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Classiques Garnier

De quelques conditions pour réussir la réforme de l’entreprise Intervention Colloque des Bernardins

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2019 – 1, n° 5
    . varia
  • Auteur : Foucauld (Jean-Baptiste de)
  • Pages : 33 à 38
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406101789
  • ISBN : 978-2-406-10178-9
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0033
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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De quelques conditions
pour rÉussir la rÉforme de lentreprise

Intervention Colloque des Bernardins

Jean-Baptiste de Foucauld

Je suis plein dadmiration pour le travail qui a été fait depuis près de neuf ans et dont je souligne quil a été largement amorcé à Cerisy à loccasion du colloque : Lentreprise, point aveugle du savoir1. Mon propos nest pas de conclure, évidemment, mais de mettre en valeur certains aspects en vue davancer et en particulier, de poursuivre la réflexion sur les conditions de réussite de ce grand projet.

Nos débats ont mis en lumière particulièrement deux données fondamentales :

Lentreprise a une substance propre qui la distingue du simple droit des sociétés du fait de son organisation, et du déploiement de toute son ingénierie. Elle est devenue un véritable acteur politique : Elle structure la société et impose des changements quen réalité personne na vraiment décidé. Ainsi la révolution numérique a-t-elle déferlé sur le monde sans quaucun débat civique ne lait précédé. La question de sa gouvernance est ainsi clairement posée.

Il faut donc avancer vers la codétermination entre les salariés et les actionnaires, prendre en compte parallèlement le point de vue des « parties prenantes », élargir lobjet social de lentreprise pour quelle ne soit plus un simple instrument de profit. Mais il y a de multiples manières de faire ces changements, qui sont dordre 34culturel, et ne peuvent pas être séparés du contexte propre à chaque pays (la France nest pas lAllemagne ni la Suède). Il faut éviter les importations hâtives.

Jen déduis huit points de vigilance quil me paraît souhaitable de présenter.

1. Dabord, ne jamais oublier le point de départ : le mauvais rapport en France entre le monde de léconomie et le monde du social. Le premier considère le social comme un coût, comme un handicap, le second considère lentreprise comme le lieu de lexploitation. Il ny a jamais eu en France de compromis entre le capital et le travail, ce déficit étant compensé par un gros État providence chargé dassurer la solidarité. Dans ce contexte, la négociation ne va pas de soi, et dailleurs elle est largement organisée par lÉtat lui-même : nous vivons toujours sous lempire des accords Matignon de 1936 qui permettent à lÉtat de rendre obligatoire les dispositions des conventions collectives. Le droit, en France, est une sorte de force dinterposition entre léconomique et le social. Mais cest une forme rigide et difficile à manipuler. Dans un tel contexte, lévolution vers la codétermination suppose lémergence dune nouvelle culture de compromis sans compromission. Elle sera nécessairement progressive, les esprits devant sy habituer peu à peu – ils commencent dailleurs à le faire.

2. En second lieu, il faut rappeler que la réforme de lentreprise a déjà une longue histoire derrière elle, avec beaucoup de déceptions. Souvenons-nous que les nationalisations avaient permis à des salariés de devenir administrateurs. Que lintéressement des salariés au résultat des entreprises a été érigé par lordonnance de 59, texte admirable, toujours en vigueur, et qui a été utilisé pour la mise en œuvre des 35 heures. Rappelons par exemple le travail de François Bloch-Lainé, qui avait parcouru la France à ce sujet ; le pan-capitalisme de Loichot qui visait à distribuer chaque année sous forme dactions une partie des bénéfices, en sorte que les salariés seraient devenus en une génération propriétaires des entreprises ; lamendement Vallon qui a suivi et a donné lieu aux ordonnances de 1969 sur la participation, lesquelles ont créé un régime unique au monde de ristourne aux salariés, sous forme dépargne, dune fraction du bénéfice net des entreprises. Rappelons que dans sa version la plus ambitieuse, la participation gaulliste visait 35à faire participer les salariés aux résultats, au capital, et à la gestion. Si elle avait réussi, nous ne nous poserions pas tous ces problèmes. Mais le patronat ny était pas très favorable, pas plus que les syndicats, ce qui fait que cette idée est restée un projet politique lourd et complexe à gérer, mais à la fois invisible et quelque peu hors sol, une sorte de droit acquis auquel on est habitué, qui distribue léquivalent un ou deux mois de salaire supplémentaire à ceux qui en bénéficient (6 ou 7 millions de personnes). Rappelons enfin la relance de la participation en 2002 et lévolution de la réflexion syndicale à ce sujet, avec la création du conseil intersyndical de lépargne salariale, qui témoigne dun réel changement culturel. Mais tout de même : que la route est longue, et quelle est compliquée ! Et que de chances gâchées… Doù limportance dagir de manière progressive et pédagogique, en sappuyant sur les changements de mentalités en cours.

3. La notion de codétermination est ambiguë. Car il y a deux formes de codétermination. Elle peut se réaliser par un contre-pouvoir syndical accepté et organisé. Cest le cas par exemple en Suède, où lÉtat ne se mêle pas de la négociation, et où la codétermination, cest la négociation sociale et laccord dentreprise. Cest à cela que jusquici ont aspiré la plupart des organisations syndicales, avec parfois un certain succès. Et il y a une autre codétermination, de nature institutionnelle, qui sorganise juridiquement, au sein même de la gouvernance de lentreprise. Cette approche pose plusieurs problèmes : comment sarticule-t-elle avec la première codétermination ? Qui, ensuite, représente les salariés dans les conseils dadministration, comment sont-ils désignés ou élus, ne risquent-ils pas de se couper de leur base ? Il y a donc nécessairement un problème darticulation entre ces deux formes de partage démocratique du pouvoir qui ne va pas de soi, avec le risque dalourdir des fonctionnements déjà très complexes.

4. Les travaux dont il nous a été rendu compte vont-ils mieux réussir que dans les cas précédents ? Il est important que ce soient des travaux de longue durée, organisés par plusieurs instances : lÉcole des Mines, les Bernardins, les colloques de Cerisy. Leur portée doit être favorisée par cette nouvelle idée-force que lentreprise, cest autre chose que la société anonyme qui la porte. Elle a une substance propre, une organisation, un récit, une histoire, un ancrage territorial, des formes dhumanité, qui nont pas de statut juridique. Ce nest pas évident à comprendre : 36il faut un certain temps pour shabituer à ce découplage. Cest un véritable changement de regard. Un retour au réel nécessaire pour remédier à ce qui est devenu peu à peu une véritable déformation qui a réduit lentreprise à ses actionnaires. Nous sommes donc invités à un changement paradigmatique. Cest une grande idée mais elle doit être dapplication progressive parce quon ne peut sans doute pas la traduire en une réforme juridique immédiatement applicable. Et cest à juste titre que les travaux conduits souhaitent une montée en puissance progressive des salariés dans les conseils dadministration, et une représentation des parties prenantes dans une instance sociale chargée de vérifier que lobjet social – que lon souhaite à juste titre élargir – de lentreprise, soit bien respecté.

5. Il y a lieu de vérifier la robustesse des évolutions juridiques préconisées, car des problèmes de frontières se posent. La distinction entre les parties prenantes constituantes (les salariés), et les autres parties prenantes, risque de laisser de côté la question environnementale, qui ne bénéficie pas de la même capacité de codétermination que les salariés, avec un risque que le social lemporte sur lenvironnemental, les générations futures étant mises au second plan. Où sont les chômeurs dans la nouvelle gouvernance, ceux qui voudraient travailler et ne travaillent pas ? Doù le risque dune réforme qui favorise les « insiders » et laisse de côté les « outsiders », dautant que ces derniers ne sont pas représentés dans la société. En ce qui concerne la mission, ou lobjet social élargi, la grande question est de savoir si cest une intention plus ou moins bien vérifiée par un comité ad hoc, ou si cest juridiquement opposable aux tiers, provoquant ainsi des effets de droit susceptibles douvrir des contentieux, et créant un risque dinstabilité juridique que les employeurs ne peuvent pas accepter facilement.

6. Il faut surtout se demander si ces réformes juridiques sont de nature à corriger les nouveaux rapports de force qui se sont créé au sein du capitalisme. Le capitalisme nest jamais équilibré. Cest la raison de son dynamisme, et la source de son injustice. Pendant les trente glorieuses, les managers et les salariés ont dominé les consommateurs, auxquels ils infligeaient des prix élevés, et les actionnaires et les obligataires, quils rémunéraient relativement mal. La mondialisation a renversé ce rapport de force : le consommateur et les actionnaires sont désormais ligués contre les managers et les salariés quils prennent en tenaille, les 37consommateurs demandant des prix bas et des produits de qualité, faisant jouer la concurrence, tandis que les actionnaires exigent des rendements toujours plus élevés et ninvestissent que là où ils peuvent les obtenir. La question centrale est donc de faire émerger une consommation responsable (on en est loin) et un actionnariat responsable : cest un long chemin, à peine amorcé. Doù limportance de lactionnariat salarié et du développement de linvestissement socialement responsable. Mais on voit bien que le rapport de force risque de lemporter, et de loin, sur les bonnes intentions juridiques.

7. Ce changement nest pas possible sans un véritable accompagnement sociétal. Il implique que la société soit moins soumise au pouvoir de largent : comme nous lavons rappelé au colloque de Cerisy consacré ce thème2, selon la formule dAlexandre Dumas inspirée dEsope : « Largent est bon serviteur, mais mauvais maître ». Il doit être mis au service dun projet, il ne doit pas être lui-même le projet, ce quil est peu à peu devenu. La réforme de lentreprise aura bien du mal à simposer si on ne remédie pas à lexcès de la chrématistique actuelle, si elle ne sadosse pas à une anthropologie moins utilitariste et plus convivialiste, en rappelant par exemple que la coopération, la bienveillance, sont aussi efficaces que la concurrence et lélimination de lautre. Et comme le dit Servigne : « Lentraide est lautre loi de la jungle3 ». Cest ce que le Pacte Civique4 sefforce de promouvoir à sa manière, en essayant de cultiver ses quatre valeurs de créativité, sobriété, justice et fraternité, à tous les étages, le comportement personnel, le fonctionnement des organisations, et la confection des institutions et des politiques publiques. En particulier, lentreprise est confrontée à la double question de la sobriété et de la fraternité : cest la condition de la réussite de la réforme5. Il faut donc insérer la réforme de lentreprise dans une démarche systémique. Cest la condition de sa réussite. Elle ne peut pas réussir seule, dans un univers hostile.

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8. Cest dire quon ne peut pas non plus faire léconomie dun travail sur les régulations qui fixent les règles du jeu de lentreprise. La résistance vis-à-vis de lentreprise financiarisée et lespérance dune entreprise bienveillante et coopérative supposent un accompagnement par les politiques publiques. Par exemple, ne faut-il pas interdire les rachats dactions par les sociétés, ces rachats qui visent à augmenter le bénéfice par action mais fragilisent les entreprises et incitent ensuite à les découper par appartements ? Ne faut-il pas une convention internationale pour interdire les stock-options, ces instruments qui, permettant de gagner beaucoup sans jamais perdre, sont contraire à lesprit dentreprise, et ont servi à aligner les comportements des managers sur les désirs des actionnaires plus que sur les besoins des entreprises et nuisent ainsi à lidée même de codétermination et dobjet social élargi ? Ne faut-il pas mettre en place en Europe un impôt sur les sociétés dont le taux serait progressif en fonction du taux de rentabilité, les entreprises cherchant une rentabilité exagérée et prélevant ainsi un excès de substance sociale étant aussi obligées de la redistribuer ? Il faudrait aussi parler du mode de fonctionnement du commerce international et de la mondialisation. Bref, la réforme de lentreprise doit sinscrire dans un plan densemble, et cest cela que les travaux futurs devront approfondir.

1 Sous la direction de Segrestin B., Roger B. et Venac S. (2014), Lentreprise, point aveugle du savoir, colloque de Cerisy, Sciences Humaines Éditions.

2 Sous la direction : de Foucauld J.-B. (2016), Peut-on apprivoiser largent aujourdhui ?, Paris, Hermann Édition des Sciences et des Arts.

3 Servigne P. et Chapelle G. (2017), Lentraide, lautre loi de la jungle, Paris, Les liens qui Libèrent.

4 www.pacte-civique.org

5 Engagement 10 du Pacte civique : « Dans les entreprises, donner au respect des personnes une importance égale au souci de rentabilité, réduire léchelle des revenus, et renforcer la responsabilité sociale et environnementale dans le cadre dune gouvernance élargie ».