Mme de Sévigné et les vieux romans
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Auteur : Corbellari (Alain)
- Pages : 345 à 354
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Mme de Sévigné et les vieux romans
On lit aujourd’hui encore les Lettres de Mme de Sévigné avec les yeux du classicisme triomphant et dans des versions revues après la mort de l’auteure, selon les normes d’un xviiie siècle infiniment plus puriste que le siècle qui l’avait précédé. La conséquence en est que tout ce en quoi la plus grande épistolière de la littérature française est encore rattachée au pré-classicisme passe souvent aux pertes et profits d’une vision nivelante qui fait de notre auteure une femme résolument tournée vers la codification de la langue française, alors que la liberté d’allure de son écriture et même de sa langue devrait nous rappeler qu’elle fut jeune avec les Précieuses (dont elle ne partage heureusement pas les « préciosités ») et qu’elle garda plus d’une nostalgie de la sociabilité de l’époque de Louis xiii et de la Fronde1.
Je me propose d’explorer une thématique qui pourrait sembler anecdotique dans l’œuvre de Mme de Sévigné, mais qui me paraît précisément à même de donner une idée du rapport de notre auteure avec les canons formels que l’on attribue au classicisme. Je ne suis certes pas le premier à interroger la question du roman dans l’œuvre de l’épistolière et j’aurai ici l’occasion de citer à plusieurs reprises le très utile petit livre de Monika Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné2 ; mais je souhaiterais quelque peu l’infléchir dans un sens que n’explore guère cette exégète, à savoir — en accord avec la thématique du présent volume — celui du rapport de Mme de Sévigné aux romans antérieurs à son temps. J’utilise à dessein ici cette dénomination vague, car il ne me semble pas possible de prêter à Mme de Sévigné une opinion parfaitement claire sur l’histoire du genre romanesque. Je crains 346par-là de me dérober à une exigence de ce colloque, puisque si notre but, ici, est de dégager une construction effective de l’objet Moyen Âge au xviie siècle, les bribes de réflexion que je vais apporter risquent de manquer cette dimension de travail conscient que nous cherchons à traquer. C’est là au demeurant un trait constant des Lettres de Mme de Sévigné, et peut-être l’un de raisons majeures de leur succès : notre épistolière ne cesse en effet, à nos yeux, de faire l’histoire de son siècle, alors que, témoignant de sa seule subjectivité, elle était sans doute à mille lieues de penser qu’elle apparaîtrait pour la postérité comme l’âme même d’un moment essentiel de la civilisation française.
C’est cependant un peu à contre-courant de cette lecture subjectiviste que j’aimerais proposer mes réflexions : dans la mesure, justement, où la profondeur historique — aussi bien rétrospective que visionnaire — n’est pas son fait, c’est la non-exemplarité de son cas qui, paradoxalement, devient exemplaire. Ce qui m’intéresse dans sa vision du roman, c’est que, bien que témoin directe et privilégiée de la parution de La Princesse de Clèves (1678), elle ne semble guère avoir perçu dans ce texte la rupture que notre modernité a brandie pour mieux disqualifier presque tous les représentants antérieurs du genre romanesque. Par-là, je m’oppose diamétralement à Monika Kulesza qui estime important de souligner que « Mme de Sévigné est contemporaine de l’émergence en France de ce nouveau genre qu’est le roman moderne3 ». Bien sûr, Mme de Sévigné loue hautement l’originalité et les qualités de l’ouvrage de son amie Mme de Lafayette, mais La Princesse de Clèves est au fond moins, pour elle, le premier représentant d’un genre nouveau qu’un témoignage parmi d’autres de la vogue que connaissent la nouvelle et le récit bref depuis 1660, vogue qui, à ses yeux, ne menace guère ce qui reste pour elle le « vrai » roman. Pour Mme de Sévigné et la plupart de ses contemporains, un roman reste en effet essentiellement, comme pour les lecteurs de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, un ouvrage touffu et potentiellement interminable dans lequel on se perd délicieusement. Cette vision est d’ailleurs si naturelle que Saint-Simon, à quelques pages de la fin de ses immenses Mémoires, donc au beau milieu du xviiie siècle, utilisera encore tout naturellement l’image du roman pour décrire les confidences pour le moins rhapsodiques de son ami Lauzun :
347J’ai souvent essayé de tirer de lui quelques bribes. Autre misère : il commençait à raconter ; dans le récit, il se trouvait d’abord des noms de gens qui avaient eu part à ce qu’il voulait raconter ; il quittait aussitôt l’objet principal du récit pour s’attacher à quelqu’une de ces personnes, et, tôt après, à une autre personne qui avait rapport à cette première, puis à une troisième, et, à la manière des romans, il enfilait ainsi un douzaine d’histoires à la fois qui faisaient perdre terre et se chassaient l’une l’autre, sans jamais en finir pas une, et avec cela le discours fort confus, de sorte qu’il n’était pas possible de rien apprendre de lui, ni d’en rien retenir4.
Si l’on se souvient que de Prévost à Sade, en passant par Restif et Louvet, le roman à tiroirs et à épisodes est resté très en vogue durant tout le xviiie siècle, on en vient à se demander si notre admiration de Modernes pour le Tristram Shandy de Sterne ou le Jacques le fataliste de Diderot ne repose pas sur un malentendu : ce qui a semblé si « nouveau » aux lecteurs du second xxe siècle ne continuerait-il pas, beaucoup plus simplement (j’allais écrire : beaucoup plus prosaïquement), – certes en la poussant à ses extrêmes conséquences – une propension immémoriale du genre romanesque ?
Monika Kulesza considère comme un trait typique du xviie siècle que plusieurs critiques contemporains de Mme de Sévigné entendaient réagir « contre les romans trop longs5 », et certes La Princesse de Clèves a constitué l’une des réponses à ce débat, mais celui-ci n’était guère nouveau. Chrétien de Troyes, déjà, donnait à dessein à ses romans des proportions relativement modestes, contrastant avec celles des « romans antiques », et le bref Petit Jean de Saintré d’Antoine de la Sale a à l’évidence constitué, au xve siècle, une réponse implicite aux interminables romans en prose de Lancelot, Tristan et autres Perceforest.
Ce que j’aimerais donc montrer ici est que Mme de Sévigné ne lit pas les romans de manière fondamentalement différente des lecteurs de la fin du Moyen Âge et qu’elle n’établit pas entre eux les hiérarchies que le classicisme a entérinées. Si les romans de son temps sont bien davantage évoqués dans ses Lettres que les vieux romans, c’est d’abord parce qu’ils viennent de sortir et que Madame de Sévigné veut être à la page, mais on verra qu’elle ne méconnaît pas complètement les romans plus anciens – surtout quand l’actualité littéraire ne lui offre rien à se 348mettre sous la dent – et qu’elle ne songe pas forcément à les stigmatiser plus que d’autres. Face à la pruderie de sa fille, il y a même chez elle une forme de pose, voire de bravade à revendiquer l’éclectisme de ses goûts littéraires, en même temps, sans doute, qu’une fidélité aux goûts de sa prime jeunesse. Le fait est que les années 1620-1630 avaient vu une explosion de la production romanesque : Giovanni Dotoli a compté « de 1620 à 1632 deux cent dix-huit nouveaux romans [qui] envahissent les libraires et les salons de la capitale6 », et une bonne part d’entre eux sont d’une longueur considérable. Mme de Sévigné ne les a sans doute pas tous lus, mais on peut supposer qu’elle a gardé un souvenir de plusieurs d’entre eux. Et cette inférence n’est pas totalement gratuite, car il faut rappeler ici une banalité qui aura frappé même les lecteurs occasionnels de sa correspondance : Mme de Sévigné est une grande lectrice. On en retire l’impression que sa vie s’est partagée entre trois passions fortement liées : la conversation, la lecture et l’écriture, les deux dernières venant se substituer à la première dans les longues semaines d’ennui qu’a vécues notre épistolière dans l’éloignement du « monde », de la société et de sa fille.
Cela dit — et c’est là que notre auteure me paraît avoir encore quelque chose du lecteur médiéval — la lecture reste très souvent pour elle une pratique d’oralité. Nombreuses sont les allusions aux lectures alternées dont elle agrémente avec son époux les longues soirées d’hiver (et tout aussi bien d’été). Et dans bien des cas il apparaît évident que les soirées n’y ont pas suffi. Ainsi, le 7 juin 1671, elle écrit à sa fille : « Nous avons lu Bertrand du Guesclin en quatre jours ; cette lecture nous a divertis7. »
Une note de Duchêne nous apprend opportunément que le livre en question, « l’Histoire de Bertrand du Guesclin, connétable de France de Paul Hay du Chastelet, parue en 1666, est un in-folio de 480 pages8 ». En comptant donc au bas mot qu’il faut au moins multiplier ce chiffre par quatre pour en obtenir un équivalent approximatif en pages standard d’aujourd’hui, on aboutit à un total qui atteint bien la moitié d’À la Recherche du temps perdu ! En quatre jours et en lecture à haute voix, on admirera la performance, et on en déduira que ces journées furent bien 349remplies, à supposer cependant que la lecture en fut intégrale, ce qui n’a effectivement rien de certain. D’ailleurs, doit-on appeler cet ouvrage un roman ? On pourra toujours ergoter en disant qu’il s’agit plutôt d’une « biographie romancée », mais il semble évident que cela devait revenir au même : le rythme de la lecture prouve à l’évidence que l’ouvrage — pour utiliser une expression galvaudée mais qui est ici bien à sa place — se lisait bel et bien « comme un roman ». La marquise, qui, à la même époque dévore les romans de La Calprenède9, prend d’ailleurs grand soin, on l’a vu, de préciser que cette lecture les a « divertis », but qui est, depuis Jean Bodel (« Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant10 »), le premier que se donne la lecture romanesque. L’intéressant pour nous est que, tout en étant de facture récente, cet ouvrage n’en racontait pas moins la vie d’un personnage médiéval, et descendait lointainement de la chanson de geste biographique écrite du vivant même de Du Guesclin par Cuvelier11, dont la vogue fut considérable à la fin du Moyen Âge.
Cette importance des sujets historiques, et en particulier médiévaux, se vérifie dans une autre lettre, où Mme de Sévigné dresse, en quelque sorte, le programme d’une journée de lecture type :
Le matin, je lis l’Histoire de France, l’après-dîner, un petit livre dans les bois comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirables, ou Les Iconoclastes, et le soir tout ce qu’il y a de plus grosse impression, je n’ai point d’autre règle12.
Tous ces livres viennent de paraître à la date (1675) où écrit Mme de Sévigné mais, à part les Essais de Morale de Nicole, tous renvoient au Moyen Âge ; la Vie de saint-Thomas, archevêque de Cantorbéry et martyr, de Caboust 350de Pontchâteau (qui publie sous le pseudonyme de Beaulieu) se souvient ainsi de la vie du xiie siècle écrite par Guernes de Pont-Saint-Maxence.
Un autre roman médiéval est présent en filigrane dans une expression que la marquise semble affectionner : les mots « équipage de Jean de Paris » reviennent en effet à deux reprises sous sa plume pour désigner une suite ou un train de bagages particulièrement riches13. Or, Jean de Paris, roman anonyme écrit à Lyon à la fin du xve siècle, a connu un grand succès au xvie siècle et est resté populaire grâce à ses adaptations dans la Bibliothèque bleue (Jean Moréas en publiera encore une adaptation à la toute fin du xixe siècle14). Se référant à l’entrée triomphale du héros, roi de France de fantaisie, qui semble se souvenir de l’entrée bien réelle de Charles viii à Florence en 1491, l’expression « train de Jean de Paris » est devenue assez vite proverbiale. Mme de Sévigné ne fait-elle que l’adopter ? Il n’en reste pas moins probable que, lectrice compulsive comme on la connaît, elle l’utilise en connaissance de cause.
C’est aussi au répertoire des situations proverbiales que semblent se réduire les assez nombreuses allusions (vingt-quatre exactement) que la marquise fait au Don Quichotte. Presque toujours, elle se contente de citer des noms de personnages ou se livre à de furtifs rappels de certains épisodes. En un seul endroit, elle dit plus précisément ce qu’elle pense du chef d’œuvre de Cervantès, en des formules qui laissent entendre qu’elle apprécie les « vieux romans » ; mais le Don Quichotte, ou plus exactement, selon toute vraisemblance, sa première traduction française par Oudin et Rosset, contemporaine de Cervantès (le premier volume est de 1614, le second de 1618), semble déjà pour elle linguistiquement très archaïque, au point de lui faire préférer une traduction plus récente :
Vous trouverez que Don Quichotte est fort bon. J’aime, en plusieurs occasions, le vieux langage et si on l’avait ôté de cinq ou six livres que je vous dirais bien, on en aurait ôté toute la grâce, et je n’en voudrais plus, mais je n’étais point assez affectionnée à celui de Don Quichotte pour n’avoir pas pris beaucoup de plaisir à la traduction. S’il vous divertit, il sera trop heureux, sans préjudice pourtant de la colère d’Achille, où vous êtes engagée. Je suis fort 351de votre avis pour la préférence des fables sur le poème épique. La moralité s’en présente bien plus vite et plus agréablement ; on ne va point chercher midi à quatorze heures. Cela soit dit pourtant sans offenser le Tasse que je ne puis oublier sans être une ingrate15.
On reste frustré que la marquise n’ait finalement pas cité les « cinq ou six livres » qu’elle se promettait de décrire à sa correspondante, mais on soulignera comme un indice précieux de son goût ce penchant, au moins de principe, pour le « vieux langage ». Quant à l’allusion aux « fables », avec leur morale, elle semble de prime abord renvoyer à la Fontaine, dont le premier recueil a paru en 1668, et qui aimait lui aussi le « vieux langage » : il n’est d’ailleurs pas invraisemblable que les « cinq ou six livres » que promet la marquise renvoient à ses contes. Mais, à la réflexion, ne pourrait-on aussi reconnaître derrière cette expression les romans, par opposition aux poèmes épiques ? Avouons, cela dit, que l’expression « vieux langage » n’est pas tout à fait claire. Le français des années qui ont de peu précédé sa naissance paraissait-il déjà si obscur à Mme de Sévigné ? Il est vrai qu’Alceste se trouve délicieusement archaïque, dans Le Misanthrope, en citant une chanson du temps de Louis xiii, et on se souvient que Montaigne se plaignait, au siècle précédent, de ne déjà plus comprendre le français de son enfance16. Le cousin de la marquise, Bussy-Rabutin, utilisait, pour sa part, l’expression « vieux langage » pour désigner véritablement le français médiéval, comme nous l’apprend une précieuse note citée dans le cinquième tome de la vieille édition Monmerqué des Lettres de Mme de Sévigné :
il faut savoir qu’étant parti pour aller à Forléans faire quelques affaires, j’avois laissé à Bussy a fille de Coligny, mon fils aîné et sa sœur de Chaseu, et qu’ils s’amusoient à lire Froissart, qui a écrit son histoire en vieux langage. Comme je fus plus longtemps à revenir que je ne leur avois dit en partant, ils se mirent dans la tête de m’écrire du style de Froissart, et ce fut la marquise de Coligny qui composa la lettre17.
352La marquise avait donc toutes les raisons de savoir à quoi s’en tenir en termes de « vieux langage » ; elle n’a malheureusement que fort peu fait état de ses lectures dans ce canton de la littérature.
Il reste remarquable qu’aucune des allusions qu’elle fait à Don Quichotte ne se réfère à l’aspect parodique du roman, lequel, pour nous, représente au contraire l’une des césures les plus essentielles de l’histoire du genre. Les allusions qu’elle y fait ne différent pas essentiellement de celles, plus nombreuses encore, dont elle gratifie le Roland furieux de l’Arioste ou le Roland amoureux de Berni, qu’elle lisait (comme la Jérusalem délivrée du Tasse) dans le texte original. Et il est très probable qu’elle aurait approuvé l’opinion de son contemporain Chapelain, qui relativisait l’importance du Quichotte en en faisant plus une exception qu’un texte fondateur :
si je condamnais absolument la galanterie de Lancelot, je craindrais de tomber dans l’inconvénient où est tombé l’auteur de Don Quichotte quand il a fait le plaisant aux dépens des chevaliers errants et de leurs aventures bizarres, faute de considérer comme nous le temps où ils agissaient et les mœurs qui y étaient reçues18.
Certes, ce jugement témoigne d’une conscience historique en avance sur son temps, et Mme de Sévigné aurait sans doute été incapable de le formuler elle-même, elle qui considérait que la langue du début du xviie siècle était déjà du « vieux langage ». Mais quant à l’attitude bienveillante dont témoigne Chapelain envers la littérature du passé, on peut imaginer qu’elle aurait volontiers été partagée par la marquise.
L’allusion à la littérature ancienne la plus intéressante que l’on lise sous sa plume reste cependant, sans conteste, celle qu’elle fait au Roman de la Rose, allusion si elliptique qu’elle pourrait cependant presque passer pour une boutade. On lit en effet dans la lettre à sa fille du 5 juillet 1671 un portrait moqueur de Mme de Launay :
Je vous ai parlé de la Launay. Elle était bariolée comme la chandelle des Rois, et nous trouvâmes qu’elle ressemblait au second tome d’un méchant roman, ou au Roman de la Rose tout d’un coup19.
353Passons sur l’expression « chandelle des Rois » qui désigne, comme nous l’apprend Furetière, une bougie « fort diversifiée » que l’on brûlait la veille des Rois20. Mais Duchêne continue sa glose en estimant que l’expression « tout d’un coup » stigmatise la mauvaise lecture que l’on peut faire du Roman de la Rose « si l’on ne distingue pas l’œuvre de Jean de Meung de celle de Guillaume de Lorris21 ». C’est peut-être là une interprétation trop subtile : qui, au xviie siècle, prenait garde à la dualité d’auteur du Roman de la Rose ? Je tendrais à comprendre plus simplement que Le Roman de la Rose, pour Mme de Sévigné, ne devait pas être lu d’une traite (comme le Du Guesclin de Hay du Chastelet), mais à doses plus homéopathiques, tant la matière en est — dualité d’auteur ou non — éclatée. Il est vrai que l’épistolière semble distinguer les « méchants romans » et Le Roman de la Rose, mais rien ne nous indique non plus dans ce passage qu’elle pourrait avoir eu une attirance particulière pour ce dernier ouvrage. Sans que le critère d’ancienneté soit totalement déterminant, on peut supposer ici que l’attrait de la nouveauté n’est souvent pas pour rien dans les prédilections de Mme de Sévigné, quel que soit par ailleurs le sujet des livres qu’elle lit.
Par ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si on trouve quelques lignes plus bas que l’allusion au Roman de la Rose un jeu de mot qui a complètement échappé à Duchêne et qui me paraît constituer une allusion à un autre roman médiéval. En effet, lorsque la marquise signale que Mme du Plessis a « demandé à table boeuve et moutonne22 », ce n’est peut-être pas seulement, comme le pense Duchêne, pour railler « la mauvaise prononciation de la bretonne Mme du Plessis23 », mais aussi pour glisser une allusion discrète au roman anglo-normand de Beuve de Hantone dont les plus anciennes versions sont du xiiie siècle et que la librairie du xvie siècle avait quelque peu renfloué24. Le style allusif de la marquise cache ainsi de probables souvenirs de lecture derrière des jeux de mots compréhensibles aux seuls initiés.
354On le voit, ma moisson s’avère plutôt maigre. Elle me paraît néanmoins suffisante pour affirmer que les lectures romanesques de Mme de Sévigné doivent se comprendre dans la longue durée, je veux dire dans le sentiment que Le Roman de la Rose, pour prendre le plus ancien texte qu’elle cite, n’est pas — même si elle le goûte peut-être moins — un ouvrage fondamentalement différent du Grand Cyrus, du Du Guesclin de Hay du Chastelet et même de La Princesse de Clèves. Le point commun de toutes ces lectures reste que la marquise les trouve « divertissantes ». Elle se plaît à épuiser le catalogue des parutions les plus récentes (et il est sûr qu’à notre époque elle aurait été la première à s’acheter le Goncourt de l’année), mais on devine derrière ce goût pour les nouveautés, un solide arrière-fond de lectures « classiques » dont tout, certes, ne lui semble pas digne de la même attention, mais qu’elle ne différencie pas essentiellement par la plus ou moins grande actualité de leur sujet. Au contraire, s’il reste possible que le Moyen Âge ait produit, selon elle, plus de « méchants romans » que le xviie siècle, cette période, qu’elle voit se perpétuer dans la sienne sans solution de continuité, demeure un réservoir presque inépuisable de sujets dignes de lecture et d’intérêt.
Alain Corbellari
Universités de Lausanne
et de Neuchâtel
1 On lira les prolégomènes de l’édition philologique qu’il faudrait enfin faire des lettres de Mme de Sévigné dans S. Gabay, « Pourquoi moderniser l’orthographe ? Principes d’ecdotique et littérature du xviie siècle », Vox Romanica, 25, 2014, p. 27-42.
2 M. Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, Frankfurt, Peter Lang, 2014.
3 Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 47.
4 Saint-Simon, Mémoires, éd. Y. Coirault, t. VIII, Paris, Gallimard, 1988, p. 642-643 (je souligne).
5 Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 53.
6 G. Dotoli, Littérature et société en France au xviie siècle, Paris, Nizet, 1987, p. 56, cité dans M. Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 50.
7 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, t. I, 1972, p. 264.
8 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 1094-1095.
9 Voir la lettre du 12 juillet 1671, Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 294 : « Je reviens à nos lectures. C’est sans préjudice de la Cléopâtre que j’ai gagé d’achever ; vous savez comme je soutiens mes gageures. Je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces sottises-là ; j’ai peine à la comprendre ». Voir à ce propos L. Charles, « Les grands romans de Mme de Sévigné », Exercices de rhétorique, 6, 2016 (en ligne), qui pose une question intéressante (§ 21) : « Les lettres de Mme de Sévigné pourraient-elles alors être lues comme un roman ? Après tout, si elles n’ont ni début ni fin, elles ne diffèrent pas en cela du roman baroque ».
10 Jean Bodel, Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 9.
11 Voir Cuvelier, La Chanson de Bertrand Du Guesclin, éd. J.-C. Faucon, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1990-1991, 3 t.
12 Lettre à sa fille du 1er décembre 1675, Correspondance, éd. Duchêne, t. II, p. 175.
13 Lettre à sa fille du 22 juillet 1671, Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 302 et lettre à la même du 13 mai 1672, t. I, p. 508.
14 J. Moréas, L’Histoire de Jean de Paris roi de France, texte rajeuni, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1899.
15 Lettre à sa fille du 26 août 1677, Correspondance, éd. Duchêne, t. II, p. 535-536.
16 « D’après la variation continuelle qui a accompagné la nôtre [langue] jusqu’à l’heure actuelle, qui peut espérer que sa forme actuelle sera en usage dans cinquante ans d’ici ? Depuis que je vis elle a changé pour la moitié. » (Montaigne, Essais, III, 9).
17 Lettres de Mme de Sévigné, éd L.-J.-N. de Monmerqué, Paris, 1818-1819, t. V, p. 401. Monmerqué précise à la suite de cette citation que « la lettre en vieux langage et la réponse en chansons » se lit « à l’Appendice du tome III de la Correspondance de Bussy, p. 477 et suivantes ».
18 P.-D. Huet, Lettre-traité sur l’origine des romans, suivie de La lecture des vieux romans par J. Chapelain, éd. F. Gégou, Paris, Nizet, 1971, p. 196.
19 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 288.
20 Cité par Duchêne, Correspondance, t. I, p. 1116.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 1118.
24 Voir M. Colombo Timelli, « Beuve de Hantone. Des vers à la prose », Uns clers ait dit que chanson en ferait. Mélanges de langue, d’histoire et de littérature offerts à Jean-Charles Herbin, éd. M.-G. Grossel, J.-P. Martin, L. Nys, M. Ott et F. Suard, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2019, p. 229-242.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11996-8
- EAN : 9782406119968
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0345
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : fictions narratives, correspondance, lecture, Moyen Âge, Sévigné