Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers Mérimée
2019, n° 11. varia - Auteur : Thorel (Sylvie)
- Pages : 187 à 189
- Revue : Cahiers Mérimée
Sophie Rabau, Carmen, pour changer. Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, Toulouse, Anacharsis, 2018, 222 p.
Le sous-titre de Carmen, pour changer. Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, ne justifie pas seul la désignation du volume, sur la quatrième de couverture, comme un roman et comme un essai : il s’agit là en effet de « critique littéraire créative », s’il s’y arrête le promeneur des librairies n’est pas trompé sur la marchandise ! Non seulement il n’est pas trompé mais il aura bientôt toute raison de se réjouir de son acquisition car voilà une lecture tonique et heureuse, un festival d’intelligence et aussi, ce qui n’est vraiment pas commun dans les affaires qui nous occupent, de gaieté.
L’objectif de Sophie Rabau n’est pas d’éclairer la nouvelle de Mérimée par le contexte de sa production ou par les intentions de son auteur, même en émettant la prudente hypothèse d’une « présomption d’intentionnalité » du texte ; elle n’a manifestement pas eu pour visée de procéder à une reconstitution des circonstances – à quoi on croit souvent pouvoir réduire la fonction d’une lecture savante, censée unitaire – mais, ayant exploré les replis de l’œuvre, exploitant ses intervalles au fil d’une lecture extrêmement minutieuse, de faire miroiter ses virtualités et d’apprécier implicitement sa puissance. Le « respect du texte » n’est pas écorné, tant s’en faut, par le parti d’en étoiler, d’en démultiplier le sens au lieu de le réduire à ce qu’un lecteur éclairé du xixe siècle pouvait en saisir. On peut s’étonner un peu qu’une telle entreprise scandalise encore quand on se rappelle les considérations anciennes de Valéry sur un vers de Bérénice, « Dans l’orient désert quel devint mon ennui », dont le poète pesait la beauté à l’aune de sa connaissance et même de notre connaissance des Fleurs du mal, ou bien quand on pense à ce qui est devenu un lieu commun des études littéraires, l’affirmation par Proust que chacun devient, quand il lit, « le propre lecteur de soi-même ».
La question posée par l’auteure de cet ouvrage touche à la lecture concrète, observable et presque ordinaire de textes dont la richesse supporte la pluralité : il s’agit donc, pour le moins, d’un hommage à 188Mérimée, mené par une personne sensible, d’abord, qui ne cantonne pas son activité au prétexte d’un discours académique, et d’une pédagogue, aussi, qui fait droit à la diversité d’approches que son métier l’engage à observer chaque jour, quand les étudiants sont confrontés à une œuvre d’un si grand intérêt herméneutique et qu’elle a balayé, car la gaieté ne s’oppose pas au sérieux, les possibles erreurs grammaticales, lexicales ou historiques qui s’interposent. Le travail de Sophie Rabau touche au présent et aussi à l’avenir des œuvres du passé – dans une certaine mesure, c’est l’idée même de classicisme qu’elle explore, met en cause, approfondit. Je ne me suis jamais risquée à un tel exercice et n’y a même jamais pensé non plus mais je vois dans ce beau livre l’expression d’une grande liberté, d’une belle et enviable santé intellectuelle.
La question du classicisme, entendu dans son rapport avec l’idéologie, a conduit Sophie Rabau à s’interroger, d’une manière subtilement crédule (à quelques égards elle laisse agir la fiction, son exercice en procède et y contraint), sur l’évidence du dénouement de la nouvelle de Mérimée : comme nous le savons tous et contre quoi il semblait difficile de lutter, parce que l’œuvre le pose et parce que Mérimée et la tradition, proche de l’opinion, nous délivrent cette histoire comme celle d’« une tragédie » comparable à bien d’autres, Carmen meurt alors que tout la désignait comme une femme libre et puissante, dont José même pouvait avoir peur – une anomalie, en effet, que Chaplin a joyeusement rectifiée (comme elle le rappelle presque au seuil de ce livre). Les variations que nous lisons ont trait à cette anomalie, qui n’est pas placée dans la perspective de la possible misogynie de l’écrivain ou de son siècle mais considérée à la faveur des interstices du texte, des endroits où s’ouvre une autre virtualité que celle qui conduit le personnage à s’effondrer sous les coups de don José.
Le volume s’organise en huit chapitres ou variations, dont le premier établit que l’amateur de l’exercice dont il s’agit doit suivre Carmen plutôt qu’apprécier l’histoire du point de vue unitaire (officiel) de don José ; suit un réexamen de l’interprétation de Bizet, un autre de l’interprétation de l’interprétation de Bizet par Teresa Berganza (qui ouvre l’au-delà à notre héroïne). Le chapitre suivant est consacré à l’indignation du directeur de l’Opéra-Comique qui ne voulait pas voir de mort « tragique » sur ses planches ; après quoi une « Carmen queer » puis une « SCarmen (selon moi) » délirante et drôle, où l’auteure met en scène simultanément toutes 189les versions possibles de la nouvelle pour parvenir à ses fins (Carmen ne meurt pas !) – « S » est sans doute l’initiale de Sophie mais surtout le chiffre de l’heureuse pluralité. Le dernier chapitre, « La surprise de Carmen (selon Colomba) » invite à l’improvisation. Quant à l’épilogue, qui reflète le prologue, il engage à moduler le texte même que nous lisons et montre que Sophie Rabau travaille, en lisant, à varier aussi le monde où nous avons notre séjour : ce n’est pas seulement un engagement critique et théorique ; en effet il y a ici une manière de roman nouveau, dont la lecture réjouit beaucoup.
Sylvie Thorel
Université de Lille –
Charles de Gaulle
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09446-3
- EAN : 9782406094463
- ISSN : 2262-2098
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09446-3.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/07/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français