La première traduction complète en castillan des Héroïdes d’Ovide, ms. 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Auteur : Desbrest (Amalia)
- Pages : 157 à 177
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
La première traduction complète
en castillan des Héroïdes d’Ovide,
ms. 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville
Les Héroïdes, ou Heroidum Epistolae d’Ovide sont un recueil de vingt-et-une lettres de grandes héroïnes gréco-latines adressées à celui qu’elles aiment, à l’exception de trois d’entre elles qui sont écrites par les amants et adressées aux héroïnes (lettres de Pâris, Léandre et Acontius). Le ton est pathétique et la vraisemblance de la situation d’énonciation peut parfois être questionnée. En effet, Ariane écrit à Thésée alors qu’elle se trouve sur une île déserte et qu’elle ignore où se trouve l’amant qui l’a abandonnée, Déjanire s’adresse à Hercule, son époux, alors que celui-ci est déjà mort… On pourrait dire que, plus que des lettres, ce sont des « monologues de détresse et de complaintes » écrits sous forme épistolaire1. Cependant, c’est bien l’amour qui est le dénominateur commun de toutes ces lettres2. Moins connues que les célèbres Métamorphoses, les Héroïdes n’en restent pas moins une œuvre littéraire remarquable. L’intérêt porté aux Héroïdes d’Ovide n’est en rien nouveau puisque dès le Moyen Âge, et en particulier à partir de cette période que Ludwig Traube appelle l’aetas ovidiana3, on constate partout en Europe un intérêt croissant pour Ovide et ses œuvres : les Héroïdes n’échappent pas à cette vague d’intérêt. Au cours de l’aetas ovidiana, qui dure du xiie au xiiie siècle, on se remet à lire et étudier Ovide, qui avait eu tendance à disparaître du champ des études4. Celui-ci est considéré par beaucoup comme un poète pré-chrétien et les hommes de lettres médiévaux 158l’introduisent peu à peu dans leurs études. Auteur païen par excellence, il devient une source d’enseignement de la morale chrétienne à travers des œuvres comme l’Ovide moralisé, traduction en français médiéval des Métamorphoses, publié en France au début du xive siècle, sûrement parce que certains épisodes de ses textes présentaient des résonnances avec les histoires bibliques, comme le déluge initial des Métamorphoses par exemple5.
Le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville constitue une des preuves de cet intérêt médiéval pour l’œuvre d’Ovide, et pour les Héroïdes. Il date vraisemblablement de la fin du xive siècle ou du début du xve et il s’agit de la première traduction complète en castillan des Héroïdes d’Ovide. Il est donc l’héritier de tout un contexte d’étude, de traduction et de copie du texte ovidien que nous allons développer brièvement. Le manuscrit 5-5-16 de Séville n’est pas le premier témoin des traductions vernaculaires de l’œuvre d’Ovide. En Castille, avant ce manuscrit, on trouve déjà une traduction partielle des Héroïdes dans la General Estoria (ca. 1270) d’Alphonse X. Ovide y sert de référence historiographique, ce qui explique qu’il soit abondamment cité et utilisé dans le travail encyclopédique du roi espagnol Alphonse X pour rappeler les faits de l’histoire de la guerre de Troie ou de l’histoire de certains héros comme Hercule. Les Héroïdes permettent donc d’apporter des précisions et des explications à propos des événements historiques et sont considérées comme porteuses de vérités et non pas seulement comme des textes de fiction6. À cette utilisation comme texte historique authentique s’ajoute une lecture moralisatrice. En effet, nous retrouvons dans le texte d’Alphonse X une analyse de six différents comportements amoureux observés chez les héroïnes, et chaque comportement est montré comme exemple ou contre-exemple de l’attitude à adopter en amour. Pénélope est donc le modèle de l’amour licite, légitime, alors que Phèdre ou Hypermestre sont les représentantes de l’amour fou7. Ovide, auteur païen et lyrique, est donc lu comme une source d’informations historiques et d’enseignements moraux dans le but d’édifier les lecteurs. Cette entreprise n’est pas étonnante de la part d’Alphonse X, auteur 159également des Siete Partidas, qui présentent notamment des textes de lois et des règles concernant les comportements amoureux, le mariage8… etc. Il est intéressant de voir comment les propos de l’auteur latin sont repris selon une idéologie morale chrétienne et adaptés à ce contexte.
Afin de mettre en évidence la portée moralisatrice du texte ovidien des Héroïdes, les commentateurs de l’école d’Orléans et ceux qui prendront leur suite mettent en place un système d’accessus9 que l’on retrouve dans de nombreux manuscrits des Héroïdes en latin et en langue vulgaire. Ils permettent d’introduire le texte en rappelant son contexte et en ajoutant une précision sur l’intentio auctoris et l’intentio mittentis, c’est-à-dire l’intention de l’auteur du recueil de lettres – autrement dit, Ovide, du moins, celle qu’on lui attribue – et l’intention de l’émetteur de la lettre fictive. On retrouve cet esprit dans la General Estoria, bien qu’un seul accessus soit entièrement rédigé, celui de la lettre de Phyllis à Démophon, situé dans la deuxième partie de la General Estoria. Cela est bien la preuve que les Héroïdes sont lues comme des exemples et contre-exemples de morale, et que les traducteurs d’Alphonse X avaient connaissance du Bursarii super Ovidios de Guillaume d’Orléans, un recueil de commentaires aux textes d’Ovide10. L’intérêt pour les Héroïdes d’Ovide en Castille ne s’arrête pas à l’entreprise encyclopédique d’Alphonse X. En effet, au début du xive siècle, on retrouve la Sumas de historia troyana, compilation d’événements historiques en rapport avec la guerre de Troie établie par Leomarte, compilateur présumé de cette somme, éditée par la suite par Agapito Rey11. On retrouve encore une fois une lecture historique du texte ovidien, ainsi que des éléments de lecture moralisatrice.
160Ces œuvres sont la preuve qu’Ovide suscite l’intérêt des hommes de lettres, des traducteurs et commentateurs tout au long du Moyen Âge mais ce ne sont pas ces textes qui attirent notre attention pour cet article. Nous nous concentrons cette fois sur les traductions complètes des Héroïdes d’Ovide qui apparaissent à la fin du xive siècle et au début du xve en Espagne. On retrouve deux traductions castillanes et une traduction catalane des Héroïdes d’Ovide à cette période, et l’une d’entre elle (celle transmise dans le manuscrit 5-5-16 de la Colombina) est anonyme. Situons d’abord les deux traductions dont nous connaissons l’auteur. La première est la traduction catalane en prose écrite par Guillem Nicolau en 1390. Guillem Nicolau était le chambellan du roi Joan I et de son épouse, la reine Violante de Bar, et il aurait écrit cette traduction suite à la demande, assez insistante12, des souverains catalans13. Cette traduction devait être glosée (à la demande de la reine dans ses lettres), mais nous ne conservons aujourd’hui aucune trace de ces gloses dans le manuscrit 543 de la Bibliothèque nationale de Paris, seul témoin conservé de cette version catalane. La présence d’accessus dans cette traduction laisse penser qu’une des sources a pu être le Bursarii super Ovidios14 de Guillaume d’Orléans15. La deuxième traduction dont nous connaissons l’auteur est celle de Juan Rodríguez del Padrón, intitulée Bursario16, elle est également en prose et comme dans la traduction catalane, la lettre xv (celle de Sappho) fait défaut et la lettre xxi n’apparaît pas en entier. On constate également la présence d’accessus. La version de Padrón propose trois lettres qui suivent le modèle des Héroïdes mais 161qui sont de la main de l’auteur espagnol17, ce qui constitue une grande originalité. Ces trois lettres originales sont conservées dans le manuscrit 6052 de la Bibliothèque Nationale de Madrid. Le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine se situe donc dans le cadre hispanique de la traduction des Héroïdes. Il contient la première traduction complète en castillan des Héroïdes d’Ovide, puisqu’il semble qu’il soit antérieur à la traduction de Padrón, datée de 1450 comme nous essaierons de le montrer un peu plus loin. Mais avant d’analyser le contenu du manuscrit, intéressons-nous à la Bibliothèque Colombine, lieu qui renferme ce manuscrit si précieux pour l’étude d’Ovide au Moyen Âge.
La Bibliothèque Colombine de Séville :
la modernité d’un fonds personnel
La Bibliothèque Colombine a été créée par Ferdinand Colomb qui n’était autre que le fils de Christophe Colomb. Né à Cordoue, il grandit en partie à la cour des rois catholiques, aux côtés de son frère Diego, de l’infant d’Espagne Juan ainsi que d’autres jeunes pages. Il reçoit l’éducation du précepteur de l’infant d’Espagne, Pedro Mártir de Anglería18. C’est certainement à ses côtés qu’il a acquis sa passion pour les livres et son esprit humaniste. Ferdinand Colomb était un homme aux multiples facettes, et il est bon de les rappeler pour mieux comprendre les raisons de l’existence de la bibliothèque qu’il voulait nommer « Fernandine ». Il était expert en cosmographie, il a d’ailleurs confectionné une carte de navigation et une mappemonde en forme de globe terrestre en 1526, à la demande du roi d’Espagne19. Il avait également des talents d’historien puisqu’il a écrit la célèbre Historia del Almirante don Cristóbal Colón, qui sert aujourd’hui encore de source d’information très précieuse pour toutes les recherches qui concernent l’explorateur. Il est l’auteur d’un dictionnaire de latin (en latin), inachevé, 162ainsi que d’une Geograpfía de España20. On sait qu’il a également acheté au cours de ses voyages de nombreuses gravures et estampes, qui ont malheureusement disparu.
La Bibliothèque Colombine, dont il est le créateur, était d’abord située dans la Casa de la Puerta de Goles, sur les rives du Guadalquivir à Séville, face au monastère de la Cartuja. Il ne reste aujourd’hui plus rien de cette grande maison, et l’on conserve les fonds de Ferdinand Colomb dans la Bibliothèque Capitulaire, la bibliothèque de la cathédrale de Séville. La Bibliothèque Colombine est exceptionnelle car elle ne regroupait à son apogée pas moins de 15344 livres dont 1100 manuscrits21. Cette entreprise a nécessité presque vingt ans de voyages, de recherches, de classement. La première trace de cette bibliothèque apparaît lors d’un voyage que Ferdinand Colomb réalise avec son frère Diego à la Española, d’où il rapporte 238 volumes appartenant à son père et contenant un grand nombre de notes manuscrites. Entre 1520 et 1522, il accompagne la flotte qui mène le roi Charles ier d’Espagne aux Pays-Bas ; n’ayant certainement que peu d’obligations, il en profite pour acquérir des livres dans plusieurs pays, les Pays-Bas, l’Allemagne, le nord de l’Italie et l’Angleterre et revient à Séville avec environ 5000 nouveaux livres. Entre 1529 et 1531, il effectue dans les mêmes régions un nouveau voyage, qui s’avère tout aussi fructueux. Le dernier voyage important a lieu entre 1535 et 1536, dans le Sud de la France. En plus de ses voyages, Ferdinand Colomb commande de nombreux livres en Espagne et à l’étranger et en reçoit beaucoup en cadeaux de la part de ses amis22. Il est important de rappeler que cette bibliothèque avait plusieurs vocations. La première était de réunir toutes les meilleures éditions pour tous les auteurs qu’il jugeait importants ; pour cela Ferdinand Colomb n’hésita pas à se défaire d’un de ses livres s’il trouvait une meilleure édition23. La deuxième vocation de ce projet était de créer une bibliothèque universelle qui donnerait accès à toutes les langues et à toutes les sciences « que l’on pourrait trouver dans la Chrétienté24 ». On retrouve dans la Bibliothèque Colombine toutes les langues européennes comme le latin, l’italien, le catalan, le valencien, l’ancien français, le flamand, 163mais aussi des langues comme l’hébreu ou l’arabe. Comme en atteste le Catalogue des Sciences et des Matières, les domaines explorés sont très divers, de l’astrologie à la science vétérinaire en passant par les petites œuvres populaires. On retrouve dans sa collection de nombreux auteurs protestants et un fonds très impressionnant d’auteurs latins, dont Ovide. Du fait de sa vocation de bibliothèque universelle, la Bibliothèque Colombine était ouverte au public, afin de rendre accessible tout le savoir qu’elle contenait, et l’équipe de bibliothécaires qui y travaillait était sélectionnée par un concours à l’université de Salamanque25. Ces bibliothécaires étaient logés dans la maison de Ferdinand Colomb et recevaient un salaire annuel. À titre d’exemple, le bibliothécaire en chef recevait un salaire annuel de 10000 maravédis, et pouvait recevoir des primes s’il travaillait un certain nombre d’heures supplémentaires. On voit donc bien qu’il s’agissait d’un établissement finement organisé. Le régime horaire était très strict afin d’assurer de la part de tous un travail de qualité pour constituer les différents registres et catalogues, et il ne fallait pas dépasser les six heures supplémentaires par jour26.
En effet, si la Bibliothèque Colombine est extraordinaire, ce n’est pas seulement grâce à son immense collection de volumes, c’est aussi parce qu’elle est la première dans l’Europe de l’époque moderne à s’organiser selon un système très précis de répertoires et de catalogues. Comme l’explique Tomás Marín Martínez27, un des grands spécialistes de Ferdinand Colomb et de sa bibliothèque, à la mort de l’humaniste, il y avait seize répertoires en cours. Trois d’entre eux ne concernaient pas à proprement parler les livres contenus dans la Bibliothèque Colombine. Parmi les treize livres restants, deux ne nous sont pas parvenus, il en reste donc onze qui rendent compte de l’état de la Bibliothèque Colombine ainsi que de son organisation à l’époque. Parmi les onze répertoires restant, huit sont réellement des répertoires bibliographiques. En voici la liste : le Libro de los Epítomes, le Libro de las Materias, l’Índice General Alfabético, l’Índice Numeral de los Libros, l’Índice de los Autores y Obras solamente, l’Índice de los Autores y Ciencias, le Memorial de los libros naufragados et enfin l’Índice Alfabético Antiguo. On peut distinguer trois 164catégories de répertoires : les répertoires alphabétiques, comme l’Índice Alfabético Antiguo, l’Índice General Alfabético (Abecedarium B) et l’Índice de los Autores y Ciencias. Viennent ensuite les index numériques, comme le Memorial de los libros naufragados et l’Índice numeral de los libros (Registrum B). Enfin, nous trouvons les index de matières et les épitomés. Les registres donnent des informations précieuses à propos des différents livres acquis par Ferdinand Colomb. En effet, l’humaniste fait apparaître pour la majorité des livres la date de l’achat, le prix (il rend d’ailleurs compte des conversions quand il s’agit de monnaies étrangères), le lieu de l’acquisition, l’ancien propriétaire, l’auteur28 (quand il est connu), le titre de l’œuvre, la langue dans laquelle l’œuvre est écrite ou traduite, la ville et la date d’impression quand il s’agit d’un imprimé… Il apporte donc toutes les informations nécessaires pour connaître le livre que l’on va consulter. Ces informations apparaissent surtout dans le Registrum B et dans l’Abecedarium B. Le Libro de Ciencias y Autores précise, en plus du nom de l’auteur, le sujet du livre. Dans certains répertoires, Ferdinand Colomb fait également apparaître l’incipit de l’œuvre. Avec ce système, Ferdinand Colomb a révolutionné l’organisation des bibliothèques et a été le précurseur de leur organisation moderne. Après une étude des différents répertoires écrits par Ferdinand Colomb, nous avons trouvé plusieurs occurrences du manuscrit 5-5-16 de Séville, elles ne nous apprennent malheureusement qu’assez peu de choses à son sujet. C’est pour cela que nous pensons qu’il est primordial d’étudier en profondeur ce manuscrit.
Le manuscrit 5-5-16 dans le cadre
de la Bibliothèque Colombine
et de la tradition hispanique des Héroïdes
Il apparaît dans trois des catalogues tenus par Ferdinand Colomb, le Registrum B, l’Abecedarium B et son supplément, ainsi que dans le Libro de Ciencias y Autores. Dans le Registrum B, il n’y a pas de note d’achat 165de Ferdinand Colomb, ni d’information sur l’origine, le propriétaire ou le prix du manuscrit :
3283 : Epistolas de Ouidio en Romance castellano que son.20. La primera es de Penelope a Ulixes y.1. Ulixes yo Penelope muger tuya. La ultima es de Cedipa a Aconti y acaban que era que sea pocas a mí. Al principio esta la tabla de las epístolas y al principio de cada una un argumento. Tiene en las márgenes muchas anotaciones e está escrito de mano en pergamino29.
Le manuscrit apparaît uniquement avec le numéro de référence et on ne trouve que quelques informations sur le contenu et la nature (ici, un parchemin) du manuscrit. Dans l’Abecedarium B (colonnes 1255 et 1822) et son supplément (folios 55r et 55v)30, nous n’en apprenons guère plus, mais il est intéressant de voir qu’il apparaît au cœur d’une liste de tous les ouvrages d’Ovide que comptait la bibliothèque. Nous apprenons donc que Ferdinand Colomb possédait 43 ouvrages d’Ovide, dont quatre exemplaires de l’Ars amandi, trois exemplaires des Remedia amoris, six exemplaires des Héroïdes, treize exemplaires des Métamorphoses, le tout en plusieurs langues vernaculaires comme l’italien ou l’ancien français, ainsi qu’en espagnol. Cela ne nous aide pas à résoudre le mystère de la provenance du manuscrit 5-5-16, mais puisque Ferdinand Colomb cherchait à regrouper toutes les meilleures éditions d’un auteur déterminé, nous pouvons en déduire que sa présence dans la Bibliothèque Colombine n’est certainement pas anodine.
Enfin, dans le Libro de Ciencias y Autores31, le manuscrit 5-5-16 figure sur le folio 604v, avec la mention suivante : « Ovidius, Epistolae hispanicae, hu. Po. Hisp. Publii, 3283R.2 ». La mention est très brève et ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, mais elle prouve encore une fois que le manuscrit a fait partie des textes possédés par Ferdinand Colomb, et qu’il l’a acquis assez tôt pour pouvoir le répertorier dans ses index et registres, puisque le Registrum B, qui est un des plus complets, ne mentionne pas l’intégralité des 15 344 textes de la Bibliothèque Colombine.
166La traduction transmise par le manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine est au cœur de différentes polémiques. En effet, comme nous l’avons déjà signalé, c’est la première traduction complète et entièrement glosée en castillan des Héroïdes d’Ovide. Cette traduction suit les critères qui caractérisent la diffusion de cette œuvre avant 1420, c’est-à-dire un manuscrit où la lettre xv est omise et où la lettre xxi n’est pas traduite en entier32, qui reste encore inédit. De plus, c’est le premier manuscrit qui transmet des gloses en langue vulgaire, en l’occurrence en castillan, alors que les commentaires que nous connaissons sont généralement en latin, comme le Bursarii super Ovidios de Guillaume d’Orléans. Pour toutes ces raisons, ce manuscrit suscite depuis plusieurs années l’intérêt des chercheurs qui travaillent sur la réception d’Ovide au Moyen Âge dans la péninsule Ibérique, et il a été l’objet d’éditions partielles. En effet, dans leur édition du Bursario, Pilar Saquero et Tomás González Rolán ont édité les accessus du manuscrit de Séville33. En 2018, c’est le chercheur Josep Pujol qui a procédé à l’édition des gloses du manuscrit de Séville, car d’après ses conclusions, le manuscrit 5-5-16 ne serait autre que la traduction des Héroïdes catalanes glosées que la reine Violante de Bar avait commandée à Guillem Nicolau34. On sait en effet que le traducteur catalan avait glosé sa traduction, à la demande de la reine. Cependant, les deux témoins de cette traduction catalane conservés aujourd’hui ne contiennent aucune glose. Rosa-María Garrido35 et Josep Pujol36 s’accordent à dire qu’on peut classer les gloses du manuscrit de Séville (et donc potentiellement, celles du manuscrit catalan) en plusieurs catégories. Rosa-María Garrido en établit trois : les « commentaires au texte poétique », qui ont notamment pour but 167d’éclaircir des points d’ombre, de rappeler des généalogies, d’expliquer des patronymes, les « commentaires de rhétorique littéraire », qui apportent un commentaire stylistique du texte, et enfin les tentatives de moralisation, dans lesquelles l’auteur des gloses propose une explication à la conduite des personnages ; il peut alors avoir recours à des comparaisons avec des normes de son époque ou essayer d’accorder l’attitude des personnages antiques avec la morale chrétienne. Josep Pujol, quant à lui, ne distingue que deux catégories de gloses : celles qui apportent un support contextuel (identification des personnages mythologiques, résumé des faits, explication des coutumes antiques) et celles qui soulignent l’intention ou la nature rhétorique des affirmations et qui ont donc un caractère plus analytique. Selon Josep Pujol, le manuscrit de Séville contient de nombreux catalanismes qui permettraient de prouver que les deux textes sont liés par le processus de traduction. Il est vrai que le manuscrit de Séville et la traduction catalane présentent des similitudes, notamment formelles. Les deux textes suivent la même tradition déjà évoquée, antérieure à 1420, caractérisée par l’absence de la lettre xv et la traduction partielle de la lettre xxi. Ajoutons à cela la présence d’accessus37, dont l’analyse comparative que nous allons mener ci-dessous constitue le premier temps d’une étude comparatiste plus poussée de la traduction des lettres et des gloses castillanes.
Les accessus sévillans et catalans :
deux approches du texte ?
Comparons à présent les accessus du texte catalan à ceux du texte sévillan. Un accessus est un texte du traducteur-commentateur médiéval destiné à guider la lecture, éventuellement à orienter l’interprétation du lecteur. Pour les manuscrits qui nous intéressent, les accessus se présentent comme des paragraphes introductifs qui offrent un résumé du mythe évoqué dans la lettre. Dans les deux manuscrits, les accessus comprennent un rappel mythologique et des intentiones. Dans les 168accessus catalans comme dans les accessus sévillans, nous retrouvons systématiquement l’intentio mittentis qui est l’intention fictive de la lettre. Cette intention relève de la paraphrase, elle nous renseigne sur le contenu de la lettre. Dans le manuscrit de Séville, on trouve une deuxième catégorie d’intention qui fait suite à l’intentio mittentis : l’intentio auctoris. L’intentio auctoris relève de l’interprétation du traducteur-commentateur. En effet, à travers cette intentio auctoris, le traducteur-commentateur attribue à Ovide (l’auteur), qui constitue une autorité, une intention moralisatrice absente des Héroïdes du fait même de leur genre. Cette indication du traducteur-commentateur rend d’autant plus évidente la lecture morale des Héroïdes proposée par le manuscrit de Séville. L’exemple de l’accessus de la lettre de Phyllis à Démophon illustre parfaitement cette spécificité des accessus sévillans :
De Fil.lis a Demofont |
Filis a Demofonte |
Phills fo filla de Ligurgi, rey de Tràçia. Demofont fo fill de Theseu, rey de Athenes, qui quant se’n tornàs de la batalla de Troya, Fil·lis acullí ell benignament en son alberch e en son lit. Puys Demofon, mogut per amor de la terra natural tornà en sa terra, prometent e jurant a Philis que tornaria dins spay de un mes, mas quant ja fossen passats quatre meses e ell no era tornat tamès-li aquesta letra38. |
Fillis fue fija de Ligurge, rey de Traçia. Demofón fue fijo de Theseu, rey de Athenes ; que quando se tornó de la batalla de Troya, Fellis lo resçibió beninamente en su casa e en su lecho. Después Demofón, movido por amor de la tierra natural tornó en su tierra prometiendo e jurando a Felis que tornaría dentro en espaçio de un mes. Ya era pasados quatro meses quél non era venydo nin tornó. Fellis enbió aquesta letra, entençión es della quexarse del perjuro amonestándole que torné ; entençión es del avtor reprenderla de loco amor que locamente amó, ca amó a su huésped, dize puez39. |
On remarque que le temps utilisé dans les deux accessus est strictement identique, sauf dans les dernières lignes, où l’on peut lire les différentes intentiones. En effet, l’accessus catalan est plus court puisqu’il ne présente que l’intentio mittentis : « tamès-li aquesta letra ». Dans l’accessus catalan, Phyllis écrit une lettre à Démophon en réaction à son silence et à son absence de quatre mois. Dans l’accessus castillan, l’intention est plus développée et elle est double40. Nous repérons aisément l’intentio mittentis, « entençión es della (Phyllis) quexarse del perjuro » et elle nous indique même le but précis de la lettre selon le glosateur : demander le retour de son bien-aimé. Arrive ensuite de façon très nette l’intentio auctoris « entençión es del avtor » qui a une visée morale puisqu’on retrouve le champ lexical de la folie et le verbe de reproche « reprenderla », qui indiquent clairement que le traducteur-commentateur ne cautionne pas l’attitude de Phyllis vis-à-vis de Démophon et attribue cette condamnation à Ovide. L’héroïne fait partie de celles qui sont utilisées comme contre-exemple de l’attitude à adopter dans une relation amoureuse dans la General Estoria par exemple, car elles aiment follement (« ca locamente amó »). En effet, au Moyen Âge, l’amour fou est puni car il entrave la raison, ce qui est moralement répréhensible41. L’absence de raison a pour conséquence une attitude irréfléchie, démesurée, or les vertus de la femme sont son discernement, sa mesure, son humilité42. Les accessus du manuscrit de Séville, contrairement à ceux du manuscrit catalan, reprennent donc la structure des accessus présents dans la General Estoria : un rappel du contexte de la lettre (mythe, personnages, généalogie), les circonstances dans lesquelles la lettre a été écrite puis la mention des différentes intentions (celle de l’auteur et celle de l’émetteur)43.
Ce constat s’applique à d’autres accessus de la traduction catalane, comme par exemple celui de la lettre de Pénélope à Ulysse :
170
De Penòlope a Ulixes |
Penélope a Ulises |
Penòlope, filla de Itari, tramès a Ulixes, marit seu, aquesta letra. Aquest Ulixes anà ab los altres grechs a la batalla de Troya e aquí stech.V. anys e més, que tornàs per altres.V. anys, car per ço com ell anà contra los temples dels déus quant Troya fo presa, fo condempnat per los déus que.X. anys anàs vagarós per la mar ans que tornàs a sa terra. Penòlope, muller sua, requesta per molts cortejadors, amonestà Ulixes que degua tornor e aŀleguà moltes rahons44. |
Penólope, fija de Ycari enbía a Ulixes, marido suyo, fijo de Laertes, aquesta letra. Aqueste Ulixes fue con los otros griegos a la batalla de Troya e allá estouo diez años. Es por esto que el fue contra los tenplos de los dioses. Quando Troya fue tomada fue condepnado por los dioses que diez años fuese vagaroso por la mar antes que tornase a su tierra. Penólope muger suya, querida por muchos garçones amonestó a Olixes que quisien tornar e alegó muchas razones. Entençión del autor es loarla de justo amor ca non quiso dexar su marido por otros45. |
Une fois de plus, on constate que l’accessus catalan est légèrement plus court que le sévillan puisqu’il ne transmet pas l’intentio auctoris mais seulement l’intentio mittentis, c’est-à-dire l’intention de Pénélope. La construction reste cependant similaire puisque les deux accessus commencent par présenter les protagonistes. Notons toutefois que l’accessus sévillan intègre une présentation d’Ulysse mentionnant sa généalogie, ce que ne fait pas l’accessus catalan, qui ne nous présente que l’émetteur de la lettre, Pénélope. Nous constatons également que l’accessus sévillan est plus concis dans sa relation du périple d’Ulysse puisqu’il mentionne le voyage en évoquant simplement la durée de dix ans, alors que dans l’accessus catalan le voyage est divisé en deux étapes de cinq ans, ce qui accentue la sensation de durée. L’absence d’intentio auctoris dans l’accessus catalan peut donner l’impression que l’on se trouve face à un texte moins moralisateur que l’accessus (et donc la lettre) du manuscrit de Séville. Cependant, Josep Pujol explique que c’est la preuve que le traducteur catalan laisse plus d’autonomie au lecteur, qui devra émettre le même jugement que l’auteur, si son intention avait été exprimée46. De plus, selon J. Pujol, le manuscrit 543 de la BnF (P) suit les caractéristiques 171de la transmission scolaire, c’est-à-dire la transmission d’Ovide dans les écoles monastiques, notamment celle du Bursarii Ovidianorum de Guillame d’Orléans. Il serait donc logique que la traduction catalane contenue dans P puisse indiquer l’intentio auctoris comme le laissent supposer les espaces laissés libres à la fin des paragraphes d’introduction47.
Nous pouvons citer un exemple d’accessus qui fait exception dans la traduction catalane. Il s’agit de l’accessus à la lettre xi, de Canacé à Macarée, dans lequel les deux versions donnent l’intentio auctoris :
De Cànaçe a Machareu |
Cánace a Macareo |
Machareu fo fill de Eolus, rey dels vents, e Cànaçe filla, que vingueren a açò que jagueren ensepms ; e Cànaçe, prenys, parí un fill, lo qual, pus que ho sabé, manà que fos donat a cans e a lops e ésser devorat. A la filla sua tramès una spasa per un seu familiar, per la qual se ouçiés, axí com féu. Entenció és de l’octor de reprendre hòmens e fembres de amor no leguda, per Cànaçe e Machareu, qui eren germans e.s mesclaren carnalment48. |
Macareu fue fijo de Heolis, rey de los vientos e Canaça fija. Que vinieron aquesto que yogieron en uno, Canaça preñada parió un fijo. El qual después que lo sopo, Eolus mandó que fuese dado a lobos e a perros por seer comido, e a la su fija enbió una espada por un su familiar con la que se matase, así como lo fizo. Entençión del autor es reprender omnes et mugeres de amor non liçita, ca Canaça e Machareu que eran ermanos se mezclaron carnalmente. Entençión es de Canaça rogar a Machareu que sotierre a ella muerte e los huesos de su fijo meta en un cántaro o tinaja49. |
La présence du mot « entenció » dans l’accessus catalan constitue une véritable exception par rapport aux autres accessus catalans contenus dans P. La mention exceptionnelle de l’intentio auctoris remplace l’intention mittentis qui apparaissait normalement dans les accessus catalans. On constate néanmoins que cette intentio auctoris apporte à l’accessus catalan une intention moralisatrice moins évidente habituellement dans les accessus catalans qui ne font apparaître que l’intentio mittentis. En effet, le traducteur emploie le verbe « reprendre », comme dans l’accessus castillan (« reprender »), ce qui permet donc d’émettre une condamnation par rapport au comportement des protagonistes. Il est vrai que dans les 172autres accessus catalans, l’intentio mittentis permettait déjà au traducteur-commentateur d’exprimer une condamnation de l’un des protagonistes, mais avec l’expression de l’intentio auctoris, cette condamnation est plus insistante, et surtout, concerne également l’héroïne qui écrit la lettre. Cette intentio auctoris unique dans le cas de la traduction catalane, et systématique dans le cas de la traduction sévillane, permet donc une prise de distance par rapport à l’émetteur de la lettre, un jugement extérieur et moralisateur : le traducteur-commentateur emploie en effet l’adjectif « liçita » qui fait référence à une attitude en accord avec la justice et évoque ici une relation incestueuse, absolument inconcevable dans une conduite en accord avec la morale.
Nous l’avons dit, dans le recueil des Héroïdes, trois lettres sont écrites par des hommes, celles de Pâris à Hélène, de Léandre à Héro et d’Acontius à Cydippe. Comme nous l’avons signalé plus haut, les accessus donnent l’occasion aux commentateurs d’énoncer une intentio auctoris qui émet en fait une condamnation imputée à Ovide par le traducteur-commentateur envers les femmes auxquelles il donne la parole. Il nous semble intéressant de signaler que les lettres écrites par les hommes sont elles aussi précédées d’un accessus, ce qui nous invite à penser que les actions des hommes donnent aussi lieu à l’énonciation de l’intentio auctoris. Nous pouvons citer à titre d’exemple l’accessus qui précède la lettre de Léandre à Héro :
De Leànder a Heros |
Leandro a Hero |
Cestos e Abidos foren ciutats entre los quals havia un bras de mar appellat la mar de El.les. Leànder era de Abidos, Heros era de Cestos, e tota ora que venia Leànder a su amigua nadava. Ara la mar era torbada, per què tramet a Heros aquesta letra50. |
Çestos e Abdidos fueron çibdades entre las quales avía un braço de mar llamado la mar de Ellas. Leander era de Abidos, Eros era de Çestos, e toda ora que venía Leandre a su amiga nadava, e agora la mare era turbada, por que enbió a Eros aquesta letra. Entençión del abtor es reprender aquel de loca amor, locamente amó ca por luxuria puso en peligro su persona e vida. E dize pues51 : |
Cet exemple illustre une fois de plus la différence notable entre les deux accessus, à savoir l’absence de l’intentio auctoris dans l’accessus catalan, qui donne l’impression d’un texte moins moralisateur, puisque le traducteur-commentateur n’attribue à Ovide aucune condamnation du personnage masculin. En revanche, dans le manuscrit de Séville, l’accessus offre une intentio auctoris dans laquelle le traducteur-commentateur énonce exceptionnellement une condamnation morale explicite et négative à l’encontre d’un personnage masculin. En effet, ici, le traducteur-commentateur attribue à Ovide le reproche formulé à l’encontre de Léandre d’avoir éprouvé pour Héro un amour fou (« loca amor »), qui a mis en jeu sa « personne » et sa « vie ». De fait, le jeune homme n’hésite pas à traverser la mer à la nage afin de retrouver sa bien-aimée, au risque de se noyer et de mourir. Il fait fi de toute réflexion raisonnée et raisonnable, et est donc, de ce fait, moralement réprimandable. C’est une formulation qu’on retrouve dans les accessus des lettres écrites par les femmes et on peut rappeler que Médée est jugée par le traducteur-commentateur pour avoir éprouvé également un amour fou à l’égard de Jason : « El autor entiende reprender a Medea de loco amor locamente amó, ca estraño era52. » Ariane est punie pour le même motif53. La formule « reprender de loco amor » est donc très répandue parmi les intentiones auctoris présentes dans le manuscrit de Séville, ce qui corrobore les discours religieux, juridiques ou médicaux sur la folie amoureuse très répandus au Moyen Âge54.
Il est intéressant de constater que tous les accessus des lettres écrites par des hommes ne proposent pas le même traitement du personnage masculin. L’accessus castillan de la lettre de Pâris à Hélène peut ainsi paraître surprenant par rapport à l’accessus catalan et à l’accessus de la lettre de Léandre à Héro :
174
De Paris a Elena |
Paris a Helena |
Les deesses Juno, Pal.las e Venus, convides a les noçes de Tetis e de Peleu; foirada la deessa Discòrdia perquè no y fo convidada, e gità en la casa on elles eren un pom d’aur en què havia scrit “sia donat a la pus bela.” Lo qual vaent les deesses cascuna de elles lo volgué haver, e vengueren a Júpiter que jutgàs qual era pus bela e li donàs lo pom, mas Júpiter, no volent encórrer malvolença de aquelles si per la una jutjàs, remès ellas a Paris, pastor. E Juno promès a ell regne e riqueses, Pal.las saviesa e virtut, e Venus la pus bela dona del món ; a la promissió de la qual Paris consintent, jutgà que ella era la pus bela, donà-li lo pom. Venus amonestà Paris que anàs en Grèçia e prengués Elena, en la qual fo reebut, e com no gosàs parlar manifestament ab Elena, tramès-li aquesta letra55. |
Las diessas Junón Palas e Venus conbidadas a las bodas de Tetis e de Peleu. Fue yrada la diessa de la Discordia por que non fue conbidada, e echó en la casa en dó ellas eran una mançana de oro en que avía escripto: “Sea dada a la más fermosa”. La qual, veyéndola las diessas, cada una dellas la quiso aver e veneieron a Júpiter que juzgase qual era más fermosa e le diese la mançana. Mas Júpiter non queriendo yncorrer mal querençia de aquellas sy por la una juzgase, remetiólas a Paris pastor. E Junón le prometió reynos e riquezas, Palas sabiduría e virtud, et Venus la más fermosa muger del mundo. A la promisión de la qual Paris consentiendo, juzgó que ella era la más fermosa muger del mundo e diole la mançana. Después Venus amonestó a Paris que fuese en Greçia e que tomase a Elena, de la qual fue resçibido et como non osase fablar manifiestamente con Elena, enbióle aquesta letra en la qual entençión suya es rogarle que consienta a su voluntad. Entençión del autor es reprender a ella de non liçita amor, ca non amó líçitamente por que era casada. Dize pues56. |
Ces deux accessus marquent le début de la série des lettres doubles, où le héros écrit la première lettre. Encore une fois, on remarque la présence de l’intentio mittentis dans les deux accessus, ainsi que l’absence de l’intentio auctoris dans l’accessus catalan, preuve que cette absence est quasiment systématique et caractéristique de la traduction catalane. L’absence d’intentio auctoris dans cet accessus en particulier donne l’impression que, de nouveau, la lecture morale est moins marquée dans la traduction 175catalane que dans la traduction castillane. Cependant, la lecture morale proposée par l’intentio auctoris de la traduction castillane n’est pas celle qu’on aurait attendue. En effet, comme nous l’avons vu dans l’exemple précédent, il serait logique que ce soit Pâris qui reçoive un jugement (positif ou négatif) de la part d’Ovide. Pourtant, ici, on constate que la personne visée dans l’intentio auctoris est Hélène, la destinataire de la lettre. D’après l’interprétation du traducteur-commentateur castillan, Ovide décide, à travers la lettre que Pâris adresse à Hélène, de blâmer Hélène pour l’amour adultère qu’elle éprouve pour Pâris57. La coloration morale donnée à cette lettre devient alors particulière puisque la condamnation de la femme apparaît déjà dans la lettre masculine et sera répétée dans l’accessus qui précède la lettre d’Hélène à Pâris. La condamnation d’Hélène par Ovide (ou du moins, par le traducteur-commentateur qui prend la voix d’Ovide) est alors d’autant plus forte. De plus, nous constatons que dans l’accessus de la lettre d’Hélène à Pâris, le commentateur-traducteur ajoute un motif de reproche puisqu’il rappelle que, non contente d’éprouver un amour adultère, elle aime un homme étranger à sa patrie, ce qui est un motif récurrent de reproche de la part du traducteur-commentateur dans les Héroïdes du manuscrit de Séville : « Entençión del autor es reprender a ella de amor non liçita, que non amó liçitamente ca avía marido e amó ome estraño58 », la deuxième proposition n’apparaissait pas dans l’accessus précédent. Elle constitue ainsi un second motif de reproche, de nature plus politique : Hélène aime un homme étranger à sa patrie.
L’intentio mittentis et l’intentio auctoris sont donc toutes deux des éléments de commentaires apportées par le traducteur-commentateur, mais la première se situe à un niveau purement rhétorique, alors que la deuxième se situe à un niveau moral. Suite à cette brève étude des accessus des Héroïdes castillanes et catalanes, nous remarquons deux points essentiels. Premièrement, nous constatons que la traduction catalane de Guillem Nicolau se caractérise par une absence quasiment systématique de l’intentio auctoris à la fin des accessus. Cette absence peut être soit volontaire, 176soit le fruit d’un oubli de la part du copiste59. Cette caractéristique de la traduction catalane l’oppose à la traduction de Séville, dans laquelle la présence des deux intentiones est systématique, et cela permet de renforcer le propos moralisateur de traducteur-commentateur. En effet, l’intentio auctoris est l’intention que le traducteur-commentateur attribue à Ovide à propos de l’attitude de l’émetteur de la lettre (la plupart du temps), c’est donc un jugement extérieur de l’émetteur de la lettre qui s’appuie sur des critères de morale, et non plus sur le ressentiment de l’émetteur de la lettre.
Conclusion
Nous avons pu constater au long de cet article, et particulièrement à travers l’analyse des différents accessus catalans et castillans, que le manuscrit de Séville propose une lecture plus moralisatrice que la traduction catalane. En effet, la présence systématique de l’intentio auctoris dans les accessus du manuscrit de Séville intensifie l’intention moralisatrice du traducteur-commentateur, en comparaison avec la traduction catalane, où l’intentio auctoris est absente de façon quasiment systématique. Les différentes hypothèses présentées dans ce travail sont le résultat d’une première approche du manuscrit60. En effet, j’ai déjà pu procéder à la transcription complète du manuscrit 5-5-16. Ce travail préliminaire m’a permis de mesurer l’ampleur des problématiques liées à ce manuscrit encore inédit dans sa totalité61 et de présenter la première édition 177intégrale (accessus, lettres et gloses) du manuscrit de Séville connue à ce jour. La transcription du manuscrit dans son intégralité est essentielle et indispensable, mais il ne faut pas négliger les gloses qui nécessitent une attention toute particulière. En effet, nous pourrons vérifier à l’avenir quelles sont les sources latines de cette traduction (manuscrits latins médiévaux), et peut-être découvrirons-nous ses sources en langue vernaculaire. Ce travail nous permettra d’identifier le contexte de création du manuscrit de Séville (qui n’est pas nécessairement le même que celui de la production de traduction). De plus, l’étude des gloses et leur rapport avec le contenu des lettres nous donnera des outils pour mieux comprendre la lecture des lettres qu’offre la traduction castillane, et ainsi, nous pourrons sans nul doute mieux cerner l’époque de la production de cette traduction.
Amalia Desbrest
ENS de Lyon / Ciham-UMR 5648
1 Ovide, Héroïdes, éd. H. Bornecque et D. Porte, trad. M. Prévost, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. XI.
2 Ovidio, Heroidas, éd. F. Moya del Baño, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1986.
3 L. Traube, Vorlesungen und Abhandlungen. Vol. 2. Einleitung in die lateinische Philologie des Mittelalters, Munich, 1911, p. 113.
4 L. D. Reynolds, N.G. Wilson, D’Homère à Érasme : la transmision des classiques grecs et latins, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1984, p. 59.
5 M. Possamaï-Pérez, « Ovide au Moyen Âge », conférence donnée à l’Université de Rennes en 2008 et déposée sur le site des HAL-SHS sous le numéro 00379427v1.
6 I. Salvo García, Ovidio en la General estoria de Alfonso x, Universidad Autónoma de Madrid et École normale supérieure de Lyon, 2012, thèse de doctorat inédite, p. 167.
7 Salvo García, Ovidio en la General estoria, p. 143.
8 I. Salvo García, « Historiografía y cartas de amor : la recepción medieval de las Heroidas de Ovidio en España y en Francia », Cahiers d’études hispaniques médiévales, 38, 2015, p. 45-64.
9 Les accessus sont des paragraphes d’introduction que l’on trouve dans les traductions médiévales des Héroïdes. Ils sont généralement constitués de trois parties : un rappel du mythe, des personnages impliqués et de la chronologie des événements, l’intentio mittentis, c’est-à-dire l’intention que l’on attribue à l’émetteur de la lettre et l’intentio auctoris, c’est-à-dire l’intention que l’on attribue à Ovide, auteur des Héroïdes. L’ajout de ces deux intentiones par les commentateurs d’Ovide ont une visée moralisatrice, comme nous le montrerons au cours de cet article.
10 Salvo García, Ovidio en la General estoria ; « Las Heroidas en la General Estoria de Alfonso X : texto y glosa en el proceso de traducción y resemantización de Ovidio », Cahiers d’études hispaniques médiévales, 32, 2009, p. 205-228 ; « Historiografía y cartas de amor », p. 45-64.
11 Leomarte, Sumas de historia troyana, éd. A. Rey, Madrid, 1971.
12 En effet, dans l’introduction de son édition des Héroïdes catalanes, Josep Pujol nous rappelle que la première demande émanait du roi Joan I le 28 janvier 1389, mais ce n’est qu’à la suite de la deuxième lettre, envoyée par la reine Violante un an plus tard, le 11 février 1390 à la fois au poète et à l’archevêque de Saragosse, que Guillem Nicolau entreprit sa traduction des Héroïdes. Publi Ovidi Nasó, Heroides, traducció catalana medieval de Guillem Nicolau, éd. J. Pujol, Barcelone, Editorial Barcino, 2018, p. 18-23.
13 Heroides, éd. Pujol, p. 18-23.
14 W. Engelbrecht, Filologie in de dertiende eeuw : de Bursarii super Ovidios van magister Willem van Orléans (fl. 1200 AD) : inleiding, editie en commentaar, Olomouc Univerzity Palackého, 2003.
15 Heroides, éd. Pujol, p. 81.
16 Ce titre n’est pas sans évoquer la tradition des commentaires de l’école d’Orléans. En effet, comme le rappelle Padrón lui-même dans son prologue au Bursario, on appelait ainsi les recueils de commentaires des textes d’Ovide car on n’y regroupait que les vers les plus obscurs. Le nom bursario, qui vient de bursa évoque les nombreux plis présents dans la bourse, aussi nombreux que les vers ou mots obscurs. De plus, le recueil est d’une taille telle qu’il tient aisément dans une bourse.
17 Juan Rodríguez del Padrón, Bursario, éd. P. Saquero Suárez-Somonte et T. González Rolán, Alcalá de Henares, Centro de Estudios Cervantinos, 2010, p. 52.
18 J.-M. Ruiz Asencio, La bibioteca de Hernando Colón, una aventura bibliográfica en el siglo xvi, Valladolid, Université de Valladolid, 2008, p. 15.
19 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 10.
20 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 11.
21 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 83.
22 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 13-18.
23 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 20.
24 Ibid.
25 Ruiz Asencio, La biblioteca de Hernando Colón, p. 27-32.
26 Ibid.
27 T. Marín, « Estudio introductorio », Catálogo Concordado de la Biblioteca de Hernando Colón, éd. T. Marín, J.-M. Ruiz Asencio et K. Wagner, vol. 1, Madrid, Editorial MAPFRE América, 1993.
28 Notons que lorsqu’il s’agit de copies manuscrites de textes antiques, c’est le nom de l’auteur antique qui apparaît.
29 F. Colomb, Registrum B. (Séville 1530), manuscrit intégralement reproduit en facsimilé, éd. Archer M. Huntington, New-York, Hispanic Society of America, 1905, fol. 188.
30 F. Colomb, Índice General Alfabético (Abecedarium B) y Suplemento, Séville, Institution Colombine – Bibliothèque Colombine.
31 F. Colomb, Libro de Ciencias y Autores, Séville, Institution Colombine – Bibliothèque Colombine.
32 Juan Rodríguez del Padrón, Bursario, p. 25. Je remercie Irene Salvo García qui m’a indiqué la première cette précision.
33 Juan Rodríguez del Padrón, Bursario, p. 71-80.
34 Heroides, Pujol, p. 189.
35 R.-M. Garrido, « Heroidas de Ovidio, Manuscrito de la Biblioteca Colombina », II Congreso internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, éd. J.-M. Lucía Megías, P. García Alonso et C. Martín Daza, Ségovie, Universidad de Alcalá, 1987, vol. 1, p. 355-365.
36 J. Pujol, « Les glosses de Guillem Nicolau a la seva traducció de les Heroides d’Ovidi (1390) : una proposta d’identificació », Actes del primer col.loqui internacional del grup NARPAN « Cultura i literatura a la baixa Edat Mitjina », Barcelone, Universidat de Barcelona, 2007, vol. 1, p. 123-159.
37 Pour une définition du terme accessus, voir note 8 du présent article.
38 Accessus de la lettre de Phyllis à Démophon dans le manuscrit 543 de la Bibliothèque Nationale de Paris : J.-D. Garrido i Valls, « La traducció catalana medieval de les Heroides d’Ovidi », Faventia, 24/2, 2002, p. 37-53, ici p. 49.
39 Fol. 4v du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, A. Desbrest, Édition du manuscrit 5-5-16 de la Biblioteca Colombina de Séville : Heroidum Epistulae d’Ovide, mémoire de Master 2 soutenu à Lyon le 15 septembre 2016, dir. C. Heusch, professeur à l’ENS de Lyon, transcription personnelle.
40 « Phyllis a envoyé cette lettre, son intention est de se plaindre du parjure en le sommant de rentrer ; l’intention de l’auteur est de la punir pour son amour fou, car elle a follement aimé, car elle a aimé son hôte » (traduction personnelle).
41 Voir C. Heusch, La philosophie de l’amour en Espagne au xve siècle, thèse Université de la Sorbonne Nouvelle, ANRT, Université de Lille III, 1993.
42 M.-E. Lacarra, « Representaciones de mujeres en la literatura española de la Edad Media (escrita en castellano) », Breve historia feminista de la literatura española (en lengua castellana) : La mujer en la literatura española, éd. I. M. Zavala, Madrid, Anthropos, editorial del hombre, 1995, p. 21-68.
43 Salvo García, Ovidio en la General estoria, p. 139.
44 Garrido i Valls, « La traducció catalana medieval de les Heroides d’Ovidi », p. 45.
45 Accessus de la lettre de Pénélope à Ulysse, fol. 3r du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, A. Desbrest, édition du manuscrit 5-5-16, transcription personnelle.
46 J. Pujol, « Les glosses de Guillem Nicolau a la seva traducció de les Heroides d’Ovidi (1390) : una proposta d’identificació », Capelletra, 39, 2005, p. 199-229, ici p. 217.
47 Heroides, éd. Pujol, p. 28.
48 Garrido i Valls, « La traducció catalana », p. 51.
49 Accessus de la lettre de Canacé à Macarée, fol. 31v du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, A. Desbrest, édition du manuscrit 5-5-16, transcription personnelle.
50 Accessus de la lettre de Léandre à Héro, extrait du manuscrit 543 de la Bibliothèque Nationale de Paris, Garrido i Valls, « La traducció catalana » p. 51.
51 Accessus de la lettre de Léandre à Héro du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, fol. 151r, A. Desbrest, édition du manuscrit 5-5-, transcription personnelle.
52 Accessus de la lettre de Médée à Jason, fol. 33v du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine, transcription personnelle.
53 Fol. 29r du manuscrit 5-5-16 de la Biblioteca Colombina de Séville.
54 En effet, la plupart des discours religieux, médicaux et juridiques désapprouvent l’amour passionnel, comme le montre l’étude proposée par M.-E. Lacarra, « La representación de la mujer en la literatura española (en castellano). » Voir M. Juste, « “Un feu caché au fond des entrailles” : la théorisation de l’amour par Alfonso de Madrigal, dit “El Tostado” », Cahiers d’études hispaniques médiévales, 38, 2015, p. 91-116.
55 Accessus de la lettre de Pâris à Hélène, extrait du manuscrit 543 de la Bibliothèque Nationale de Paris, Garrido i Valls, « La traducció catalana medieval de les Heroides d’Ovidi », p. 51.
56 Accessus de la lettre de Pâris à Hélène du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, fol. 43r, A. Desbrest, édition du manuscrit 5-5-16, transcription personnelle.
57 Notons que le traducteur-commentateur commet une faute d’interprétation puisque la lettre de Pâris est une lettre de séduction ; l’amour d’Hélène ne précède pas cette lettre, comme nous pouvons le constater en lisant la réponse de cette dernière.
58 Accessus de la lettre d’Hélène à Pâris du manuscrit 5-5-16 de la Bibliothèque Colombine de Séville, fol. 46v, A. Desbrest, édition du manuscrit 5-5-16, transcription personnelle.
59 Josep Pujol semble adopter cette deuxième hypothèse puisque dans son édition, il retranscrit systématiquement l’intentio auctoris « manquante », dans un catalan qui doit se rapprocher du style de Guillem Nicolau, comme il le précise dans ses notes de bas de page.
60 En effet, en septembre 2019 j’ai commencé, un travail dont l’objectif est de procéder à l’édition complète et critique du manuscrit 5-5-16. Pour ce faire je prévois de comparer le manuscrit de Séville aux témoins catalans (notamment le ms. 543 de la BnF), afin de mieux comprendre leur lien avec le manuscrit 5-5-16. Ce travail s’inscrit dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat commencée à l’ENS de Lyon sous la direction de C. Heusch (ENS de Lyon) et I. Salvo García (Universidad Autónoma de Madrid, Ciham-UMR 5648).
61 P. Saquero et T. González ont en effet édité les accessus dans leur édition du Bursario en 2010, et J. Pujol a édité les gloses ainsi que l’index dans son édition des Heroides en 2018.
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- ISBN : 978-2-406-11996-8
- EAN : 9782406119968
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0157
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Ovide, traduction, castillan, manuscrit, gloses, Péninsule ibérique, Moyen Âge