Editorial
- Publication type: Journal article
- Journal: Constellation Cendrars
2021, n° 5. varia - Authors: Le Quellec Cottier (Christine), Leroy (Claude)
- Pages: 11 to 17
- Journal: Cendrars Constellation
Éditorial
Musique embrasse-moi ! Music kiss me !
Cet appel généreux est l’élan sonore choisi pour marquer le 60e anniversaire de cette année 2021 : Blaise Cendrars est décédé le 21 janvier 1961 à Paris, mais sa disparition n’a pas effacé l’artiste dont l’œuvre est tant lue. Le cinquième numéro de Constellation Cendrars rend hommage au poète dont la musique des mots a toujours entrelacé celle des notes : que les liens étroits des rythmes, sons, cadences et contrepoints soient les signes de l’énergie vitale que l’écrivain et son œuvre continuent de partager avec chacun et chacune, en un accord tonique.
Musique embrasse-moi est bien le titre du « sonnet dénaturé1 » écrit en 1916, dont le manuscrit2 confirme la graphie en trois mots, alors que dès sa première publication sur le programme d’une soirée « Lyre et Palette », il devient « Le Musickissme3 ». L’acte suggéré par la formule anglaise en trois mots devient une forme bloc – les mots ont fusionné – référant dans le poème à la langue du jazz tout juste débarqué en France en ces années de guerre, à la langue du music-hall déjà parisien et aussi langue d’origine – écossaise – de la mère d’Erik Satie, à qui l’ensemble est dédié4. 12Ce poème au titre suggestif et comique5 se joue des formes et des usages, en imaginant le son tant végétal, animal, humain que mécanique : le magma phonique suspend la logique, chante et danse avec énergie ce qu’un CHARLOT chef d’orchestre6 superpose avant une Coda qui conclut la démonstration par l’absurde ; dès lors, « que nous chaut » la logique de guerre et ses représentants, ses bruits et ses ordres, mieux vaut une « musique aux oreilles végétales » sans doute aussi ludique que les « morceaux en forme de poire » de Satie. Sonnet dénaturé, « Le Musickissme7 » se déplie en rythmes irréguliers, vingt-six vers élastiques tendus d’une à quatorze syllabes8, glissant d’un mode majeur, pair, à ceux mineurs, impairs, telle cette cadence à sept qui ouvre et clôt le morceau à Thème, Contrepoint et Coda.
Le 19 novembre 1916, à Paris, la salle Huyghens vernit sa première exposition avec des œuvres de Matisse, Picasso, Ortiz de Zarate, Modigliani, Kisling et des sculptures d’« art nègre » de la collection Paul Guillaume. L’atelier du peintre suisse Émile Lejeune s’est transformé en avril de cette même année en salle de concert « Lyre et Palette », à l’initiative de Cendrars9, et elle propose un premier « Festival Debussy » auquel succède dix jours plus tard celui d’Erik Satie et Maurice Ravel. En ce temps de guerre, les artistes doivent tenir leurs rencontres dans un cadre strictement privé, car les contraintes du couvre-feu s’appliquent à tous… mais la centaine de chaises régulièrement louées par Lejeune au 13Jardin du Luxembourg semble relativiser la discrétion des événements10 ! Satie est donc un habitué des lieux et il va « animer » le vernissage de l’exposition, le 19 novembre, avec un « Instant musical » qui est déjà l’occasion pour les poètes de lui rendre hommage : le programme réalisé pour la soirée contient un poème de Cocteau et « Le Musickissme » de Cendrars. Selon les témoins du moment, cette soirée accueillit Serge Diaghilev, « grand seigneur des Ballets russes accompagné de son chef d’orchestre attitré Ernest Ansermet11 », et ce chaudron, le « bidon juteux » du poème, aura peut-être été un moment de germination du ballet Parade, présenté avec une composition de Satie le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. En favorisant les désirs d’associer les formes d’art, l’atelier de Lejeune a aussi été le lieu où s’est formé le fameux « Groupe des Six12 » dont l’un des membres, Louis Durey, composa en 1918 un « Hommage à Erik Satie » avec piano et interprétation chantée du « Musickissme ». « Lyre et Palette » a été un formidable espace de créativité permettant, malgré la guerre, le renouvellement des formes artistiques, spécialement avec l’art du ballet. Les exemples sont nombreux et, après les Russes de Diaghilev, s’imposent à Paris les Ballets suédois dirigés par Rolf de Maré et Jean Börlin. Déjà dans « Le Musickissme », l’abrupt vers « Entr’acte » suggère par anticipation le projet de ballet Après-dîner, pourtant disparu au profit de Relâche13 dont Picabia devient le maître d’œuvre en 1924. Entre-temps, la danse et le rythme avaient motivé la réalisation cendrarsienne du ballet La Création du monde, en 1923, inspiré d’une légende de l’Anthologie nègre déjà présentée lors de la « Fête nègre » organisée par Paul Guillaume le 10 juin 1919 à la Comédie des Champs-Élysées.
Mouvements, sons et rythmes modèlent les énergies créatrices, permettent de leur donner forme, y compris dans les mots. En 1916, l’« art nègre » exposé chez « Lyre et Palette » est encore un monde surprenant et fascinant qui nourrit l’imaginaire des artistes : cette exposition a sans doute accentué l’intérêt de Cendrars pour cet univers qui allait orienter 14sa créativité durant plus d’une décennie : auteur des « Poèmes nègres » en 1916, il publie Anthologie nègre, en 1921. Il y a cent ans exactement, ce premier recueil a voulu transmettre une matière poétique qui fut d’abord orale – grâce à la récitation et au chant – avant d’être fixée dans des volumes ethnographiques par des représentants du monde colonial. Cet acte poétique aujourd’hui centenaire fait écho aux découvertes des avant-gardes désireuses de sortir de la fange européenne, guerrière, et a impliqué de nombreux artistes. Ainsi, à l’occasion de cet anniversaire qui renforce la « constellation » cendrarsienne, se sont imposés pour notre rubrique « Documents » les Poèmes nègres de Tristan Tzara, car le dadaïste a effectué un travail de récolte de récits, chants et énigmes parallèlement à celui de Cendrars : l’avant-garde tonitruante se révèle très sage quand il s’agit de récupérer en bibliothèque les revues et livres d’époque transmettant les récits d’Afrique ou d’autres terres lointaines. Grâce à un minutieux travail d’archives, Jehanne Denogent a pu identifier l’origine de textes restés jusqu’aujourd’hui sans sources dans l’œuvre publiée du dadaïste. Depuis 1916 et 1921, ces œuvres, goûts et passions ont traversé le siècle en se transformant et, en 2020, c’est le rappeur et comédien JoeyStarr qui a choisi de lire – filmé par une radio en ligne durant le confinement – le conte « Le Mauvais Juge » paru en 1928 : la fable renvoie à toute humanité et superpose – comme il se doit – les animaux et les humains, dans leur diversité et surtout leur bêtise, en laissant entendre que le « Ça y est ! » heureux du « Musickissme » n’est pas encore une réalité…
Cendrars en musique est sans doute un continent dont on ne peut rendre que partiellement compte des pistes empruntées : il y a bien sûr ce que Cendrars en a dit, d’abord à propos de lui-même et de sa pratique du piano – parmi les souvenirs de Vol à voile, en 1932 – mais aussi à propos des musiciens, souvent peu amène, sauf quand il s’agit de Satie, avec qui il fait bon vagabonder en direction de la maison aux quatre cheminées d’Arcueil où personne n’avait le droit d’entrer14. Cette amitié a d’ailleurs motivé le roman de Jean-Paul Delfino Les Pêcheurs d’étoiles15, et elle a aussi marqué le poète oulipien Olivier Salon, offrant 15au premier un « beau présent16 » et au second des poires déposées sur sa tombe à Arcueil-Cachan.
Il y a de plus la musique dans l’œuvre, qu’il s’agisse de pièces citées ou de genres, y compris le jazz des années 1950 accompagnant la rédaction d’Emmène-moi au bout du monde !…, à Lausanne-Ouchy, quand l’écrivain venait au bord du Léman pour des interviews radiophoniques17. Mais il s’agit aussi de la musique générée par la langue, « Musique aux oreilles végétales / Autant qu’éléphantiaques » ou plutôt mécanique, moderniste : « Gong / Le phoque musicien / 50 mesures de do-ré do-ré […] ». Cette présence a motivé plusieurs articles de notre dossier festif « Cendrars en musique », enrichi de voix actuelles qui font rayonner l’œuvre et le poète grâce à des interprétations musicales détonantes. Nous avons en effet convié des artistes contemporains à s’adresser directement à Cendrars par une dédicace, et tous ont répondu avec enthousiasme et disponibilité : qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés18 !
À ces performances nous joignons une liste aléatoire – à la manière de Satie bien sûr – des mises en musique de l’univers cendrarsien que vous pouvez écouter grâce au QR code disponible dans ce numéro, renvoyant au site www.constellation-cendrars.ch. Le soixantième anniversaire du décès de Blaise Cendrars est ainsi associé à une présence « en fanfare » grâce à ses interprètes, et il est temps de remercier la chanteuse américaine Patti Smith qui, en 1971 déjà, lui rendait hommage avec un très beau poème au titre programmatique : Ladies and gentlemen Blaise Cendrars is not dead !
Fortes de cette conviction, nos rubriques associatives informent des actualités et événements survenus malgré cette sombre année de pandémie et de couvre-feu, avant de dévoiler les nouveaux documents dont ont pu s’enrichir les Archives littéraires suisses à Berne, dépositaires du Fonds Blaise Cendrars. Les surprises, grâce aux ventes publiques et 16trouvailles de passionnés, sont donc toujours au rendez-vous, comme l’atteste un rare document de bibliophilie reprenant une formule du manifeste « Poésie = Publicité », où la musique de Satie est d’ailleurs inscrite parmi les sept merveilles du monde ! Les transferts médiatiques sont au cœur de ce numéro qui propose aussi deux comptes rendus transculturels : avec eux, la Russie et le Brésil se rapprochent19, comme les mots du Music kiss me, en exprimant toute la ferveur contemporaine pour l’œuvre magistrale de Blaise Cendrars.
Christine Le Quellec Cottier
Directrice du CEBC
Berne et Lausanne
Claude Leroy
Président de l’AIBC
Paris
Les associations CEBC et AIBC remercient chaleureusement La Loterie romande et la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature de leur soutien à cette publication ; elles remercient aussi vivement la Bibliothèque nationale suisse et l’Université de Lausanne de leur coopération.
17Fig. 1 – Blaise Cendrars, Music kiss me (1916)
Collection particulière, © Miriam Cendrars.
1 Sur cette « forme » : Rino Cortiana, « Autour des Sonnets dénaturés de Blaise Cendrars », Cendrars au vent d’Est (dir. H. Chudak & J. Zurowska), Varsovie, PUV, 2000, p. 169-192.
2 Reproduit ci-après grâce à Ornella Volta qui l’intègre à son article « Une relation peu explorée. Blaise Cendrars et Erik Satie », L’Encrier de Cendrars, Neuchâtel, La Baconnière, 1989, p. 87-108. Le document original, appartenant à une « Collection particulière », n’est pas localisé.
3 Ce qu’une lecture trop rapide en français a souvent converti en un superlatif « Musickissime », « une manière de quintessence de la musique » comme l’a formulé le poète Olivier Salon à l’occasion d’une invitation à l’Assemblée plénière du CEBC (Constellation Cendrars, no 4, Paris, Classiques Garnier, p. 67).
4 Les liens entre Cendrars et le compositeur ont été présentés en détail dans l’article susmentionné d’Ornella Volta, spécialiste de l’œuvre d’Erik Satie.
5 Pour un compositeur comme Satie, un tel titre fut sans doute reçu comme un clin d’œil aux chansons populaires et sentimentales américaines, telles « Kiss me Honey do » ou « Kiss me again », souvent regroupées en cahiers suggestifs dans les journaux pour augmenter les ventes, à New York et ailleurs. Voir le répertoire : http://parlorsongs.com/issues/2003-9/thismonth/featurea.php (consulté le 29/04/2021).
6 Première évocation de Charlie Chaplin dans l’œuvre de Cendrars.
7 Sur le document manuscrit, « Music kiss me » est précédé d’un « L. » et non « Le ». Cette lettre nous semble devoir être lue comme un chiffre romain, donc cinquante, ce qui placerait ce poème dans un ensemble bien plus vaste, auxquels les Dix-neuf poèmes élastiques, écrits en 1913-1914, sont à associer.
8 Le vers 12, en 1916, se limite à : « 50 mesures de do-ré do-ré » ; la version publiée dans la revue L’Œuf dur, en 1924, ajoute onze fois « do-ré ».
9 Le très riche album Lyre et Palette réalisé par la Librairie Sur le fil de Paris, en 2014, regroupe de nombreux témoignages d’époque, des reproductions de programmes, avec des dessins et peintures témoignant des soirées cosmopolites et créatives du lieu. Parmi ses souvenirs, Gabriel Fournier se rappelle : « Ce que certains ont nommé le grenier de la rue Huyghens n’était qu’un très vaste atelier situé à droite au fond d’un cour. C’est Cendrars qui décida le locataire du moment, le peintre suisse Émile Lejeune à y organiser des expositions, des concerts et auditions de jeunes poètes. » (op. cit., p. 39).
10 Ibid., p. 8, selon les propres souvenirs d’Émile Lejeune.
11 Ibid., p. 22.
12 Avec les musiciens Germaine Tailleferre, Georges Auric, Francis Poulenc, Darius Milhaud, Louis Durey et Arthur Honegger, compositeur en 1920 d’une pièce musicale inspirée par Les Pâques à New York.
13 Dans ce ballet, dont le compositeur est aussi Satie, l’entracte était le moment de projection d’un film, Entr’acte, réalisé par René Clair.
14 Situation évoquée par Ornella Volta dans « Une relation peu explorée. Blaise Cendrars et Erik Satie », op. cit., p. 87.
15 Le roman a paru en 2016 aux éditions Le Passage : « L’histoire d’une nuit épique dans le Paris des années 1920, en compagnie de Blaise Cendrars, de retour du Brésil, et d’Erik Satie, qui commence tout juste à être connu mais vit encore dans la misère à Arcueil. Les deux hommes se lancent à la poursuite d’une mystérieuse femme aimée et de Jean Cocteau, qui leur a volé l’argument d’un opéra ».
16 Cette « forme inventée par Georges Perec consiste à écrire un texte dédié à une personne, évocateur du dédicataire et composé des seules lettres de son prénom et nom » : Olivier Salon s’y prête dans Constellation Cendrars numéro 3, paru en 2019, aux pages 24-27.
17 Cet environnement – topographique et sonore – se perçoit dans des interviews de 1956 et 1957. À écouter dans : Entretiens avec Blaise Cendrars. Sous le signe du départ, Lausanne, éd. RTS, avec éd. Zoé et le CEBC, 2013, CD 1 & 2 (plages 8 & 9 du CD2).
18 Nous remercions Thomas Gilou qui a facilité notre recherche de contacts.
19 Comme s’ils étaient reliés par une ligne droite dont l’écrivain Bernard Chambaz saurait dévoiler les potentialités, lui qui a dressé la carte d’un Madrid-Stockholm en une combinatoire très cendrarsienne, devenue « La bonne Échappée » dans Constellation Cendrars no 1, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 23-39.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12281-4
- EAN: 9782406122814
- ISSN: 2557-7360
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12281-4.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-27-2021
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Music kiss me, January 21, 1961; 1921, 2021, Tristan Tzara, music