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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dix études sur Montaigne
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : Études montaignistes, n° 67
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406098218
  • ISBN : 978-2-406-09821-8
  • ISSN : 1775-349X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09821-8.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/01/2020
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Nous reprenons ici dix études sur Montaigne publiées entre 2003 et 2016. Toutes ces publications ont fait lobjet dune réécriture et dune mise à jour bibliographique. Nous avons divisé ce volume en deux parties. La première (cinq chapitres) reprend des études sur lhistoire éditoriale des Essais, la seconde (cinq chapitres) commente le texte des Essais pour en extraire lesprit. Il sagit de montrer la double nature du livre des Essais : à la fois un objet qui existe dabord dans sa matérialité et doit donc être abordé à partir de lhistoire du livre et de sa réception ; ensuite un texte ouvert qui, au fil des siècles, sest prêté aux interprétations les plus diverses et contradictoires.

Montaigne sest toujours préoccupé de son lecteur, comprenant très bien que, une fois le livre imprimé, cet objet ne lui appartenait plus tout à fait. Pour cette raison, il accorde une importance extrême à la présentation physique de ses idées tout en demandant une participation active de la part de celui qui tient son livre entre ses mains. La forme et lesprit du livre de Montaigne représentent ainsi les deux facettes dune même entreprise de communication avec un lecteur idéalisé. Tout sujet est bon à réflexion : « Tout argument mest egallement fertille. Je les prens sur une mouche » (III, 5, 876)1. Cette déclaration nest pas une boutade, mais bien une tournure desprit. Le gentilhomme gascon se livre à toutes sortes de « commerces », aussi bien avec les hommes quavec les livres. Son regard erre sur ce qui est à sa portée ; il ne privilégie jamais une chose sur une autre. Cette écriture tous azimuts a permis les récupérations les plus improbables, faisant de lauteur des Essais tantôt un protestant sans le savoir, tantôt un moraliste. Le lecteur devra ainsi se méfier des belles phrases déclamatoires qui jalonnent les Essais, car Montaigne aime à se contredire, et il lavoue avec malice.

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Ce livre au contenu très personnel représente laboutissement dun long parcours mental et littéraire dont le résultat ne peut être que provisoire. Cest en effet là un objet curieux : « le seul livre au monde de son espece » (II, 8, 385). Montaigne déteste les modèles ; il affirme loriginalité de ses expériences à chaque page. La postérité lintéresse, mais uniquement parce quelle prolongera, par le truchement de son livre, limage dun homme qui se jette dans la vie à bras le corps. Montaigne na dailleurs pas de théorie de lexistence, seulement une praxis. Cette pratique de la vie devient bientôt une philosophie dun genre nouveau. Daprès Montaigne, les écoles philosophiques nont jamais duré pour la simple raison quelles avaient toutes une doctrine ou un dogme à défendre. Lauteur des Essais est sa propre école, une école qui ne réclame aucun disciple et ne propose aucun programme. Quand on pense savoir quelque chose, dautres exemples infirment ce que lon vient de déclarer. Ce principe de perpétuel mouvement de la vérité se mue en devise pour notre essayiste. Pourtant, le fameux « Que sçay-je ? » de Montaigne dépasse de loin la simple devise pyrrhonienne. Le doute des Essais est positif en soi, dans la mesure où il permet de toujours chercher au-delà des vérités du moment. Voilà peut-être pourquoi Montaigne ne peut jamais se résoudre à boucler ses chapitres, car il y a toujours quelque chose de plus à dire.

Montaigne ajoute donc sans cesse, même si ses additions ne vont pas toujours dans le sens des déclarations précédentes. Lessayiste est expert en comparaisons de toutes sortes ; il prend un malin plaisir à dresser des exemples les uns contre les autres. Par ce processus de différenciation, il crée chez le lecteur habitué à lesprit de système limpression dun texte rempli de digressions et de contradictions. Lantinomie nest cependant pas problématique pour Montaigne, elle forme au contraire la pierre angulaire de sa philosophie. On a ainsi pu arguer quà partir de la fin de la Renaissance on ne cherche plus les similitudes, mais on expose au contraire les différences. Montaigne exploite ce principe de laltérité quil arbore bientôt en fondement de son propre discours sur lhomme et le monde : « La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre » (III, 13, 1065). Comme on limagine, à partir dune telle déclaration, il devient dès lors impossible de concevoir une philosophie traditionnelle. La philosophie classique na dailleurs jamais su offrir une image satisfaisante du mouvement et du passage du temps 11sur lhomme. Car, pour Montaigne, lhomme est toujours au-delà de lui-même. Quand il pense avoir trouvé une vérité, il lui faut encore aller de lavant pour en découvrir de nouvelles.

La métaphysique de Montaigne sera celle de linstant qui sécoule ; une philosophie non préméditée et fortuite, toute au service de la contingence. Postulat montaignien : la fortuité ne suppose aucune recherche, simplement une rencontre par coïncidence. Sil existe une philosophie chez Montaigne, celle-ci ne peut être que regard, fondée dans le présent avec la possibilité toujours latente dêtre infirmée par un nouveau point de vue projeté sur le même objet. Seule lexpérience momentanée peut rendre compte de cet objet sans cesse mouvant quest le monde. Il en va de même pour lhomme.

Si lexpérience individuelle représente toujours un danger pour la méthode, elle est par contre désirable dans un système échafaudé sur lidée de contingence. Dans un tel système, les expériences particulières ne peuvent être cumulées, mais se remplacent par exclusion. La seule façon de comprendre lhomme dans sa diversité, cest alors daccepter la possibilité dune philosophie qui serait un mouvement perpétuel, non pas un mouvement méthodique, mais bien un déplacement discursif et textuel non prémédité et fortuit qui se métamorphose en genre littéraire : lessai. En définitive, Montaigne ne propose aucune vérité ferme et universelle, sinon les siennes ; car, dans ce monde à cheval entre deux systèmes – aristotélicien et cartésien –, « les tesmoignages fabuleux, pourveu quils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, cest tousjours un tour de lhumaine capacité, duquel je suis utilement advisé par ce recit » (I, 21, 105). Le livre des Essais et lesprit de Montaigne se rejoignent alors dans une parfaite consubstantialité.

Boulder, janvier 2020

1 À moins dindication contraire, nous citons toujours les Essais dans lédition Villey-Saulnier publiée par les Presses universitaires de France.