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Classiques Garnier

Éditorial

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Constellation Cendrars
    2021, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Le Quellec Cottier (Christine), Leroy (Claude)
  • Résumé : Fêtons l’épatante présence de l’écrivain qui, décédé à Paris le 21 janvier 1961, n’a jamais disparu ! Notre dossier « Cendrars en musique » affiche la pérennité de l’œuvre par la musique, claironnée avec le « Music kiss me » dès 1916. Des artistes majeurs de la scène contemporaine se sont associés à cet élan pour rendre hommage au bourlingueur, en 2021, année qui marque aussi le centenaire d’Anthologie nègre, fascination primitiviste partagée cette fois-ci en compagnie de Tristan Tzara.
  • Pages : 11 à 17
  • Revue : Constellation Cendrars
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406122814
  • ISBN : 978-2-406-12281-4
  • ISSN : 2557-7360
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12281-4.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Music kiss me, 21 janvier 1961, 1921, 2021, Tristan Tzara, musique
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Éditorial

Musique embrasse-moi ! Music kiss me !

Cet appel généreux est lélan sonore choisi pour marquer le 60e anniversaire de cette année 2021 : Blaise Cendrars est décédé le 21 janvier 1961 à Paris, mais sa disparition na pas effacé lartiste dont lœuvre est tant lue. Le cinquième numéro de Constellation Cendrars rend hommage au poète dont la musique des mots a toujours entrelacé celle des notes : que les liens étroits des rythmes, sons, cadences et contrepoints soient les signes de lénergie vitale que lécrivain et son œuvre continuent de partager avec chacun et chacune, en un accord tonique.

Musique embrasse-moi est bien le titre du « sonnet dénaturé1 » écrit en 1916, dont le manuscrit2 confirme la graphie en trois mots, alors que dès sa première publication sur le programme dune soirée « Lyre et Palette », il devient « Le Musickissme3 ». Lacte suggéré par la formule anglaise en trois mots devient une forme bloc – les mots ont fusionné – référant dans le poème à la langue du jazz tout juste débarqué en France en ces années de guerre, à la langue du music-hall déjà parisien et aussi langue dorigine – écossaise – de la mère dErik Satie, à qui lensemble est dédié4. 12Ce poème au titre suggestif et comique5 se joue des formes et des usages, en imaginant le son tant végétal, animal, humain que mécanique : le magma phonique suspend la logique, chante et danse avec énergie ce quun CHARLOT chef dorchestre6 superpose avant une Coda qui conclut la démonstration par labsurde ; dès lors, « que nous chaut » la logique de guerre et ses représentants, ses bruits et ses ordres, mieux vaut une « musique aux oreilles végétales » sans doute aussi ludique que les « morceaux en forme de poire » de Satie. Sonnet dénaturé, « Le Musickissme7 » se déplie en rythmes irréguliers, vingt-six vers élastiques tendus dune à quatorze syllabes8, glissant dun mode majeur, pair, à ceux mineurs, impairs, telle cette cadence à sept qui ouvre et clôt le morceau à Thème, Contrepoint et Coda.

Le 19 novembre 1916, à Paris, la salle Huyghens vernit sa première exposition avec des œuvres de Matisse, Picasso, Ortiz de Zarate, Modigliani, Kisling et des sculptures d« art nègre » de la collection Paul Guillaume. Latelier du peintre suisse Émile Lejeune sest transformé en avril de cette même année en salle de concert « Lyre et Palette », à linitiative de Cendrars9, et elle propose un premier « Festival Debussy » auquel succède dix jours plus tard celui dErik Satie et Maurice Ravel. En ce temps de guerre, les artistes doivent tenir leurs rencontres dans un cadre strictement privé, car les contraintes du couvre-feu sappliquent à tous… mais la centaine de chaises régulièrement louées par Lejeune au 13Jardin du Luxembourg semble relativiser la discrétion des événements10 ! Satie est donc un habitué des lieux et il va « animer » le vernissage de lexposition, le 19 novembre, avec un « Instant musical » qui est déjà loccasion pour les poètes de lui rendre hommage : le programme réalisé pour la soirée contient un poème de Cocteau et « Le Musickissme » de Cendrars. Selon les témoins du moment, cette soirée accueillit Serge Diaghilev, « grand seigneur des Ballets russes accompagné de son chef dorchestre attitré Ernest Ansermet11 », et ce chaudron, le « bidon juteux » du poème, aura peut-être été un moment de germination du ballet Parade, présenté avec une composition de Satie le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet. En favorisant les désirs dassocier les formes dart, latelier de Lejeune a aussi été le lieu où sest formé le fameux « Groupe des Six12 » dont lun des membres, Louis Durey, composa en 1918 un « Hommage à Erik Satie » avec piano et interprétation chantée du « Musickissme ». « Lyre et Palette » a été un formidable espace de créativité permettant, malgré la guerre, le renouvellement des formes artistiques, spécialement avec lart du ballet. Les exemples sont nombreux et, après les Russes de Diaghilev, simposent à Paris les Ballets suédois dirigés par Rolf de Maré et Jean Börlin. Déjà dans « Le Musickissme », labrupt vers « Entracte » suggère par anticipation le projet de ballet Après-dîner, pourtant disparu au profit de Relâche13 dont Picabia devient le maître dœuvre en 1924. Entre-temps, la danse et le rythme avaient motivé la réalisation cendrarsienne du ballet La Création du monde, en 1923, inspiré dune légende de lAnthologie nègre déjà présentée lors de la « Fête nègre » organisée par Paul Guillaume le 10 juin 1919 à la Comédie des Champs-Élysées.

Mouvements, sons et rythmes modèlent les énergies créatrices, permettent de leur donner forme, y compris dans les mots. En 1916, l« art nègre » exposé chez « Lyre et Palette » est encore un monde surprenant et fascinant qui nourrit limaginaire des artistes : cette exposition a sans doute accentué lintérêt de Cendrars pour cet univers qui allait orienter 14sa créativité durant plus dune décennie : auteur des « Poèmes nègres » en 1916, il publie Anthologie nègre, en 1921. Il y a cent ans exactement, ce premier recueil a voulu transmettre une matière poétique qui fut dabord orale – grâce à la récitation et au chant – avant dêtre fixée dans des volumes ethnographiques par des représentants du monde colonial. Cet acte poétique aujourdhui centenaire fait écho aux découvertes des avant-gardes désireuses de sortir de la fange européenne, guerrière, et a impliqué de nombreux artistes. Ainsi, à loccasion de cet anniversaire qui renforce la « constellation » cendrarsienne, se sont imposés pour notre rubrique « Documents » les Poèmes nègres de Tristan Tzara, car le dadaïste a effectué un travail de récolte de récits, chants et énigmes parallèlement à celui de Cendrars : lavant-garde tonitruante se révèle très sage quand il sagit de récupérer en bibliothèque les revues et livres dépoque transmettant les récits dAfrique ou dautres terres lointaines. Grâce à un minutieux travail darchives, Jehanne Denogent a pu identifier lorigine de textes restés jusquaujourdhui sans sources dans lœuvre publiée du dadaïste. Depuis 1916 et 1921, ces œuvres, goûts et passions ont traversé le siècle en se transformant et, en 2020, cest le rappeur et comédien JoeyStarr qui a choisi de lire – filmé par une radio en ligne durant le confinement – le conte « Le Mauvais Juge » paru en 1928 : la fable renvoie à toute humanité et superpose – comme il se doit – les animaux et les humains, dans leur diversité et surtout leur bêtise, en laissant entendre que le « Ça y est ! » heureux du « Musickissme » nest pas encore une réalité…

Cendrars en musique est sans doute un continent dont on ne peut rendre que partiellement compte des pistes empruntées : il y a bien sûr ce que Cendrars en a dit, dabord à propos de lui-même et de sa pratique du piano – parmi les souvenirs de Vol à voile, en 1932 – mais aussi à propos des musiciens, souvent peu amène, sauf quand il sagit de Satie, avec qui il fait bon vagabonder en direction de la maison aux quatre cheminées dArcueil où personne navait le droit dentrer14. Cette amitié a dailleurs motivé le roman de Jean-Paul Delfino Les Pêcheurs détoiles15, et elle a aussi marqué le poète oulipien Olivier Salon, offrant 15au premier un « beau présent16 » et au second des poires déposées sur sa tombe à Arcueil-Cachan.

Il y a de plus la musique dans lœuvre, quil sagisse de pièces citées ou de genres, y compris le jazz des années 1950 accompagnant la rédaction dEmmène-moi au bout du monde !…, à Lausanne-Ouchy, quand lécrivain venait au bord du Léman pour des interviews radiophoniques17. Mais il sagit aussi de la musique générée par la langue, « Musique aux oreilles végétales / Autant quéléphantiaques » ou plutôt mécanique, moderniste : « Gong / Le phoque musicien / 50 mesures de do-ré do-ré [] ». Cette présence a motivé plusieurs articles de notre dossier festif « Cendrars en musique », enrichi de voix actuelles qui font rayonner lœuvre et le poète grâce à des interprétations musicales détonantes. Nous avons en effet convié des artistes contemporains à sadresser directement à Cendrars par une dédicace, et tous ont répondu avec enthousiasme et disponibilité : quils en soient ici chaleureusement remerciés18 !

À ces performances nous joignons une liste aléatoire – à la manière de Satie bien sûr – des mises en musique de lunivers cendrarsien que vous pouvez écouter grâce au QR code disponible dans ce numéro, renvoyant au site www.constellation-cendrars.ch. Le soixantième anniversaire du décès de Blaise Cendrars est ainsi associé à une présence « en fanfare » grâce à ses interprètes, et il est temps de remercier la chanteuse américaine Patti Smith qui, en 1971 déjà, lui rendait hommage avec un très beau poème au titre programmatique : Ladies and gentlemen Blaise Cendrars is not dead !

Fortes de cette conviction, nos rubriques associatives informent des actualités et événements survenus malgré cette sombre année de pandémie et de couvre-feu, avant de dévoiler les nouveaux documents dont ont pu senrichir les Archives littéraires suisses à Berne, dépositaires du Fonds Blaise Cendrars. Les surprises, grâce aux ventes publiques et 16trouvailles de passionnés, sont donc toujours au rendez-vous, comme latteste un rare document de bibliophilie reprenant une formule du manifeste « Poésie = Publicité », où la musique de Satie est dailleurs inscrite parmi les sept merveilles du monde ! Les transferts médiatiques sont au cœur de ce numéro qui propose aussi deux comptes rendus transculturels : avec eux, la Russie et le Brésil se rapprochent19, comme les mots du Music kiss me, en exprimant toute la ferveur contemporaine pour lœuvre magistrale de Blaise Cendrars.

Christine Le Quellec Cottier

Directrice du CEBC

Berne et Lausanne

Claude Leroy

Président de lAIBC

Paris

Les associations CEBC et AIBC remercient chaleureusement La Loterie romande et la Fondation Jan Michalski pour lécriture et la littérature de leur soutien à cette publication ; elles remercient aussi vivement la Bibliothèque nationale suisse et lUniversité de Lausanne de leur coopération.

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Fig. 1 – Blaise Cendrars, Music kiss me (1916)

Collection particulière, © Miriam Cendrars.

1 Sur cette « forme » : Rino Cortiana, « Autour des Sonnets dénaturés de Blaise Cendrars », Cendrars au vent dEst (dir. H. Chudak & J. Zurowska), Varsovie, PUV, 2000, p. 169-192.

2 Reproduit ci-après grâce à Ornella Volta qui lintègre à son article « Une relation peu explorée. Blaise Cendrars et Erik Satie », LEncrier de Cendrars, Neuchâtel, La Baconnière, 1989, p. 87-108. Le document original, appartenant à une « Collection particulière », nest pas localisé.

3 Ce quune lecture trop rapide en français a souvent converti en un superlatif « Musickissime », « une manière de quintessence de la musique » comme la formulé le poète Olivier Salon à loccasion dune invitation à lAssemblée plénière du CEBC (Constellation Cendrars, no 4, Paris, Classiques Garnier, p. 67).

4 Les liens entre Cendrars et le compositeur ont été présentés en détail dans larticle susmentionné dOrnella Volta, spécialiste de lœuvre dErik Satie.

5 Pour un compositeur comme Satie, un tel titre fut sans doute reçu comme un clin dœil aux chansons populaires et sentimentales américaines, telles « Kiss me Honey do » ou « Kiss me again », souvent regroupées en cahiers suggestifs dans les journaux pour augmenter les ventes, à New York et ailleurs. Voir le répertoire : http://parlorsongs.com/issues/2003-9/thismonth/featurea.php (consulté le 29/04/2021).

6 Première évocation de Charlie Chaplin dans lœuvre de Cendrars.

7 Sur le document manuscrit, « Music kiss me » est précédé dun « L. » et non « Le ». Cette lettre nous semble devoir être lue comme un chiffre romain, donc cinquante, ce qui placerait ce poème dans un ensemble bien plus vaste, auxquels les Dix-neuf poèmes élastiques, écrits en 1913-1914, sont à associer.

8 Le vers 12, en 1916, se limite à : « 50 mesures de do-ré do-ré » ; la version publiée dans la revue LŒuf dur, en 1924, ajoute onze fois « do-ré ».

9 Le très riche album Lyre et Palette réalisé par la Librairie Sur le fil de Paris, en 2014, regroupe de nombreux témoignages dépoque, des reproductions de programmes, avec des dessins et peintures témoignant des soirées cosmopolites et créatives du lieu. Parmi ses souvenirs, Gabriel Fournier se rappelle : « Ce que certains ont nommé le grenier de la rue Huyghens nétait quun très vaste atelier situé à droite au fond dun cour. Cest Cendrars qui décida le locataire du moment, le peintre suisse Émile Lejeune à y organiser des expositions, des concerts et auditions de jeunes poètes. » (op. cit., p. 39).

10 Ibid., p. 8, selon les propres souvenirs dÉmile Lejeune.

11 Ibid., p. 22.

12 Avec les musiciens Germaine Tailleferre, Georges Auric, Francis Poulenc, Darius Milhaud, Louis Durey et Arthur Honegger, compositeur en 1920 dune pièce musicale inspirée par Les Pâques à New York.

13 Dans ce ballet, dont le compositeur est aussi Satie, lentracte était le moment de projection dun film, Entracte, réalisé par René Clair.

14 Situation évoquée par Ornella Volta dans « Une relation peu explorée. Blaise Cendrars et Erik Satie », op. cit., p. 87.

15 Le roman a paru en 2016 aux éditions Le Passage : « Lhistoire dune nuit épique dans le Paris des années 1920, en compagnie de Blaise Cendrars, de retour du Brésil, et dErik Satie, qui commence tout juste à être connu mais vit encore dans la misère à Arcueil. Les deux hommes se lancent à la poursuite dune mystérieuse femme aimée et de Jean Cocteau, qui leur a volé largument dun opéra ».

16 Cette « forme inventée par Georges Perec consiste à écrire un texte dédié à une personne, évocateur du dédicataire et composé des seules lettres de son prénom et nom » : Olivier Salon sy prête dans Constellation Cendrars numéro 3, paru en 2019, aux pages 24-27.

17 Cet environnement – topographique et sonore – se perçoit dans des interviews de 1956 et 1957. À écouter dans : Entretiens avec Blaise Cendrars. Sous le signe du départ, Lausanne, éd. RTS, avec éd. Zoé et le CEBC, 2013, CD 1 & 2 (plages 8 & 9 du CD2).

18 Nous remercions Thomas Gilou qui a facilité notre recherche de contacts.

19 Comme sils étaient reliés par une ligne droite dont lécrivain Bernard Chambaz saurait dévoiler les potentialités, lui qui a dressé la carte dun Madrid-Stockholm en une combinatoire très cendrarsienne, devenue « La bonne Échappée » dans Constellation Cendrars no 1, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 23-39.