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Classiques Garnier

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  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
  • Pages : 159 à 162
  • Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
  • Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
  • EAN : 9782406159759
  • ISBN : 978-2-406-15975-9
  • ISSN : 2261-5938
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0159
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2024
  • Langue : Français
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J

Je, pronoms personnels

La poésie lyrique est souvent assimilée à lexpression personnelle dun sujet* communiquant ses affects et ses expériences, et on en veut pour preuve la forte présence des pronoms et déterminants de première personne dans les genres traditionnellement identifiés comme lyriques. Selon les traditions critiques, ce je lyrique est tantôt vu comme le sujet dun énoncé de réalité (Hamburger, 1986) dont le lien avec lauteur reste indécidable, tantôt comme un personnage créé de toutes pièces par le poète (voir la critique de cette approche par Culler, 2015). Les travaux sur la poésie de langue française (Rabaté, de Sermet, Vadé, 1996 ; Rabaté, 1996, Biglari, Watteyne, 2019) ont mis laccent sur le travail décriture qui crée une scène dénonciation (Maingueneau, 2004) variable dun poème à lautre, dune esthétique à lautre et où la présence du je et son rapport aux autres personnes sont loin dêtre immuables. Ainsi le je de Michaux et celui de Ponge sont-ils très différents, le premier décrivant les expériences corporelles souvent extrêmes quil subit ou fait subir, alors que le second est clairement un scripteur agençant ses « descriptions-définitions », et proche à certains égards de lénonciateur des poèmes narratifs. La distinction linguistique établie par Ducrot (1984) entre lêtre-du-monde et le locuteur-énonciateur prenant en charge le texte hic et nunc se révèle ici très utile pour distinguer deux polarités dans les poèmes à la première personne. Mais il existe aussi des poèmes lyriques non personnels, proches dans lesprit des haïku japonais, qui laissent le primat au perçu en effaçant le sujet percevant, et des poèmes qui font de linterrogation sur lusage du langage le cœur de leur recherche et dont les dispositifs énonciatifs reposent sur le montage de voix* hétérogènes issues de sphères discursives non littéraires (Cadiot, Hocquard). Les longs poèmes narratifs du xxe siècle (Saint-John Perse, Glissant) offrent aussi un cas intéressant dhybridation entre des caractéristiques lyriques et épiques. La notion de « je lyrique » doit donc être relativisée si lon veut rendre compte des reconfigurations génériques qui caractérisent la modernité et la postmodernité.

Une approche plus attentive à la matérialité linguistique (Monte, 2022) permet de repérer cinq scènes dénonciation prototypiques mises en œuvre par lauteur impliqué, mieux nommé par Maingueneau énonciateur textuel, et qui orientent la réception du poème :

1. Le locuteur en je, lénonciateur textuel et le sujet biographique ne font quun (présence dindices biographiques convergents) : la lecture autobiographique est inscrite dans le projet même du livre, même si elle nen épuise pas linterprétation.

2. Le locuteur en je et lénonciateur textuel ne font quun mais plusieurs traits promeuvent une lecture générique (décontextualisation, généralisation,

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allégorisation). Le je peut aussi sinclure dans un nous ou dans un on.

3. Lénonciateur textuel crée un je fictionnel, sujet déictique et modal, porteur de points de vue, qui peut être un humain, un animal, un objet (le bateau ivre de Rimbaud, la pipe de Corbière), vis-à-vis duquel il peut manifester ironie ou empathie.

4. Il ny a pas de locuteur primaire en je ; les points de vue sont portés par des personnages individualisés qui peuvent éventuellement être auteurs de discours rapportés. Lénonciateur textuel peut ou non faire entendre à leur égard sa distance ou son empathie.

5. Il ny a ni locuteur en je ni personnages ; les points de vue sont orchestrés par un énonciateur textuel anonyme auquel on peut attribuer le point de vue dominant et les affects.

Cette typologie dissocie les marques de la voix (pronoms personnels) et lexpression des points de vue : tout énoncé, en effet, à la fois évoque un objet-de-discours et énonce, par les choix lexicaux et syntaxiques quil manifeste, le point de vue de lénonciateur à légard de cet objet (Rabatel 2021). Mais lénonciateur peut ou non sincarner dans un locuteur en je, déléguer lexpression des points de vue à des personnages ou seffacer en donnant limpression que le texte dit le monde tel quil est. Cette typologie nest propre ni à la poésie, ni même à la littérature, mais elle permet de comparer utilement la poésie narrative et la poésie lyrique. Alors que la première ressortit à la scène dénonciation no 4, la seconde ressortit le plus généralement à la situation no 2, mais a vu se développer des scénographies plus diverses tout au long de son histoire, en réaction parfois à la scénographie dominante ou parce que le projet de lauteur visait à une certaine hybridité générique. Ainsi Verlaine donne la parole à des personnages dans plusieurs poèmes des Fêtes galantes proches du marivaudage, Michaux crée Plume et les Meidosems, et de nombreux poèmes de Follain relèvent, eux, de la situation no 5 en réaction au je lyrique prédominant. Mais seules de minutieuses études de cas peuvent caractériser ce qui fait de cette mise en scène de personnages ou de cet effacement de lénonciateur primaire un geste proprement poétique par contraste, par exemple, avec la scénographie romanesque, théâtrale ou philosophique.

La décontextualisation caractéristique de la situation no 2, la plus commune en régime lyrique, repose sur des traits linguistiques spécifiques : absence de coordonnées spatio-temporelles précises (voir Effet de présence*), recours au présent qui brouille la distinction entre énonciation déictique et générique et entre profération hic et nunc et narration (voir Temps*). Bien souvent, le je du poème est tour à tour et sans rupture un être engagé dans le monde sensible, et une voix ou un scripteur, engagé dans un acte de parole ou décriture, comme on le voit dans ces vers de Jaccottet :

Je me redresse avec effort et je regarde :

il y a trois lumières, dirait-on.

Celle du ciel, celle qui de là-haut

sécoule en moi, sefface,

et celle dont ma main trace lombre sur la page.

(À la lumière d hiver)

Contrairement à lautobiographie qui, généralement, creuse lécart entre le je narrant et le je narré dans un effort dobjectivation, le je lyrique sefforce de brouiller les limites entre lexpérience et le poème qui en rend compte. Quant au nous qui se substitue à lui ou lenglobe, son référent est lui aussi variable, mais il désigne rarement une communauté* restreinte bien définie. La plupart du temps il accueille en son sein le lecteur. Ces incertitudes sont inhérentes à la scénographie de cette situation no 2, qui vise, 161en effaçant les traits trop singuliers, à dépasser la conjoncture et à permettre au lecteur dassumer pour lui-même la parole qui sénonce.

Un autre point crucial pour linterprétation du poème réside dans la prise en compte du rapport que le je ou le nous entretiennent avec dautres pronoms : sadressent-ils à un tu ou un vous ou font-ils face à un on hostile comme dans cet aphorisme de Char : « Ne permettons pas quon nous enlève la part de nature que nous renfermons. Nen perdons pas une étamine, nen cédons pas un gravier deau. » (Les Matinaux) ? Le on inclusif offre aussi la même indétermination : la distinction entre un on générique désignant tout homme et un on plus restreint, désignant un groupe indéterminé, est souvent difficile à opérer. Lorsque le on se substitue au je et se réduit contextuellement à un seul individu, il reste porteur dune objectivation plus grande que le je et accueille facilement le lecteur, comme le dit Emaz : « Travailler le on revient peut-être à prendre acte de ce peu de je et viser ce qui en moi est autre » (Lichen lichen). Et lorsquil sélargit, il garde souvent un ancrage dans une expérience précise mais qui accède à la valeur symbolique des proverbes, comme dans ces vers de Jacques Dupin :

leau morte des vies coulées

dont on ne sort quen taillant

à vif : la vigne vieille, le rosier neuf.

(Le Grésil)

Le tu, quant à lui, peut être un tu dauto-interpellation, rendu fameux par « Zone » dApollinaire, mais il désigne généralement un allocutaire distinct du locuteur : femme aimée, muse, divinité, éléments de la nature tels que les vents dans le poème éponyme de Saint-John Perse (voir Adresse*). Les marques de deuxième personne saccompagnent souvent dautres marques de dialogue* (interrogations, impératifs) ou de dialogisme (concession, présupposition). Les poèmes où la deuxième personne est réservée à léloge, tels que le célèbre « La courbe de tes yeux » dÉluard, savèrent peu nombreux, tant le choix du tu instaure préférentiellement une scène interlocutive. Par ailleurs lapostrophe revêt en poésie des caractéristiques propres au genre : elle identifie lallocutaire pour le lecteur, elle le décrit, et, par les propriétés quelle lui donne, elle devient volontiers argumentative, tout en contribuant, par ses caractéristiques rythmiques et sémantiques, et notamment par un certain brouillage de la distinction entre adresse et exclamation, à la force évocatoire du poème ainsi quà sa cohésion (Monte, 2020).

Outre la labilité des contours référentiels des pronoms personnels, la poésie contemporaine se distingue ainsi par une oscillation entre deux pôles : dun côté, des poèmes intransitifs, relevant dune poétique du constat, où lexpérience se formule en des termes impersonnels, et qui privilégient les phrases averbales ou les énoncés à la troisième personne, et de lautre, des poèmes tournés vers autrui, relevant dune poétique de ladresse. Mais la dimension énonciative dun poème est rarement déterminée une fois pour toutes : elle repose généralement sur des dispositifs mouvants, dont il faut observer lévolution au fil du poème – et du livre entier pensé bien souvent comme un tout organisé – au moyen dune étude systématique de la répartition des marques pronominales au sein du texte. Car ce dont la poésie cherche à rendre compte dans le langage, cest dune expérience qui est étroitement articulée à ses conditions dénonciation : laffirmation ou la disparition progressive dun sujet, lalternance entre un locuteur singulier et un locuteur collectif ou lorientation soudaine du poème vers un tu ou un vous font partie intégrante de son sens. Si lon croise ces configurations avec les différents actes de 162langage dont les énoncés impliquant des personnes peuvent être le support, on voit que les scènes dénonciation lyriques sont susceptibles de nombreuses variations qui doivent être placées au cœur du processus interprétatif.

Culler J., Theory of the lyric, Cambridge, Harvard University Press, 2015. Maingueneau D.,Le Discours littéraire. Paratopie et scène dénonciation, Paris, Armand Colin, 2004. Monte M.,La parole du poème. Approche énonciative de la poésie de langue française (1900-2020), Paris, Classiques Garnier, 2022.

Actes de langage ; Adresse, apostrophe ; Dialogue ; Éthos ; Voix, sujet lyrique

Michèle Monte