « prendre soin », s’il se réfère à des pratiques, à des formes d’attention aux nouvelles vulnérabilités occasionnées par notre crise sociale et environnementale, vise et embrasse au-delà des revendications
sociopolitiques par ailleurs nécessaires, portées par des donneurs de soins minorisés (mouvements féministes et écoféministes, minorités ethniques, minorités sociales). En effet, on peut donner deux interprétations divergentes du prendre soin de la vulnérabilité alors qu’il s’agit d’apprendre à les coordonner. Tantôt le prendre soin relève d’un courant émancipateur qui dénonce des situations socioéconomiques injustes en appelant à une refonte et une transformation des pratiques sociales causes de la vulnérabilité (discours de la révolution), tantôt d’un courant humaniste qui soutient et accompagne les personnes ou les réalités vulnérabilisées dans le concret de leurs situations (discours de la réforme). Loin de les opposer, notre hypothèse est que le prendre soin viserait une disposition éthique originaire. Celle que porte une anthropologie du lien et de la vulnérabilité entendue non négativement mais positivement comme porosité au lien. Elle interroge les institutions sociopolitiques qui lui donnent forme et l’informent. Elle questionnerait alors le cadre interprétatif des cultures au sein desquelles elle s’épèle et se déploie. Un tel « prendre soin » inviterait à penser que notre crise sociale et environnementale est tout autant une crise des liens et une crise des limites8. En ce sens, le prendre soin ne s’entendra pas ici dans la signification, à nos yeux plus restreinte, que lui donne aujourd’hui l’éthique du care. Ceci pour trois raisons au moins sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous. Le prendre soin porte des enjeux ontologiques attachés à une compréhension relationnelle de l’être au monde. Il s’épèle et se déplie dans des grammaires du soin qui en configurent à chaque fois une expression instituée différenciée. Il s’oriente éthiquement en des dispositions éthiques contextualisées, des vertus singulières incomparables (la tempérance, la sobriété, la patience, la disponibilité, etc.), ce que tend à lisser l’idée de care.
Que signifie prendre soin ? Il faut laisser résonner le « prendre » présent dans le prendre soin. Il n’est pas que la tentative, plus ou moins réussie, de parvenir à rendre dans la langue française la distinction que scolairement on est tenté de faire, calquant l’anglais, entre le care (prendre soin) et le cure (faire des soins), entre disposition éthique et savoir technique du soignant professionnel, voire du soigneur. Certes il
s’indique là que le prendre soin engage et mobilise plus et davantage que la seule activité socioprofessionnelle de ceux qu’on dira être des soignants. Si en français, le soin se rapporte immédiatement à l’activité curative en son acception médicale, la reconnaissance de maladies chroniques et de situations de handicap durables engageant à « vivre avec » dans des conditions les meilleures possibles (le projet d’une société inclusive) et plus largement de nouvelles figures de la vulnérabilité (le soin des animaux d’élevages ou le ménagement des milieux), le prendre soin élargit cette attention portée à l’altérité. Le prendre soin en son insistance résiste à sa réduction professionnelle qui se déploie en technicités, activités de nursing, ou prises en charges de « besoins dits élémentaires ». Il fait entendre un souci plus vaste et profond. Il signale qu’un prendre soin raisonnant cesse de résonner. Entendons que les justifications logiques, fonctionnelles et techniques qui opèrent des partitions entre les soignants et les autres font oublier, qu’en amont de cette distinction, qu’en plus de ces légitimes objectivations des rôles présentes dans les institutions du soin, le soin est d’abord une disposition d’accueil qui laisse résonner l’épreuve du vulnérable, le cri du souffrant qui nous saisit, humain ou non-humain. Résonance pratique eu égard à une vulnérabilité qui oblige, le prendre soin est donc un « prendre » en un sens bien particulier. Ce prendre parle d’une prise qui ne soit pas une emprise (la technicité soignante). Il exprime un être en prise où le vivant reconnaît le vivant et qui, de ce fait, ne craint pas d’irradier du vivant humain, vers les non-humains, voire le milieu ambiant dans son ensemble. Le prendre soin embrasse donc plus large que ces sphères de spécialisations en différents mondes du soin. En ce sens, parler de prendre soin est inadéquat. Prendre parait suggérer une forme de prise – le prendre en mains du prendre soin – alors qu’il s’agirait d’accueillir la réalité que l’on vient prendre. Le prendre soin risque toujours d’être une fermeture à la réalité sur laquelle il veille alors qu’il est une surprise, ouverture à cette dernière. Prendre soin c’est répondre présent au présent du monde qui nous suscite. Cette forme de la présence est transverse au langage, au travail, à l’œuvre, ou à l’action pour le dire dans des catégories arendtiennes. Éveil poétique à la réalité, le prendre soin nous ouvre à elle. Penseur de l’Ouvert, le philosophe Henri Maldiney, attentif à l’œuvre des poètes, à l’espace de la peinture, à l’épreuve du corps dans le milieu ambiant en a déployé l’idée et la fécondité dans l’attention qu’il porta au soin
de l’homme malade jusqu’à la folie. Nous dirons alors, à sa façon, que le prendre soin est, originairement, une façon de saisir qui n’opère sur la chose qu’en s’ouvrant à elle9.
Un moment du soin ?
Assez significativement, un déplacement s’est récemment opéré à propos du soin. Alors que le soin s’entendait comme une activité spécialisée et professionnalisée – le médical et le paramédical –, il s’élargit. Il connaît aujourd’hui une métamorphose aussi bien en extension – du soin apporté aux humains au soin pour les non humains voire à l’environnement – et en compréhension – des techniques soignantes professionnelles à la disposition éthique et politique de soin eu égard à tout être vulnérabilisé10. Se déploie de la sorte une dialectique vivante entre le soin comme disposition éthique originaire et la professionnalisation du soin dans des pratiques soignantes instruites par les contextes et singularisées par eux. Le vif est ici que le premier donne aux secondes une orientation tandis que celles-ci donnent au premier une consistance.
Mais si « prendre soin de la nature et des hommes » a parfois l’allure d’un mot d’ordre, il manifeste surtout une nouvelle maxime impérative. Elle est symptomatique de notre moment historique. Ce moment, Frédéric Worms a pu le placer sous la rubrique, qui est d’abord et avant tout un prisme interprétatif pour une époque vivant l’extension continue du règne de la manipulation, donc et par voie de conséquence la vulnérabilité, d’un Moment du soin11. La maxime du prendre soin est symptomatique en ce qu’elle manifeste la recherche de possibles convergences entre des domaines que depuis une trentaine d’années nous avons appris à traiter comme séparés. En effet, nous rendant progressivement plus attentifs à la complexité des contextes qui y étaient engagés, nous avons progressivement développé des approches d’éthiques appliquées distinctes :
éthique médicale, éthique animale, éthique des affaires et éthique environnementale. Le prendre soin désignerait-il l’unité d’une disposition sous la pluralité de ces dispositifs ? Symptomatique, elle l’est également dans la mesure où le prendre soin définit un type d’attitude relationnelle qui fait défaut dans un monde qui vit le déploiement sans précédents, parce qu’il est à l’échelle globale, d’une bureaucratisation croissante du monde de la vie. Cette bureaucratisation est rendue possible et relayée par des techniques d’administration des vivants et par leur instrumentation. Elles sont le bras armé d’une rationalité technoscientifique qui a rendu possible, par la découverte d’une logique du vivant, la maîtrise du vivant et avec elle, de tous les vivants. On pense ici aux industries biotechnologiques, qu’elles concernent le monde de la santé devenu objet d’une industrie sanitaire médicale ou pharmacologique ; qu’elles soient industries agroalimentaires dans les grandes monocultures céréalières, dans les élevages industriels ou les usages de ces machines à nourrir que sont devenus les « OGM » ; qu’elles soient industries d’extractions réduisant la nature à une carrière si on pense aux ressources d’énergies fossiles non renouvelables ou à l’eau ; qu’elles se fassent biopouvoirs dans la colonisation administrative du monde vécu par les humains dans la rationalisation des organisations et des institutions.
Entre le soin apporté aux humains et celui déployé en direction des non-humains voire des milieux, une humanité mise à l’épreuve de la vulnérabilité s’engage. Cette épreuve qu’enregistre le moment du soin repose sur une analogie selon laquelle la vulnérabilité, humaine ou non humaine, nous obligerait. Le soin ne serait pas le monopole du souci que l’humain peut avoir à l’égard de l’autre humain. C’est en vertu de ce présupposé, qu’il nous faudra discuter, que l’on assiste aujourd’hui sinon à une convergence, ou du moins à un point de rencontre entre les enjeux d’éthique médicale, d’éthique animale et environnementale, et entre les deux d’éthique du travail12. La crise écologique et la crise qui traverse le modèle biomédical ont sans doute en commun d’être une crise du rapport que nous entretenons à « la nature », qu’elle soit nature en nous (le corps), la nature entre nous (le milieu dans sa double dimension spatiale et temporelle) ou à la nature en dehors de nous (l’environnement). Elles
se présentent comme une crise du lien (nous ne saisissons plus ce qui nous lie à la nature dans l’insupportable des conditionnalités corporelles ou écologiques) et une crise de la limite (le tout est possible des fictions technologiques questionnées par une anthropologie de la finitude.) Elles ont en partage le fait que, toutes enregistrent les conséquences liées à la continuité qu’il y a entre la découverte d’une logique du vivant – une bio-logie – et une maîtrise du vivant – une bio-urgie. Elles sont contemporaines d’une activité scientifique intégrée dans le système technicien et dans le mode de production économique qui le rend possible : les biotechnologies. On ne devra donc pas négliger, à l’arrière plan de cette convergence, l’histoire des techniques, contemporains que nous sommes comme dirait Gilbert Simondon, d’objets techniques hypertéliques (l’OGM, la salle de réanimation, l’open space) et d’objets techniques individués (la chambre d’hôpital, l’agriculture raisonnée). Mais faut-il pour autant fondre et confondre les enjeux ? Pour accroître le lien qui nous lie à la nature en nous ou en dehors de nous dans la continuité qui paraît s’engager ici entre éthique environnementale et éthique médicale, faut-il nécessairement en tirer comme conséquence une fusion qui serait dilution des différences ? À quelles conditions l’analogie du prendre soin, pour être stimulante, sera-t-elle également pertinente pour redéfinir nos responsabilités ? Qui prend soin de qui ?
Parler de relation de soin entendue comme soin porté à la relation dissone dans une civilisation technologique qui tend à substituer à l’intensité de la relation la rationalisation de rapports fonctionnels. Autrement dit à une anthropologie utilitariste et individualiste qui déferle aujourd’hui à l’échelle globale, laquelle pose que le plus petit atome du social c’est l’intérêt individuel et sa maximisation, le prendre soin entreprend de déployer une anthropologie relationnelle pour laquelle le plus petit atome du social c’est précisément la relation dont on a le souci concret. Maxime, l’invitation à prendre soin engage alors, au moment même où nous prenons la mesure de la démesure de nos pouvoirs sur les vivants, un bouleversement d’attitudes. Ainsi le soin est-il bien au cœur d’un présent marqué à la fois par le pouvoir sur la vie, les nouvelles techniques médicales et biologiques, d’un côté, et la nouvelle vulnérabilité de la vie, à la fois écologique et éthique13. C’est pourquoi il substitue
après l’autorité des paternalismes et à la valorisation parfois excessive de l’autonomie, l’attention portée à la vulnérabilité.
D’une vaste amplitude, l’appel au prendre soin questionne donc notre moment historique. On pourrait le décrire comme une crise de l’univers symbolique grâce auquel nous avons appris à faire monde avec la vulnérabilité des vivants et des existants. Il engage tout à la fois une mise en sens, une mise en forme et une mise en scène de la coexistence des hommes entre eux, avec les non-humains et le milieu ambiant. Cette triple dimension rappelle que parler de prendre soin n’est pas qu’une posture insolente et abstraite. Attitude théorique et pratique – pas de soins sans gestes ou paroles de soin –, le prendre soin mobilise en amont une perspective téléologique : une visée de l’agir dans une compréhension renouvelée de notre rapport au monde pensé dans une éthique de l’appartenance qui nous lie comme vivant aux vivants. Elle mobilise aussi en aval une attention aux conditions institutionnelles qui donnent au soin l’occasion de se traduire et de se transcrire dans des médiations pratiques opérantes (droit, législations, institutions, pratiques de ménagement).
Le prendre soin comme mise en sens
Le « prendre soin », qui se présente comme une catégorie transversale, opère une mise en sens. Il fait son entrée dans le vocabulaire de la philosophie qui jusque-là l’ignorait. Rénovation sémantique d’un thème ancien – le souci et la sollicitude – le soin et la vulnérabilité n’ont pas d’entrées dans nos ouvrages usuels de philosophies classiques, nos encyclopédies, ni même ceux de philosophie morale. Gageons d’ailleurs que ce ne sera plus le cas pour les ouvrages du xxie siècle14.
Au-delà de la question sémantique, cette mutation de vocabulaire signale que notre moment du soin révèle une mise en travail de l’ontologie qui fonde notre culture. Soin et vulnérabilité remettent sur
le métier l’ontologie substantielle qui servait de fondement à nos grandes options et positions axiologiques, ontologie que portaient les concepts de nature ou de vie. Ceci s’opère au profit d’une ontologie relationnelle pour laquelle l’être s’épèle progressivement dans un patient travail de déchiffrement peut être inachevable. Le sens du soin est de donner à la sollicitude apportée aux différentes figures de la vulnérabilité dont on a le souci – vulnérabilité de la nature en nous qu’est le corps dans la maladie et le handicap ; vulnérabilité de la nature entre nous dans la réflexion engagée sur la fragilité des milieux de vie anthropisés qu’ils soient architecturaux, urbains, industriels ; vulnérabilité de la nature hors de nous dans la découverte d’une précarisation du milieu ambiant et d’une réification des non humains incorporés dans des processus industriels, si l’on pense à l’usage industriel de l’eau ou aux élevages agroindustriels – le rang d’un interprétant majeur.
En proposant de comprendre notre être au monde « en clef de soin », le prendre soin y prend l’allure d’un changement de paradigme. À la place d’un « se rendre comme maître et possesseur de la nature » qui encourage un certain acosmisme, il s’agit de tenter de penser, ce qu’en termes levinassiens on appellera un « s’en rendre comme serviteur et otage » pour reprendre une formule de Jean Greisch. Si celui-là mettait l’accent sur l’importance de l’autonomie, celui-ci mettrait l’accent sur la vulnérabilité15. Si au nom de l’indépendance d’un sujet autoposé on valorisa l’autonomie et une conception de l’homme évalué dans ses performances, dire que la vulnérabilité est humaine, qu’elle est le fait de tout homme, change la donne. Cette portée ontologique est alors contenue dans l’idée que le soin et la vulnérabilité s’interprètent comme façon d’élever l’éthique au rang de philosophie première. Concept central, la vulnérabilité porte avec elle une anthropologie de la relation qui entre frontalement en débat avec l’anthropologie utilitariste et individualiste aujourd’hui dominante que nous évoquions ci-dessus. Il met l’accent, comme option éthique fondamentale, sur une nécessaire attention aux besoins et sur l’idée qu’elle n’est pas le fait de certaines identités particulièrement fragiles, mais que les identités intègrent en elles la fragilité comme constitutive, installant de l’autre dans le soi.
Il est notable, en ce sens, que le « prendre soin de la nature et des hommes » invite à un au-delà du souci de la régulation et de la réglementation. Il cherche une convergence et une assise en termes d’éthique fondamentale et d’ontologie. Il tente de la trouver dans une anthropologie de la finitude. Ici, nous l’avons dit, le concept de vulnérabilité occupe une place majeure. Le prendre soin tonalise une sollicitude originaire à l’égard d’une vulnérabilité qui oblige et vis-à-vis de laquelle se déploient des manières de faire des soins : les techniques soignantes, les pratiques d’aménagement et de ménagement des territoires, les mouvements socioéconomiques en vue d’une sobriété volontaire cherchant à installer la prise en compte du temps long et le caractère fini des ressources naturelles dans les pratiques individuelles, l’ethos et les institutions politiques, etc. Cette tonalisation originante résonne dans la proposition disant « prendre de soin de la nature et des hommes ». On en perçoit les limites lorsqu’on l’interprétera en disant il faut prendre soin de la nature comme on prend soin des hommes. Mais c’est aussi en prenant la mesure de ce « comme » que l’on en découvre la véritable portée. L’enjeu porte sur le statut de cette analogie16. Est-elle douteuse, permet-elle de penser et vivre les relations entre les humains et avec les non humains ? Penser l’homme rendu méconnaissable par la maladie comme un semblable ; penser l’animal comme un souffrant dans la perspective d’un Jeremy Bentham ; penser comme une montagne selon l’adage du père de l’éthique environnementale Aldo Leopold sont autant de propositions qui font de l’analogie le principe constituant des relations humaines et des relations entre vivants humains et non humains.
Mais on peut entendre l’analogie en plusieurs sens. Soit on pense l’analogie au sens usuel comme ce qui signale une ressemblance lointaine entre des réalités qui n’ont guère de traits communs, opérant alors des rapprochements faciles et instables. On peut alors faire du prendre soin l’occasion d’une synthèse superficielle embrassant dans un même tout des réalités incomparables. Plus avant, on pense l’analogie comme un raisonnement de proportionnalité – le raisonnement par
analogie stricto sensu posant que A est à B ce que C est à D. Il consiste à poser que le soin que l’on porte à la nature engage des attitudes et mobilise des options éthiques tout comme nous engageons à l’égard des hommes des attitudes et des options de soin. C’est ce que les défenseurs des animaux et opposants à la chasse aux bébés phoques en particulier pouvaient dire, il y a déjà quelques années lorsqu’ils affirmaient dans un coup de force rhétorique, que ces animaux sont des personnes comme les autres. Il y a là une erreur de ce raisonnement. Elle est de se laisser croire qu’il y a un comparable ; qu’il y a une homogénéité entre l’observé (les comportements de ces animaux) et le vécu (l’éprouvé de nos sentiments). Et l’on aura beau jeu alors d’y dénoncer la facilité de la projection anthropomorphique. Les hommes ne se connaissent pas en s’appréhendant de l’extérieur à la façon des animaux qu’ils observent. Cependant la critique du raisonnement par analogie n’est pas le refus de toute analogie. C’est pourquoi, en un dernier sens, l’analogie s’entendra comme transfert analogique, comme exercice en imagination sans lequel la tonalisation relationnelle du monde humain en monde de relations avec d’autres hommes et des non humains ne serait pas possible et n’aurait pas de véritable consistance. Il s’agit d’un usage transcendantal de l’analogie qui laisse entrevoir une relation immédiate, pathique entre l’homme et l’homme, entre le vivant humain et le non humain. Cette relation pathique originaire, et non pathétique à la manière de l’anthropomorphisme, le prendre soin en serait moins le dépositaire que le lieu de recueil ; moins le mémorial que l’expression. Le prendre soin signale l’insistance d’une capillarité, secrète mais consistante, entre les vivants. Elle pointe une solidarisation profonde qui restitue chaque protagoniste dans sa capacité à faire monde et à élaborer une modalité vive de la présence. L’analogie n’est donc pas tant un raisonnement que le transcendantal qui règle un monde de relations et d’expériences diverses. C’est le mystérieux de nos relations à autrui, et plus enfouies aux non humains, que de se vivre dans une immédiateté sentie qu’il s’agit ensuite de médiatiser afin de l’expliciter. La tâche que se donnent les formes pratiques du prendre soin est précisément de faire l’explicitation de cette épreuve analogique.
Le prendre soin comme mise en forme
Cette vulnérabilité dont il faudrait prendre soin pourrait bien être un mot-éponge, si on n’y prend garde. Arasant la diversité du réel et la pluralité des contextes, l’appel à la vulnérabilité serait alors moins éclairant qu’écrasant. Il absorberait toutes les formes possibles de l’attente de soin, se dilatant ou se contractant au gré des réalités prises en compte. Si la vulnérabilité engage une mise en sens inédite marquée par une attention à ce qui en elle nous oblige, déjouer la facilité de l’abstraction d’un principe, n’impose-t-il pas d’observer que sa mise en forme est plurielle ? Que la vulnérabilité se déploie en des vulnérabilités ? Qu’il faut clairement faire apparaître la protection des vulnérabilités humaines présentes comme des limites aux devoirs que nous avons à l’égard des non humains ou des générations futures ? Qu’un prendre soin de la vulnérabilité s’opère différemment selon que cette vulnérabilité s’adresse à la fragilité de l’homme malade (éthique médicale), à la précarité des conditions sociales d’existence (éthique des affaires et éthique des droits de l’homme) ou à l’instabilité des milieux ambiants et de la biodiversité (éthique animale et environnementale) ? L’anthropologie de la vulnérabilité se prolonge en une sociologie des relations de dépendance17.
Le « prendre soin », pour n’être pas abstrait, en appelle donc à une mise en forme. Il prend forme dans des grammaires du soin. Elles en configurent les expressions par la constitution de cadres interprétatifs, cadre d’intelligibilité et d’actions, avec et dans lesquels déployer sa disponibilité. Elles se concentrent sur cette entreprise qui, depuis une trentaine d’années maintenant, se place sous la rubrique générale de la bioéthique, laquelle a ses corollaires dans le champ du droit (droit de l’environnement, droit des malades) et de la déontologie (code de déontologie médicale ou vétérinaire). La bioéthique, avec son préfixe bio-, ouvre aussi bien en direction du vivant humain que du vivant non-humain, voire de la Terre. On devra se demander d’ailleurs si la Terre est elle-même un vivant comme le suggère l’idée d’une « santé de
la Terre », soulevant une nouvelle fois le voile sur un doute qui plane autour de l’analogie du prendre soin exportée des hommes vers les non humains et les milieux.
Toujours est-il que le discours bioéthique a pu se déployer dans les différents champs de ce que depuis on nomme l’éthique appliquée. Cette dernière couvre ainsi différents domaines assumés par des éthiques régionales : éthique médicale, éthique environnementale, éthique des biotechnologies, éthique des affaires. L’éthique dans ces différentes composantes a été, à chaque fois, une réponse pragmatique, développant une grammaire de l’action. Tant bien que mal, au risque parfois de l’alibi éthique, de la prolifération de discours éthiques indolores et de la réduction technicienne de l’éthique sous la figure de l’éthicien, l’éthique a cherché à positionner la réplique d’une rationalité des fins malmenée eu égard à une rationalité des moyens triomphante. Le prendre soin définirait alors ce noyau éthique originaire à partir duquel dispenser des soins, réveillant la dimension téléologique de l’agir.
L’éthique, pluralisée en éthiques régionales, tente d’endiguer le déploiement dans les activités médicales (procréation médicalement assistée, médecine de réanimation, soins palliatifs), dans les activités industrielles d’exploitation et d’extractions (pêche, mines, eau) et dans les activités d’agriculture et d’élevage (OGM, clonage reproductif, agro-industries, élevages industriels) d’une rationalité instrumentale marquée par une logique de l’illimitation. Selon cette dernière le passage du possible au réel, la conviction que l’impossible n’a d’autres significations que provisoires, voire que ce qui peut être fait sera fait sont des implicites avec lesquels il conviendrait de composer. Cette instrumentalisation du monde encouragerait alors une perte des liens au profit de la marchandisation de ceux-ci, une bureaucratisation croissante du monde de la vie et une unidimensionnalisation du monde vécu par sa mise en œuvre technoscientifique.
Face au déploiement de cette civilisation technologique, les éthiques régionales ont travaillé à reposer la question du souhaitable à côté de celle du faisable. Elles l’ont fait en assumant au plus près la singularité et la spécificité des contextes et des milieux, de sorte que le prendre soin de la vulnérabilité, comme option éthique originaire, trouve naturellement son prolongement et son explicitation dans une attention épistémologiquement instruite par les sciences humaines, et
dans l’institutionnalisation pratique de formes concrètes qui configurent le soin en des pratiques de soin.
En effet, il apparaît bien vite que la vulnérabilité est un concept massif difficilement opératoire. Aussi n’est-il pas étonnant que le prendre soin se diffracte en des soins configurés qu’évoque l’idée de grammaire avancée ci-dessus. Le prendre soin instruit par sa traduction institutionnelle se pluralise en des formes de soins. La fragilité qui oriente la pratique du travailleur social, le ménagement des milieux par les aménageurs du territoire, l’attention dans la relation éducative, le souci des aménités pour les géographes, la précarité pour les soignants en seront des expressions distinctes. Prenons la précarité18. Parler de précarité donne au prendre soin une forme singulière. Il s’agit de prendre en compte des souffrances psychosociales liées aux effets du néolibéralisme. La précarité n’est pas la pauvreté. La pauvreté est un avoir peu ; la précarité est une peur de perdre. Si la pauvreté est un avoir peu, elle n’est pas une maladie, elle est une difficulté qui devient un problème dans la misère. La précarité, quant à elle, est cette souffrance hantée par la peur de perdre – l’épreuve du « precare » est un supplier l’autre pour avoir – qui sape la confiance en soi et en l’autre jusqu’au refus de vivre, d’habiter le monde et son corps dans l’auto-exclusion. Ainsi, on le voit, la précarité n’est pas la fragilité du malade, qui n’est pas l’instabilité d’un écosystème, l’exclusion du handicapé ou l’imprévisible de la natalité, etc.
On peut donc envisager les éthiques ou répliques régionales comme autant de tentatives pour réinstaller la légitimité de la question des fins au cœur du triomphe de la rationalité des moyens. Pour ne pas rester abstrait, le prendre soin travaille donc à s’expliciter dans les contextes institutionnels qui donnent à cette disposition éthique une effectivité. Il faudrait ainsi se rendre attentif à toutes ces médiations pratiques grâce auxquelles cet horizon d’attente soucieux d’assumer notre appartenance de vivant parmi les vivants acquiert une consistance dans l’épaisse texture des cultures. En somme, s’il est une disposition éthique originaire, le prendre soin à lui seul ne fait pas une éthique ou une politique, une pratique. Il ne fait pas plus une civilisation, si du moins on pense qu’un des enjeux d’arrière-plan est aujourd’hui une refonte générale de
notre relation à la nature. Il s’agit donc de se demander quelles formes donner à cette disposition personnelle qui soient l’occasion d’épeler et de se constituer en pratiques collectives, en un nouvelle ethos19. Or la convergence entre droit de l’environnement et droit des droits de l’homme ; la montée en puissance d’une économie sociale et solidaire qui redonne à l’oikos sa dimension native ; l’articulation repensée de la justice sociale et environnementale dans la « démocratie écologique » ; autrement dit le droit, l’économie et la politique ne donnent-elle pas à transcrire dans les institutions cette disposition éthique renouvelant la compréhension que nous pouvons avoir de la place de l’homme dans la nature ? Sans cela le « prendre soin » ne risquerait-il pas d’être une généreuse mais abstraite posture de belle âme ?
La mise en scène du prendre soin
Le prendre soin, enfin, n’est pas sans mise en scène. Il prend aujourd’hui figure dans des expressions concrètes et ostensibles, dans un « pathos du prestige » comme aurait dit Weber, dans des innovations de modes de vie, dans un nouvel ethos. Si le prendre soin accompagne la transmission d’un souci pour le vulnérable humain ou non-humain, il n’existe pas sans sa transcription dans des mises en scènes avec leurs étiquettes, leurs cérémonies, leurs emblèmes. Cette mise en scène du prendre soin n’est ni réductible à un seul habillage qui reposerait
sur une conception décorative du symbolique – l’habillage éthique du prendre soin à des fins commerciales dans les labellisations et les certifications –, ni épuisé dans la seule analyse sociale qui n’y verrait que des marqueurs sociaux – une sociologie des appartenances de classes : bourgeois bohèmes, néoruraux. Le prendre soin trouve dans cette mise en scène l’élaboration d’un langage culturel singulier, décisif pour son exercice. C’est lui qui fait entendre et donne forme matérielle à la hantise éthique qui l’habite.
Des figures concrètes du soin sont engagées dans la réforme des modes de vie. Elles vont de la recherche d’une société sobre et désirable jusqu’à la valorisation de la biodiversité urbaine attentive à des services écologiques gratuits ; de l’éleveur de chèvres en petit troupeau à la contestation de l’élevage industriel ; de la viticulture en biodynamie au mouvement des villes lentes ; de la découverte du caractère polythérapeutique des usages médicaux qui voient se joindre la médecine allopathique à d’autres traditions médicales – complémentaires, alternatives, holistiques – jusqu’au redéploiement des liens entre santé et environnement dans la réflexion sur les risques sanitaires ; des associations de malades aux nouvelles pratiques d’accompagnements dans les institutions hospitalières ; des nouvelles architectures hospitalières aux unités de soins palliatifs ; des pratiques de jardins partagés encourageant des nouvelles formes de résilience urbaine à un questionnement sur les sanctuarisations de la nature dans les réserves de biosphère intégrale, etc. ; de la fatigue d’être soi au burn out engendré par une société de l’accélération qui encourage à parler de maladie de civilisation jusqu’au mouvement des villes lentes et aux tentatives du soin par des techniques de ralentissement (médecines dites naturelles, sophrologie, yoga, etc.) ; d’une sécularisation du soin à une médecine du salut … Toutes ces figures concrètes révèlent l’inventivité et l’effervescence d’une créativité individuelle et collective mobilisée dans les figures inédites du prendre soin. De la sorte, il parait bien qu’avec un « prendre soin de la nature et des hommes » s’engage une nouvelle manière de « civilisation des mœurs », une métamorphose de cet univers symbolique grâce et par lequel penser, vivre et symboliser les liens du vivant humain avec les autres vivants.
Si, au sens fort, le prendre soin se comprend comme l’attention au « après vous monsieur » dont Levinas a voulu faire le cœur de sa philosophie première, il s’agit donc, ensuite et dans le même mouvement,
de se demander comment cette attention prend figure et se trouve médiatisée par des contextes et des institutions singulières. Aussi, que le prendre soin se fragmente en des manières et des styles de soin rendra compte du fait que prendre soin de l’homme précaire, de l’homme malade ou de milieux ambiants fragilisés ne stylise pas le prendre soin de la même manière. Une tonalité éthique originaire se diffracte, comme organisations et institutions pratiques, en des sphères du soin singulières. C’est pourquoi on trouvera dans les articles qui suivent des textes consacrés soit à une éthique philosophique venant tester cette idée de prendre soin (première section) ; soit des textes s’attachant à décrire et analyser ce soin en situation (deuxième section). L’institution hospitalière qu’est l’hôpital n’institue pas des pratiques de ménagement comme celles que mobilisent les acteurs des parcs régionaux dans l’aménagement du territoire ; l’hospitalité accordée aux nouvelles figures de la précarité n’est pas une prise en soin assimilable à ce qu’engage une critique des élevages industriels de poissons génétiquement modifiés ; l’eau réduite à une chose manipulable et canalisable à laquelle il faut faire attention (caution) n’est pas le milieu dont on prend soin (take care). Aussi parler de fragilité, de précarité et d’instabilité résiste à la tentation du nivellement, de l’arasement qui risque de faire du prendre soin une incantation plutôt que l’objet d’une convocation pratique. L’étonnant est sans doute là. L’humain souci du vulnérable ne se donne et ne s’épèle que dans la diversité de champs du soin non commensurables. L’intérêt des éthiques dites régionales qui sont des éthiques en contexte est alors de se concentrer sur cette centralité du contexte : complexité d’où le rôle de l’expert ; pluralité d’où le rôle de l’argumentation.
En proposant ici de parler d’un prendre soin de la nature et des hommes nous voudrions donc nous rendre attentifs moins à la juxtaposition de pratiques pluralisées en des milieux divers (le médical, le social, l’environnemental) que nous concentrer sur un processus. Le prendre soin engage un processus : apprendre à traduire un souci du vulnérable dans la chair des contextes. Oui, le prendre soin porte des enjeux ontologiques attachés à une compréhension relationnelle de l’être au monde et qu’il atteste. Mais il les épèle et les déplie dans des grammaires du soin qui en configurent à chaque fois l’expression instituée. Ainsi prend-il corps éthiquement dans des dispositions éthiques contextualisées, des vertus
singulières incomparables (la tempérance, la sobriété, la patience, la disponibilité, l’attention, etc.) qui résistent à la tentation de les lisser. Il prend chair politiquement dans des institutions du soin qui sont autant d’institutions de la reconnaissance. Ainsi compris, le prendre soin, s’il est une condition d’un monde de relations soigneuses et aussi l’horizon de pratiques soignantes.
Jean-Philippe Pierron
Université Lyon 3
1 Martin Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 20.
2 Sous titre, Éthique pour une civilisation technologique [1979], trad. Jean Greisch, Champ/Flammarion, 2008. Le retentissement de cet ouvrage, par ailleurs étrangement ignoré et non commenté par les philosophes de l’environnement nord américains, tend à occulter l’ouvrage plus appliqué auquel Jonas l’avait associé intitulé Technik, Medizin und Ethik.
3 Voir Hans Jonas, L’Art médical et la responsabilité humaine, trad. Eric Pommier, Cerf, 2012.
4 Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009.
5 Tronto pourra distinguer alors entre se soucier (caring about), prendre soin au sens social, pratiquer des soins au sens curatif et être l’objet de soins (care receiving.) De cette distinction on tirera quatre attitudes auxquelles correspondront quatre valeurs : la sollicitude, la prise en charge, la prodigation de soin, la réception de soin en appelant à l’attention, la responsabilité, la compétence et la réceptivité.
6 On pense à la place qu’Axel Honneth accorde à l’amour comme modèle de la reconnaissance intersubjective, à côté du droit et de la solidarité. Voir La Lutte pour la reconnaissance, ch. v, trad. Cerf, 2000, p. 113 sq.
7 Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Flammarion, 1992, p. 19.
8 « Crise du lien : nous ne saisissons plus ce qui nous lie à l’animal, au vivant, à la nature ; crise de la limite, nous ne saisissons plus ce qui nous en distingue » (François Ost, La Nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003).
9 Henri Maldiney, L’Art, l’éclair de l’être [1993], Cerf, 2012, p. 81. Voir également Penser l’homme et la folie [1991], Jérôme Millon, 3e édition, 2007.
10 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.
11 Frédéric Worms, Le moment du soin, A quoi tenons-nous ?, Paris, PUF, 2010.
12 Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de l’injustice sociale [1998], Seuil, Points/Essais, 2009.
13 Frédéric Worms, Le Moment du soin …, p. 35.
14 Notons, au moment où nous relisons les épreuves de ce numéro, la parution d’un Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne aux éditions du Cerf, 2013, lequel comporte une entrée pour la vulnérabilité !
15 Voir sur ce point Corinne Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Cerf, 2010 ; Jean-Philippe Pierron, Vulnérabilité, Pour une philosophie du soin, PUF, 2010.
16 Cette question a déjà un antécédent. Il portait sur la signification qu’il convient d’accorder à l’alter ego dans la réflexion husserlienne déployée dans la cinquième méditation cartésienne. Nous renvoyons au commentaire que propose Paul Ricœur du rôle dévolu à l’analogie dans les rapports entre les ego dans « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité », dans Du texte à l’action, Essais d’herméneutique ? II, Seuil, 1986, p. 292-294.
17 Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 30.
18 Voir sur ce point les travaux du psychiatre Jean Furtos, Les Cliniques de la vulnérabilité, Éd. Masson ; De la précarité à l’auto-exclusion Éd. de la rue d’Ulm.
19 C’est à ce point qu’on peut établir une première jonction entre l’éthique environnementale et la pensée du care. En effet, il semble que la dénonciation des comportements égoïstes, des gestes de pillage et de gaspillage, de destruction et de dégradation, débouche d’évidence sur l’appel à une attitude caring, tant pour réparer ce qui a été détruit que pour développer une autre forme de relation à « la nature » et aux entités qui la peuplent. Le « prendre soin » paraît constituer à cet égard, pour qui veut résoudre la « crise écologique », un modèle de comportement efficace. En retour, la pensée du care trouve avec cette crise un terrain d’application privilégié pour considérer sa propre dimension politique, dans la mesure où la résolution de cette crise requiert une modification des pratiques et des activités à l’échelle de la collectivité tout entière. Voir Marie Gaille, « De la “crise écologique” au stade du miroir moral », in S. Laugier (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 211-212.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-8124-2120-4
- EAN: 9782812421204
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-06-2014
- Periodicity: Biannual
- Language: French