Recensions d'ouvrages
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2018 – 1, n° 3. varia - Authors: Zimnovitch (Henri), Pérez (Roland), Léonard (Jacques)
- Pages: 233 to 247
- Journal: Business & Society
Pierre Dardot et Christian Laval (2014), Commun – Essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 593 pages.
Recension par Henri Zimnovitch
S’interrogeant sur l’émergence et le succès des « communs » depuis les années 1990, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval notent que le mot est devenu « un mot d’ordre, un emblème » (p. 136) pour les mouvements altermondialistes et écologistes. Sous cette catégorie, ceux-ci dénoncent la « seconde vague d’enclosures », à laquelle l’ordre capitaliste et l’État entrepreneurial se livreraient à l’encontre des ressources naturelles et des communs de la connaissance. On sait l’importance de l’enclosure pour le passage du féodalisme au capitalisme, ce processus qui fit disparaître dans les campagnes anglaises à partir du xve siècle les terres utilisées collectivement, les « commons », au profit de grands propriétaires. Reprendre ce terme pour l’appliquer aux problèmes de pollution, de rareté de l’eau, d’internet, peut sembler pertinent à condition de bien préciser ce qu’il recouvre selon qu’il s’écrit en anglais ou en français, au singulier ou au pluriel, « le propos du livre est précisément de refonder le concept de commun de façon rigoureuse » (p. 17).
Pour ce faire, Dardot et Laval vont étudier « l’hypothèque communiste, ou le communisme contre le commun » (chapitre 2, p. 58-93), c’est-à-dire la capture du commun par l’État, telle qu’elle apparaît sur le plan théorique dans la République de Platon, dans L’utopie de Thomas More et chez Marx (en contrepoint de Proudhon). Ils font ainsi ressortir que le commun est à chercher en dehors de la propriété qu’elle soit publique ou privée. Cela les conduira à mener, dans la deuxième partie de leur ouvrage, une histoire du droit : d’abord romain, puis anglais. Ils mènent une « archéologie du commun » sur la common law, ce droit coutumier qui s’est développé outre-Manche depuis la « Magna Carta » (la Grande Charte accordée en 1215 par Jean sans Terre à ses barons) et qui nourrit jusqu’aux philosophies politiques de Hobbes, Locke et Hume.
C’est à ce prix qu’ils distinguent un commun, au singulier, qui est une « production biopolitique » telle que la présentent Michael Hardt et 234Antonio Negri, à la suite des réflexions de Proudhon ; ce qui leur paraît adapté pour comprendre le mécanisme de plus-value dans le capitalisme cognitif (chapitre 5, p. 189-227). Dans une autre perspective, Dardot et Laval identifient un espace des communs qui recouvre les services publics, comme on le voit dans le discours des altermondialistes. À différencier des communs dans l’économie politique standard qui fait dériver ceux-ci de la qualité intrinsèque de certains biens.
C’est à cette conception des communs que nos auteurs rattachent les travaux d’Elinor Ostrom qu’ils évoquent largement dans le chapitre 4, « Critique de l’économie politique des communs » (p. 137-187). Après avoir rappelé les définitions en économie de bien « exclusif » (dont celui qui en est propriétaire peut empêcher l’accès à toute personne qui refuse de l’acheter) et de bien rival (quand celui-ci voit sa quantité diminuer dès lors qu’il est acheté ou utilisé), les auteurs présentent le débat sur la « tragédie des communs » mise en évidence en 1968 par Garrett Hardin. Selon Hardin, l’accès libre à une ressource commune ne peut que conduire à sa destruction du fait de la nature égoïste de l’homme qui le porte à adopter l’attitude du passager clandestin. Pour l’éviter, il n’y aurait pas d’autres choix que l’appropriation individuelle ou la nationalisation. Le marché ou l’État.
Or les travaux d’Elinor Ostrom, qui lui vaudront le prix Nobel d’économie en 2009, montrent que pour des « biens communs », non exclusifs et rivaux, comme des zones de pêche ou des systèmes d’irrigation, qu’elle appelle « fonds de ressources communes », il peut y avoir une gestion collective durable et efficace. Elle attribue ce succès à la capacité d’une communauté de s’auto-organiser, de mettre en place des institutions adéquates qui précisent les règles, les sanctions, la gouvernance et favorisent la confiance entre les membres. Ostrom ne fournit pas de modèle universel, elle défend une approche « polycentrique » qui laisse à chaque collectivité le soin de construire – elle utilise le terme « crafting » – le cadre réglementaire qui sera largement dépendant de l’environnement et de la nature des ressources. Ostrom s’est intéressée initialement à des communautés de taille restreinte, pour s’intéresser par la suite à des groupes plus vastes comme ceux que l’on rencontre dans l’industrie des logiciels et de l’internet, les « nouveaux communs de la connaissance ». Si Dardot et Laval rendent hommage à Ostrom, ils considèrent néanmoins qu’elle « reste prisonnière du postulat selon 235lequel la forme et le cadre de la production des biens doivent dépendre des qualités intrinsèques des biens eux-mêmes » (p. 157). Il est vrai que leur travail ne relève pas de la recherche scientifique, comme celui d’Ostrom, mais vise la révolution au xxie siècle, la troisième partie de leur livre est d’ailleurs consacrée à des « propositions politiques ».
Plutôt que de détailler celles-ci, qui dépassent les préoccupations d’une revue de gestion qui s’intéresse au lien entre entreprise et société, il convient de signaler l’ouvrage… qui permet de revenir sur la pensée d’Ostrom…
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Martine Antona et François Bousquet (coord.) (2017), Une troisième voie entre l’État et le marché – Échanges avec Elinor Ostrom, Paris, Éditions Quae, 144 pages.
Recension par Roland Pérez
Le présent ouvrage se réfère à une série d’évènements – les rencontres avec Elinor Ostrom en France au printemps 2011 – aventure collective sur laquelle nous souhaitons apporter témoignage.
Pour en appréhender la portée, il convient de se remémorer le contexte qui était celui de la communauté scientifique française avant l’attribution à Elinor Ostrom, en 2009, du prix dit « Nobel d’économie ». Comme nous l’avons rappelé, cette chercheuse était très peu connue en France, les quelques exceptions se situaient dans les équipes de recherche travaillant sur les systèmes agro-écologiques. C’était le cas tout particulièrement de l’équipe GREEN (Gestion des ressources naturelles et de l’environnement) qui avait été créée au sein du CIRAD, en 1986, par Jacques Weber
Jacques Weber (1942-2014) témoigne :
Je connais effectivement bien Elinor Ostrom, collaborant avec elle depuis 1986, avant même la création de l’International Association for the Study of 236Common Property… L’équipe Cirad-Green collabore sur une base constante avec son équipe et François Bousquet a, des années durant, assuré des formations à la modélisation multi-agents à Bloomington… Nous l’avions faite venir à Montpellier fin 1992 et je l’avais encore invitée en 1994 (correspondance avec l’auteur, publiée dans Pérez, 2010).
L’initiative d’une invitation élargie pour mieux pour mieux faire connaître en France la nouvelle lauréate du Nobel d’économie et ses travaux a ainsi été prise par le CIRAD en liaison avec plusieurs institutions (Académie d’agriculture de France, Université et Pôle Agropolis de Montpellier, OCDE, UNESCO, organismes relevant de l’économie sociale et solidaire…).
Les deux étapes prévues de la visite d’Elinor Ostrom se sont ainsi situées respectivement à Montpellier (20 et 21 juin 2011) et à Paris (22 et 23 juin 2011) ; le programme en a été précisé par les organisateurs en relation avec E. O. elle-même, avec un symposium à Montpellier et une série de conférences-débats à Paris.
Pour le symposium sur Montpellier, une thématique large sur « Collective action : Epistemology, Theory, Methodology » a été proposée. Cette étape a compris, le premier jour, une conférence publique (Corum Montpellier), suivi d’une remise de doctorat honoris causa de l’université de Montpellier ; puis, le second jour, un atelier chercheurs (Advanced Workshop) et une rencontre avec les doctorants (Master Class) sur le site d’Agropolis.
Ce symposium a été l’occasion de mettre en relief les principaux apports d’E. O. et des collectifs qu’elle a créés/animés sur plusieurs dizaines d’années, les collaborations, parfois anciennes, déjà nouées par des équipes françaises, les perspectives de leur renforcement et de leur élargissement à d’autres institutions et thèmes de recherche.
Les conférences-débats à Paris se sont centrées sur quelques manifestations ; arbitrages rendus nécessaires devant la multiplicité des suggestions et propositions d’invitations suscitées par cette visite et compte-tenu de la brièveté du séjour d’Elinor Ostrom en France1.
237La structure de l’ouvrage rend compte de plusieurs de ces rencontres et débats. Il est introduit par les deux coordinateurs – M. Antona et F. Bousquet – qui dans un chapitre introductif intitulé « Trajectoires, héritages et actualités » (p. 17-28) rappellent le parcours professionnel d’Elinor Ostrom, ses principales contributions, et l’actualité de sa pensée tant au niveau du « commun comme troisième voie entre État et marché » (p. 24) qu’au niveau de sa démarche scientifique « qui part d’observations pour bâtir de nouveaux paradigmes et proposer de nouvelles approches » (p. 25) ;
La première partie, intitulée « Gouverner en commun » se réfère aux deux conférences plénières données par l’intéressée à Montpellier et à Paris (UNESCO), ainsi qu’à une partie des échanges avec le public.
–Dans la première, titrée « Ni État, ni Marché » (p. 32-44), Elinor Ostrom présente sa conception d’une « organisation en commun des ressources » et rappelle les « principes directeurs » proposés pour permettre d’apprécier la robustesse des principes de gouvernance de ces biens communs.
–La seconde, titrée « Des systèmes socio-écologiques durables » (p. 45-53), lui permet de présenter le cadre d’analyse institutionnelle qu’elle a, sur trois décennies, mis au point avec ses chercheurs et ses correspondants dans différents pays et sur différents terrains ; cadre d’analyse qu’elle illustre par le cas de pêcheries au Mexique.
–Les échanges avec le public de ces deux conférences (p. 55-63) ont permis de préciser plusieurs points portant sur la définition des ressources et des règles, la dynamique de ces règles, la polycentricité, le coût de l’inaction, le pluralisme et la culture, les relations des individus avec le pouvoir, l’articulation local-global, enfin sur l’interdisciplinarité.
238–La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Enjeux et analyses scientifiques », restitue, en les synthétisant, les échanges avec les chercheurs réunis lors du Workshop organisé à Agropolis Montpellier, rencontre que les chercheurs concernés avaient préparé en amont par un travail collectif (4 groupes) permettant d’approfondir plusieurs thèmes :
Thème no 1 : changement d’échelle et gouvernance. Cette question de l’échelle est majeure, « l’un des plus grands défis pour la recherche sur les systèmes socio-écologiques » (p. 67). Pour E. Ostrom « il n’existe pas d’arrangements parfaits pour la gouvernance » (p. 69), en conséquence, elle « milite pour un pluralisme de fait » (ibid.).
Thème no 2 : l’engagement d’acteurs hétérogènes dans l’action collective. Plusieurs questions ont été abordées portant sur « la pluralité des valeurs de ceux qui s’engagent » (p. 75), le degré de réciprocité des engagements individuels (p. 77), l’engagement spécifique du scientifique (p. 78) avec ses conséquences éthiques et pratiques.
Thème no 3 : capital social et action collective : le concept de capital social, initialisé en France par P. Bourdieu et développé aux USA via les travaux de Coleman et Putnam, joue un rôle central dans les analyses d’E. Ostrom pour « discuter de l’articulation d’un certain nombre d’arrangements/agencements institutionnels au sein d’une société » (p. 83).
Thème no 4 : postures, représentations, actions : ces items amènent à penser la durabilité des systèmes socio-écologiques « dans une perspective interdisciplinaire » appelant « une observation conjointe de ces deux dimensions » – sociale et écologique (p. 91).
Au-delà des discussions autour de ces quatre thèmes, le débat général entre E. Ostrom et les chercheurs du symposium de Montpellier a porté sur des questions touchant « le pluralisme », notamment juridique (p. 103), sur le transfert des « principes directeurs » (design principle) d’un terrain à un autre (p. 106), sur la ‘reconnaissance des communs face aux modèles top-down (p. 109), sur « l’interprétation des actions de l’autre : confiance, réciprocité » (p. 111), sur « l’engagement du scientifique, sa relation à l’objet, à la théorie, aux cadres et aux acteurs » (p. 113).
239Les seuls énoncés de ces questions constituent une marque de la haute qualité des exposés présentés et des débats qu’ils ont suscités.
Ajoutons, que ces restitutions sont encadrées, d’une part, (p. 7-10) par une préface d’Edouardo Brondisio (Université d’Indiana à Bloomington), d’autre part, (p. 117-119) par une Postface de Meriem Bouamrane (UNESCO – programme Man and Biosphere), l’un et l’autre étant proches d’Elinor Ostrom et l’ayant accompagnée tout le long de son séjour en France.
Ce présent ouvrage complète ainsi le dispositif de diffusion au sein de la communauté francophone, tant scientifique que citoyenne des travaux réalisés et des idées/propositions avancées par Elinor Ostrom et plus largement l’École de Bloomington qu’elle a créée en compagnie de Vincent Ostrom. Il se situera même en tête de ce dispositif, ses auteurs ayant été les précurseurs et les principaux initiateurs de cette (re)connaissance d’une œuvre majeure.
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Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld (coord.) (2017), Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF. collection : « Quadrige », 1262 pages.
Recension par Roland Pérez
Dans la littérature sur les communs qui commence à être foisonnante en France, l’ouvrage monumental qui a été publié par les Presses Universitaire en septembre 2017 constitue un évènement qui fera date.
Tout d’abord pas son volume : même si la prestigieuse collection Quadridge aux PUF a l’habitude d’accueillir des ouvrages denses – notamment pour les nombreux dictionnaires qu’elle a publiés dans le secteur des SHS – elle a fait fort avec le présent dictionnaire, avec ces 1234 pages de textes, précédées de 28 pages d’introduction ; le tout en petits caractères… Cette densité aurait justifié une publication en deux, 240voire trois volumes, mais on sait que les maisons d’édition rechignent à un tel éclatement.
L’ampleur de l’ouvrage se mesure aussi par le nombre de contributeurs : près de deux cents, venant principalement de France, mais aussi en provenance de plusieurs autres pays de la zone francophone, voire au-delà (Allemagne, Italie, USA…) via des contributions rédigées directement en langue française ou traduites. Cette diversification géographique et institutionnelle a permis de couvrir un large spectre de champs disciplinaires et culturels.
Cette imposante cohorte de contributeurs a été managée avec maestria par un trio de chercheuses du secteur SHS, relevant des disciplines économiques et juridiques et s’intéressant aux domaines couverts par le champ des communs :
–Marie Cornu, DR CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique (ENS Paris Saclay) est une juriste, travaillant sur le patrimoine culturel
–Fabienne Orsi, chercheuse à l’Institut de recherche sur le Développement (IRD Marseille) est une économiste du développement
–Judith Rochfeld, professeure à l’École de droit de la Sorbonne (Université Paris 1), travaille sur la société à l’ère numérique
Ces trois coordinatrices se sont, par ailleurs, appuyées sur un conseil scientifique formé d’une demi-douzaine de spécialistes reconnus dans plusieurs disciplines concernées, confortant ainsi l’équipe éditoriale dans son projet (Y. Rose, B. Coriat, S. Dusollier, P.-A. Mangolte, O. Weinstein, J.-B. Zimmerman).
Au-delà de ces aspects généraux, c’est par son orientation scientifique et son contenu rédactionnel que cette publication est impressionnante. Ses conceptrices en ont eu, dès l’origine, une vision large qui va au-delà des approches convenues du thème ; elles en avertissent le lecteur en préambule de l’ouvrage : « Nous avions initialement proposé le titre de Dictionnaire critique des communs dans l’idée de traiter des communs dans toutes leurs déclinaisons. Le nom de l’ouvrage, Dictionnaire des biens communs, a été décidé par l’éditeur afin d’en rendre l’accès à un public élargi. ». Ce propos résume bien l’orientation du projet éditorial :
241–d’une part, en mettant l’accent sur les « communs » plutôt que sur les « biens communs », les auteures ont voulu privilégier « la dimension profondément sociale des communs ainsi que la dynamique de leur mode de fonctionnement », plutôt que de se « concentrer sur la ressource ».
–d’autre part, l’ouvrage se veut « critique », non seulement au sens épistémologique – à la Kant – mais également au sens idéologique comme le sont ces « critical studies » en vogue dans les pays saxons et peut-être encore plus dans les sciences sociales françaises.
Les coordinatrices justifient leur choix dans l’introduction générale du dictionnaire. Pour elles, les « communs » constituent « une notion aux multiples entrées » qui traduit tout d’abord « le constat d’une évolution des pratiques sociales » et serait « porteuse d’une évolution politique » : le « faire commun » serait une « forme d’action poussant à réinterpréter le rôle des États et de la propriété, qu’elle soit publique ou privée ». Derrière ces « communs », « ce sont des “communautés qui émergent” », ce qui, parfois, ne va pas sans difficultés pour les identifier : « À quelle communauté se référer ? ».
L’ouvrage essaie de « rendre visible » ce que l’équipe éditoriale intitule « la galaxie du commun » et pour laquelle elle distingue plusieurs « temps forts de la réflexion » :
–l’apport d’Elinor Ostrom et de l’École de Bloomington : travaux menées principalement dans le domaine des ressources naturelles et rendus célèbres par l’attribution, en 2009, du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom ;
–la « montée en puissance de la privatisation et du fractionnement de la connaissance » suscitant une « critique nourrie » à partir des années 1990, allant jusqu’à parler de « nouvelles enclosures » (James Boyle, 2003) ;
–la « révolution numérique » qui facilite des « formes inédites d’échanges, de travail et de collaboration » mais, en sens inverse, permet une « reverticalisation des contenus numériques auprès d’acteurs puissants » (les fameux GAFA).
In fine, pour l’équipe éditoriale, « les communs sont devenus tout à la fois un lieu de réflexion théorique, de débat politique et d’expériences citoyennes ».
242Si l’orientation de l’ouvrage paraît claire, qu’en est-il du contenu ? Il comporte des « entrées », classées – comme il se doit pour un dictionnaire – par ordre alphabétique. Les items étudiés commencent ainsi par « Abus de droits » pour terminer par « ZAD (zone à défendre) » (ces deux exemples, situés aux extrémités de cette longue liste d’entrées, montrent à quel point les coordinatrices ont élargi le périmètre des communs en mettant l’accent sur les approches « critiques » de la société actuelle). La présente recension ne peut évidemment pas rendre compte de l’ensemble des thèmes traités, la « table des entrées » comportant plusieurs centaines de noms ou d’expressions se référant à des items faisant l’objet d’une entrée spécifique dans l’ouvrage ou abordés via d’autres entrées.
Ce foisonnement n’est pas sans présenter quelques difficultés de lecture ou susciter quelques regrets ; imperfections inévitables pour une première édition d’un ouvrage collectif d’une telle ampleur.
–Ainsi, une lecture attentive pourra constater quelques chevauchements lorsque des entrées portant sur des items voisins ont été traitées par des contributeurs distincts (par exemple « Elinor Ostrom » et « École de Bloomington »), mais les coordinatrices du dictionnaire ont veillé à ce que ces contributions voisines soient harmonisées et se complètent par des signaux de renvoi réciproques, faisant de ce défaut potentiel une qualité supplémentaire.
–De même, les non juristes-politologues pourront estimer que les entrées relatives à ces champs disciplinaires sont un peu surreprésentées par rapport à d’autres champs, ce qui dénoterait un biais lié aux formations initiales des membres groupe éditorial. C’est possible, mais on ne saurait oublier que la discussion autour des communs renvoie vite, au-delà de la ressource ou de l’activité étudiée, aux règles en usages dans la communauté concernée et à son régime de gouvernance ; rappelons qu’Elinor Ostrom elle-même était plus politiste qu’économiste (ce que certains de ses détracteurs n’ont pas manqué de lui rappeler…).
–Enfin, le positionnement contextuel reste un peu problématique. Ce dictionnaire est-il centré sur les questions de communs telles qu’elles se posent principalement dans la société française contemporaine ou a-t-il une vocation plus universelle ? Divers développements inclinent à valiser la première hypothèse, ainsi la dernière entrée – mentionnée 243–supra – sur « ZAD » dont une actualité récente en France a rappelé la relation aux communs. Les références à d’autres pays francophones restent modestes, même si elles existent (par exemple « bisses et consortages en Valais – Suisse ») ; de même pour d’autres pays européens avec une exception pour les remarquables expériences en Italie (comme l’Acqua Bene Comune ABC) ; a fortiori pour d’autres contextes socio-culturels, peu représentés sauf exceptions comme le waf (droit islamique).
S’agissant d’une première édition, on peut comprendre que l’équipe éditoriale ait dû faire des choix pour ne pas alourdir un ouvrage déjà très volumineux. Si une nouvelle édition venait à être mise en chantier – a fortiori une traduction et/ou une adaptation dans une autre langue – les responsables concernés pourront, à leur convenance, alléger ici, actualiser là, élargir enfin dans une optique moins franco-française et plus universelle.
Cela ajouterait, à l’évidence, encore du travail à celui, considérable, qu’a certainement représenté la réalisation de cet ouvrage ; mais une réédition est le destin de toute publication de qualité ou selon l’expression consacrée : « qui sort du commun ». C’est le destin que nous souhaitons pour ce Dictionnaire des biens communs.
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Jacques Ninet (2017), Taux d’intérêt négatifs, le trou noir du capitalisme financier, Paris, Classiques Garnier, 264 pages.
Recension par Jacques Léonard
Cet essai propose une mise en perspective historique de la survenance de ce que l’on pourrait qualifier d’excentricité contemporaine des systèmes financiers : confrontées au risque d’une stagnation durable de l’activité, les Banques centrales de nombre d’économies développées (Japon, puis Zone euro, Suisse, Suède, Danemark, notamment) ont forcé 244le basculement des taux d’intérêt à court terme en territoire négatif. Au-delà, les mesures non conventionnelles d’achats de titres financiers publics et privés ont démesurément accru la liquidité, étendant le territoire négatif des rendements aux titres à moyen terme. Dans cette logique inversée, l’emprunteur est rémunéré, tandis que le prêteur reçoit à l’échéance une somme inférieure à celle qu’il a prêté. Globalement donc, une situation censée soutenir la demande par le biais de la relance du crédit, mais aussi alléger le poids du service des dettes publiques, alors que l’impact final sur l’offre est en revanche incertain.
L’auteur a, de longue date, associé une pratique universitaire à son expérience professionnelle, riche et variée, dans le domaine de la stratégie financière et de la gestion d’actifs. C’est précisément ce double angle de vue qui apporte à l’ouvrage le recul théorique indispensable et garantit l’identification des évolutions déterminantes, comportementales et structurelles, des institutions et des marchés.
La démonstration de l’impasse dans laquelle ont conduit les processus historiques articulant économie et finance au cours des cinq dernières décennies est annoncée dès l’introduction : « les déséquilibres croissants produits par le modèle de croissance inégalitaire et la créativité financière de plus en plus débridée qui l’a soutenue ont été compensés, de proche en proche, de crise en crise, par des thérapies monétaristes de plus en plus intensives… opérant exactement à l’opposé de la finalité qu’elles entendent soutenir, en imposant un prélèvement au lieu d’un abondement sur les capitaux financiers ».
La première partie de l’ouvrage (« Le capitalisme financier, de la révolution néo-libérale à la crise multiforme du xxie siècle ») souligne l’importance de la rupture néo-libérale des années 1980, dont l’amorce du repartage de la valeur ajoutée au détriment des revenus du travail, la hausse corrélative des profits distribués aux actionnaires et la montée de l’endettement ont constitué des caractéristiques dominantes. Le « capitalisme financiarisé » aurait ainsi atteint son apogée à la veille de la crise de 2007.
La deuxième partie (« Radiographie d’une crise ») analyse le cheminement de la crise financière ouverte en 2007 et marquant une grave défaillance du modèle de financiarisation. Crise du surendettement immobilier des ménages américains d’abord, frappant sévèrement le secteur bancaire et financier mondial à travers la diffusion des prêts subprimes 245titrisés. Crise du surendettement public ensuite en 2011, en rapport direct avec les sauvetages financiers opérés et jugés incontournables, mais aussi la nécessité de soutenir la demande. Tout particulièrement au sein de la zone euro, la prise de conscience de l’engagement pervers des États dans des situations de financement « Ponzi » (endettement nécessaire pour assurer la seule charge de la dette antérieure) a alors justifié la mise en place progressive d’un « policy mix » de nouveau genre (dit « austérité expansive »), associant l’orthodoxie budgétaire la plus stricte possible à une politique monétaire de plus en plus accommodante (à l’image des États-Unis et du Japon), combinant mesures conventionnelles (baisse agressive des taux directeurs) et non conventionnelles (assouplissement quantitatif, autrement dit injections de liquidités par achats de titres).
La troisième partie (« Entre les mains des Banques centrales ») s’attache à expliquer la prépondérance croissante dévolue à l’action des Banques centrales dans la régulation macroéconomique et macrofinancière. D’un point de vue systémique, à travers sa gestion de la monnaie la Banque centrale est garante de la continuité, sinon de la pérennité, du système de paiement et des réseaux financiers. D’un point de vue fonctionnel, elle a pour mission de favoriser la prospérité, voire, si nécessaire, de sauver l’économie de la dépression. En contrepoint de cette conception, l’auteur suggère de considérer les Banques centrales comme ayant pris le contrôle de l’économie mondiale depuis les années 2000, devenant dès lors « sinon promoteurs, au moins facilitateurs, du processus de transition vers le capitalisme de rentier et acteurs essentiels de l’autonomisation de la sphère financière ».
S’ensuivent quatre chapitres retraçant respectivement quelques éléments d’économie monétaire, la lecture standard des Banques centrales, leur histoire critique et les fondements théoriques (théorie quantitative, ciblage d’inflation) de leur action.
Les deux derniers chapitres traitent de l’indépendance des Banques centrales et des banquiers centraux avec, pour toile de fond, l’économie de rentiers et la doctrine ordo-libérale. L’idée principale qui sous-tend la revue très critique de la pratique des Gouverneurs (A. Greenspan, B. Bernanke, J. C. Trichet, M. Draghi) et de leurs erreurs d’appréciation est que l’indépendance ne saurait être synonyme d’impartialité, et encore moins d’infaillibilité. Plus encore, l’auteur suggère que la persévérance collective des banquiers centraux dans l’erreur reflète une réelle 246impuissance face à des mécanismes qui les dépassent. En témoigne la mise sous perfusion des marchés financiers au cours des dernières années, considérée comme seule stratégie possible pour éviter le collapsus global, en dépit d’une difficulté croissante à y mettre fin (le « trou noir »).
La quatrième partie (« Qui sauvera les Banques centrales ? ») examine les effets pervers des taux d’intérêt nuls ou négatifs et les voies de sorties a priori envisageables pour les Banques centrales. Globalement, face à l’importance de la bulle obligataire accentuée par le Quantitative Easing, les résultats macroéconomiques sont apparemment médiocres, sinon décevants (trois premiers chapitres). En revanche, l’euphorie financière est décuplée, principalement sur les marchés d’actions et immobiliers. Dans une telle configuration toutefois, le risque implicite devient considérable dans la mesure où les taux nuls ou négatifs brouillent totalement l’appréciation des risques et leur tarification explicite. En résulte logiquement une versatilité fortement accrue des investisseurs et des marchés.
Si ce genre de situation n’est pas durablement supportable, pour autant les voies de sortie envisageables sont unanimement périlleuses (quatrième chapitre). À ce titre, l’auteur envisage tout d’abord trois risques extrêmes conduisant à des issues en forme de crise : crise financière majeure en rapport avec la montée des populismes et la dislocation politique du « Nord », accident exogène majeur, d’origine climatique, technologique ou géopolitique, défiance généralisée envers les Banques centrales et la monnaie « financière » qu’elles émettent.
Au-delà (ou en deçà…) de ces scénarios extrêmes est proposé le choix d’une « remontée ordonnée des taux directeurs accompagnée d’une réduction conventionnelle de toutes les dettes publiques… qui constituerait une solution à la fois courageuse, raisonnable et dans laquelle la crise financière subséquente pourrait être contenue ». L’auteur précise en outre que « les options retenues par les autorités monétaires auront une influence directe sur la façon dont les secteurs, pays et strates de la population seront affectés ». Plus globalement, une croissance mondiale saine et durable exigerait la mise en route de programmes coopératifs s’attaquant aux dysfonctionnements majeurs actuels : harmonisation fiscale et sociale, commerce international et parités de change, off-shore et paradis fiscaux.
Au total, l’ouvrage de Jacques Ninet est tout à fait stimulant, tant par le recensement et l’interprétation des faits qu’il propose à travers une 247grille de lecture largement non conventionnelle. Le lecteur peut être, ou non, en accord avec les bases analytiques du type « capitalisme hyper financiarisé » ou « oligarchie financière », quoi qu’il en soit l’ouvrage est provocateur en ce sens qu’il a le mérite d’offrir une vision critique cohérente des graves difficultés que traverse actuellement l’économie mondiale. L’auteur a également le mérite d’expliquer que les dérèglements financiers, même plus ou moins bien gérés par les Banques centrales, sont avant tout la conséquence des désordres économiques mondiaux, encore accentués par la globalisation dans la période contemporaine. Au plan des initiatives susceptibles de permettre d’échapper au « trou noir », on retrouve l’éternel plaidoyer en faveur de la coopération internationale, ce qui malheureusement relève davantage de la pétition de principe que d’une perspective réaliste, ceci un peu en contraste avec le reste du document.
Les secousses financières de ce début d’année 2018 ne sont-elles qu’un phénomène très temporaire de correction des excès commis dans le contexte des taux d’intérêt négatifs et de la surliquidité, ou bien marquent-elles l’amorce d’une nouvelle crise de grande ampleur du système financier qui exigerait cette fois une remise en ordre en profondeur des institutions, des marchés et des régulations ? Le livre de Jacques Ninet conduirait plutôt à pencher en faveur de la seconde interprétation, tout comme la postface nous y invite.
1 Ainsi ont été organisées, d’une part des conférences au niveau institutionnel (UNESCO, OCDE, Académie d’agriculture de France), d’autre part une rencontre-débat au niveau des chercheurs et acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). * la conférence à l’UNESCO a eu lieu à l’initiative de la direction générale de l’UNESCO – DG sciences (programme MAB « Man and Biospher ») sur le thème « Social-Ecological Systems » – cf. le présent ouvrage. * À l’Académie d’agriculture de France, Elinor Ostrom qui y avait été élue comme membre étranger, a prononcé une allocution à l’ouverture du colloque sur « Les hommes et l’eau : agriculture, environnement et espace méditerranéen » ; manifestation organisée par l’Académie d’agriculture dans le cadre du 250e anniversaire de sa fondation. Cf. Pérez et Weber (2013) ; Pérez et Paranque (2015). * À l’OCDE, Elinor Ostrom a été invitée par le département « agriculture et environnement » pour y faire en exposé, dans le cadre du 50e anniversaire de sa constitution. * La rencontre-débat avec les chercheurs et acteurs de l’économie sociale et solidaire a été complémentaire des précédentes. Cf. Pérez et Silva (2013).
- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-08427-3
- EAN: 9782406084273
- ISSN: 2554-9626
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08427-3.p.0233
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-22-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French