Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Dix études sur Montaigne
- Pages: 9 to 11
- Collection: Studies on Montaigne, n° 67
PRÉFACE
Nous reprenons ici dix études sur Montaigne publiées entre 2003 et 2016. Toutes ces publications ont fait l’objet d’une réécriture et d’une mise à jour bibliographique. Nous avons divisé ce volume en deux parties. La première (cinq chapitres) reprend des études sur l’histoire éditoriale des Essais, la seconde (cinq chapitres) commente le texte des Essais pour en extraire l’esprit. Il s’agit de montrer la double nature du livre des Essais : à la fois un objet qui existe d’abord dans sa matérialité et doit donc être abordé à partir de l’histoire du livre et de sa réception ; ensuite un texte ouvert qui, au fil des siècles, s’est prêté aux interprétations les plus diverses et contradictoires.
Montaigne s’est toujours préoccupé de son lecteur, comprenant très bien que, une fois le livre imprimé, cet objet ne lui appartenait plus tout à fait. Pour cette raison, il accorde une importance extrême à la présentation physique de ses idées tout en demandant une participation active de la part de celui qui tient son livre entre ses mains. La forme et l’esprit du livre de Montaigne représentent ainsi les deux facettes d’une même entreprise de communication avec un lecteur idéalisé. Tout sujet est bon à réflexion : « Tout argument m’est egallement fertille. Je les prens sur une mouche » (III, 5, 876)1. Cette déclaration n’est pas une boutade, mais bien une tournure d’esprit. Le gentilhomme gascon se livre à toutes sortes de « commerces », aussi bien avec les hommes qu’avec les livres. Son regard erre sur ce qui est à sa portée ; il ne privilégie jamais une chose sur une autre. Cette écriture tous azimuts a permis les récupérations les plus improbables, faisant de l’auteur des Essais tantôt un protestant sans le savoir, tantôt un moraliste. Le lecteur devra ainsi se méfier des belles phrases déclamatoires qui jalonnent les Essais, car Montaigne aime à se contredire, et il l’avoue avec malice.
10Ce livre au contenu très personnel représente l’aboutissement d’un long parcours mental et littéraire dont le résultat ne peut être que provisoire. C’est en effet là un objet curieux : « le seul livre au monde de son espece » (II, 8, 385). Montaigne déteste les modèles ; il affirme l’originalité de ses expériences à chaque page. La postérité l’intéresse, mais uniquement parce qu’elle prolongera, par le truchement de son livre, l’image d’un homme qui se jette dans la vie à bras le corps. Montaigne n’a d’ailleurs pas de théorie de l’existence, seulement une praxis. Cette pratique de la vie devient bientôt une philosophie d’un genre nouveau. D’après Montaigne, les écoles philosophiques n’ont jamais duré pour la simple raison qu’elles avaient toutes une doctrine ou un dogme à défendre. L’auteur des Essais est sa propre école, une école qui ne réclame aucun disciple et ne propose aucun programme. Quand on pense savoir quelque chose, d’autres exemples infirment ce que l’on vient de déclarer. Ce principe de perpétuel mouvement de la vérité se mue en devise pour notre essayiste. Pourtant, le fameux « Que sçay-je ? » de Montaigne dépasse de loin la simple devise pyrrhonienne. Le doute des Essais est positif en soi, dans la mesure où il permet de toujours chercher au-delà des vérités du moment. Voilà peut-être pourquoi Montaigne ne peut jamais se résoudre à boucler ses chapitres, car il y a toujours quelque chose de plus à dire.
Montaigne ajoute donc sans cesse, même si ses additions ne vont pas toujours dans le sens des déclarations précédentes. L’essayiste est expert en comparaisons de toutes sortes ; il prend un malin plaisir à dresser des exemples les uns contre les autres. Par ce processus de différenciation, il crée chez le lecteur habitué à l’esprit de système l’impression d’un texte rempli de digressions et de contradictions. L’antinomie n’est cependant pas problématique pour Montaigne, elle forme au contraire la pierre angulaire de sa philosophie. On a ainsi pu arguer qu’à partir de la fin de la Renaissance on ne cherche plus les similitudes, mais on expose au contraire les différences. Montaigne exploite ce principe de l’altérité qu’il arbore bientôt en fondement de son propre discours sur l’homme et le monde : « La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre » (III, 13, 1065). Comme on l’imagine, à partir d’une telle déclaration, il devient dès lors impossible de concevoir une philosophie traditionnelle. La philosophie classique n’a d’ailleurs jamais su offrir une image satisfaisante du mouvement et du passage du temps 11sur l’homme. Car, pour Montaigne, l’homme est toujours au-delà de lui-même. Quand il pense avoir trouvé une vérité, il lui faut encore aller de l’avant pour en découvrir de nouvelles.
La métaphysique de Montaigne sera celle de l’instant qui s’écoule ; une philosophie non préméditée et fortuite, toute au service de la contingence. Postulat montaignien : la fortuité ne suppose aucune recherche, simplement une rencontre par coïncidence. S’il existe une philosophie chez Montaigne, celle-ci ne peut être que regard, fondée dans le présent avec la possibilité toujours latente d’être infirmée par un nouveau point de vue projeté sur le même objet. Seule l’expérience momentanée peut rendre compte de cet objet sans cesse mouvant qu’est le monde. Il en va de même pour l’homme.
Si l’expérience individuelle représente toujours un danger pour la méthode, elle est par contre désirable dans un système échafaudé sur l’idée de contingence. Dans un tel système, les expériences particulières ne peuvent être cumulées, mais se remplacent par exclusion. La seule façon de comprendre l’homme dans sa diversité, c’est alors d’accepter la possibilité d’une philosophie qui serait un mouvement perpétuel, non pas un mouvement méthodique, mais bien un déplacement discursif et textuel non prémédité et fortuit qui se métamorphose en genre littéraire : l’essai. En définitive, Montaigne ne propose aucune vérité ferme et universelle, sinon les siennes ; car, dans ce monde à cheval entre deux systèmes – aristotélicien et cartésien –, « les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c’est tousjours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement advisé par ce recit » (I, 21, 105). Le livre des Essais et l’esprit de Montaigne se rejoignent alors dans une parfaite consubstantialité.
Boulder, janvier 2020
1 À moins d’indication contraire, nous citons toujours les Essais dans l’édition Villey-Saulnier publiée par les Presses universitaires de France.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09821-8
- EAN: 9782406098218
- ISSN: 1775-349X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09821-8.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-07-2020
- Language: French