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Classiques Garnier

Compte rendu

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers Mérimée
    2019, n° 11
    . varia
  • Auteur : Thorel (Sylvie)
  • Pages : 187 à 189
  • Revue : Cahiers Mérimée
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406094463
  • ISBN : 978-2-406-09446-3
  • ISSN : 2262-2098
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09446-3.p.0187
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/07/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
187

Sophie Rabau, Carmen, pour changer. Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, Toulouse, Anacharsis, 2018, 222 p.

Le sous-titre de Carmen, pour changer. Variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, ne justifie pas seul la désignation du volume, sur la quatrième de couverture, comme un roman et comme un essai : il sagit là en effet de « critique littéraire créative », sil sy arrête le promeneur des librairies nest pas trompé sur la marchandise ! Non seulement il nest pas trompé mais il aura bientôt toute raison de se réjouir de son acquisition car voilà une lecture tonique et heureuse, un festival dintelligence et aussi, ce qui nest vraiment pas commun dans les affaires qui nous occupent, de gaieté.

Lobjectif de Sophie Rabau nest pas déclairer la nouvelle de Mérimée par le contexte de sa production ou par les intentions de son auteur, même en émettant la prudente hypothèse dune « présomption dintentionnalité » du texte ; elle na manifestement pas eu pour visée de procéder à une reconstitution des circonstances – à quoi on croit souvent pouvoir réduire la fonction dune lecture savante, censée unitaire – mais, ayant exploré les replis de lœuvre, exploitant ses intervalles au fil dune lecture extrêmement minutieuse, de faire miroiter ses virtualités et dapprécier implicitement sa puissance. Le « respect du texte » nest pas écorné, tant sen faut, par le parti den étoiler, den démultiplier le sens au lieu de le réduire à ce quun lecteur éclairé du xixe siècle pouvait en saisir. On peut sétonner un peu quune telle entreprise scandalise encore quand on se rappelle les considérations anciennes de Valéry sur un vers de Bérénice, « Dans lorient désert quel devint mon ennui », dont le poète pesait la beauté à laune de sa connaissance et même de notre connaissance des Fleurs du mal, ou bien quand on pense à ce qui est devenu un lieu commun des études littéraires, laffirmation par Proust que chacun devient, quand il lit, « le propre lecteur de soi-même ».

La question posée par lauteure de cet ouvrage touche à la lecture concrète, observable et presque ordinaire de textes dont la richesse supporte la pluralité : il sagit donc, pour le moins, dun hommage à 188Mérimée, mené par une personne sensible, dabord, qui ne cantonne pas son activité au prétexte dun discours académique, et dune pédagogue, aussi, qui fait droit à la diversité dapproches que son métier lengage à observer chaque jour, quand les étudiants sont confrontés à une œuvre dun si grand intérêt herméneutique et quelle a balayé, car la gaieté ne soppose pas au sérieux, les possibles erreurs grammaticales, lexicales ou historiques qui sinterposent. Le travail de Sophie Rabau touche au présent et aussi à lavenir des œuvres du passé – dans une certaine mesure, cest lidée même de classicisme quelle explore, met en cause, approfondit. Je ne me suis jamais risquée à un tel exercice et ny a même jamais pensé non plus mais je vois dans ce beau livre lexpression dune grande liberté, dune belle et enviable santé intellectuelle.

La question du classicisme, entendu dans son rapport avec lidéologie, a conduit Sophie Rabau à sinterroger, dune manière subtilement crédule (à quelques égards elle laisse agir la fiction, son exercice en procède et y contraint), sur lévidence du dénouement de la nouvelle de Mérimée : comme nous le savons tous et contre quoi il semblait difficile de lutter, parce que lœuvre le pose et parce que Mérimée et la tradition, proche de lopinion, nous délivrent cette histoire comme celle d« une tragédie » comparable à bien dautres, Carmen meurt alors que tout la désignait comme une femme libre et puissante, dont José même pouvait avoir peur – une anomalie, en effet, que Chaplin a joyeusement rectifiée (comme elle le rappelle presque au seuil de ce livre). Les variations que nous lisons ont trait à cette anomalie, qui nest pas placée dans la perspective de la possible misogynie de lécrivain ou de son siècle mais considérée à la faveur des interstices du texte, des endroits où souvre une autre virtualité que celle qui conduit le personnage à seffondrer sous les coups de don José.

Le volume sorganise en huit chapitres ou variations, dont le premier établit que lamateur de lexercice dont il sagit doit suivre Carmen plutôt quapprécier lhistoire du point de vue unitaire (officiel) de don José ; suit un réexamen de linterprétation de Bizet, un autre de linterprétation de linterprétation de Bizet par Teresa Berganza (qui ouvre lau-delà à notre héroïne). Le chapitre suivant est consacré à lindignation du directeur de lOpéra-Comique qui ne voulait pas voir de mort « tragique » sur ses planches ; après quoi une « Carmen queer » puis une « SCarmen (selon moi) » délirante et drôle, où lauteure met en scène simultanément toutes 189les versions possibles de la nouvelle pour parvenir à ses fins (Carmen ne meurt pas !) – « S » est sans doute linitiale de Sophie mais surtout le chiffre de lheureuse pluralité. Le dernier chapitre, « La surprise de Carmen (selon Colomba) » invite à limprovisation. Quant à lépilogue, qui reflète le prologue, il engage à moduler le texte même que nous lisons et montre que Sophie Rabau travaille, en lisant, à varier aussi le monde où nous avons notre séjour : ce nest pas seulement un engagement critique et théorique ; en effet il y a ici une manière de roman nouveau, dont la lecture réjouit beaucoup.

Sylvie Thorel

Université de Lille –
Charles de Gaulle