Présentation du tome III
- Publication type: Book chapter
- Book: Théâtre complet. Tome III
- Pages: 7 to 11
- Collection: French Theatre Library, n° 83
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PRÉSENTATION DU TOME III
Après le succès triomphal du Demi-Monde en 1855, la réussite plus relative de La Question d’argent en 1857 incite Dumas fils à revenir vers les thèmes plus personnels qui avaient si bien inauguré sa carrière théâtrale avec La Dame aux camélias et Diane de Lys. Il n’est plus question désormais d’évoquer ses amours, mais ses hantises de bâtard, qui risque de voir son destin entravé et veut surmonter les obstacles par son talent, de rendre hommage à une mère adorée, restée aimante et digne dans l’abandon, de dépeindre la relation affective qui l’unit étroitement à un père souvent horripilant par son comportement si naturellement libertaire.
Dumas fils avait déjà commencé durant l’été 1853 à écrire Le Fils naturel, mais n’était pas parvenu à dépasser l’acte III, ne sachant comment résoudre l’intrigue sans nuire à l’image d’un père auquel désormais il succède dans la notoriété et a finalement pardonné les traumatismes subis durant son enfance. Il revient dès l’été 1857 sur son manuscrit inachevé. L’état du texte relevait alors de la veine tragique des deux premiers drames, avec un prologue qui en constitue une miniature ; mais, depuis, Dumas fils a réussi par la comédie, il faut donc réorienter les deux actes manquants dans cette voie. Du même coup, il se délivre de toute la tension intérieure liée à cette évocation de sa mère en Clara Vignot, réaffirme sa propre libération des affres adolescentes, et s’écarte de l’image paternelle réelle, pour brosser dans sa fiction la culpabilité inconsciente d’un père lâche et vaniteux. Charles Sternay est déjà un monsieur Alphonse avant la lettre, il n’est plus Dumas père, et le dénouement peut le renvoyer à ses prétentions ridicules sans acrimonie. Noblesse et bourgeoisie s’entremêlent dans la société louis-philipparde comme impériale. Le panorama féminin est toujours là : aïeule pleine de préjugés et acariâtre, jeune fille obstinée sous allure soumise, épouse négligée, adultère sans bonheur, se heurtent au retour imprévu de l’ouvrière séduite reléguée, pourtant sans désir de vengeance. Son fils bien éduqué (et miraculeusement préservé de la pauvreté) s’est 8fait aimer de l’héritière, prétend à sa main, est soutenu par un parrain notaire attentif, par l’oncle aristocrate libéral, et se permet de refuser une tardive reconnaissance paternelle motivée par l’ambition. Le dramaturge réussit à fluidifier son intrigue, à passer après Diderot et Beaumarchais du genre sérieux à un comique quasi moliéresque, et finit sur une touche sentimentale. Son plaidoyer pour l’enfant naturel, si fréquent dans une société sans divorce, atteint donc son but : les spectateurs de 1858 applaudissent encore à cette morale subversive masquée sous un dénouement souriant. Dumas fils peut donc s’attaquer en corollaire au même sujet, mais inversé, traité du côté du Père prodigue.
Un petit détour va cependant naître de circonstances mondaines. Lors d’un dîner chez Émile de Girardin, en décembre 1858, le corniste Eugène Vivier, connu dans le Tout-Paris, raconte une des mystifications dont il est amateur, que les assistants l’invitent à adapter en « bouffonnerie » pour une représentation en société. Dumas fils s’y met aussitôt avec lui et la « pochade » est enlevée avant minuit. La seconde Mme de Girardin, en aristocrate née, la trouvant bien commune pour son salon, la petite comédie se trouve portée chez Montigny qui la monte au Gymnase le 3 février 1859 en représentation à bénéfice pour un artiste. Son théâtre réussit pourtant à la jouer une centaine de fois, sous la seule signature de Vivier, qui la publie chez Michel Lévy. Cette simple plaisanterie, où la présence du couvre-chef masculin d’un mélancolique farceur aide à conclure un mariage, évoque la manière de Labiche, dont la noce en folie courant après un chapeau de paille féminin avait laissé un souvenir drolatique depuis 1851. Les personnages relèvent de la même bourgeoisie commerçante, les liens de famille sont tout aussi stéréotypés, le dialogue recourt à quelques jeux de mots empruntés au quotidien, la conclusion est fantaisiste et sans prétention. Dumas fils n’a pas souhaité apparaître et n’assumera cette collaboration divertissante que dans le Théâtre des autres en 1894.
Cet intermède ne compte donc guère et Dumas fils reprend son projet : solder ses comptes de jeune homme envers un père complice de ses frasques comme de ses ambitions, résoudre sa fêlure originelle par le tableau apaisant d’une affection triomphant des aléas du vécu, encore souvent irritant entre les deux Alexandre. De retour de Russie, Dumas père s’est installé dans un petit hôtel délabré, loué rue d’Amsterdam, où il fait des travaux pour vivre plus confortablement avec la jeune actrice Émilie Cordier ; mais cela ne l’empêche pas de renouer relation avec une 9ancienne marcheuse du bal Mabille, devenue cocotte à la mode, Céleste Mogador, dont Dumas fils craint les menées ruineuses. Quant à lui, il vit une relation adultère avec Nadejda Naryschkine, qu’il doit tenir secrète pour préserver l’avenir d’Olga, la fille légitime du prince ; mais l’amour avec la « sirène aux yeux verts » n’est pas de tout repos et le dramaturge s’autorise, non sans culpabilité, quelques compensations, du moins sentimentales, auprès d’Anna Ribes. La fiction va porter tous ces sentiments contradictoires. La dangereuse Albertine et la pure Hélène font vibrer un veuf grisonnant, aimant son fils, mais si insouciant par sa légèreté financière et sa négligence du qu’en dira-t-on qu’il lui provoque bien des désagréments. Le jeune homme est lui-même miné par les traces de son passé et ne s’exonère pas de tout remords au moment de devenir un époux fidèle et travailleur pour assurer la vie digne que mérite la mère de ses enfants futurs. L’union des cœurs est finalement affirmée face aux vices de jeunes gens ruinant les principes de famille comme à l’ambition de courtisanes avides d’argent et de reconnaissance sociale. La pièce proclame la prédominance du sentiment dans les relations humaines malgré la dureté des ragots et la puissance de l’argent. Cette note romanesque fondée sur l’émotion est compensée par la maîtrise du comique de situation et des mots d’esprit qui sont devenus la marque de fabrique du dramaturge. Le public lui réserve donc un accueil d’autant plus éclatant que nourri d’un parfum de scandale autobiographique dont l’auteur a du mal à se défendre. La critique sera plus acerbe devant ce panorama d’une société prétendument aristocratique qui cultive des affections plutôt bourgeoises et surtout devant ce personnage paternel si spécifique à la filiation dumasienne.
Aussi Dumas fils se sent-il, après quinze ans d’écriture (les premiers romans et tentatives théâtrales remontent à 1844), épuisé par cette lutte incessante contre ses démons intérieurs comme face à la censure et au monde théâtral, si vivant et porteur assurément, mais si aléatoire : on n’entretient pas sans fatigue le combat nécessaire pour assurer le succès de chaque nouvelle pièce, face à un public versatile et divers au fil des représentations et à des critiques rarement amènes. Après avoir vu paraître dès le 17 décembre ce Père prodigue qui a triomphé le 30 novembre 1859 au Gymnase, il annonce à George Sand sa décision de partir prochainement pour Rome, « la tête crevassée par le travail ». Il va passer l’été 1860 auprès de son père en Italie, et, malgré la naissance, nécessairement 10clandestine, de sa première fille Colette à l’automne 1860, traverser une profonde crise nerveuse qui l’empêche d’écrire. Soins divers, isolement choisi loin de la famille et des relations, nouveau séjour italien au printemps 1861, chaleur de l’amitié partagée à Nohant en été 1861 et 1862, suivi des œuvres de son père, collaboration avec sa « chère maman » pour adapter son Marquis de Villemer au théâtre, va-et-vient entre Paris, le château loué par Nadejda à Villeroy, et Saint-Valéry-en-Caux : il faudra attendre l’automne 1862 pour que revienne l’envie de créer ! Alors commence la conception de L’Ami des femmes et de L’Affaire Clémenceau : double délivrance des douleurs de l’apprentissage de la vie, sociale et amoureuse, par le roman qui n’aboutira qu’en 1866, et par une nouvelle comédie, créée en mars 1864. Deux œuvres majeures issues de cette « hypocondrie complète » de quatre années !
11Portrait d’Alexandre Dumas fils,
photographie de Nadar, entre 1854 et 1870, BnF.
- CLIL theme: 3622 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Théâtre
- ISBN: 978-2-406-11780-3
- EAN: 9782406117803
- ISSN: 2261-575X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11780-3.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-24-2021
- Language: French