I
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire du lyrique. Poésie, arts, médias
- Pages : 149 à 158
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 27
I
Impersonnel, distanciation
Les formules bien connues sur la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé) ou « l’impersonnalisation volontaire de[s] poèmes » (Baudelaire) soulignent combien la distanciation du Moi devient une injonction majeure à partir du milieu du xixe siècle. La volonté d’une subjectivité sans implication personnelle, voire d’une subjectivité sans sujet, constitue alors le pendant des définitions romantiques du lyrisme*, lorsque, porté par le sublime, le poète risque de confondre sa vie avec le poème. Depuis les années 1850, les attentes sur la « dépersonnalisation » du lyrique sont devenues déterminantes.
L’imaginaire d’une « modernité lyrique » se confronte sans cesse à un paradoxe : comment être lyrique sans lyrisme, sans un pathos personnel ? (Rodriguez 2006) Car s’épancher ou livrer spontanément son ressenti relève des fautes esthétiques et éthiques que les milieux poétiques soupçonnent fortement et sanctionnent constamment. Dans ce cadre, l’amateur* peu éclairé peut devenir la figure, fatalement risible, d’un être naïvement pris par son élan et exprimant personnellement ses émotions*. Tout, pour lui, est transparence, nécessité de dire, et l’art du lyrique en devient presque insignifiant. La distanciation par rapport au vécu, voire l’impersonnel, crée une distinction ou une légitimation poétiques, qui délimitent clairement ce qui est du ressort des attentes littéraires et des pratiques ordinaires des écoliers ou des amateurs.
Particulièrement fondé par l’antiromantisme (C. Millet 2010, 2012), l’impersonnel se mue progressivement en prescription pour s’énoncer lyriquement selon les principes d’une certaine « modernité ». Pourtant, chez de nombreux romantiques, le poète ne livre guère ses émotions directement. Grâce au génie ou à un certain état d’inspiration, il parvient à mettre en forme le ressenti de son « âme » et à la faire « communier » avec celle du lecteur. « L’unité » à laquelle parvient la poésie lyrique rassemble ainsi poème, âme du poète et âme du lecteur. Hegel l’indique justement dans son Esthétique : « C’est donc l’âme du poète qui doit être considérée comme le véritable principe d’unité du poème lyrique. Mais, l’âme en soi n’est qu’une unité purement abstraite. » (III, 3, 594) L’âme est une première extériorisation du donné personnel, même si elle reste « la substance simple de la personne », comme un « simple vase » (idem). Pour Hegel, la situation devient donc le centre du poème, et le poète doit s’identifier à cette situation pour n’exprimer que « ce qui [en] sort [ou] s’y rattache » (idem).
Avec bien des romantiques pourtant, le risque tiendrait davantage à lyriser la vie des poètes, pour que les poèmes reflètent totalement ce qui est ressenti ou que leurs vies correspondent à leurs poèmes. Lamartine et Musset se trouvent en pointe de mire d’une telle critique. Le reflet de leur image dans le poème serait une représentation directe de soi, sans mobiliser
150toute la sensibilité de l’intériorité. C’est du moins ce que supposerait un horizon « moderne » du lyrique, bien discutable. Car cet horizon se réserve la distanciation ou l’impersonnalité à l’encontre de l’histoire des formes lyriques précédentes, comme le propose Hugo Friedrich dans Structure de la poésie moderne (1956) : « Avec Baudelaire commence la dépersonnalisation de la poésie moderne, tout au moins en ce sens que la poésie ne jaillit plus de l’unité qui l’instaure entre la poésie et un homme donné, comme le voulaient les romantiques, et cela à la différence de la poésie des siècles passés » (p. 45). C’est oublier « l’âme » des romantiques, qui transforme le Moi en un « singulier universel », qui s’appuie sur les divers phénomènes de dépossession de l’expression courante ou du dire quotidien depuis l’Antiquité. Placés sous les signes des proférations oraculaires tout comme des visions de l’inspiration, de la furor ou du délire, de l’appel aux muses, aux dieux ou aux pouvoirs magiques* de la parole, les poètes lyriques ne réduisaient guère le poème à l’expression transparente des heurs et des malheurs de leurs vies personnelles.
Une concentration de la subjectivité à travers une situation donnée dans le poème (paysage*, guerre, fleurs*) n’implique pas forcément la présence « en personne » du poète, mais elle ne signifie pas pour autant qu’il s’en absente. Northrop Frye considérait justement que le poète lyrique est celui qui tourne le dos à l’assistance (1957) : il reste présent, se donne autrement au public, sans jamais s’absenter totalement.
La distanciation trouve des éléments de discussion à différentes périodes pour chercher une « justesse » du dire, qui ne soit pas seulement esthétique mais aussi éthique*. Dans son Art poétique (1674), Boileau prend l’exemple d’un « poëte sans art » qui se laisse « échauffer » par ses passions :
Mais souvent parmi nous un poëte sans art,
Qu’un beau feu quelquefois échauffa par hasard,
Enflant d’un vain orgueil son esprit chimérique,
Fièrement prend en main la trompette héroïque :
Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds,
Ne s’élève jamais que par sauts et par bonds :
Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,
S’éteint à chaque pas faute de nourriture.
En tant qu’objet « façonné », le poème exige un « art », une« technique », la conscience des moyens, qui s’écartent de toute expression directe de soi. L’impersonnel ne se confond pas alors avec l’adoption de la voix d’un « personnage », pour lui donner la parole lyriquement, à l’instar de ce que les anglophones nomment le « dramatic monologue », et qui demande une claire distinction du lyrique selon Jonathan Culler (2015).
Je est un autre
Parmi les types de distanciation, une diversité reste possible, allant d’un éloignement de soi dans le poème à des dispositifs lyriques impersonnels. Il faudrait se garder de considérer l’impersonnel comme un ensemble homogène, car il comporte autant de nuances qu’il y a d’auteurs. Malgré tout, de nombreux poètes font référence aux principes d’un écart entre le Moi et le Soi, pour reprendre la distinction de Ricœur (1990). Dans la critique, les horizons d’un « lyrisme critique* » (J.-M. Maulpoix), d’un « lyrisme de l’altérité » (M. Collot) ou encore d’un « lyrisme de la réalité » (P. Chappuis) s’appuient sur une altération commune du Moi. Lors du colloque sur le sujet lyrique de Bordeaux (Rabaté 1996), de nombreuses contributions ont justement considéré la distanciation entre l’écrivain et la figure du sujet lyrique, entre le sujet écrivant et le sujet de l’énonciation ou 151le sujet l’énoncé. Cette altération se fondait sur des éléments biographiques, factuels, historiques de l’auteur, pour voir comment l’énonciation lyrique impliquait un « autre », qui serait le sujet lyrique. Rarement pourtant, des poètes ont préconisé une expression directe de soi, sans ajouter aussitôt de la densité, de l’expérience, de la recherche et du sublime, c’est-à-dire la vérité d’une vie qui se révélerait dans une situation, sans simplement donner à lire quelques anecdotes rassemblées.
Faut-il alors considérer le poème lyrique comme étant « dépersonnalisé » ? N’y a-t-il pas une identification partielle, par degrés ? Les désirs d’impersonnalité sont-ils vraiment si structurants pour la poésie moderne ? Plusieurs stratégies apparaissent depuis le xixe siècle, comme la quintessence d’une expérience déréglée (Rimbaud, Artaud), mais aussi le dédoublement (Pessoa, Max Jacob), les masques de la foule (Baudelaire, Jouve) ou l’attitude du monstre (Lautréamont, Michaux), sans forcément en venir à l’effacement, voire au naufrage, du sujet personnel (comme dans Un Coup de dés de Mallarmé). Les nombreux appels à ces altérations lyriques pourraient tenir en quatre orientations principales : l’éloignement de soi, certes ; mais aussi l’accent sur la matérialité du corps ; celle du monde, avec l’opacité entre le mot et la chose ; ainsi que sur l’altérité de la communauté à atteindre. La formule d’André du Bouchet « J’écris aussi loin que possible de moi » (Dans la chaleur vacante, 1961) résonne avec les désirs d’une « poésie objective » (Rimbaud, Ponge), avec la volonté mallarméenne de « penser de tout son corps » ou encore avec le constat de Lautréamont : « La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. » (Poésies, 1870.) Parallèlement, l’écart entre la dynamique des mots et l’expérience ne cesse d’être thématisé, notamment par Francis Ponge, lorsque le « parti pris des choses » se distingue du « compte tenu des mots », non sans un « drame de l’expression ». Tous ces éléments ont été abondamment soulignés par la critique.
Je n’est personne
Plus que l’âme ou la situation chez Hegel, Mallarmé donne une teneur lyrique suffisamment formalisée à la poésie pour se passer de l’expression de soi et remplacer « la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » (Crise de vers, Divagations, 1897). Par les pouvoirs de l’évocation et de l’allégorie, l’image s’associe intimement à un rythme magnifié par la syntaxe. Mallarmé s’éloigne alors des « soubresauts de la conscience » ou de « l’ondulation de l’âme » recherchés par Baudelaire, qui restent trop rattachés à la figure humaine, pour amener le poème à exister en tant que « fragment d’exécuté » du Livre, entrevu par tous comme l’instrument spirituel d’une époque. Dans Un Coup de dés ou dans le « Sonnet en -yx », Mallarmé évoque le Maître, tel Orphée, qui s’absente de la situation, du « décor », subit un naufrage ou meurt, pour laisser place aux constellations nouvelles dans le minuit profond. Nous retrouvons les principes du sacrifice nécessaire du poète, du soi peut-être, pour que le dit soit le véritable porteur du dire. Même lorsque le Maître perd la parole, son instrument continue à jouer, et l’on entend encore la poésie lyrique « comme un son sans rien qui vibre à l’oreille » (Hegel). Cet instrument spirituel, poème ou livre, devient ainsi l’artefact qui objective le dire. Le monde déployé ne dépend plus de la personne, de l’auteur, mais il représente la création de l’art.
Un tel imaginaire ouvre la voie à l’idée contemporaine du « dispositif » poétique (voir Document*) qui, chez Mallarmé, est 152encore arrimé au texte et à l’imprimerie, mais qui prendra aussi diverses formes aux xxe et xxie siècles, en lien avec la performance, l’art contemporain, les interventions urbaines, les expositions ou encore les événements publics. « L’impersonnel » est alors convoqué pour valoriser ces projets poétiques, qu’ils soient lyriques ou critiques, montrant combien ce qui a lieu se déroule sans la personne du poète.
Il reste à mentionner les recherches plus contemporaines sur « l’indéfini » par-delà l’impersonnel. Au lieu de tout renoncement à l’expression de soi, à « défigurer » (B. Johnson 1979), à « dévisagéifier » (G. Deleuze, F. Guattari 1980), l’évocation du vécu peut se donner par une épreuve élémentaire, qui maintient les principes d’une mise en forme, tout en figurant le quotidien ou la vie ordinaire. L’omniprésence du pronom indéfini « on » chez Antoine Emaz participe à une telle esthétique, marquée par la démarche d’André du Bouchet certes, mais qui s’en détache également, dans une deuxième phase d’écriture (après Boue en 1997). L’énonciation impersonnelle du recueil C’est (1991) laisse la place à l’énonciation indéfinie du « j’euh » ou du « je ne » au tournant du siècle. L’hésitation et l’oscillation rappellent alors combien « je n’est personne », c’est-à-dire que tout est suffisamment indéfini, entre le fini de soi et l’infini du dire, pour ne plus représenter directement le personnel, qui resterait une tentation lyrique.
L’histoire moderne du lyrique ne se détache ainsi jamais de la distanciation et de la volonté d’aller vers l’indéfini ou l’impersonnel ; souvent en opposition au romantisme, à un romantisme fantasmé, toujours en cherchant une issue au paradoxe d’une écriture lyrique qui ne soit plus personnelle.
► Friedrich H., Structure de la poésie moderne, Paris, Le Livre de Poche, 2004 [1956]. Larson A. et al. (dir.), L’impersonnel en littérature : Explorations critiques et théoriques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. Millet Cl. (dir.), Politiques antiromantiques, Paris, Classiques Garnier, 2012.
→ Acte de langage ; Je, pronoms personnels ; Livre ; Voix, sujet lyrique.
Antonio Rodriguez
Inscriptions lapidaires
L’inscription de la poésie remonte aux débuts de la littérature. Si les surfaces sont multiples – bronze, mur, écorce d’arbre, objets du quotidien –, la pierre est le matériau par excellence de cette écriture paroxysmique. Au-delà d’un support particulier, c’est surtout le livre qu’elle exclut, exposant le texte dans un espace public. À ce titre, l’inscription intéresse l’épigraphie, avant même la littérature. Resté toujours marginal face à l’inscription en prose, le geste d’inscrire la poésie a été surtout lié au funéraire ; l’inscription défie le temps, éternise la parole solennelle à travers la durabilité de la pierre. Ce support entraîne à la fois la fixité de l’inscription dans l’espace – les livres circulent de mains en mains ; les lecteurs se déplacent entre les inscriptions – et la relative brièveté de l’expression. Lire une inscription est par conséquent une expérience littéraire, mais bien plus un événement performatif, rituel, multisensoriel dont l’aspect visuel du texte inscrit n’est que la porte d’entrée. Informées par leur contexte tout autant qu’elles le marquent de leur signification, les inscriptions tissent un maillage de textes dans une aire linguistique et cultu(r)elle. En Occident, l’inscription lapidaire est abondamment présente dans les mondes grec et latin ainsi que dans les périodes qui ont fait revivre cette Antiquité : Renaissance humaniste, classicisme, romantisme. Pratique scripturaire poétique avant d’être un genre littéraire (Sanders, 1991, 219), l’inscription est, dès 153son origine, en dialogue constant avec la littérature et influence les formes lyriques.
Les premières inscriptions lapidaires grecques, datées du viiie siècle avant notre ère, reçoivent le nom d’epigrammata,simple constat de leur statut inscrit (-gramma‘écrit’ ; epi-‘sur’). Brèves en raison de leur support, elles adoptent dans le courant des vie-ve siècles le distique élégiaque. Ce critère métrique formel les distingue des inscriptions en prose et leur vaut aussi le nom d’elegeion. Progressivement détachée de son support, l’épigramme devient au ive siècle un genre littéraire livresque retenant de son origine inscrite la concision de l’expression et le mètre. Quant au thème, il est parénétique, érotique, symposiaque ou funéraire. Rétrospectivement, on attribue l’invention de cette forme aux poètes Simonide de Céos, Anacréon ou Archiloque : ce sont aussi les premiers noms d’auteurs attachés à des poèmes inscrits, qui d’ordinaire n’en portent pas. Les allers et retours entre épigraphie et littérature ne cesseront plus : pseudo-inscriptions ou reprises dans les œuvres littéraires ; citations ou compositions d’auteurs inscrites dans la pierre. Tout comme l’épigramme, l’élégie, généralement plus longue mais usant du même mètre et des mêmes thèmes, dialogue également avec l’inscription. Qu’il s’agisse de dédicaces ou d’épitaphes, une fiction d’oralité donne souvent voix au support inscrit qui s’exprime alors en « je », tandis que les déictiques soulignent la co-présence du texte, du support et du lecteur ; telles sont les caractéristiques lyriques de l’inscription dès son origine. Dans la commémoration funéraire, alors que le nom du défunt tient le rôle central, la poésie a une fonction mémorielle, faisant de l’épitaphe « une machine à kléos » (Svenbro, 1988, 62), à même de défier l’oubli et donc la mort totale.
L’inscription funéraire en distiques est adoptée de façon marginale par la noblesse romaine hellénisée du iie siècle, après avoir été adaptée en latin par Ennius. C’est pourtant dans le courant du ier siècle de notre ère que se développe véritablement l’épigraphie poétique latine. Dans l’espace romain saturé d’écriture, les poèmes inscrits se rencontrent en contexte urbain (graffiti), dans des dédicaces ou dans les épitaphes, souvent le long des routes. Elles ne sont alors plus l’apanage de la noblesse mais celui des masses populaires qui se distinguent par la poésie. Elle restera pourtant exceptionnelle vis-à-vis de la prose et toujours subordonnée aux formules onomastiques, garantes de la (re)connaissance du défunt. Si l’hexamètre épique dispute la place au distique élégiaque, l’utilisation de ce dernier contribue, à la suite du développement érotique de l’élégie latine augustéenne (Quint. Inst. 10. 1. 93), à repositionner le genre comme chant de deuil et, plus largement, comme un dialogue avec la mort – ce qu’il restera. Au niveau formel, un appel au passant et un envoi encadrent l’épitaphe. Entre deux, la commémoration est conçue comme un événement de communication personnelle entre lecteur et défunt, inséparable d’une performance de lecture à haute voix accompagnée de formules et de gestes rituels qui rendent le mort présent. Souvenir tout autant que memento mori (Varr. Ling. 6. 49), l’épitaphe perpétue les valeurs de la communauté avant d’exprimer l’individualité. Les vertus, maintes fois réitérées, appliquées de façon hyperbolique, se vident de leur sens et l’inscription se fait éloge, manipulant le souvenir (Liv. 8. 40. 4-5). Quoi qu’il en soit, par la fonction didactique de la poésie, le lecteur apprend à vivre et à mourir, c’est-à-dire à devenir à son tour auteur de sa propre inscription.
Ces modalités culturelles changent avec la diffusion du christianisme. En déclin à la fin du iiie siècle, l’épigraphie païenne renaît sous une forme chrétienne, 154sous l’impulsion littéraire de Damase et de Grégoire de Nazianze dont certains textes sont gravés dans la pierre. L’âge d’or de cette nouvelle poésie épigraphique dédicatoire et funéraire se situe en Occident entre les ve et viie siècles ; elle célèbre les églises ainsi que les membres éminents du pouvoir, le plus souvent dans des formules hexamétriques fleuries. Le délitement de l’empire romain et la destruction de ses monuments conduit pourtant à un mouvement de sauvetage livresque des inscriptions ; elles constitueront le cœur des Anthologies Grecque, Palatine et Latine. Les livres semblent alors seuls à même de conserver le patrimoine poétique à travers un Moyen Âge* qui délaissera l’inscription. Exception notoire, la renouatio imperii carolingienne fait revivre, pour un temps restreint et pour des motifs politiques, l’épigraphie latine.
Les humanistes italiens du xve sont des lecteurs des anthologies mais aussi des découvreurs de vestiges. Ils consignent les inscriptions dans des manuscrits et, par émulation, accroissent les collections d’inscriptions de leurs propres créations. La production d’épitaphes funéraires latines connaît un nouvel essor dans toute l’Europe érudite. L’usage du latin garantit à lui seul la mémorialisation des défunts ; à l’inverse, la composition d’inscriptions dans les langues vernaculaires dès le xvie siècle est critiquée comme une entreprise inutile. La littérature se nourrit de ce retour de l’inscription : le genre de l’élégie se déploie à nouveau tandis que voit le jour l’elogium, éloge funèbre sous forme d’inscription pour le livre, dont le succès est prodigieux au xviie siècle. En France, la création de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres(1663) illustre la volonté du Grand Siècle de voir se développer l’étude de l’Antiquité tout autant qu’un grand style épigraphique national. Le vif débat qu’il anime sur la langue – latin ou français ? – se prolongera au siècle suivant.
L’omniprésence de l’inscription au Siècle des Lumières, dont le goût est à la célébration des ruines et des fragments, entre aussi en résonnance avec l’idée de nature comme livre ouvert : témoignage matériel exposé à la vue de tous, l’inscription est réputée supérieure au livre et plus vraie (Lefay, 2015, 156-160). Loin de la flatterie courtisane du siècle précédent, l’épigraphie se démocratise et se privatise. Clarté, lisibilité, langue française triomphent dans une forme non métrique, mais équilibrée entre vers et prose, attentive à une disposition pour l’œil. Dès le xviiie siècle, la redécouverte de Pompéi, avec ses graffiti et sa voie des tombeaux, ravive l’intérêt pour les inscriptions antiques. Une inspiration épitaphique est revendiquée par Chateaubriand, Goethe et Wordsworth. L’adoption des langues modernes et l’attrait romantique ne sauraient pourtant faire revivre la tradition antique de l’épitaphe dans un monde où les morts sont désormais relégués dans les cimetières pour cause de salubrité et lus par une élite intellectuelle en quête de méditation. L’émergence de l’institution de la littérature et de la figure de l’auteur-créateur concourent finalement au déclin des inscriptions lapidaires, anonymes. Face à la pierre, le livre s’impose comme lieu de l’œuvre littéraire et de la mémoire : à travers les titres-frontispices et les épigraphes, héritiers de l’écriture lapidaire, il avait commencé, depuis longtemps déjà, à se faire monument.
Loin de la pierre, l’organisation visuelle consacre, avec la typographie, la matérialité du texte sur la page blanche et influence tantôt les vers libres, tantôt la poésie concrète des années 1960. Dépendant des pratiques de sociétés qui entretenaient avec la dédicace, la mort, la mémoire des relations autrement rituelles, l’inscription lapidaire 155est devenue anecdotique dans le paysage contemporain où l’affiche et les écrans exposent désormais l’écriture publique. Pourtant, le dialogue des supports, des contextes et des langues aura durablement imprimé aux genres lyriques sa trace.
► Lefay S., L’Éloquence des pierres : usages littéraires de l’inscription au xviiie siècle, Paris, Garnier, 2015. Sanders G., Lapides memores : païens et chrétiens face à la mort. Le témoignage de l’épigraphie funéraire latine, Faenza, Fratelli Lega, 1991. Svenbro J., Phrasikleia : anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988.
→ Deuil ; Effet de présence ; Élégie ; Mise en page
Dylan Bovet
Intentionnalité
Quelqu’un tend sont pouce vers le haut au bord de la route, et nous comprenons aussitôt l’intentionnalité de son geste. De manière similaire, un texte invite à être compris selon un faire-sens au sein d’une série d’interactions sociales, qui le transforme parfois en « geste lyrique » identifiable (Rabaté, 2013). Au xxe siècle, les approches phénoménologiques, cognitives, analytiques et pragmatiques ont permis de comprendre certains fonctionnements de la conscience par le biais de cette notion, qui ont été appliqués à la littérature (Ingarden, Merleau-Ponty, Iser, Genette ou encore Schaeffer).
Dans le domaine littéraire, la lecture n’est pas la simple reprise des pensées ou des émotions d’autrui, de l’auteur, mais une manière de parcourir une situation, un environnement textuel complexe, qui n’est pas forcément familier. L’intentionnalité tient justement en cet « acte du signifier » (Husserl) qui constitue notre relation à cet objet. Traverser un recueil de poèmes lyriques, le lire avec plaisir, se délecter des subtilités de l’écriture, se laisser prendre par l’atmosphère générale, être touché par certaines émotions évoquées, tout cela est le fruit d’une interaction, composée d’actes, d’activités, d’actions et de comportements divers, qui est guidée par une intentionnalité. Cette dernière se construit aussi face à un texte, qui peut être un fragment (de Sappho par exemple), ou simplement une séquence*, quelques phrases, voire de quelques mots, comme dans l’expérience de Stanley Fish (2007). Elle n’est jamais détachée de nos habitudes, de nos connaissances, ni non plus des « communautés » dans lesquels elle s’exerce. Car un texte lyrique est souvent accompagné de médiations sociales : parfois, il s’agit des enseignants qui le commentent et qui veulent en faire quelque chose en classe, ou des écrivains qui l’introduisent dans une revue ou, parfois encore, des éditeurs qui le placent dans une anthologie particulière, sur le féminisme par exemple. Les orientations de sens se modifient en raison du contexte, de ce que nous voulons faire avec un texte personnellement et collectivement. L’intentionnalité relève aussi bien de ce qui fait sens par-delà la succession des phrases, sur une échelle transphrastique du texte, que des processus pour parvenir à des interactions collectives incarnées (« énactives » selon F. Varela), amener du faire-sens ou de l’attention sociale (Jaegher), notamment à partir du paratexte. C’est pourquoi l’intentionnalité est déterminante pour saisir la lecture, l’interaction, la compréhension ou la participation à partir des formes lyriques.
L’intentionnalité lyrique
en littérature
Les lecteurs agissent avec leurs habitudes, leurs capacités, leurs motivations, pour dépasser la succession des phrases et des séquences. Sans s’en rendre compte, ils entrent dans une intentionnalité, 156qui sélectionne et écarte des informations par pertinence, pour laisser place à un événement de sens (Ricœur, 1983). Husserl donne un exemple emblématique de l’intentionnalité : « Je n’entends pas des sensations auditives, mais j’écoute la chanson d’une cantatrice. » (Husserl, Recherches logiques, Recherche V, § 11). Tout l’acte de lecture lyrique est là, analogiquement. Je ne lis pas des sensations ou des sens de mots, des ondulations du rythme, des compréhensions de lexèmes ou de syntagmes ; je lis quelque chose en le parcourant, un poème par exemple. Je ne ressens pas mes sensations du texte, je ne comprends pas ma compréhension. Nous pourrions même aller plus loin : en écoutant la chanson, je n’entends pas des notes, des cordes vocales et des lèvres qui bougent séparément, et je n’entends pas non plus mes tympans ou mon activité cérébrale, mais un ensemble qui relève de l’intentionnalité, celui d’« écouter une chanson ». J’adopte une visée qui oriente ma perception, mon imagination et ma cognition, et me donne conscience de quelque chose qui a lieu, une chanson que j’écoute.
Dans le domaine lyrique, l’intentionnalité engage nos orientations dans les enchaînements possibles de mots ou les connexions valides pour former des unités de sens. Or, ces éléments sont souvent négligés pour décrire de manière immanente l’objet (par une analyse de texte) ou psychologiquement le « sujet » (lisant ou écrivant), ce qui est ressenti, ou comme un élément exemplaire du contexte (histoire ou sociologie littéraires). Pourtant, ce n’est pas l’objet seul ou le sujet seul qui font l’interaction. Décrire dans le détail un poème ne dit pas comment le lire. Combler du vide par des représentations ou par des schématisations ne permet pas encore de parvenir à un événement de sens, qui nous ferait éprouver et ressentir quelque chose.
En somme, l’intentionnalité guide l’interaction pour mener à bien un acte, en réalisant son orientation, celui de parcourir un texte. Le discours lyrique, tout comme le récit, a besoin de cette intentionnalité pour aller vers la compréhension, la synthétiser dans un « acte du signifier ». Les lecteurs ne prennent pas un roman pour savoir comment fonctionne un genre, une intrigue ou pour simplement comprendre des actions. En somme, ils ne sont pas mobilisés pour faire fonctionner la narratologie. Ils supposent davantage que le texte veut leur « faire suivre une histoire » ou qu’on veut leur « raconter une histoire ». Cette supposition ne vient pas de la connaissance de l’auteur ou d’une déclaration d’intention : elle s’impose à eux comme un pacte implicite, des conventions, que ce soit par des termes génériques (« nouvelles », « roman » en couverture), par une formule « il était une fois », par des séries de verbes au passé simple et à l’imparfait, typiques du récit, par de nombreux signaux du texte et du paratexte. Aussitôt se met en place en eux l’intentionnalité du récit. Pour le lyrique, il en va de même, mais cette intentionnalité consiste alors à « éprouver la vie affective », à la sentir et à la ressentir à partir du discours, en supposant que l’auteur voulait justement la leur « faire éprouver ».
Quel « objet »
pour la transmédialité lyrique ?
L’intentionnalité donne les moyens de bien comprendre les principes d’une transmédialité, pour passer d’un « objet » visé qui est textuel à un autre qui est multimédia. Il ne s’agit pas forcément d’une extension ou d’une adaptation de la notion de « lyrique », d’un médium à l’autre, ou d’un art à l’autre, mais plutôt d’une manière de l’ancrer dans une esthétique relationnelle. L’objet, textuel ou multimédia, n’est jamais directement 157et en soi lyrique, mais il comporte des éléments particuliers qui amènent une interaction lyrique. Il devient ainsi possible de comprendre pourquoi nous menons des intentionnalités semblables (lyriques, narratives, critiques) sur des objets très dissemblables en raison de leurs supports ou des médias mobilisés.
« L’objet » de la lecture ou de l’interaction lyriques n’est pas un autre sujet, avec des émotions, qui ferait face directement. Nous ne sommes pas dans une conversation ou une interprétation de gestes corporels. L’objet ne se réduit pas non plus à un pur artefact, car il comporte souvent un texte, ou un montage dans les films, qui constituent dans ce cas un « objet intentionnel » (Schaeffer, 2015) associé à un artefact. Le livre, ses pages, ses lignes, ses caractères sont empiriquement là ; mais le texte est un acte de la conscience. Dans L’Œuvre de l’art, Gérard Genette considère des éléments décisifs sur ces questions : l’objet intentionnel est inclus dans un artefact qui a des fonctions et des effets potentiels. Cela rejoint une des grandes approches de l’intentionnalité en littérature, celle de Wolfgang Iser (1997), qui hérite des propositions de Roman Ingarden (1983). La relation esthétique, ici lyrique, est fondée sur un acte d’intellection et de participation, qui vise à reconstruire une situation cohérente, souvent passionnante par l’empathie*, à partir d’un texte, qui porte une telle orientation potentiellement. Cette lecture lyrique est-elle en lien avec des qualités objectives du texte ? Un texte est-il fondamentalement lyrique ou sera-t-il plutôt lu lyriquement ?
Un « objet » lyriquement visé n’est pas lyrique intrinsèquement. « Lyrique » ne se réduit pas à une propriété objective, mais il est un ensemble de propriétés qui convoquent une interaction spécifique. Cette caractéristique signifie également que la projection lyrique sur un objet force d’une certaine manière ses propriétés inhérentes, car il est possible de lire narrativement un poème avant tout élaboré pour une interaction lyrique, et d’en être déçu. Le poème lyrique en tant qu’objet intentionnel renvoie à une forme relationnelle. Des relations proches peuvent ainsi être menées face à un livre, à un ballet, à un film ou à un enregistrement, sans réserver la notion de « lyrique » à la seule poésie imprimée. L’intentionnalité permet également de résoudre d’autres problèmes : les remédiations (Bolter, Grusin 2000) qui adaptent un poème en cinépoème par exemple ; ou encore la possibilité de lire une traduction* poétique en gardant l’objet intentionnel dans une autre langue. Plus que des détails intrinsèques, la manière d’interagir, d’accorder de l’attention, d’investir son empathie se fait déterminante (L. Alford). Il devient ainsi plus aisé de décrire les éléments esthétiques dans les « objets » divers (peints, affichés, postés en ligne) qui stimulent une telle intentionnalité et amènent des interactions assez proches.
Cette intentionnalité lyrique ne concerne pas uniquement la lecture ou l’écriture, mais peut impliquer l’interprétation vocale d’un poème : car il est possible de dire lyriquement un poème à haute voix ou de le chanter avec un ton particulier (voir Chant, chanson*), comme Brel le réalise sur certaines de ses chansons. Son interprétation portera alors les signes qui permettront de mobiliser cette nouvelle intentionnalité sur un texte qui ne l’impliquait pas forcément. De la même manière, une exposition, des interventions, des dispositifs ou un événement* public pourront être agencés de manière à susciter une interaction lyrique, et donc être considérés comme des « objets » lyriques. L’intentionnalité lyrique devient ainsi une notion centrale pour saisir les phénomènes de transmédialité.
► Genette G., Mimologiques, Voyage en Cratylie, Paris, Seuil (« Poétique »), 1976. 158Rodriguez, Antonio, Le Pacte lyrique : structuration discursive et interaction affective, Liège, Mardaga, 2003. Zettelmann E., « Discordia Concors. Immersion and Artifice in the Lyric », Journal of Literary Theory, 11/1, 2017, p. 136–148.
→ Lecture ; Lyrique (terminologie) ; Séquence, configuration
Antonio Rodriguez
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- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-15975-9
- EAN : 9782406159759
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15975-9.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/02/2024
- Langue : Français