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Classiques Garnier

Mme de Sévigné et les vieux romans

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2021 – 1, n° 41
    . varia
  • Auteur : Corbellari (Alain)
  • Résumé : Grande lectrice, Mme de Sévigné affectionne les romans interminables et montre par là son attachement pour des formes romanesques remontant au Moyen Âge. En parcourant sa correspondance, on découvre l’étendue de ses lectures qui comprennent aussi bien les derniers romans à la mode que des textes plus anciens. Les références à la littérature médiévale proprement dite sont rares, mais prouvent sa familiarité avec une histoire longue du roman français.
  • Pages : 345 à 354
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406119968
  • ISBN : 978-2-406-11996-8
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0345
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : fictions narratives, correspondance, lecture, Moyen Âge, Sévigné
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Mme de Sévigné et les vieux romans

On lit aujourdhui encore les Lettres de Mme de Sévigné avec les yeux du classicisme triomphant et dans des versions revues après la mort de lauteure, selon les normes dun xviiie siècle infiniment plus puriste que le siècle qui lavait précédé. La conséquence en est que tout ce en quoi la plus grande épistolière de la littérature française est encore rattachée au pré-classicisme passe souvent aux pertes et profits dune vision nivelante qui fait de notre auteure une femme résolument tournée vers la codification de la langue française, alors que la liberté dallure de son écriture et même de sa langue devrait nous rappeler quelle fut jeune avec les Précieuses (dont elle ne partage heureusement pas les « préciosités ») et quelle garda plus dune nostalgie de la sociabilité de lépoque de Louis xiii et de la Fronde1.

Je me propose dexplorer une thématique qui pourrait sembler anecdotique dans lœuvre de Mme de Sévigné, mais qui me paraît précisément à même de donner une idée du rapport de notre auteure avec les canons formels que lon attribue au classicisme. Je ne suis certes pas le premier à interroger la question du roman dans lœuvre de lépistolière et jaurai ici loccasion de citer à plusieurs reprises le très utile petit livre de Monika Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné2 ; mais je souhaiterais quelque peu linfléchir dans un sens que nexplore guère cette exégète, à savoir — en accord avec la thématique du présent volume — celui du rapport de Mme de Sévigné aux romans antérieurs à son temps. Jutilise à dessein ici cette dénomination vague, car il ne me semble pas possible de prêter à Mme de Sévigné une opinion parfaitement claire sur lhistoire du genre romanesque. Je crains 346par-là de me dérober à une exigence de ce colloque, puisque si notre but, ici, est de dégager une construction effective de lobjet Moyen Âge au xviie siècle, les bribes de réflexion que je vais apporter risquent de manquer cette dimension de travail conscient que nous cherchons à traquer. Cest là au demeurant un trait constant des Lettres de Mme de Sévigné, et peut-être lun de raisons majeures de leur succès : notre épistolière ne cesse en effet, à nos yeux, de faire lhistoire de son siècle, alors que, témoignant de sa seule subjectivité, elle était sans doute à mille lieues de penser quelle apparaîtrait pour la postérité comme lâme même dun moment essentiel de la civilisation française.

Cest cependant un peu à contre-courant de cette lecture subjectiviste que jaimerais proposer mes réflexions : dans la mesure, justement, où la profondeur historique — aussi bien rétrospective que visionnaire — nest pas son fait, cest la non-exemplarité de son cas qui, paradoxalement, devient exemplaire. Ce qui mintéresse dans sa vision du roman, cest que, bien que témoin directe et privilégiée de la parution de La Princesse de Clèves (1678), elle ne semble guère avoir perçu dans ce texte la rupture que notre modernité a brandie pour mieux disqualifier presque tous les représentants antérieurs du genre romanesque. Par-là, je moppose diamétralement à Monika Kulesza qui estime important de souligner que « Mme de Sévigné est contemporaine de lémergence en France de ce nouveau genre quest le roman moderne3 ». Bien sûr, Mme de Sévigné loue hautement loriginalité et les qualités de louvrage de son amie Mme de Lafayette, mais La Princesse de Clèves est au fond moins, pour elle, le premier représentant dun genre nouveau quun témoignage parmi dautres de la vogue que connaissent la nouvelle et le récit bref depuis 1660, vogue qui, à ses yeux, ne menace guère ce qui reste pour elle le « vrai » roman. Pour Mme de Sévigné et la plupart de ses contemporains, un roman reste en effet essentiellement, comme pour les lecteurs de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, un ouvrage touffu et potentiellement interminable dans lequel on se perd délicieusement. Cette vision est dailleurs si naturelle que Saint-Simon, à quelques pages de la fin de ses immenses Mémoires, donc au beau milieu du xviiie siècle, utilisera encore tout naturellement limage du roman pour décrire les confidences pour le moins rhapsodiques de son ami Lauzun :

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Jai souvent essayé de tirer de lui quelques bribes. Autre misère : il commençait à raconter ; dans le récit, il se trouvait dabord des noms de gens qui avaient eu part à ce quil voulait raconter ; il quittait aussitôt lobjet principal du récit pour sattacher à quelquune de ces personnes, et, tôt après, à une autre personne qui avait rapport à cette première, puis à une troisième, et, à la manière des romans, il enfilait ainsi un douzaine dhistoires à la fois qui faisaient perdre terre et se chassaient lune lautre, sans jamais en finir pas une, et avec cela le discours fort confus, de sorte quil nétait pas possible de rien apprendre de lui, ni den rien retenir4.

Si lon se souvient que de Prévost à Sade, en passant par Restif et Louvet, le roman à tiroirs et à épisodes est resté très en vogue durant tout le xviiie siècle, on en vient à se demander si notre admiration de Modernes pour le Tristram Shandy de Sterne ou le Jacques le fataliste de Diderot ne repose pas sur un malentendu : ce qui a semblé si « nouveau » aux lecteurs du second xxe siècle ne continuerait-il pas, beaucoup plus simplement (jallais écrire : beaucoup plus prosaïquement), – certes en la poussant à ses extrêmes conséquences – une propension immémoriale du genre romanesque ?

Monika Kulesza considère comme un trait typique du xviie siècle que plusieurs critiques contemporains de Mme de Sévigné entendaient réagir « contre les romans trop longs5 », et certes La Princesse de Clèves a constitué lune des réponses à ce débat, mais celui-ci nétait guère nouveau. Chrétien de Troyes, déjà, donnait à dessein à ses romans des proportions relativement modestes, contrastant avec celles des « romans antiques », et le bref Petit Jean de Saintré dAntoine de la Sale a à lévidence constitué, au xve siècle, une réponse implicite aux interminables romans en prose de Lancelot, Tristan et autres Perceforest.

Ce que jaimerais donc montrer ici est que Mme de Sévigné ne lit pas les romans de manière fondamentalement différente des lecteurs de la fin du Moyen Âge et quelle nétablit pas entre eux les hiérarchies que le classicisme a entérinées. Si les romans de son temps sont bien davantage évoqués dans ses Lettres que les vieux romans, cest dabord parce quils viennent de sortir et que Madame de Sévigné veut être à la page, mais on verra quelle ne méconnaît pas complètement les romans plus anciens – surtout quand lactualité littéraire ne lui offre rien à se 348mettre sous la dent – et quelle ne songe pas forcément à les stigmatiser plus que dautres. Face à la pruderie de sa fille, il y a même chez elle une forme de pose, voire de bravade à revendiquer léclectisme de ses goûts littéraires, en même temps, sans doute, quune fidélité aux goûts de sa prime jeunesse. Le fait est que les années 1620-1630 avaient vu une explosion de la production romanesque : Giovanni Dotoli a compté « de 1620 à 1632 deux cent dix-huit nouveaux romans [qui] envahissent les libraires et les salons de la capitale6 », et une bonne part dentre eux sont dune longueur considérable. Mme de Sévigné ne les a sans doute pas tous lus, mais on peut supposer quelle a gardé un souvenir de plusieurs dentre eux. Et cette inférence nest pas totalement gratuite, car il faut rappeler ici une banalité qui aura frappé même les lecteurs occasionnels de sa correspondance : Mme de Sévigné est une grande lectrice. On en retire limpression que sa vie sest partagée entre trois passions fortement liées : la conversation, la lecture et lécriture, les deux dernières venant se substituer à la première dans les longues semaines dennui qua vécues notre épistolière dans léloignement du « monde », de la société et de sa fille.

Cela dit — et cest là que notre auteure me paraît avoir encore quelque chose du lecteur médiéval — la lecture reste très souvent pour elle une pratique doralité. Nombreuses sont les allusions aux lectures alternées dont elle agrémente avec son époux les longues soirées dhiver (et tout aussi bien dété). Et dans bien des cas il apparaît évident que les soirées ny ont pas suffi. Ainsi, le 7 juin 1671, elle écrit à sa fille : « Nous avons lu Bertrand du Guesclin en quatre jours ; cette lecture nous a divertis7. »

Une note de Duchêne nous apprend opportunément que le livre en question, « lHistoire de Bertrand du Guesclin, connétable de France de Paul Hay du Chastelet, parue en 1666, est un in-folio de 480 pages8 ». En comptant donc au bas mot quil faut au moins multiplier ce chiffre par quatre pour en obtenir un équivalent approximatif en pages standard daujourdhui, on aboutit à un total qui atteint bien la moitié dÀ la Recherche du temps perdu ! En quatre jours et en lecture à haute voix, on admirera la performance, et on en déduira que ces journées furent bien 349remplies, à supposer cependant que la lecture en fut intégrale, ce qui na effectivement rien de certain. Dailleurs, doit-on appeler cet ouvrage un roman ? On pourra toujours ergoter en disant quil sagit plutôt dune « biographie romancée », mais il semble évident que cela devait revenir au même : le rythme de la lecture prouve à lévidence que louvrage — pour utiliser une expression galvaudée mais qui est ici bien à sa place — se lisait bel et bien « comme un roman ». La marquise, qui, à la même époque dévore les romans de La Calprenède9, prend dailleurs grand soin, on la vu, de préciser que cette lecture les a « divertis », but qui est, depuis Jean Bodel (« Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant10 »), le premier que se donne la lecture romanesque. Lintéressant pour nous est que, tout en étant de facture récente, cet ouvrage nen racontait pas moins la vie dun personnage médiéval, et descendait lointainement de la chanson de geste biographique écrite du vivant même de Du Guesclin par Cuvelier11, dont la vogue fut considérable à la fin du Moyen Âge.

Cette importance des sujets historiques, et en particulier médiévaux, se vérifie dans une autre lettre, où Mme de Sévigné dresse, en quelque sorte, le programme dune journée de lecture type :

Le matin, je lis lHistoire de France, laprès-dîner, un petit livre dans les bois comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirables, ou Les Iconoclastes, et le soir tout ce quil y a de plus grosse impression, je nai point dautre règle12.

Tous ces livres viennent de paraître à la date (1675) où écrit Mme de Sévigné mais, à part les Essais de Morale de Nicole, tous renvoient au Moyen Âge ; la Vie de saint-Thomas, archevêque de Cantorbéry et martyr, de Caboust 350de Pontchâteau (qui publie sous le pseudonyme de Beaulieu) se souvient ainsi de la vie du xiie siècle écrite par Guernes de Pont-Saint-Maxence.

Un autre roman médiéval est présent en filigrane dans une expression que la marquise semble affectionner : les mots « équipage de Jean de Paris » reviennent en effet à deux reprises sous sa plume pour désigner une suite ou un train de bagages particulièrement riches13. Or, Jean de Paris, roman anonyme écrit à Lyon à la fin du xve siècle, a connu un grand succès au xvie siècle et est resté populaire grâce à ses adaptations dans la Bibliothèque bleue (Jean Moréas en publiera encore une adaptation à la toute fin du xixe siècle14). Se référant à lentrée triomphale du héros, roi de France de fantaisie, qui semble se souvenir de lentrée bien réelle de Charles viii à Florence en 1491, lexpression « train de Jean de Paris » est devenue assez vite proverbiale. Mme de Sévigné ne fait-elle que ladopter ? Il nen reste pas moins probable que, lectrice compulsive comme on la connaît, elle lutilise en connaissance de cause.

Cest aussi au répertoire des situations proverbiales que semblent se réduire les assez nombreuses allusions (vingt-quatre exactement) que la marquise fait au Don Quichotte. Presque toujours, elle se contente de citer des noms de personnages ou se livre à de furtifs rappels de certains épisodes. En un seul endroit, elle dit plus précisément ce quelle pense du chef dœuvre de Cervantès, en des formules qui laissent entendre quelle apprécie les « vieux romans » ; mais le Don Quichotte, ou plus exactement, selon toute vraisemblance, sa première traduction française par Oudin et Rosset, contemporaine de Cervantès (le premier volume est de 1614, le second de 1618), semble déjà pour elle linguistiquement très archaïque, au point de lui faire préférer une traduction plus récente :

Vous trouverez que Don Quichotte est fort bon. Jaime, en plusieurs occasions, le vieux langage et si on lavait ôté de cinq ou six livres que je vous dirais bien, on en aurait ôté toute la grâce, et je nen voudrais plus, mais je nétais point assez affectionnée à celui de Don Quichotte pour navoir pas pris beaucoup de plaisir à la traduction. Sil vous divertit, il sera trop heureux, sans préjudice pourtant de la colère dAchille, où vous êtes engagée. Je suis fort 351de votre avis pour la préférence des fables sur le poème épique. La moralité sen présente bien plus vite et plus agréablement ; on ne va point chercher midi à quatorze heures. Cela soit dit pourtant sans offenser le Tasse que je ne puis oublier sans être une ingrate15.

On reste frustré que la marquise nait finalement pas cité les « cinq ou six livres » quelle se promettait de décrire à sa correspondante, mais on soulignera comme un indice précieux de son goût ce penchant, au moins de principe, pour le « vieux langage ». Quant à lallusion aux « fables », avec leur morale, elle semble de prime abord renvoyer à la Fontaine, dont le premier recueil a paru en 1668, et qui aimait lui aussi le « vieux langage » : il nest dailleurs pas invraisemblable que les « cinq ou six livres » que promet la marquise renvoient à ses contes. Mais, à la réflexion, ne pourrait-on aussi reconnaître derrière cette expression les romans, par opposition aux poèmes épiques ? Avouons, cela dit, que lexpression « vieux langage » nest pas tout à fait claire. Le français des années qui ont de peu précédé sa naissance paraissait-il déjà si obscur à Mme de Sévigné ? Il est vrai quAlceste se trouve délicieusement archaïque, dans Le Misanthrope, en citant une chanson du temps de Louis xiii, et on se souvient que Montaigne se plaignait, au siècle précédent, de ne déjà plus comprendre le français de son enfance16. Le cousin de la marquise, Bussy-Rabutin, utilisait, pour sa part, lexpression « vieux langage » pour désigner véritablement le français médiéval, comme nous lapprend une précieuse note citée dans le cinquième tome de la vieille édition Monmerqué des Lettres de Mme de Sévigné :

il faut savoir quétant parti pour aller à Forléans faire quelques affaires, javois laissé à Bussy a fille de Coligny, mon fils aîné et sa sœur de Chaseu, et quils samusoient à lire Froissart, qui a écrit son histoire en vieux langage. Comme je fus plus longtemps à revenir que je ne leur avois dit en partant, ils se mirent dans la tête de mécrire du style de Froissart, et ce fut la marquise de Coligny qui composa la lettre17.

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La marquise avait donc toutes les raisons de savoir à quoi sen tenir en termes de « vieux langage » ; elle na malheureusement que fort peu fait état de ses lectures dans ce canton de la littérature.

Il reste remarquable quaucune des allusions quelle fait à Don Quichotte ne se réfère à laspect parodique du roman, lequel, pour nous, représente au contraire lune des césures les plus essentielles de lhistoire du genre. Les allusions quelle y fait ne différent pas essentiellement de celles, plus nombreuses encore, dont elle gratifie le Roland furieux de lArioste ou le Roland amoureux de Berni, quelle lisait (comme la Jérusalem délivrée du Tasse) dans le texte original. Et il est très probable quelle aurait approuvé lopinion de son contemporain Chapelain, qui relativisait limportance du Quichotte en en faisant plus une exception quun texte fondateur :

si je condamnais absolument la galanterie de Lancelot, je craindrais de tomber dans linconvénient où est tombé lauteur de Don Quichotte quand il a fait le plaisant aux dépens des chevaliers errants et de leurs aventures bizarres, faute de considérer comme nous le temps où ils agissaient et les mœurs qui y étaient reçues18.

Certes, ce jugement témoigne dune conscience historique en avance sur son temps, et Mme de Sévigné aurait sans doute été incapable de le formuler elle-même, elle qui considérait que la langue du début du xviie siècle était déjà du « vieux langage ». Mais quant à lattitude bienveillante dont témoigne Chapelain envers la littérature du passé, on peut imaginer quelle aurait volontiers été partagée par la marquise.

Lallusion à la littérature ancienne la plus intéressante que lon lise sous sa plume reste cependant, sans conteste, celle quelle fait au Roman de la Rose, allusion si elliptique quelle pourrait cependant presque passer pour une boutade. On lit en effet dans la lettre à sa fille du 5 juillet 1671 un portrait moqueur de Mme de Launay :

Je vous ai parlé de la Launay. Elle était bariolée comme la chandelle des Rois, et nous trouvâmes quelle ressemblait au second tome dun méchant roman, ou au Roman de la Rose tout dun coup19.

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Passons sur lexpression « chandelle des Rois » qui désigne, comme nous lapprend Furetière, une bougie « fort diversifiée » que lon brûlait la veille des Rois20. Mais Duchêne continue sa glose en estimant que lexpression « tout dun coup » stigmatise la mauvaise lecture que lon peut faire du Roman de la Rose « si lon ne distingue pas lœuvre de Jean de Meung de celle de Guillaume de Lorris21 ». Cest peut-être là une interprétation trop subtile : qui, au xviie siècle, prenait garde à la dualité dauteur du Roman de la Rose ? Je tendrais à comprendre plus simplement que Le Roman de la Rose, pour Mme de Sévigné, ne devait pas être lu dune traite (comme le Du Guesclin de Hay du Chastelet), mais à doses plus homéopathiques, tant la matière en est — dualité dauteur ou non — éclatée. Il est vrai que lépistolière semble distinguer les « méchants romans » et Le Roman de la Rose, mais rien ne nous indique non plus dans ce passage quelle pourrait avoir eu une attirance particulière pour ce dernier ouvrage. Sans que le critère dancienneté soit totalement déterminant, on peut supposer ici que lattrait de la nouveauté nest souvent pas pour rien dans les prédilections de Mme de Sévigné, quel que soit par ailleurs le sujet des livres quelle lit.

Par ailleurs, ce nest sans doute pas un hasard si on trouve quelques lignes plus bas que lallusion au Roman de la Rose un jeu de mot qui a complètement échappé à Duchêne et qui me paraît constituer une allusion à un autre roman médiéval. En effet, lorsque la marquise signale que Mme du Plessis a « demandé à table boeuve et moutonne22 », ce nest peut-être pas seulement, comme le pense Duchêne, pour railler « la mauvaise prononciation de la bretonne Mme du Plessis23 », mais aussi pour glisser une allusion discrète au roman anglo-normand de Beuve de Hantone dont les plus anciennes versions sont du xiiie siècle et que la librairie du xvie siècle avait quelque peu renfloué24. Le style allusif de la marquise cache ainsi de probables souvenirs de lecture derrière des jeux de mots compréhensibles aux seuls initiés.

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On le voit, ma moisson savère plutôt maigre. Elle me paraît néanmoins suffisante pour affirmer que les lectures romanesques de Mme de Sévigné doivent se comprendre dans la longue durée, je veux dire dans le sentiment que Le Roman de la Rose, pour prendre le plus ancien texte quelle cite, nest pas — même si elle le goûte peut-être moins — un ouvrage fondamentalement différent du Grand Cyrus, du Du Guesclin de Hay du Chastelet et même de La Princesse de Clèves. Le point commun de toutes ces lectures reste que la marquise les trouve « divertissantes ». Elle se plaît à épuiser le catalogue des parutions les plus récentes (et il est sûr quà notre époque elle aurait été la première à sacheter le Goncourt de lannée), mais on devine derrière ce goût pour les nouveautés, un solide arrière-fond de lectures « classiques » dont tout, certes, ne lui semble pas digne de la même attention, mais quelle ne différencie pas essentiellement par la plus ou moins grande actualité de leur sujet. Au contraire, sil reste possible que le Moyen Âge ait produit, selon elle, plus de « méchants romans » que le xviie siècle, cette période, quelle voit se perpétuer dans la sienne sans solution de continuité, demeure un réservoir presque inépuisable de sujets dignes de lecture et dintérêt.

Alain Corbellari

Universités de Lausanne
et de Neuchâtel

1 On lira les prolégomènes de lédition philologique quil faudrait enfin faire des lettres de Mme de Sévigné dans S. Gabay, « Pourquoi moderniser lorthographe ? Principes decdotique et littérature du xviie siècle », Vox Romanica, 25, 2014, p. 27-42.

2 M. Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, Frankfurt, Peter Lang, 2014.

3 Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 47.

4 Saint-Simon, Mémoires, éd. Y. Coirault, t. VIII, Paris, Gallimard, 1988, p. 642-643 (je souligne).

5 Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 53.

6 G. Dotoli, Littérature et société en France au xviie siècle, Paris, Nizet, 1987, p. 56, cité dans M. Kulesza, Le Romanesque dans les Lettres de Madame de Sévigné, p. 50.

7 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, t. I, 1972, p. 264.

8 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 1094-1095.

9 Voir la lettre du 12 juillet 1671, Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 294 : « Je reviens à nos lectures. Cest sans préjudice de la Cléopâtre que jai gagé dachever ; vous savez comme je soutiens mes gageures. Je songe quelquefois doù vient la folie que jai pour ces sottises-là ; jai peine à la comprendre ». Voir à ce propos L. Charles, « Les grands romans de Mme de Sévigné », Exercices de rhétorique, 6, 2016 (en ligne), qui pose une question intéressante (§ 21) : « Les lettres de Mme de Sévigné pourraient-elles alors être lues comme un roman ? Après tout, si elles nont ni début ni fin, elles ne diffèrent pas en cela du roman baroque ».

10 Jean Bodel, Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 9.

11 Voir Cuvelier, La Chanson de Bertrand Du Guesclin, éd. J.-C. Faucon, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1990-1991, 3 t.

12 Lettre à sa fille du 1er décembre 1675, Correspondance, éd. Duchêne, t. II, p. 175.

13 Lettre à sa fille du 22 juillet 1671, Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 302 et lettre à la même du 13 mai 1672, t. I, p. 508.

14 J. Moréas, LHistoire de Jean de Paris roi de France, texte rajeuni, Paris, Bibliothèque artistique et littéraire, 1899.

15 Lettre à sa fille du 26 août 1677, Correspondance, éd. Duchêne, t. II, p. 535-536.

16 « Daprès la variation continuelle qui a accompagné la nôtre [langue] jusquà lheure actuelle, qui peut espérer que sa forme actuelle sera en usage dans cinquante ans dici ? Depuis que je vis elle a changé pour la moitié. » (Montaigne, Essais, III, 9).

17 Lettres de Mme de Sévigné, éd L.-J.-N. de Monmerqué, Paris, 1818-1819, t. V, p. 401. Monmerqué précise à la suite de cette citation que « la lettre en vieux langage et la réponse en chansons » se lit « à lAppendice du tome III de la Correspondance de Bussy, p. 477 et suivantes ».

18 P.-D. Huet, Lettre-traité sur lorigine des romans, suivie de La lecture des vieux romans par J. Chapelain, éd. F. Gégou, Paris, Nizet, 1971, p. 196.

19 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 288.

20 Cité par Duchêne, Correspondance, t. I, p. 1116.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Correspondance, éd. Duchêne, t. I, p. 1118.

24 Voir M. Colombo Timelli, « Beuve de Hantone. Des vers à la prose », Uns clers ait dit que chanson en ferait. Mélanges de langue, dhistoire et de littérature offerts à Jean-Charles Herbin, éd. M.-G. Grossel, J.-P. Martin, L. Nys, M. Ott et F. Suard, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2019, p. 229-242.