Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Correspondance avec Romain Rolland et André Spire
- Pages : 11 à 15
- Collection : Correspondances et mémoires, n° 53
- Série : Les xxe et xxie siècles, n° 6
Avant-propos
Quiconque s’intéresse aux relations franco-allemandes ou à la littérature française au cours des 40 premières années du xxe siècle a immanquablement rencontré le nom de Christian Sénéchal. Et pour cause ! Il est l’auteur de centaines d’articles dans plus d’une dizaine de revues et journaux et de plusieurs ouvrages. Il est lié, personnellement ou professionnellement, à un nombre considérable d’écrivains. Il participe, comme beaucoup d’intellectuels, à la campagne pour l’attribution du prix Nobel de littérature à l’écrivain tchèque Karel Čapek, sept fois nominé, mais jamais élu. Alors comment se fait-il que Christian Sénéchal n’ait jamais fait l’objet d’une monographie ? C’est difficile à dire. Peut-être la postérité dépend-elle parfois du moment où l’on quitte la scène publique.
Christian Sénéchal meurt subitement le 25 juillet 1939 à Lanslebourg, en Savoie. Il a 53 ans. La période estivale se prête mal aux nécrologies détaillées. Les intellectuels ont rejoint leur villégiature et sont souvent difficiles à joindre à une époque où tout le monde n’a pas le téléphone. La nouvelle de sa disparition ne parvient donc à beaucoup que des semaines plus tard, à la rentrée scolaire, et passe d’autant plus inaperçue qu’après un été de menaces, c’est le début de la guerre. Au moment où le pas des bottes fascistes résonne de partout, on se soucie plus de son propre avenir que de la mémoire des autres. De surcroît, le monde des amis de Sénéchal, composé en grande partie de pacifistes et d’antifascistes notoires, est profondément divisé depuis l’annonce du pacte germano-soviétique.
Seuls deux hommages paraissent quelques jours après sa mort. Le plus émouvant, accompagné de sa photo, est écrit par le poète André Spire, son grand ami, le 12 août 1939, dans Les Nouvelles Littéraires :
L’œuvre de Christian Sénéchal vient brusquement de se clore. Elle était grande, si elle ne put être abondante.
Les professeurs de l’Enseignement supérieur ont le loisir de donner à leur production personnelle la plus grande part, souvent le meilleur de leur temps. Pour le professeur de l’Enseignement secondaire, s’il a en même temps la 12passion d’enseigner et la passion d’écrire, le goût de l’action et de la pensée, quel partage, quel déchirement ! Sentir s’évaporer l’œuvre que l’on porte en soi, qu’on pourrait faire s’il ne fallait, à l’heure où l’on est frais, dispos, où les idées et les images viennent en foule, quitter sa table de travail, sauter en autobus, s’en aller au lycée et y parler plusieurs heures devant ou avec des élèves que l’on aime, à qui l’on se donne tout entier, puis éreinté, rentrer chez soi, corriger des paquets de copies, de monotones et interminables copies !
Quand travailler pour soi ? Les jeudis, les dimanches ; tard le soir, toujours à temps coupé. Fiévreusement, parfois avec rage.
Et pourtant, l’œuvre passionnée, ardente de Christian Sénéchal est parfaitement équilibrée, sereine, comme l’admirable regard de ses yeux bleu clair. Son Abbaye de Créteil, où il raconte la tentative de vie fraternelle de jeunes peintres, poètes, musiciens à leurs débuts, Charles Vildrac, René Arcos, Georges Duhamel, Henri-Martin Barzun, Albert Gleizes, Albert Doyen, jette la vérité sur un mouvement dont s’était emparée la légende, et dont certaine stylisation romanesque a présenté une image un peu trop dédaigneusement déformée.
Son Jules Supervielle (1939), son Romain Rolland (1933), nous font entrer profondément dans les secrets de la création artistique de deux grands écrivains appartenant à des époques et à des natures d’esprit bien différentes. Et son Histoire de Jean-Christophe, qu’il laisse, hélas ! inachevée, nous aurait fait entrer plus avant encore dans le détail de la composition d’une grande œuvre, nous aurait fait connaître, par des centaines de témoignages venus de partout, les réactions, à cette œuvre, des sensibilités et des intelligences les plus diverses de notre temps.
Mais ces hautes personnalités littéraires, Christian Sénéchal n’aurait pu les situer à leur place, à leur rang, s’il ne s’était, pendant de longues années, livré à cette vaste enquête d’où est sorti cet ouvrage capital, Les Grands courants de la littérature française contemporaine.
Ouvrage unique dans sa composition et sa réalisation. Car, à la différence des autres historiens de la littérature, Christian Sénéchal a fait aux professeurs, aux essayistes, aux critiques, aux historiens, aux penseurs, aux reporters même qui ont « apporté réellement des vues nouvelles », une place non moins importante qu’aux hommes de théâtre, aux romanciers, aux poètes. Grâce à ce livre, dont tout homme qui tient une plume ou a simplement le goût de la culture, ne peut désormais se passer, nous connaissons les divers thèmes sur lesquels se sont accordés ou divisés les hommes de deux générations nées entre 1874 et 1892 et entre 1893 et 1910, qui, échappant de plus en plus à l’esthétisme des symbolistes, réintégrèrent dans la notion d’art toutes les manifestations de la pensée et de l’activité humaines ; grâce à lui, nous sommes initiés aux tendances de ce mouvement surréaliste qui, au lieu d’être, comme on l’a cru, une fuite dans le rêve loin de la science, de l’action, de la vie, est pour les uns un moyen « dans le chaos de trouver des raisons de vivre », pour les autres une méthode pour scruter, pour atteindre, à travers le rêve ou l’automatisme psychique, le « secret du fonctionnement réel de la pensée ».
13Un jour avant, le 11 août, L’Univers israélite lui avait consacré quelques lignes :
Nous apprenons avec tristesse que M. Christian Sénéchal vient de mourir […] Il n’était pas des nôtres, mais il s’intéressait vivement aux questions juives et avait collaboré une fois à l’Univers. C’était après une polémique. Nous l’avions pris à partie au sujet d’une publication allemande dont il était directeur. Nous n’oublierons jamais avec quel tact il était venu nous dire que nous nous étions trompés. Sa mort prématurée, passée complètement inaperçue, prive la poésie française moderne d’un commentateur aussi enthousiaste qu’intelligent. On lui doit plusieurs ouvrages de critique. Peu de temps avant sa mort, il publia une importante étude sur Jules Supervielle.
Certaines revues, comme Les Langues modernes, le Bulletin des anciens élèves de Saint-Cloud, L’École libératrice signalent son décès, au début d’une année scolaire bouleversée par l’ordre de la mobilisation générale. C’est ainsi que s’efface le souvenir d’un critique prolifique, médiateur ardent des relations franco-allemandes et défenseur fervent de l’idée européenne. Mais qui veut entendre parler d’unité quand l’Europe est en train de s’embraser ?
Dans Toute l’Édition de novembre 1939, André Spire tente de rappeler la mémoire de son ami et comme dans Les Nouvelles Littéraires, il attire l’attention sur l’impact de l’inlassable passeur entre les cultures qu’était Sénéchal. De 1926 à 1933, il a fait connaître par la revue Die Neueren Sprachen un grand nombre d’écrivains, d’essayistes et de poètes français aux lecteurs et enseignants allemands. De 1931 à 1938, il était le secrétaire général de la revue mensuelle Poésie et de 1933 à 1939, il était chez l’éditeur Didier, rédacteur en chef des Deutsche Blätter, une revue pour les jeunes Français apprenant l’allemand. En parallèle, il était le traducteur de Keyserling, de Holzapfel, de Schaukal et de tant d’autres ainsi que critique littéraire pour diverses revues. Sénéchal était ubiquiste… car il était aussi professeur à plein temps, d’abord au lycée de garçons de Chambéry, puis à Paris au lycée Buffon et enfin au lycée Louis-le-Grand.
Il était spécialiste de littérature française, mais aussi un germaniste qui s’était donné pour mission de faire connaître la culture allemande sans provoquer des sentiments extrêmes de haine ou d’adoration. Cette double casquette pourrait aussi expliquer l’oubli qui l’a enveloppé. 14L’histoire littéraire a des grilles préétablies d’écriture et de lecture, cloisonnant genres et disciplines. Le résultat est que le nom de Sénéchal est, pour une minorité, associé à la littérature française et, pour une autre, associé au germaniste, qui, simple professeur de lycée, a osé tenir tête à une sommité allemande de la littérature française, le professeur d’université Ernst Robert Curtius, en résistant à ses théories sur la « Kultur » et la « Zivilisation ».
Si aujourd’hui on étudie de plus en plus le rôle des passeurs dans la culture européenne de l’entre-deux-guerres, on parle plus souvent des grands noms des universités et de la recherche. On s’intéresse plus rarement aux instituteurs ou professeurs de lycée qui ont pourtant joué un rôle capital pendant la IIIe République en communiquant le savoir à des millions de gens. Mais voilà, l’habitude est de sacrifier l’infanterie, les simples soldats œuvrant de toutes leurs forces à la gloire des généraux. L’histoire littéraire, comme l’Histoire, respecte la hiérarchie et les titres. Aujourd’hui, le nom de Sénéchal est souvent cité dans des études, mais toujours en relation avec l’œuvre des autres, qu’il s’agisse de Keyserling, Schaukal, Curtius, Duhamel, Vildrac, Romain Rolland, Spire ou Supervielle, mais on se soucie peu de savoir qui il était et encore moins d’évaluer l’importance de ses contributions parce qu’elles n’entrent pas dans des cases prédéfinies. C’est là aussi qu’on se rend compte combien il peut être difficile pour les libres penseurs de se faire les porteurs d’un héritage et de s’assurer une descendance intellectuelle. Ils restent des individus, des électrons libres indépendants des écoles et courants de pensée, dont on admire ponctuellement les actions et points de vue, sans nécessairement valoriser l’énergie humaniste et altruiste qui guide pourtant leur travail et leur inspiration. À la décharge d’une certaine injustice de l’histoire, cependant, il convient de souligner que la carrière de Sénéchal a été assez courte. Elle se déroule sur à peine 20 ans, même si ces deux décennies témoignent d’une haute productivité. Au cours des dix premières années, il se construit une réputation, ce qui n’est pas facile pour qui vit en province la plupart du temps quand on sait que c’est la scène parisienne qui arbitre les renommées. Du coup, sa notoriété n’est vraiment effective qu’entre 1930 et 1939 – ce qui fait qu’on ne peut qu’admirer la fréquence à laquelle il continue à être cité et les raisons pour lesquelles il demeure une figure importante du monde littéraire de l’entre-deux guerres.
15Mais pour beaucoup, les raisons de l’importance de Christian Sénéchal restent floues, et cela qu’il n’a fait l’objet d’aucune étude à ce jour et cela, parce que retracer son parcours était chose complexe. À sa mort, sa bibliothèque et ses dossiers, comprenant alors une vaste correspondance, ont été entreposés à Bombon en Seine-et-Marne, dans une maison appartenant à sa belle-mère. Mais lorsque cette maison a été occupée en 1940 par les troupes de la Wehrmacht, beaucoup de documents ont disparu, car sa femme, Renée Sénéchal, accompagnée de ses deux filles et de sa mère est partie dans le Sud-Ouest de la France. Plus tard, d’autres caisses, confiées à un garde-meuble n’ont été restituées qu’incomplètement à la veuve de l’auteur ; elle-même a, au lendemain de la guerre, légué nombre d’écrits ou documents à certains amis de son mari, si bien que ceux-ci sont désormais dispersés dans des collections particulières ou des fonds à l’étranger, comme le Fonds Hans Zbinden à Berne ou le Fonds Stanisław Vincenz de la bibliothèque Ossolinski de Wrocław en Pologne.
Cet ouvrage a été possible par l’assemblage rigoureux d’une quantité considérable de documents dispersés, les souvenirs précis et les archives de sa fille, Marie-Claire Clouaire ainsi qu’une investigation minutieuse par Marie-Brunette Spire-Uran des archives de son père, André Spire, l’un des amis intimes de Sénéchal. Tout ceci permet de redonner vie à la correspondance de Christian Sénéchal avec Romain Rolland et André Spire, et à travers elle, de retracer le destin fascinant d’un fantassin des relations franco-allemandes et européennes dans la période mouvementée de l’entre-deux-guerres, d’un pédagogue passionné et d’un ardent défenseur du concept de littérature universelle.
- Thème CLIL : 3639 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Art épistolaire, Correspondances, Discours
- ISBN : 978-2-406-14380-2
- EAN : 9782406143802
- ISSN : 2261-5881
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14380-2.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/05/2023
- Langue : Français