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- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 159 à 162
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
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Je, pronoms personnels
La poésie lyrique est souvent assimilée à l’expression personnelle d’un sujet* communiquant ses affects et ses expériences, et on en veut pour preuve la forte présence des pronoms et déterminants de première personne dans les genres traditionnellement identifiés comme lyriques. Selon les traditions critiques, ce je lyrique est tantôt vu comme le sujet d’un énoncé de réalité (Hamburger, 1986) dont le lien avec l’auteur reste indécidable, tantôt comme un personnage créé de toutes pièces par le poète (voir la critique de cette approche par Culler, 2015). Les travaux sur la poésie de langue française (Rabaté, de Sermet, Vadé, 1996 ; Rabaté, 1996, Biglari, Watteyne, 2019) ont mis l’accent sur le travail d’écriture qui crée une scène d’énonciation (Maingueneau, 2004) variable d’un poème à l’autre, d’une esthétique à l’autre et où la présence du je et son rapport aux autres personnes sont loin d’être immuables. Ainsi le je de Michaux et celui de Ponge sont-ils très différents, le premier décrivant les expériences corporelles souvent extrêmes qu’il subit ou fait subir, alors que le second est clairement un scripteur agençant ses « descriptions-définitions », et proche à certains égards de l’énonciateur des poèmes narratifs. La distinction linguistique établie par Ducrot (1984) entre l’être-du-monde et le locuteur-énonciateur prenant en charge le texte hic et nunc se révèle ici très utile pour distinguer deux polarités dans les poèmes à la première personne. Mais il existe aussi des poèmes lyriques non personnels, proches dans l’esprit des haïku japonais, qui laissent le primat au perçu en effaçant le sujet percevant, et des poèmes qui font de l’interrogation sur l’usage du langage le cœur de leur recherche et dont les dispositifs énonciatifs reposent sur le montage de voix* hétérogènes issues de sphères discursives non littéraires (Cadiot, Hocquard). Les longs poèmes narratifs du xxe siècle (Saint-John Perse, Glissant) offrent aussi un cas intéressant d’hybridation entre des caractéristiques lyriques et épiques. La notion de « je lyrique » doit donc être relativisée si l’on veut rendre compte des reconfigurations génériques qui caractérisent la modernité et la postmodernité.
Une approche plus attentive à la matérialité linguistique (Monte, 2022) permet de repérer cinq scènes d’énonciation prototypiques mises en œuvre par l’auteur impliqué, mieux nommé par Maingueneau énonciateur textuel, et qui orientent la réception du poème :
1. Le locuteur en je, l’énonciateur textuel et le sujet biographique ne font qu’un (présence d’indices biographiques convergents) : la lecture autobiographique est inscrite dans le projet même du livre, même si elle n’en épuise pas l’interprétation.
2. Le locuteur en je et l’énonciateur textuel ne font qu’un mais plusieurs traits promeuvent une lecture générique (décontextualisation, généralisation,
160allégorisation). Le je peut aussi s’inclure dans un nous ou dans un on.
3. L’énonciateur textuel crée un je fictionnel, sujet déictique et modal, porteur de points de vue, qui peut être un humain, un animal, un objet (le bateau ivre de Rimbaud, la pipe de Corbière), vis-à-vis duquel il peut manifester ironie ou empathie.
4. Il n’y a pas de locuteur primaire en je ; les points de vue sont portés par des personnages individualisés qui peuvent éventuellement être auteurs de discours rapportés. L’énonciateur textuel peut ou non faire entendre à leur égard sa distance ou son empathie.
5. Il n’y a ni locuteur en je ni personnages ; les points de vue sont orchestrés par un énonciateur textuel anonyme auquel on peut attribuer le point de vue dominant et les affects.
Cette typologie dissocie les marques de la voix (pronoms personnels) et l’expression des points de vue : tout énoncé, en effet, à la fois évoque un objet-de-discours et énonce, par les choix lexicaux et syntaxiques qu’il manifeste, le point de vue de l’énonciateur à l’égard de cet objet (Rabatel 2021). Mais l’énonciateur peut ou non s’incarner dans un locuteur en je, déléguer l’expression des points de vue à des personnages ou s’effacer en donnant l’impression que le texte dit le monde tel qu’il est. Cette typologie n’est propre ni à la poésie, ni même à la littérature, mais elle permet de comparer utilement la poésie narrative et la poésie lyrique. Alors que la première ressortit à la scène d’énonciation no 4, la seconde ressortit le plus généralement à la situation no 2, mais a vu se développer des scénographies plus diverses tout au long de son histoire, en réaction parfois à la scénographie dominante ou parce que le projet de l’auteur visait à une certaine hybridité générique. Ainsi Verlaine donne la parole à des personnages dans plusieurs poèmes des Fêtes galantes proches du marivaudage, Michaux crée Plume et les Meidosems, et de nombreux poèmes de Follain relèvent, eux, de la situation no 5 en réaction au je lyrique prédominant. Mais seules de minutieuses études de cas peuvent caractériser ce qui fait de cette mise en scène de personnages ou de cet effacement de l’énonciateur primaire un geste proprement poétique par contraste, par exemple, avec la scénographie romanesque, théâtrale ou philosophique.
La décontextualisation caractéristique de la situation no 2, la plus commune en régime lyrique, repose sur des traits linguistiques spécifiques : absence de coordonnées spatio-temporelles précises (voir Effet de présence*), recours au présent qui brouille la distinction entre énonciation déictique et générique et entre profération hic et nunc et narration (voir Temps*). Bien souvent, le je du poème est tour à tour et sans rupture un être engagé dans le monde sensible, et une voix ou un scripteur, engagé dans un acte de parole ou d’écriture, comme on le voit dans ces vers de Jaccottet :
Je me redresse avec effort et je regarde :
il y a trois lumières, dirait-on.
Celle du ciel, celle qui de là-haut
s’écoule en moi, s’efface,
et celle dont ma main trace l’ombre sur la page.
(À la lumière d ’ hiver)
Contrairement à l’autobiographie qui, généralement, creuse l’écart entre le je narrant et le je narré dans un effort d’objectivation, le je lyrique s’efforce de brouiller les limites entre l’expérience et le poème qui en rend compte. Quant au nous qui se substitue à lui ou l’englobe, son référent est lui aussi variable, mais il désigne rarement une communauté* restreinte bien définie. La plupart du temps il accueille en son sein le lecteur. Ces incertitudes sont inhérentes à la scénographie de cette situation no 2, qui vise, 161en effaçant les traits trop singuliers, à dépasser la conjoncture et à permettre au lecteur d’assumer pour lui-même la parole qui s’énonce.
Un autre point crucial pour l’interprétation du poème réside dans la prise en compte du rapport que le je ou le nous entretiennent avec d’autres pronoms : s’adressent-ils à un tu ou un vous ou font-ils face à un on hostile comme dans cet aphorisme de Char : « Ne permettons pas qu’on nous enlève la part de nature que nous renfermons. N’en perdons pas une étamine, n’en cédons pas un gravier d’eau. » (Les Matinaux) ? Le on inclusif offre aussi la même indétermination : la distinction entre un on générique désignant tout homme et un on plus restreint, désignant un groupe indéterminé, est souvent difficile à opérer. Lorsque le on se substitue au je et se réduit contextuellement à un seul individu, il reste porteur d’une objectivation plus grande que le je et accueille facilement le lecteur, comme le dit Emaz : « Travailler le on revient peut-être à prendre acte de ce peu de je et viser ce qui en moi est autre » (Lichen lichen). Et lorsqu’il s’élargit, il garde souvent un ancrage dans une expérience précise mais qui accède à la valeur symbolique des proverbes, comme dans ces vers de Jacques Dupin :
l’eau morte des vies coulées
dont on ne sort qu’en taillant
à vif : la vigne vieille, le rosier neuf.
(Le Grésil)
Le tu, quant à lui, peut être un tu d’auto-interpellation, rendu fameux par « Zone » d’Apollinaire, mais il désigne généralement un allocutaire distinct du locuteur : femme aimée, muse, divinité, éléments de la nature tels que les vents dans le poème éponyme de Saint-John Perse (voir Adresse*). Les marques de deuxième personne s’accompagnent souvent d’autres marques de dialogue* (interrogations, impératifs) ou de dialogisme (concession, présupposition). Les poèmes où la deuxième personne est réservée à l’éloge, tels que le célèbre « La courbe de tes yeux » d’Éluard, s’avèrent peu nombreux, tant le choix du tu instaure préférentiellement une scène interlocutive. Par ailleurs l’apostrophe revêt en poésie des caractéristiques propres au genre : elle identifie l’allocutaire pour le lecteur, elle le décrit, et, par les propriétés qu’elle lui donne, elle devient volontiers argumentative, tout en contribuant, par ses caractéristiques rythmiques et sémantiques, et notamment par un certain brouillage de la distinction entre adresse et exclamation, à la force évocatoire du poème ainsi qu’à sa cohésion (Monte, 2020).
Outre la labilité des contours référentiels des pronoms personnels, la poésie contemporaine se distingue ainsi par une oscillation entre deux pôles : d’un côté, des poèmes intransitifs, relevant d’une poétique du constat, où l’expérience se formule en des termes impersonnels, et qui privilégient les phrases averbales ou les énoncés à la troisième personne, et de l’autre, des poèmes tournés vers autrui, relevant d’une poétique de l’adresse. Mais la dimension énonciative d’un poème est rarement déterminée une fois pour toutes : elle repose généralement sur des dispositifs mouvants, dont il faut observer l’évolution au fil du poème – et du livre entier pensé bien souvent comme un tout organisé – au moyen d’une étude systématique de la répartition des marques pronominales au sein du texte. Car ce dont la poésie cherche à rendre compte dans le langage, c’est d’une expérience qui est étroitement articulée à ses conditions d’énonciation : l’affirmation ou la disparition progressive d’un sujet, l’alternance entre un locuteur singulier et un locuteur collectif ou l’orientation soudaine du poème vers un tu ou un vous font partie intégrante de son sens. Si l’on croise ces configurations avec les différents actes de 162langage dont les énoncés impliquant des personnes peuvent être le support, on voit que les scènes d’énonciation lyriques sont susceptibles de nombreuses variations qui doivent être placées au cœur du processus interprétatif.
► Culler J., Theory of the lyric, Cambridge, Harvard University Press, 2015. Maingueneau D.,Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004. Monte M.,La parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020), Paris, Classiques Garnier, 2022.
→ Actes de langage ; Adresse, apostrophe ; Dialogue ; Éthos ; Voix, sujet lyrique
Michèle Monte
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0159
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français