![Diderot et l’archéologie - Avant-propos](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/ZhkMS01b.png)
Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Diderot et l’archéologie
- Authors: Falaky (Fayçal), Hakim (Zeina)
- Pages: 7 to 13
- Collection: Encounters, n° 620
- Series: The eighteenth century, n° 45
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AVANT-PROPOS
La maîtrise qu’a Diderot des langues anciennes a nourri chez lui une longue familiarité avec le monde antique : que ce soit dans sa doctrine philosophique, ses théories esthétiques ou ses idées politiques, Diderot réserve à Rome et à la Grèce antique une place de choix dans de nombreux aspects de son œuvre.
Depuis la parution des Essais sur Diderot et l’Antiquité de Jean Seznec en 19571 et de l’article de Raymond Trousson sur « Diderot et l’Antiquité grecque2 », plusieurs études ponctuelles ont été publiées3, mais aucun travail d’ensemble n’avait été consacré au sujet : c’est le manque auquel a répondu, en 2018, le volume dirigé par Aude Lehmann4 réunissant les actes d’un colloque portant sur « Diderot et l’Antiquité classique5 ». Ces contributions, d’une grande richesse, examinent la dette de Diderot à l’égard des auteurs de l’Antiquité : la place qu’occupent les Anciens dans sa critique d’art, le rapport qu’il entretient avec certains philosophes antiques ; ou encore les modèles antiques – tel que le théâtre grec – qu’il convoque dans ses textes. La majorité des contributions s’attache ainsi à la pensée esthétique et littéraire de Diderot, qui constituait déjà l’objet principal des Essais de Jean Seznec.
L’ouvrage collectif que nous proposons ici prend, quant à lui, une orientation différente : notre ambition est de nous intéresser non pas tant à la culture littéraire de l’Antiquité mais à la culture matérielle de l’Antiquité telle que Diderot l’a connue. En effet, nous sommes partis 8d’un constat : Diderot est l’un des rares auteurs des Lumières à ne pas se fonder sur une connaissance purement textuelle de l’Antiquité. Il s’appuie au contraire très souvent sur des données provenant de l’archéologie matérielle pour décrire, par exemple, sa ville natale de Langres dans l’article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie6. C’est précisément ce rapport étroit à la matérialité de l’archéologie antiqueque ce volume a pour but d’interroger. Pour se faire, nous souhaitons rendre compte des informations et sources auxquelles Diderot a pu avoir accès et d’éclaircir les connaissances et les sources disponibles à l’époque, ainsi que les représentations et les discussions qui en ressortaient.
On connaît fort bien, notamment grâce à Jean-Marie André7, toute la formation humaniste de Diderot à Langres : à une époque où les fouilles d’Herculanum n’ont pas encore repris en 17388 et où les ruines de Rome sont très peu visitées, Diderot a lu une grande partie des auteurs latins et acquis une bonne familiarité avec Horace et Virgile9. Rappelons que Diderot n’a jamais visité Rome et ne connaît la ville qu’à travers les images de la vie quotidienne de la littérature : « les monuments de Rome ne sont connus que dans les vestiges gallo-romains que les collaborateurs de l’Encyclopédie apprécient et dans les tableaux des peintres de ruines10 », rappelle J.-M. André.
Toutefois, l’intérêt de Diderot pour l’Antiquité semble aller plus loin que celui de ses contemporains : certes, il se forme en un siècle où les antiquités sont accumulées dans les cabinets et dans les musées et ne s’offraient qu’à la contemplation des « anticomanes » fortunés ; mais deux originalités apparaissent dans son cas : d’une part, en tant qu’élève des jésuites, il est l’un des rares hommes des Lumières à avoir une bonne connaissance du grec (et non pas seulement du latin)11 ; 9d’autre part, il est l’un des seuls auteurs de son siècle à s’intéresser aux realia et aux vestiges matériels de l’époque gallo-romaine. En effet, la forte imprégnation du monde gréco-latin chez Diderot est notamment visible dans les connaissances fines dont il témoigne dans les articles spécialisés qu’il supervise dans l’Encyclopédie (notamment les articles « Amphithéâtre » et « Aqueduc »).
Critiquant avec virulence la myopie de l’anticomanie, Diderot s’interroge sur les moyens de prendre connaissance de l’Antiquité et d’en faire usage. Cherchant à créer des équivalences plutôt qu’une pure reproduction de l’Antiquité, son écriture entre par moments en tension avec ses modèles antiques. C’est peut-être d’ailleurs cela qui fait la richesse de sa vision de l’Antiquité. Il se pose en connaisseur de l’antiquité classique et en partisan du « grand goût » contre les modernes trop attachés à un rococo dont il déplore les excès. Son désir de se démarquer des anticomanes émerge notamment dans ses Lettres sur la postérité ou dans le fragment sur « L’Anticomanie12 » : l’attitude moqueuse de Diderot face aux antiquaires et son envie de prendre ses distances avec eux permettent de saisir, par contraste, son rapport personnel à l’Antiquité. S’il est vrai que Diderot considère souvent les antiquaires comme de vains curieux et des charlatans qui croient pouvoir posséder la connaissance intellectuelle en collectionnant des objets matériels, il n’en est pas moins très au fait des découvertes archéologiques de son époque et les accueille avec un vif intérêt.
En effet, on voit naître au xviiie siècle un engouement jusqu’alors inconnu pour les vestiges du passé que représentent notamment les ruines. Toutefois, cet engouement, même lorsqu’il est littéraire ou artistique, surgit comme un écho à d’autres importantes découvertes matérielles qui ont captivé elles aussi l’imagination du public. On ne peut donc pas dissocier la poétique des ruines de celle des planches de Palmyre, Baalbek, Pompéi ou Herculanum qui figurent dans l’Encyclopédie, ni de la lecture que fait Diderot de Winckelmann, ni même de son intérêt pour la capacité qu’à l’archéologie à faire revivre l’Antiquité. Certes, la poétique des ruines ne relève pas tout à fait de l’archéologie, mais plutôt d’une esthétique où la grandeur des vestiges, tels que représentés par Hubert Robert, nous pousse à une réflexion plutôt philosophique sur 10le temps. Au-delà des objets matériels et d’une relation historicisante aux lieux de mémoire, Diderot s’intéresse plutôt à l’expérience du beau et du grand qui résulte de leur contemplation. Comme le remarque Michael Cartwright, ce qui fascine surtout Diderot est le potentiel imaginatif, la « digression romanesque » qui fournit, à son tour, « des réflexions philosophisantes et quasi-poétiques13 ». Pour autant, chez Diderot comme chez Winckelmann, cette poétique des ruines n’est pas dépourvue d’une perspective qui recadre l’art et l’expérience de l’Antiquité dans un cadre historico-géographique concret.
Comme nous le rappelle Alain Schnapp dans la préface qu’il a eu la générosité de rédiger pour le présent ouvrage, Diderot, avec sa curiosité sans bornes et sa passion pour l’histoire des techniques, a contribué « à l’émergence de l’archéologie en tant que discipline ». C’est donc ce contexte général de questionnement sur la culturematérielle de l’Antiquité et sa relation à l’expérience poétique que notre volume interroge. Plusieurs des articles qui contribuent au présent volume interrogent spécifiquement cette relation, et ce autour de trois axes principaux.
La première partie du volume, intitulée « Archéologie et art antique dans l’Encyclopédie », s’ouvre sur une contribution de Robert Bedon qui examine certains articles de l’Encyclopédie abordant la question de l’archéologie gallo-romaine. Si Diderot se concentre surtout sur les réalisations architecturales et les vestiges épigraphiques, les quelques mentions des traces archéologiques de la Gaule romaine semblent provenir de sources érudites plutôt que de ses propres connaissances. Selon Bedon, l’examen de ces sources révèle la manière de travailler de Diderot ainsi que ses propres limites en ce qui a trait aux connaissances de l’époque.
Matteo Campagnolo, quant à lui, se penche sur un autre aspect de la culture matérielle de l’Antiquité : l’intérêt de Diderot pour la monnaie et les pierres gravées antiques. Bien qu’il ait critiqué certaines productions médaillistiques de son époque et qu’il n’ait pas signé les articles de l’Encyclopédie sur la science numismatique, Campagnolo note que Diderot a pris une grande part à leur rédaction et mise au point définitive et il en explique les raisons.
Virginie Nobs examine ensuite la place de la sculpture antique dans l’Encyclopédie. Si elle constate que les gravures décrites présentent parfois 11des inexactitudes dans les proportions, Nobs s’intéresse à la manière dont la présentation de sculptures antiques dans l’Encyclopédie a permis aux savants de l’époque, dont Diderot, de mieux comprendre le processus de création de l’œuvre, plutôt que de simplement en apprécier le résultat final.
Enfin, dans une perspective de recherche archéologique, Lorenz Baumer étudie la représentation des portraits d’empereurs romains dans l’Encyclopédie et les critiques de Diderot sur certains tableaux historiques représentant des empereurs romains au Salon de 1765.
La deuxième partie du volume examine le rapport qu’entretient Diderot avec la poétique des ruines. Raphaëlle Merle analyse tout d’abord le statut attribué aux représentations des voyages et aux explorations archéologiques dans le Levant. Elle étudie notamment la relation qu’entretiennent les ruines de Palmyre et de Baalbek, redécouvertes à la fin du xviie siècle, et la poétique des ruines de Diderot. S’intéressant tout particulièrement au Salon de 1757, Merle décrypte l’attitude ambivalente de Diderot à l’égard de ces voyageurs et de la matière de leurs explorations.
Manuel Royo poursuit la réflexion en montrant en quoi, pour Diderot, les ruines antiques représentent avant tout une expérience philosophique dans laquelle la transcendance divine est remplacée par l’immanence d’une nature païenne. Selon lui, les représentations picturales des ruines, telles que celles de Hubert Robert ou de De Machy, sont dans ce contexte plus importantes pour Diderot que les ruines elles-mêmes dans la mesure où ces représentations sont un support philosophique qui l’amène à réfléchir sur la nature humaine et le passage du temps.
Enfin, Saul Anton soutient que la poétique des ruines de Diderot doit être comprise dans le contexte du développement de l’archéologie des années 1750-1760. Contrairement à la conception archéologique de l’hellénisme de Winckelmann, qui servira de base méthodologique pour le modèle national de l’histoire de l’art, la poétique des ruines, ou ce que Saul Anton appelle l’anarchéologie, imagine l’œuvre d’art comme un fragment d’un modèle idéal impossible qui reste inachevé et qui, dépassant toute idéologie esthétique, nationale ou historique, préserve l’art comme un espace de liberté : Anton soutient que c’est là une spécificité propre à Diderot.
Enfin, la troisième et dernière partie de l’ouvrage examine la relation de Diderot avec le Comte de Caylus et Winckelmann, antiquaires 12souvent considérés comme ayant mis en place les bases de l’archéologie moderne. Tout d’abord, Markus Castor analyse la façon dont la rivalité entre Diderot et Caylus met en évidence des tensions plus larges dans l’esthétique et l’histoire de l’art au xviiie siècle : bien que partageant des intérêts communs pour le renouvellement de l’art, les deux hommes ont des méthodes et des visions fondamentalement différentes sur la constitution matérielle des œuvres d’art et sur l’usage de la matérialité pour la transmission de l’histoire.
François Queyrel, ensuite, étudie Le Voyage à Constantinople, texte inédit de Caylus qui mélange des notes de voyage avec des développements sur la recherche archéologique de l’Antiquité. Ce texte, par sa manière de procéder, différencie Caylus de Winckelmann et des missionnaires français envoyés en Orient à la recherche de manuscrits et d’inscriptions. Caylus se distingue également de Diderot en ce qui concerne la signification qu’il donne à l’Antiquité : il la considère comme un objet de savoir et de modèle à imiter, tandis que Diderot prône l’originalité de la création, sans modèle, pas même dans l’Antiquité.
Enfin, l’article d’Eric M. Moormann conclut l’ouvrage avec une discussion sur les rares occasions où Diderot et Winckelmann ont fait référence à leurs œuvres respectives. Bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés ni n’aient jamais échangé de lettres et qu’ils aient des opinions différentes sur les arts, Moormann rend compte des nombreux points communs que partageaient les deux auteurs sur l’Antiquité et son importance culturelle et matérielle.
Ainsi, si l’archéologie moderne voit le jour au xviiie siècle grâce à de nouveaux sites de fouilles tels qu’Herculanum et Pompéi, et si les travaux de Monfaucon, Caylus ou encore Winckelmann ont définitivement marqué un tournant dans l’histoire de l’art et la recherche archéologique, il semble toutefois que notre conception contemporaine de l’archéologie ait aussi été influencée par les théories de Diderot sur l’Antiquité. En effet, au travers notamment des discussions qu’il a eues avec son ami Falconet, on parvient à une vision plus nuancée des nombreuses facettes de la conception de l’Antiquité. Il en va de même avec les échanges tenus entre Diderot et Caylus, qui se détestaient. Or leur querelle dépasse le conflit de personnes : c’est toute une conception du critique d’art et de son rapport à l’Antiquité qui entre ici en jeu. Les discussions parfois virulentes entre Diderot et ses pairs sont ainsi des 13exemples des débats souvent passionnés qui remettaient en cause les courants antiquisants et classicisants qui florissaient dans la seconde moitié du xviiie siècle en France.
Bien que la vision de Diderot sur les ruines soit marquée par une réflexion esthético-philosophique, ses écrits ainsi que plusieurs articles de l’Encyclopédie témoignent d’une certaine fascination pour les découvertes archéologiques de l’époque. Comme le montrent les articles qui suivent, ces découvertes offrent à Diderot l’occasion de discuter des conditions favorables à l’épanouissement d’une imagination archéologique tant pour les savants que pour les artistes. Cette imagination archéologique est ce qu’il nomme « l’enfoncement des temps14 », c’est-à-dire la profondeur du passé, sa distance par rapport à l’avenir et l’épanouissement artistique qui en est le fruit15.
Fayçal Falaky et Zeina Hakim
1 Seznec, Jean. Essais sur Diderot et l’Antiquité, Oxford, Clarendon Press, 1957.
2 Trousson, Raymond, « Diderot et l’Antiquité grecque », Diderot Studies, vol. 6, 1964, p. 215-245.
3 Voir notamment Marchal, France, La culture de Diderot, Paris, Champion, 1999 ; Baudiffet, S., « La culture classique de Diderot », Revue de la Franco-Ancienne, janvier 1975, p. 36-39 ; Grell, Chantal, Le Dix-huitième siècle et l’Antiquité en France, Oxford, 1995.
4 Lehmann, Aude (dir.), Diderot et l’Antiquité classique, Paris, Garnier, 2018.
5 Le volume réunit les actes du colloque « Diderot et l’Antiquité classique » qui s’est tenu à l’Université de Haute-Alsace les 4 et 5 octobre 2013.
6 Voir à ce sujet l’article de Robert Bedon, « Diderot et l’article “LANGRES” de l’Encyclopédie », Diderot et l’Antiquité classique, ibid., p. 19-46. Bedon y révèle les sources qu’utilise Diderot dans le but d’embellir sa ville natale d’un passé gallo-romain bien réel, mais très discret, effacé par les reconstructions baroques de la contre-réforme.
7 André, Jean-Marie, Diderot lecteur de Terrence, Dijon, Mél. Prunner, 1986.
8 Voir Étienne, Robert, La vie quotidienne à Pompéi, Paris, 1966, p. 48-51. Voir aussi les bilans des fouilles dans les comptes-rendus de Maiuri, A., I nuovi scavi di Ercolano, 2 vols., Rome, 1958.
9 André, Jean-Marie, « Diderot et l’Antiquité romaine. Antiquités et Antiquité », Diderot et l’Antiquité classique, ibid., p. 49-67.
10 Idem, p. 50.
11 Voir notamment Chouillet, Jacques, Diderot, Paris, Sedes, 1977, p. 103-127 où il rappelle, à travers la formation du philosophe passé chez les Jésuites puis par la faculté de Théologie, tout ce qu’il doit à l’Antiquité.
12 Voir Tourneux, Maurice, « Fragments inédits de Diderot », Revue d’Histoire Littéraire de la France, no 2, 1894, p. 164-174.
13 Cartwright, Michael T., « Diderot critique d’art et le problème de l’expression », Diderot Studies, vol. 13, 1969, p. 173.
14 Assézat, Jules, Œuvres complètes de Diderot, Tome dizième, Paris, Garnier, 1876, p. 251-252.
15 Voir Delon, Michel, « Profondeur de la ruine » dans Stéphane Lojkine, Adrien Paschoud (dir.), Diderot et le temps, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2020, p. 265-271.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16579-8
- EAN: 9782406165798
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16579-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-15-2024
- Language: French
- Keyword: Diderot, Antiquité classique, archéologie, esthétique, philosophie, culture matérielle, Grèce antique, Rome, histoire de l’art, Encyclopédie