De quelques conditions pour réussir la réforme de l’entreprise Intervention Colloque des Bernardins
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2019 – 1, n° 5. varia - Auteur : Foucauld (Jean-Baptiste de)
- Pages : 33 à 38
- Revue : Entreprise & Société
De quelques conditions
pour rÉussir la rÉforme de l’entreprise
Intervention Colloque des Bernardins
Jean-Baptiste de Foucauld
Je suis plein d’admiration pour le travail qui a été fait depuis près de neuf ans et dont je souligne qu’il a été largement amorcé à Cerisy à l’occasion du colloque : L’entreprise, point aveugle du savoir1. Mon propos n’est pas de conclure, évidemment, mais de mettre en valeur certains aspects en vue d’avancer et en particulier, de poursuivre la réflexion sur les conditions de réussite de ce grand projet.
Nos débats ont mis en lumière particulièrement deux données fondamentales :
–L’entreprise a une substance propre qui la distingue du simple droit des sociétés du fait de son organisation, et du déploiement de toute son ingénierie. Elle est devenue un véritable acteur politique : Elle structure la société et impose des changements qu’en réalité personne n’a vraiment décidé. Ainsi la révolution numérique a-t-elle déferlé sur le monde sans qu’aucun débat civique ne l’ait précédé. La question de sa gouvernance est ainsi clairement posée.
–Il faut donc avancer vers la codétermination entre les salariés et les actionnaires, prendre en compte parallèlement le point de vue des « parties prenantes », élargir l’objet social de l’entreprise pour qu’elle ne soit plus un simple instrument de profit. Mais il y a de multiples manières de faire ces changements, qui sont d’ordre 34–culturel, et ne peuvent pas être séparés du contexte propre à chaque pays (la France n’est pas l’Allemagne ni la Suède). Il faut éviter les importations hâtives.
J’en déduis huit points de vigilance qu’il me paraît souhaitable de présenter.
1. D’abord, ne jamais oublier le point de départ : le mauvais rapport en France entre le monde de l’économie et le monde du social. Le premier considère le social comme un coût, comme un handicap, le second considère l’entreprise comme le lieu de l’exploitation. Il n’y a jamais eu en France de compromis entre le capital et le travail, ce déficit étant compensé par un gros État providence chargé d’assurer la solidarité. Dans ce contexte, la négociation ne va pas de soi, et d’ailleurs elle est largement organisée par l’État lui-même : nous vivons toujours sous l’empire des accords Matignon de 1936 qui permettent à l’État de rendre obligatoire les dispositions des conventions collectives. Le droit, en France, est une sorte de force d’interposition entre l’économique et le social. Mais c’est une forme rigide et difficile à manipuler. Dans un tel contexte, l’évolution vers la codétermination suppose l’émergence d’une nouvelle culture de compromis sans compromission. Elle sera nécessairement progressive, les esprits devant s’y habituer peu à peu – ils commencent d’ailleurs à le faire.
2. En second lieu, il faut rappeler que la réforme de l’entreprise a déjà une longue histoire derrière elle, avec beaucoup de déceptions. Souvenons-nous que les nationalisations avaient permis à des salariés de devenir administrateurs. Que l’intéressement des salariés au résultat des entreprises a été érigé par l’ordonnance de 59, texte admirable, toujours en vigueur, et qui a été utilisé pour la mise en œuvre des 35 heures. Rappelons par exemple le travail de François Bloch-Lainé, qui avait parcouru la France à ce sujet ; le pan-capitalisme de Loichot qui visait à distribuer chaque année sous forme d’actions une partie des bénéfices, en sorte que les salariés seraient devenus en une génération propriétaires des entreprises ; l’amendement Vallon qui a suivi et a donné lieu aux ordonnances de 1969 sur la participation, lesquelles ont créé un régime unique au monde de ristourne aux salariés, sous forme d’épargne, d’une fraction du bénéfice net des entreprises. Rappelons que dans sa version la plus ambitieuse, la participation gaulliste visait 35à faire participer les salariés aux résultats, au capital, et à la gestion. Si elle avait réussi, nous ne nous poserions pas tous ces problèmes. Mais le patronat n’y était pas très favorable, pas plus que les syndicats, ce qui fait que cette idée est restée un projet politique lourd et complexe à gérer, mais à la fois invisible et quelque peu hors sol, une sorte de droit acquis auquel on est habitué, qui distribue l’équivalent un ou deux mois de salaire supplémentaire à ceux qui en bénéficient (6 ou 7 millions de personnes). Rappelons enfin la relance de la participation en 2002 et l’évolution de la réflexion syndicale à ce sujet, avec la création du conseil intersyndical de l’épargne salariale, qui témoigne d’un réel changement culturel. Mais tout de même : que la route est longue, et qu’elle est compliquée ! Et que de chances gâchées… D’où l’importance d’agir de manière progressive et pédagogique, en s’appuyant sur les changements de mentalités en cours.
3. La notion de codétermination est ambiguë. Car il y a deux formes de codétermination. Elle peut se réaliser par un contre-pouvoir syndical accepté et organisé. C’est le cas par exemple en Suède, où l’État ne se mêle pas de la négociation, et où la codétermination, c’est la négociation sociale et l’accord d’entreprise. C’est à cela que jusqu’ici ont aspiré la plupart des organisations syndicales, avec parfois un certain succès. Et il y a une autre codétermination, de nature institutionnelle, qui s’organise juridiquement, au sein même de la gouvernance de l’entreprise. Cette approche pose plusieurs problèmes : comment s’articule-t-elle avec la première codétermination ? Qui, ensuite, représente les salariés dans les conseils d’administration, comment sont-ils désignés ou élus, ne risquent-ils pas de se couper de leur base ? Il y a donc nécessairement un problème d’articulation entre ces deux formes de partage démocratique du pouvoir qui ne va pas de soi, avec le risque d’alourdir des fonctionnements déjà très complexes.
4. Les travaux dont il nous a été rendu compte vont-ils mieux réussir que dans les cas précédents ? Il est important que ce soient des travaux de longue durée, organisés par plusieurs instances : l’École des Mines, les Bernardins, les colloques de Cerisy. Leur portée doit être favorisée par cette nouvelle idée-force que l’entreprise, c’est autre chose que la société anonyme qui la porte. Elle a une substance propre, une organisation, un récit, une histoire, un ancrage territorial, des formes d’humanité, qui n’ont pas de statut juridique. Ce n’est pas évident à comprendre : 36il faut un certain temps pour s’habituer à ce découplage. C’est un véritable changement de regard. Un retour au réel nécessaire pour remédier à ce qui est devenu peu à peu une véritable déformation qui a réduit l’entreprise à ses actionnaires. Nous sommes donc invités à un changement paradigmatique. C’est une grande idée mais elle doit être d’application progressive parce qu’on ne peut sans doute pas la traduire en une réforme juridique immédiatement applicable. Et c’est à juste titre que les travaux conduits souhaitent une montée en puissance progressive des salariés dans les conseils d’administration, et une représentation des parties prenantes dans une instance sociale chargée de vérifier que l’objet social – que l’on souhaite à juste titre élargir – de l’entreprise, soit bien respecté.
5. Il y a lieu de vérifier la robustesse des évolutions juridiques préconisées, car des problèmes de frontières se posent. La distinction entre les parties prenantes constituantes (les salariés), et les autres parties prenantes, risque de laisser de côté la question environnementale, qui ne bénéficie pas de la même capacité de codétermination que les salariés, avec un risque que le social l’emporte sur l’environnemental, les générations futures étant mises au second plan. Où sont les chômeurs dans la nouvelle gouvernance, ceux qui voudraient travailler et ne travaillent pas ? D’où le risque d’une réforme qui favorise les « insiders » et laisse de côté les « outsiders », d’autant que ces derniers ne sont pas représentés dans la société. En ce qui concerne la mission, ou l’objet social élargi, la grande question est de savoir si c’est une intention plus ou moins bien vérifiée par un comité ad hoc, ou si c’est juridiquement opposable aux tiers, provoquant ainsi des effets de droit susceptibles d’ouvrir des contentieux, et créant un risque d’instabilité juridique que les employeurs ne peuvent pas accepter facilement.
6. Il faut surtout se demander si ces réformes juridiques sont de nature à corriger les nouveaux rapports de force qui se sont créé au sein du capitalisme. Le capitalisme n’est jamais équilibré. C’est la raison de son dynamisme, et la source de son injustice. Pendant les trente glorieuses, les managers et les salariés ont dominé les consommateurs, auxquels ils infligeaient des prix élevés, et les actionnaires et les obligataires, qu’ils rémunéraient relativement mal. La mondialisation a renversé ce rapport de force : le consommateur et les actionnaires sont désormais ligués contre les managers et les salariés qu’ils prennent en tenaille, les 37consommateurs demandant des prix bas et des produits de qualité, faisant jouer la concurrence, tandis que les actionnaires exigent des rendements toujours plus élevés et n’investissent que là où ils peuvent les obtenir. La question centrale est donc de faire émerger une consommation responsable (on en est loin) et un actionnariat responsable : c’est un long chemin, à peine amorcé. D’où l’importance de l’actionnariat salarié et du développement de l’investissement socialement responsable. Mais on voit bien que le rapport de force risque de l’emporter, et de loin, sur les bonnes intentions juridiques.
7. Ce changement n’est pas possible sans un véritable accompagnement sociétal. Il implique que la société soit moins soumise au pouvoir de l’argent : comme nous l’avons rappelé au colloque de Cerisy consacré ce thème2, selon la formule d’Alexandre Dumas inspirée d’Esope : « L’argent est bon serviteur, mais mauvais maître ». Il doit être mis au service d’un projet, il ne doit pas être lui-même le projet, ce qu’il est peu à peu devenu. La réforme de l’entreprise aura bien du mal à s’imposer si on ne remédie pas à l’excès de la chrématistique actuelle, si elle ne s’adosse pas à une anthropologie moins utilitariste et plus convivialiste, en rappelant par exemple que la coopération, la bienveillance, sont aussi efficaces que la concurrence et l’élimination de l’autre. Et comme le dit Servigne : « L’entraide est l’autre loi de la jungle3 ». C’est ce que le Pacte Civique4 s’efforce de promouvoir à sa manière, en essayant de cultiver ses quatre valeurs de créativité, sobriété, justice et fraternité, à tous les étages, le comportement personnel, le fonctionnement des organisations, et la confection des institutions et des politiques publiques. En particulier, l’entreprise est confrontée à la double question de la sobriété et de la fraternité : c’est la condition de la réussite de la réforme5. Il faut donc insérer la réforme de l’entreprise dans une démarche systémique. C’est la condition de sa réussite. Elle ne peut pas réussir seule, dans un univers hostile.
388. C’est dire qu’on ne peut pas non plus faire l’économie d’un travail sur les régulations qui fixent les règles du jeu de l’entreprise. La résistance vis-à-vis de l’entreprise financiarisée et l’espérance d’une entreprise bienveillante et coopérative supposent un accompagnement par les politiques publiques. Par exemple, ne faut-il pas interdire les rachats d’actions par les sociétés, ces rachats qui visent à augmenter le bénéfice par action mais fragilisent les entreprises et incitent ensuite à les découper par appartements ? Ne faut-il pas une convention internationale pour interdire les stock-options, ces instruments qui, permettant de gagner beaucoup sans jamais perdre, sont contraire à l’esprit d’entreprise, et ont servi à aligner les comportements des managers sur les désirs des actionnaires plus que sur les besoins des entreprises et nuisent ainsi à l’idée même de codétermination et d’objet social élargi ? Ne faut-il pas mettre en place en Europe un impôt sur les sociétés dont le taux serait progressif en fonction du taux de rentabilité, les entreprises cherchant une rentabilité exagérée et prélevant ainsi un excès de substance sociale étant aussi obligées de la redistribuer ? Il faudrait aussi parler du mode de fonctionnement du commerce international et de la mondialisation. Bref, la réforme de l’entreprise doit s’inscrire dans un plan d’ensemble, et c’est cela que les travaux futurs devront approfondir.
1 Sous la direction de Segrestin B., Roger B. et Venac S. (2014), L’entreprise, point aveugle du savoir, colloque de Cerisy, Sciences Humaines Éditions.
2 Sous la direction : de Foucauld J.-B. (2016), Peut-on apprivoiser l’argent aujourd’hui ?, Paris, Hermann Édition des Sciences et des Arts.
3 Servigne P. et Chapelle G. (2017), L’entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les liens qui Libèrent.
4 www.pacte-civique.org
5 Engagement 10 du Pacte civique : « Dans les entreprises, donner au respect des personnes une importance égale au souci de rentabilité, réduire l’échelle des revenus, et renforcer la responsabilité sociale et environnementale dans le cadre d’une gouvernance élargie ».
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-10178-9
- EAN : 9782406101789
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0033
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français