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Classiques Garnier

« Prendre soin de la nature et des hommes »

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2013 – 2, n° 3
    . Prendre soin de la nature et des hommes
  • Auteur : Pierron (Jean-Philippe)
  • Résumé : Réponse originale à de nouvelles vulnérabilités, le soin est aussi réplique originaire qui tient et maintient que l’existence est essentiellement relation. Le « prendre soin », s’il se réfère à des pratiques, à des formes d’attention aux nouvelles vulnérabilités occasionnées par notre crise sociale et environnementale, vise et embrasse au-delà de ces revendications sociopolitiques par ailleurs nécessaires. Aujourd’hui deux interprétations divergentes du prendre soin s’opposent alors qu’il s’agit d’apprendre à les coordonner. Tantôt le prendre soin relève d’un courant émancipateur qui dénonce des situations socioéconomiques injustes en appelant à une refonte et une transformation des pratiques sociales causes de la vulnérabilité (discours de la révolution), tantôt d’un courant humaniste qui soutient et accompagne les personnes ou les réalités vulnérabilisées dans le concret de leurs situations (discours de la réforme). Loin de les opposer, notre hypothèse est que le prendre soin viserait une disposition éthique originaire. Celle que porte une anthropologie du lien et de la vulnérabilité entendue non négativement mais positivement comme porosité au lien. Mais cette dernière interroge alors les institutions sociopolitiques qui lui donnent forme et l’informent. Elle questionne le cadre interprétatif des cultures au sein desquelles elle s’épèle et se déploie. Un tel « prendre soin » inviterait à penser alors que notre crise sociale et environnementale est tout autant une crise des liens et une crise des limites. En ce sens, le prendre soin ne s’entendra pas ici dans la signification, à nos yeux plus restreinte, que lui donne aujourd’hui l’éthique dite du care.
  • Pages : 11 à 29
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812421204
  • ISBN : 978-2-8124-2120-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/02/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Prendre soin de la nature
et des hommes »

« Prendre soin de la nature et des hommes ». Lexpression pourrait bien être un nouveau mot dordre de la modernité tardive. Il réplique à une crise sociale : celle de lhomme souffrant dans ces « machines à guérir » que sont devenus nos hôpitaux mais aussi celle des souffrances au travail quengendre sa réduction à lactivité lorsque les cultures professionnelles se voient rattrapées par une rationalité instrumentale soucieuse avant tout de coordination et de procédure. Il réplique également, ou ambitionne de le faire, à une crise environnementale marquée par lérosion de la « biodiversité », la souffrance animale et le « stress » de milieux épuisés en leurs ressources et en leurs capacités de résilience par les prédations exercées sur eux par les activités humaines. En somme, il enregistre la sinistre homonymie de lanthropie qui se fait entropie.

Mais, objectera-t-on, ce prendre soin de la nature et des hommes donne lieu à une homonymie trompeuse. En effet, les discours sur le soin se déploient sur des plans discursifs fort différents et difficilement articulés. Ils peuvent senraciner dans une réflexion ontologique sur le destin de lêtre, si lon pense par exemple à cette réflexion dHeidegger sur les conditions de la production industrielle, celui-ci croyant pouvoir déceler une différence entre la colonisation impudique de la Terre par notre système technique et ces formes traditionnelles dactivités techniques la ménageant, pour lesquelles cultiver signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins1. Ils peuvent également se déployer en éthique philosophique. Articulant ce plan ontologique avec laction, le soin définit une option éthique eu égard à une vulnérabilité qui oblige. Léthique se fait alors philosophie première. Elle bouleverse léconomie interne du concept de responsabilité, laquelle nest plus envisagée comme un « se sentir responsable de » mais comme un « être appelé à la responsabilité

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par » des êtres attendant des soins. Ici, la référence omniprésente à lœuvre de Levinas que lon trouve dans le champ médical et environnemental est un signal fort de cette accentuation. Il en va de même, quoique autrement, pour Le Principe responsabilité2 de Hans Jonas dont on oublie souvent quil était le premier volume dune recherche déthique générale déployée ensuite en éthique appliquée dans un volume paru en Allemagne en 1985, Technique, médecine et éthique3. Ces discours peuvent aussi se faire sur le plan de léthique et de la politique, dans le cadre dune réflexion sur la justice. À cet endroit, le souci dapporter une réponse concrète aux besoins des autres est une question cruciale que portent aujourdhui les théories du care. Ce mot anglais, inscrit dans nos discours et délibérément non traduit, signale louverture dans le champ philosophique dun territoire voulant, pragmatiquement et sans métaphysique, reformuler en dautres termes les liens entre souci, sensibilité et responsabilité. Carol Gilligan dans les années 1980 puis Joan Tronto dans les années 1990 en sont les figures les plus significatives4. Engageant un souci du vulnérable bien plus large que le seul soin médical, le care mobilise « tout ce que nous faisons pour perpétuer, préserver et entretenir notre monde, afin de pouvoir y vivre aussi bien que possible » pour reprendre la formule de Joan Tronto. Il prépare lidée dune politique du care : si laccent est mis sur le care, cest-à-dire en favorisant le soutien et lentraide, tout peut changer5. Enfin, ces discours sur le soin, dans leur diversité, entrent en discussion avec dautres aspects de la philosophie contemporaine. On pense au point de tension entre léthique du care et la philosophie sociale héritière de la théorie critique concentrée sur les enjeux de reconnaissance. Là où léthique du care irradie aisément dans tous les champs de léthique appliquée, la

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philosophie sociale, concentrée sur les relations intersubjectives situe la question du soin sur le moment affectif de la reconnaissance mutuelle engagée dans lamour6, étant par ailleurs attentive au rôle de la raison et des activités discursives qui lexplicitent en raisons et arguments. Cette différence tient à ce que lentente parait donnée comme condition a priori dans la relation de care alors quelle est conquise eu égard aux formes de communications distordues ou de soins, non réussies ou conflictuelles, auxquelles sattache la théorie critique. Bref, le care dun côte et le souci (Zag en allemand) de lautre sont deux façons possibles de se rapporter à la vulnérabilité humaine et daffirmer que lhomme nest pas que performance ou « capital humain ». Mais là où le care se libère des grilles danalyse de philosophie sociale, politique et morale en décrivant des situations de vulnérabilité (vitale : maladie, mort, situation de handicap ; sociale : exclusion, précarité ; environnementale : catastrophes, …) et en laissant la place à lexpression sensible de ces vies vulnérables, la philosophie sociale le fait avec les outils de la rationalité et de la critique argumentative, donnant au conflit sa puissance émancipatrice, identifiant et dénonçant les contextes institutionnels devant être améliorés et corrigés pour quils soient moins dominateurs. Elle demandera alors : comment devons-nous nous comporter au mieux afin de contrecarrer lextrême vulnérabilité des personnes, en la protégeant et en lépargnant7 ?

On vient de le voir, le prendre soin désigne donc des options et des traitements philosophiques fort distincts. Toutefois, une observation simpose concernant lattention fragile ou le souci du vulnérable quelles ont en partage. Réplique, le prendre soin lest moins à partir de la convocation de dispositifs techniques ou administratifs, quen encourageant une disposition originaire. Si le soin est une réponse originale à de nouvelles vulnérabilités, il est aussi réplique originaire qui tient et maintient que lexistence est essentiellement relation. Dit autrement le « prendre soin », sil se réfère à des pratiques, à des formes dattention aux nouvelles vulnérabilités occasionnées par notre crise sociale et environnementale, vise et embrasse au-delà des revendications

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sociopolitiques par ailleurs nécessaires, portées par des donneurs de soins minorisés (mouvements féministes et écoféministes, minorités ethniques, minorités sociales). En effet, on peut donner deux interprétations divergentes du prendre soin de la vulnérabilité alors quil sagit dapprendre à les coordonner. Tantôt le prendre soin relève dun courant émancipateur qui dénonce des situations socioéconomiques injustes en appelant à une refonte et une transformation des pratiques sociales causes de la vulnérabilité (discours de la révolution), tantôt dun courant humaniste qui soutient et accompagne les personnes ou les réalités vulnérabilisées dans le concret de leurs situations (discours de la réforme). Loin de les opposer, notre hypothèse est que le prendre soin viserait une disposition éthique originaire. Celle que porte une anthropologie du lien et de la vulnérabilité entendue non négativement mais positivement comme porosité au lien. Elle interroge les institutions sociopolitiques qui lui donnent forme et linforment. Elle questionnerait alors le cadre interprétatif des cultures au sein desquelles elle sépèle et se déploie. Un tel « prendre soin » inviterait à penser que notre crise sociale et environnementale est tout autant une crise des liens et une crise des limites8. En ce sens, le prendre soin ne sentendra pas ici dans la signification, à nos yeux plus restreinte, que lui donne aujourdhui léthique du care. Ceci pour trois raisons au moins sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous. Le prendre soin porte des enjeux ontologiques attachés à une compréhension relationnelle de lêtre au monde. Il sépèle et se déplie dans des grammaires du soin qui en configurent à chaque fois une expression instituée différenciée. Il soriente éthiquement en des dispositions éthiques contextualisées, des vertus singulières incomparables (la tempérance, la sobriété, la patience, la disponibilité, etc.), ce que tend à lisser lidée de care.

Que signifie prendre soin ? Il faut laisser résonner le « prendre » présent dans le prendre soin. Il nest pas que la tentative, plus ou moins réussie, de parvenir à rendre dans la langue française la distinction que scolairement on est tenté de faire, calquant langlais, entre le care (prendre soin) et le cure (faire des soins), entre disposition éthique et savoir technique du soignant professionnel, voire du soigneur. Certes il

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sindique là que le prendre soin engage et mobilise plus et davantage que la seule activité socioprofessionnelle de ceux quon dira être des soignants. Si en français, le soin se rapporte immédiatement à lactivité curative en son acception médicale, la reconnaissance de maladies chroniques et de situations de handicap durables engageant à « vivre avec » dans des conditions les meilleures possibles (le projet dune société inclusive) et plus largement de nouvelles figures de la vulnérabilité (le soin des animaux délevages ou le ménagement des milieux), le prendre soin élargit cette attention portée à laltérité. Le prendre soin en son insistance résiste à sa réduction professionnelle qui se déploie en technicités, activités de nursing, ou prises en charges de « besoins dits élémentaires ». Il fait entendre un souci plus vaste et profond. Il signale quun prendre soin raisonnant cesse de résonner. Entendons que les justifications logiques, fonctionnelles et techniques qui opèrent des partitions entre les soignants et les autres font oublier, quen amont de cette distinction, quen plus de ces légitimes objectivations des rôles présentes dans les institutions du soin, le soin est dabord une disposition daccueil qui laisse résonner lépreuve du vulnérable, le cri du souffrant qui nous saisit, humain ou non-humain. Résonance pratique eu égard à une vulnérabilité qui oblige, le prendre soin est donc un « prendre » en un sens bien particulier. Ce prendre parle dune prise qui ne soit pas une emprise (la technicité soignante). Il exprime un être en prise où le vivant reconnaît le vivant et qui, de ce fait, ne craint pas dirradier du vivant humain, vers les non-humains, voire le milieu ambiant dans son ensemble. Le prendre soin embrasse donc plus large que ces sphères de spécialisations en différents mondes du soin. En ce sens, parler de prendre soin est inadéquat. Prendre parait suggérer une forme de prise – le prendre en mains du prendre soin – alors quil sagirait daccueillir la réalité que lon vient prendre. Le prendre soin risque toujours dêtre une fermeture à la réalité sur laquelle il veille alors quil est une surprise, ouverture à cette dernière. Prendre soin cest répondre présent au présent du monde qui nous suscite. Cette forme de la présence est transverse au langage, au travail, à lœuvre, ou à laction pour le dire dans des catégories arendtiennes. Éveil poétique à la réalité, le prendre soin nous ouvre à elle. Penseur de lOuvert, le philosophe Henri Maldiney, attentif à lœuvre des poètes, à lespace de la peinture, à lépreuve du corps dans le milieu ambiant en a déployé lidée et la fécondité dans lattention quil porta au soin

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de lhomme malade jusquà la folie. Nous dirons alors, à sa façon, que le prendre soin est, originairement, une façon de saisir qui nopère sur la chose quen souvrant à elle9.

Un moment du soin ?

Assez significativement, un déplacement sest récemment opéré à propos du soin. Alors que le soin sentendait comme une activité spécialisée et professionnalisée – le médical et le paramédical –, il sélargit. Il connaît aujourdhui une métamorphose aussi bien en extension – du soin apporté aux humains au soin pour les non humains voire à lenvironnement – et en compréhension – des techniques soignantes professionnelles à la disposition éthique et politique de soin eu égard à tout être vulnérabilisé10. Se déploie de la sorte une dialectique vivante entre le soin comme disposition éthique originaire et la professionnalisation du soin dans des pratiques soignantes instruites par les contextes et singularisées par eux. Le vif est ici que le premier donne aux secondes une orientation tandis que celles-ci donnent au premier une consistance.

Mais si « prendre soin de la nature et des hommes » a parfois lallure dun mot dordre, il manifeste surtout une nouvelle maxime impérative. Elle est symptomatique de notre moment historique. Ce moment, Frédéric Worms a pu le placer sous la rubrique, qui est dabord et avant tout un prisme interprétatif pour une époque vivant lextension continue du règne de la manipulation, donc et par voie de conséquence la vulnérabilité, dun Moment du soin11. La maxime du prendre soin est symptomatique en ce quelle manifeste la recherche de possibles convergences entre des domaines que depuis une trentaine dannées nous avons appris à traiter comme séparés. En effet, nous rendant progressivement plus attentifs à la complexité des contextes qui y étaient engagés, nous avons progressivement développé des approches déthiques appliquées distinctes :

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éthique médicale, éthique animale, éthique des affaires et éthique environnementale. Le prendre soin désignerait-il lunité dune disposition sous la pluralité de ces dispositifs ? Symptomatique, elle lest également dans la mesure où le prendre soin définit un type dattitude relationnelle qui fait défaut dans un monde qui vit le déploiement sans précédents, parce quil est à léchelle globale, dune bureaucratisation croissante du monde de la vie. Cette bureaucratisation est rendue possible et relayée par des techniques dadministration des vivants et par leur instrumentation. Elles sont le bras armé dune rationalité technoscientifique qui a rendu possible, par la découverte dune logique du vivant, la maîtrise du vivant et avec elle, de tous les vivants. On pense ici aux industries biotechnologiques, quelles concernent le monde de la santé devenu objet dune industrie sanitaire médicale ou pharmacologique ; quelles soient industries agroalimentaires dans les grandes monocultures céréalières, dans les élevages industriels ou les usages de ces machines à nourrir que sont devenus les « OGM » ; quelles soient industries dextractions réduisant la nature à une carrière si on pense aux ressources dénergies fossiles non renouvelables ou à leau ; quelles se fassent biopouvoirs dans la colonisation administrative du monde vécu par les humains dans la rationalisation des organisations et des institutions.

Entre le soin apporté aux humains et celui déployé en direction des non-humains voire des milieux, une humanité mise à lépreuve de la vulnérabilité sengage. Cette épreuve quenregistre le moment du soin repose sur une analogie selon laquelle la vulnérabilité, humaine ou non humaine, nous obligerait. Le soin ne serait pas le monopole du souci que lhumain peut avoir à légard de lautre humain. Cest en vertu de ce présupposé, quil nous faudra discuter, que lon assiste aujourdhui sinon à une convergence, ou du moins à un point de rencontre entre les enjeux déthique médicale, déthique animale et environnementale, et entre les deux déthique du travail12. La crise écologique et la crise qui traverse le modèle biomédical ont sans doute en commun dêtre une crise du rapport que nous entretenons à « la nature », quelle soit nature en nous (le corps), la nature entre nous (le milieu dans sa double dimension spatiale et temporelle) ou à la nature en dehors de nous (lenvironnement). Elles

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se présentent comme une crise du lien (nous ne saisissons plus ce qui nous lie à la nature dans linsupportable des conditionnalités corporelles ou écologiques) et une crise de la limite (le tout est possible des fictions technologiques questionnées par une anthropologie de la finitude.) Elles ont en partage le fait que, toutes enregistrent les conséquences liées à la continuité quil y a entre la découverte dune logique du vivant – une bio-logie – et une maîtrise du vivant – une bio-urgie. Elles sont contemporaines dune activité scientifique intégrée dans le système technicien et dans le mode de production économique qui le rend possible : les biotechnologies. On ne devra donc pas négliger, à larrière plan de cette convergence, lhistoire des techniques, contemporains que nous sommes comme dirait Gilbert Simondon, dobjets techniques hypertéliques (lOGM, la salle de réanimation, lopen space) et dobjets techniques individués (la chambre dhôpital, lagriculture raisonnée). Mais faut-il pour autant fondre et confondre les enjeux ? Pour accroître le lien qui nous lie à la nature en nous ou en dehors de nous dans la continuité qui paraît sengager ici entre éthique environnementale et éthique médicale, faut-il nécessairement en tirer comme conséquence une fusion qui serait dilution des différences ? À quelles conditions lanalogie du prendre soin, pour être stimulante, sera-t-elle également pertinente pour redéfinir nos responsabilités ? Qui prend soin de qui ?

Parler de relation de soin entendue comme soin porté à la relation dissone dans une civilisation technologique qui tend à substituer à lintensité de la relation la rationalisation de rapports fonctionnels. Autrement dit à une anthropologie utilitariste et individualiste qui déferle aujourdhui à léchelle globale, laquelle pose que le plus petit atome du social cest lintérêt individuel et sa maximisation, le prendre soin entreprend de déployer une anthropologie relationnelle pour laquelle le plus petit atome du social cest précisément la relation dont on a le souci concret. Maxime, linvitation à prendre soin engage alors, au moment même où nous prenons la mesure de la démesure de nos pouvoirs sur les vivants, un bouleversement dattitudes. Ainsi le soin est-il bien au cœur dun présent marqué à la fois par le pouvoir sur la vie, les nouvelles techniques médicales et biologiques, dun côté, et la nouvelle vulnérabilité de la vie, à la fois écologique et éthique13. Cest pourquoi il substitue

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après lautorité des paternalismes et à la valorisation parfois excessive de lautonomie, lattention portée à la vulnérabilité.

Dune vaste amplitude, lappel au prendre soin questionne donc notre moment historique. On pourrait le décrire comme une crise de lunivers symbolique grâce auquel nous avons appris à faire monde avec la vulnérabilité des vivants et des existants. Il engage tout à la fois une mise en sens, une mise en forme et une mise en scène de la coexistence des hommes entre eux, avec les non-humains et le milieu ambiant. Cette triple dimension rappelle que parler de prendre soin nest pas quune posture insolente et abstraite. Attitude théorique et pratique – pas de soins sans gestes ou paroles de soin –, le prendre soin mobilise en amont une perspective téléologique : une visée de lagir dans une compréhension renouvelée de notre rapport au monde pensé dans une éthique de lappartenance qui nous lie comme vivant aux vivants. Elle mobilise aussi en aval une attention aux conditions institutionnelles qui donnent au soin loccasion de se traduire et de se transcrire dans des médiations pratiques opérantes (droit, législations, institutions, pratiques de ménagement).

Le prendre soin comme mise en sens

Le « prendre soin », qui se présente comme une catégorie transversale, opère une mise en sens. Il fait son entrée dans le vocabulaire de la philosophie qui jusque-là lignorait. Rénovation sémantique dun thème ancien – le souci et la sollicitude – le soin et la vulnérabilité nont pas dentrées dans nos ouvrages usuels de philosophies classiques, nos encyclopédies, ni même ceux de philosophie morale. Gageons dailleurs que ce ne sera plus le cas pour les ouvrages du xxie siècle14.

Au-delà de la question sémantique, cette mutation de vocabulaire signale que notre moment du soin révèle une mise en travail de lontologie qui fonde notre culture. Soin et vulnérabilité remettent sur

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le métier lontologie substantielle qui servait de fondement à nos grandes options et positions axiologiques, ontologie que portaient les concepts de nature ou de vie. Ceci sopère au profit dune ontologie relationnelle pour laquelle lêtre sépèle progressivement dans un patient travail de déchiffrement peut être inachevable. Le sens du soin est de donner à la sollicitude apportée aux différentes figures de la vulnérabilité dont on a le souci – vulnérabilité de la nature en nous quest le corps dans la maladie et le handicap ; vulnérabilité de la nature entre nous dans la réflexion engagée sur la fragilité des milieux de vie anthropisés quils soient architecturaux, urbains, industriels ; vulnérabilité de la nature hors de nous dans la découverte dune précarisation du milieu ambiant et dune réification des non humains incorporés dans des processus industriels, si lon pense à lusage industriel de leau ou aux élevages agroindustriels – le rang dun interprétant majeur.

En proposant de comprendre notre être au monde « en clef de soin », le prendre soin y prend lallure dun changement de paradigme. À la place dun « se rendre comme maître et possesseur de la nature » qui encourage un certain acosmisme, il sagit de tenter de penser, ce quen termes levinassiens on appellera un « sen rendre comme serviteur et otage » pour reprendre une formule de Jean Greisch. Si celui-là mettait laccent sur limportance de lautonomie, celui-ci mettrait laccent sur la vulnérabilité15. Si au nom de lindépendance dun sujet autoposé on valorisa lautonomie et une conception de lhomme évalué dans ses performances, dire que la vulnérabilité est humaine, quelle est le fait de tout homme, change la donne. Cette portée ontologique est alors contenue dans lidée que le soin et la vulnérabilité sinterprètent comme façon délever léthique au rang de philosophie première. Concept central, la vulnérabilité porte avec elle une anthropologie de la relation qui entre frontalement en débat avec lanthropologie utilitariste et individualiste aujourdhui dominante que nous évoquions ci-dessus. Il met laccent, comme option éthique fondamentale, sur une nécessaire attention aux besoins et sur lidée quelle nest pas le fait de certaines identités particulièrement fragiles, mais que les identités intègrent en elles la fragilité comme constitutive, installant de lautre dans le soi.

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Il est notable, en ce sens, que le « prendre soin de la nature et des hommes » invite à un au-delà du souci de la régulation et de la réglementation. Il cherche une convergence et une assise en termes déthique fondamentale et dontologie. Il tente de la trouver dans une anthropologie de la finitude. Ici, nous lavons dit, le concept de vulnérabilité occupe une place majeure. Le prendre soin tonalise une sollicitude originaire à légard dune vulnérabilité qui oblige et vis-à-vis de laquelle se déploient des manières de faire des soins : les techniques soignantes, les pratiques daménagement et de ménagement des territoires, les mouvements socioéconomiques en vue dune sobriété volontaire cherchant à installer la prise en compte du temps long et le caractère fini des ressources naturelles dans les pratiques individuelles, lethos et les institutions politiques, etc. Cette tonalisation originante résonne dans la proposition disant « prendre de soin de la nature et des hommes ». On en perçoit les limites lorsquon linterprétera en disant il faut prendre soin de la nature comme on prend soin des hommes. Mais cest aussi en prenant la mesure de ce « comme » que lon en découvre la véritable portée. Lenjeu porte sur le statut de cette analogie16. Est-elle douteuse, permet-elle de penser et vivre les relations entre les humains et avec les non humains ? Penser lhomme rendu méconnaissable par la maladie comme un semblable ; penser lanimal comme un souffrant dans la perspective dun Jeremy Bentham ; penser comme une montagne selon ladage du père de léthique environnementale Aldo Leopold sont autant de propositions qui font de lanalogie le principe constituant des relations humaines et des relations entre vivants humains et non humains.

Mais on peut entendre lanalogie en plusieurs sens. Soit on pense lanalogie au sens usuel comme ce qui signale une ressemblance lointaine entre des réalités qui nont guère de traits communs, opérant alors des rapprochements faciles et instables. On peut alors faire du prendre soin loccasion dune synthèse superficielle embrassant dans un même tout des réalités incomparables. Plus avant, on pense lanalogie comme un raisonnement de proportionnalité – le raisonnement par

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analogie stricto sensu posant que A est à B ce que C est à D. Il consiste à poser que le soin que lon porte à la nature engage des attitudes et mobilise des options éthiques tout comme nous engageons à légard des hommes des attitudes et des options de soin. Cest ce que les défenseurs des animaux et opposants à la chasse aux bébés phoques en particulier pouvaient dire, il y a déjà quelques années lorsquils affirmaient dans un coup de force rhétorique, que ces animaux sont des personnes comme les autres. Il y a là une erreur de ce raisonnement. Elle est de se laisser croire quil y a un comparable ; quil y a une homogénéité entre lobservé (les comportements de ces animaux) et le vécu (léprouvé de nos sentiments). Et lon aura beau jeu alors dy dénoncer la facilité de la projection anthropomorphique. Les hommes ne se connaissent pas en sappréhendant de lextérieur à la façon des animaux quils observent. Cependant la critique du raisonnement par analogie nest pas le refus de toute analogie. Cest pourquoi, en un dernier sens, lanalogie sentendra comme transfert analogique, comme exercice en imagination sans lequel la tonalisation relationnelle du monde humain en monde de relations avec dautres hommes et des non humains ne serait pas possible et naurait pas de véritable consistance. Il sagit dun usage transcendantal de lanalogie qui laisse entrevoir une relation immédiate, pathique entre lhomme et lhomme, entre le vivant humain et le non humain. Cette relation pathique originaire, et non pathétique à la manière de lanthropomorphisme, le prendre soin en serait moins le dépositaire que le lieu de recueil ; moins le mémorial que lexpression. Le prendre soin signale linsistance dune capillarité, secrète mais consistante, entre les vivants. Elle pointe une solidarisation profonde qui restitue chaque protagoniste dans sa capacité à faire monde et à élaborer une modalité vive de la présence. Lanalogie nest donc pas tant un raisonnement que le transcendantal qui règle un monde de relations et dexpériences diverses. Cest le mystérieux de nos relations à autrui, et plus enfouies aux non humains, que de se vivre dans une immédiateté sentie quil sagit ensuite de médiatiser afin de lexpliciter. La tâche que se donnent les formes pratiques du prendre soin est précisément de faire lexplicitation de cette épreuve analogique.

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Le prendre soin comme mise en forme

Cette vulnérabilité dont il faudrait prendre soin pourrait bien être un mot-éponge, si on ny prend garde. Arasant la diversité du réel et la pluralité des contextes, lappel à la vulnérabilité serait alors moins éclairant quécrasant. Il absorberait toutes les formes possibles de lattente de soin, se dilatant ou se contractant au gré des réalités prises en compte. Si la vulnérabilité engage une mise en sens inédite marquée par une attention à ce qui en elle nous oblige, déjouer la facilité de labstraction dun principe, nimpose-t-il pas dobserver que sa mise en forme est plurielle ? Que la vulnérabilité se déploie en des vulnérabilités ? Quil faut clairement faire apparaître la protection des vulnérabilités humaines présentes comme des limites aux devoirs que nous avons à légard des non humains ou des générations futures ? Quun prendre soin de la vulnérabilité sopère différemment selon que cette vulnérabilité sadresse à la fragilité de lhomme malade (éthique médicale), à la précarité des conditions sociales dexistence (éthique des affaires et éthique des droits de lhomme) ou à linstabilité des milieux ambiants et de la biodiversité (éthique animale et environnementale) ? Lanthropologie de la vulnérabilité se prolonge en une sociologie des relations de dépendance17.

Le « prendre soin », pour nêtre pas abstrait, en appelle donc à une mise en forme. Il prend forme dans des grammaires du soin. Elles en configurent les expressions par la constitution de cadres interprétatifs, cadre dintelligibilité et dactions, avec et dans lesquels déployer sa disponibilité. Elles se concentrent sur cette entreprise qui, depuis une trentaine dannées maintenant, se place sous la rubrique générale de la bioéthique, laquelle a ses corollaires dans le champ du droit (droit de lenvironnement, droit des malades) et de la déontologie (code de déontologie médicale ou vétérinaire). La bioéthique, avec son préfixe bio-, ouvre aussi bien en direction du vivant humain que du vivant non-humain, voire de la Terre. On devra se demander dailleurs si la Terre est elle-même un vivant comme le suggère lidée dune « santé de

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la Terre », soulevant une nouvelle fois le voile sur un doute qui plane autour de lanalogie du prendre soin exportée des hommes vers les non humains et les milieux.

Toujours est-il que le discours bioéthique a pu se déployer dans les différents champs de ce que depuis on nomme léthique appliquée. Cette dernière couvre ainsi différents domaines assumés par des éthiques régionales : éthique médicale, éthique environnementale, éthique des biotechnologies, éthique des affaires. Léthique dans ces différentes composantes a été, à chaque fois, une réponse pragmatique, développant une grammaire de laction. Tant bien que mal, au risque parfois de lalibi éthique, de la prolifération de discours éthiques indolores et de la réduction technicienne de léthique sous la figure de léthicien, léthique a cherché à positionner la réplique dune rationalité des fins malmenée eu égard à une rationalité des moyens triomphante. Le prendre soin définirait alors ce noyau éthique originaire à partir duquel dispenser des soins, réveillant la dimension téléologique de lagir.

Léthique, pluralisée en éthiques régionales, tente dendiguer le déploiement dans les activités médicales (procréation médicalement assistée, médecine de réanimation, soins palliatifs), dans les activités industrielles dexploitation et dextractions (pêche, mines, eau) et dans les activités dagriculture et délevage (OGM, clonage reproductif, agro-industries, élevages industriels) dune rationalité instrumentale marquée par une logique de lillimitation. Selon cette dernière le passage du possible au réel, la conviction que limpossible na dautres significations que provisoires, voire que ce qui peut être fait sera fait sont des implicites avec lesquels il conviendrait de composer. Cette instrumentalisation du monde encouragerait alors une perte des liens au profit de la marchandisation de ceux-ci, une bureaucratisation croissante du monde de la vie et une unidimensionnalisation du monde vécu par sa mise en œuvre technoscientifique.

Face au déploiement de cette civilisation technologique, les éthiques régionales ont travaillé à reposer la question du souhaitable à côté de celle du faisable. Elles lont fait en assumant au plus près la singularité et la spécificité des contextes et des milieux, de sorte que le prendre soin de la vulnérabilité, comme option éthique originaire, trouve naturellement son prolongement et son explicitation dans une attention épistémologiquement instruite par les sciences humaines, et

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dans linstitutionnalisation pratique de formes concrètes qui configurent le soin en des pratiques de soin.

En effet, il apparaît bien vite que la vulnérabilité est un concept massif difficilement opératoire. Aussi nest-il pas étonnant que le prendre soin se diffracte en des soins configurés quévoque lidée de grammaire avancée ci-dessus. Le prendre soin instruit par sa traduction institutionnelle se pluralise en des formes de soins. La fragilité qui oriente la pratique du travailleur social, le ménagement des milieux par les aménageurs du territoire, lattention dans la relation éducative, le souci des aménités pour les géographes, la précarité pour les soignants en seront des expressions distinctes. Prenons la précarité18. Parler de précarité donne au prendre soin une forme singulière. Il sagit de prendre en compte des souffrances psychosociales liées aux effets du néolibéralisme. La précarité nest pas la pauvreté. La pauvreté est un avoir peu ; la précarité est une peur de perdre. Si la pauvreté est un avoir peu, elle nest pas une maladie, elle est une difficulté qui devient un problème dans la misère. La précarité, quant à elle, est cette souffrance hantée par la peur de perdre – lépreuve du « precare » est un supplier lautre pour avoir – qui sape la confiance en soi et en lautre jusquau refus de vivre, dhabiter le monde et son corps dans lauto-exclusion. Ainsi, on le voit, la précarité nest pas la fragilité du malade, qui nest pas linstabilité dun écosystème, lexclusion du handicapé ou limprévisible de la natalité, etc.

On peut donc envisager les éthiques ou répliques régionales comme autant de tentatives pour réinstaller la légitimité de la question des fins au cœur du triomphe de la rationalité des moyens. Pour ne pas rester abstrait, le prendre soin travaille donc à sexpliciter dans les contextes institutionnels qui donnent à cette disposition éthique une effectivité. Il faudrait ainsi se rendre attentif à toutes ces médiations pratiques grâce auxquelles cet horizon dattente soucieux dassumer notre appartenance de vivant parmi les vivants acquiert une consistance dans lépaisse texture des cultures. En somme, sil est une disposition éthique originaire, le prendre soin à lui seul ne fait pas une éthique ou une politique, une pratique. Il ne fait pas plus une civilisation, si du moins on pense quun des enjeux darrière-plan est aujourdhui une refonte générale de

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notre relation à la nature. Il sagit donc de se demander quelles formes donner à cette disposition personnelle qui soient loccasion dépeler et de se constituer en pratiques collectives, en un nouvelle ethos19. Or la convergence entre droit de lenvironnement et droit des droits de lhomme ; la montée en puissance dune économie sociale et solidaire qui redonne à loikos sa dimension native ; larticulation repensée de la justice sociale et environnementale dans la « démocratie écologique » ; autrement dit le droit, léconomie et la politique ne donnent-elle pas à transcrire dans les institutions cette disposition éthique renouvelant la compréhension que nous pouvons avoir de la place de lhomme dans la nature ? Sans cela le « prendre soin » ne risquerait-il pas dêtre une généreuse mais abstraite posture de belle âme ?

La mise en scène du prendre soin

Le prendre soin, enfin, nest pas sans mise en scène. Il prend aujourdhui figure dans des expressions concrètes et ostensibles, dans un « pathos du prestige » comme aurait dit Weber, dans des innovations de modes de vie, dans un nouvel ethos. Si le prendre soin accompagne la transmission dun souci pour le vulnérable humain ou non-humain, il nexiste pas sans sa transcription dans des mises en scènes avec leurs étiquettes, leurs cérémonies, leurs emblèmes. Cette mise en scène du prendre soin nest ni réductible à un seul habillage qui reposerait

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sur une conception décorative du symbolique – lhabillage éthique du prendre soin à des fins commerciales dans les labellisations et les certifications –, ni épuisé dans la seule analyse sociale qui ny verrait que des marqueurs sociaux – une sociologie des appartenances de classes : bourgeois bohèmes, néoruraux. Le prendre soin trouve dans cette mise en scène lélaboration dun langage culturel singulier, décisif pour son exercice. Cest lui qui fait entendre et donne forme matérielle à la hantise éthique qui lhabite.

Des figures concrètes du soin sont engagées dans la réforme des modes de vie. Elles vont de la recherche dune société sobre et désirable jusquà la valorisation de la biodiversité urbaine attentive à des services écologiques gratuits ; de léleveur de chèvres en petit troupeau à la contestation de lélevage industriel ; de la viticulture en biodynamie au mouvement des villes lentes ; de la découverte du caractère polythérapeutique des usages médicaux qui voient se joindre la médecine allopathique à dautres traditions médicales – complémentaires, alternatives, holistiques – jusquau redéploiement des liens entre santé et environnement dans la réflexion sur les risques sanitaires ; des associations de malades aux nouvelles pratiques daccompagnements dans les institutions hospitalières ; des nouvelles architectures hospitalières aux unités de soins palliatifs ; des pratiques de jardins partagés encourageant des nouvelles formes de résilience urbaine à un questionnement sur les sanctuarisations de la nature dans les réserves de biosphère intégrale, etc. ; de la fatigue dêtre soi au burn out engendré par une société de laccélération qui encourage à parler de maladie de civilisation jusquau mouvement des villes lentes et aux tentatives du soin par des techniques de ralentissement (médecines dites naturelles, sophrologie, yoga, etc.) ; dune sécularisation du soin à une médecine du salut … Toutes ces figures concrètes révèlent linventivité et leffervescence dune créativité individuelle et collective mobilisée dans les figures inédites du prendre soin. De la sorte, il parait bien quavec un « prendre soin de la nature et des hommes » sengage une nouvelle manière de « civilisation des mœurs », une métamorphose de cet univers symbolique grâce et par lequel penser, vivre et symboliser les liens du vivant humain avec les autres vivants.

Si, au sens fort, le prendre soin se comprend comme lattention au « après vous monsieur » dont Levinas a voulu faire le cœur de sa philosophie première, il sagit donc, ensuite et dans le même mouvement,

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de se demander comment cette attention prend figure et se trouve médiatisée par des contextes et des institutions singulières. Aussi, que le prendre soin se fragmente en des manières et des styles de soin rendra compte du fait que prendre soin de lhomme précaire, de lhomme malade ou de milieux ambiants fragilisés ne stylise pas le prendre soin de la même manière. Une tonalité éthique originaire se diffracte, comme organisations et institutions pratiques, en des sphères du soin singulières. Cest pourquoi on trouvera dans les articles qui suivent des textes consacrés soit à une éthique philosophique venant tester cette idée de prendre soin (première section) ; soit des textes sattachant à décrire et analyser ce soin en situation (deuxième section). Linstitution hospitalière quest lhôpital ninstitue pas des pratiques de ménagement comme celles que mobilisent les acteurs des parcs régionaux dans laménagement du territoire ; lhospitalité accordée aux nouvelles figures de la précarité nest pas une prise en soin assimilable à ce quengage une critique des élevages industriels de poissons génétiquement modifiés ; leau réduite à une chose manipulable et canalisable à laquelle il faut faire attention (caution) nest pas le milieu dont on prend soin (take care). Aussi parler de fragilité, de précarité et dinstabilité résiste à la tentation du nivellement, de larasement qui risque de faire du prendre soin une incantation plutôt que lobjet dune convocation pratique. Létonnant est sans doute là. Lhumain souci du vulnérable ne se donne et ne sépèle que dans la diversité de champs du soin non commensurables. Lintérêt des éthiques dites régionales qui sont des éthiques en contexte est alors de se concentrer sur cette centralité du contexte : complexité doù le rôle de lexpert ; pluralité doù le rôle de largumentation.

En proposant ici de parler dun prendre soin de la nature et des hommes nous voudrions donc nous rendre attentifs moins à la juxtaposition de pratiques pluralisées en des milieux divers (le médical, le social, lenvironnemental) que nous concentrer sur un processus. Le prendre soin engage un processus : apprendre à traduire un souci du vulnérable dans la chair des contextes. Oui, le prendre soin porte des enjeux ontologiques attachés à une compréhension relationnelle de lêtre au monde et quil atteste. Mais il les épèle et les déplie dans des grammaires du soin qui en configurent à chaque fois lexpression instituée. Ainsi prend-il corps éthiquement dans des dispositions éthiques contextualisées, des vertus

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singulières incomparables (la tempérance, la sobriété, la patience, la disponibilité, lattention, etc.) qui résistent à la tentation de les lisser. Il prend chair politiquement dans des institutions du soin qui sont autant dinstitutions de la reconnaissance. Ainsi compris, le prendre soin, sil est une condition dun monde de relations soigneuses et aussi lhorizon de pratiques soignantes.

Jean-Philippe Pierron

Université Lyon 3

1 Martin Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 20.

2 Sous titre, Éthique pour une civilisation technologique [1979], trad. Jean Greisch, Champ/Flammarion, 2008. Le retentissement de cet ouvrage, par ailleurs étrangement ignoré et non commenté par les philosophes de lenvironnement nord américains, tend à occulter louvrage plus appliqué auquel Jonas lavait associé intitulé Technik, Medizin und Ethik.

3 Voir Hans Jonas, LArt médical et la responsabilité humaine, trad. Eric Pommier, Cerf, 2012.

4 Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Quest-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009.

5 Tronto pourra distinguer alors entre se soucier (caring about), prendre soin au sens social, pratiquer des soins au sens curatif et être lobjet de soins (care receiving.) De cette distinction on tirera quatre attitudes auxquelles correspondront quatre valeurs : la sollicitude, la prise en charge, la prodigation de soin, la réception de soin en appelant à lattention, la responsabilité, la compétence et la réceptivité.

6 On pense à la place quAxel Honneth accorde à lamour comme modèle de la reconnaissance intersubjective, à côté du droit et de la solidarité. Voir La Lutte pour la reconnaissance, ch. v, trad. Cerf, 2000, p. 113 sq.

7 Jürgen Habermas, De léthique de la discussion, Flammarion, 1992, p. 19.

8 « Crise du lien : nous ne saisissons plus ce qui nous lie à lanimal, au vivant, à la nature ; crise de la limite, nous ne saisissons plus ce qui nous en distingue » (François Ost, La Nature hors la loi, Paris, La Découverte, 2003).

9 Henri Maldiney, LArt, léclair de lêtre [1993], Cerf, 2012, p. 81. Voir également Penser lhomme et la folie [1991], Jérôme Millon, 3e édition, 2007.

10 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.

11 Frédéric Worms, Le moment du soin, A quoi tenons-nous ?, Paris, PUF, 2010.

12 Christophe Dejours, Souffrance en France, La banalisation de linjustice sociale [1998], Seuil, Points/Essais, 2009.

13 Frédéric Worms, Le Moment du soin …, p. 35.

14 Notons, au moment où nous relisons les épreuves de ce numéro, la parution dun Dictionnaire encyclopédique déthique chrétienne aux éditions du Cerf, 2013, lequel comporte une entrée pour la vulnérabilité !

15 Voir sur ce point Corinne Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Cerf, 2010 ; Jean-Philippe Pierron, Vulnérabilité, Pour une philosophie du soin, PUF, 2010.

16 Cette question a déjà un antécédent. Il portait sur la signification quil convient daccorder à lalter ego dans la réflexion husserlienne déployée dans la cinquième méditation cartésienne. Nous renvoyons au commentaire que propose Paul Ricœur du rôle dévolu à lanalogie dans les rapports entre les ego dans « Hegel et Husserl sur lintersubjectivité », dans Du texte à laction, Essais dherméneutique ? II, Seuil, 1986, p. 292-294.

17 Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Quest-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2009, p. 30.

18 Voir sur ce point les travaux du psychiatre Jean Furtos, Les Cliniques de la vulnérabilité, Éd. Masson ; De la précarité à lauto-exclusion Éd. de la rue dUlm.

19 Cest à ce point quon peut établir une première jonction entre léthique environnementale et la pensée du care. En effet, il semble que la dénonciation des comportements égoïstes, des gestes de pillage et de gaspillage, de destruction et de dégradation, débouche dévidence sur lappel à une attitude caring, tant pour réparer ce qui a été détruit que pour développer une autre forme de relation à « la nature » et aux entités qui la peuplent. Le « prendre soin » paraît constituer à cet égard, pour qui veut résoudre la « crise écologique », un modèle de comportement efficace. En retour, la pensée du care trouve avec cette crise un terrain dapplication privilégié pour considérer sa propre dimension politique, dans la mesure où la résolution de cette crise requiert une modification des pratiques et des activités à léchelle de la collectivité tout entière. Voir Marie Gaille, « De la “crise écologique” au stade du miroir moral », in S. Laugier (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et lenvironnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 211-212.