Les Prières de Jean Marot Rhétorique et politique au féminin
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2020 – 2, n° 40. varia - Auteur : Delvallée (Ellen)
- Pages : 59 à 76
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Les Prières de Jean Marot
Rhétorique et politique au féminin
Le 21 janvier 1512, la reine Anne de Bretagne met au monde un enfant mort-né. La déception est immense à la cour, où l’on attendait la venue d’un héritier mâle qui succèderait au roi Louis xii vieillissant. La reine est extrêmement affaiblie par ce nouveau coup du sort, mais semble peu à peu s’en remettre. Toutefois, le 28 mars 1512, la fièvre la reprend avec une telle violence que son entourage craint une mort imminente. Mais il n’en est rien : le 30 mars, la cour s’émerveille de sa guérison et y voit un miracle dont seul Dieu peut être la cause1. Jean Marot est de cet entourage : il se saisit de cet événement pour composer, en l’honneur de la reine, un vaste poème allégorique dans lequel sont transcrites les prières ayant permis cette guérison miraculeuse. Ces Prières2 reprennent nombre de lieux communs et de motifs propres aux déplorations funèbres des Rhétoriqueurs : allégories, cadre-type du songe, lamentation puis canonisation triomphale du défunt. En effet, accablé par la douleur, le poète s’endort et rencontre une assemblée de personnes en pleurs. À l’écart, il observe tout d’abord Noblesse priant pour la reine, puis Église et Labeur prononcent leur oraison. Au terme de celle de Labeur, le poète se réjouit qu’Anne de Bretagne soit triomphalement transportée en paradis. Mais ce n’est là que l’exacte moitié du poème. Une fois sur 60place, le poète constate que Charité prie encore pour que Dieu veuille rétablir la santé de la reine : la déploration traditionnelle, composée d’une lamentation et d’une consolation triomphale, est ici mise en suspens. Ensuite, Foy et Esperance formulent à leur tour une oraison en faveur d’Anne. Après que Justice, Libéralité et même le défunt père d’Anne de Bretagne se sont à leur tour exprimés, Dieu envoie ses « ancelles » (v. 947) Miséricorde et Dame Pitié concocter un remède pour la reine. Sa convalescence entrevue en songe puis confirmée à la cour comble de joie le poète, qui met en vers ses visions oniriques pour la « recreation et delectation » (p. 120) de la reine, ainsi que cela est précisé dans la dédicace à Anne. Le poème est donc écrit une fois sa guérison assurée, une fois la déploration funèbre repoussée : sa fin est purement épidictique, il s’agit de célébrer Anne dont les vertus sont telles que Dieu lui-même est mobilisé pour la maintenir en vie. De ce point de vue, le refus de la déploration funèbre, le fait qu’Anne guérisse et puisse lire son éloge constituent la preuve la plus éclatante et irréfutable de sa validité3. Pourtant, en dehors de la prose liminaire, le poète met en place la fiction d’une écriture sur le vif (dont la spontanéité est justement mise en exergue par le contraste entre éloge accompli et douleur exprimée dans la dédicace), témoignant d’une affliction personnelle particulièrement développée4. Nous nous intéresserons à la fonction rhétorique de cette expression si humiliée et si souffrante de Marot afin de comprendre la légitimité et les enjeux politiques de l’éloge d’Anne qu’il construit.
Nous mesurerons dans un premier temps l’originalité de la pièce de Marot, dans la double perspective de l’éloge d’Anne et de la représentation d’une souffrance personnelle, au moyen d’une lecture comparée de son poème avec les xxiiii coupletz de la valitude et convalescence de la Royne Trescretienne, Madame Anne de Bretaigne, deux fois Royne de France, composés par Jean Lemaire de Belges pour la même occasion5. Nous reviendrons ensuite sur les enjeux encomiastiques de la « rhétorique du 61cœur » pratiquée par Marot, avant d’en explorer la dimension politique, au service d’un véritable « mirouer » (v. 433) de la reine, membre féminin du couple royal, aux fonctions spécifiques.
Le parti pris féminin des Prières
D’abord Rhétoriqueur à la cour de Bourgogne, Lemaire se rapproche de la cour de France par des publications en faveur de la politique de Louis xii à partir de 1511. En janvier 1512, il se dit « historiographe de la royne » dans ses imprimés. Il est également à Blois lorsqu’Anne tombe malade : les xxiiii coupletz célèbrent, comme les Prières de Marot, le miracle de sa guérison. Que leurs écrits soient concurrents ou qu’ils aient au contraire été composés en collaboration, le fait est que les deux écrivains de cour rivalisent de virtuosité dans la composition ou la versification et surtout qu’ils abordent les événements selon des points de vue très différents, sinon opposés6.
Cynthia Brown7 a déjà mis en évidence une opposition entre représentations masculines et féminines du deuil chez Lemaire et Marot. Dans chacune des compositions, ce sont des allégories féminines qui s’expriment : cela est commun et n’est guère le signe d’un engagement particulier des auteurs8, même si les femmes sont plus fréquemment 62représentées (et par là critiquées) en train de céder sous le poids de l’émotion que les hommes. De fait, les allégories féminines de Lemaire – France et Bretagne, qui s’expriment tour à tour – ne prennent la parole qu’après avoir « fémininement gecté pluiseurs exclamations piteuses avec interjections confuses » (p. 55) ; leur propos se fait ensuite « plainte modérée » et se caractérise par une extrême maîtrise, qui confine à l’harmonie :
puis par vingtquatre coupletz differentz en resonance armonieuse exprimerent la tresparfonde doleance de leurs cueurs, comme en certaine maniere de psalmodiation par repetitions alternatives ainsi qu’il ensuyt […]. (p. 55)
Il n’est rien de tel chez Marot, qui souligne au contraire la déformation physique des allégories qu’il met en scène, causée par la douleur. Ainsi Noblesse « sembloit trop mieulx morte que vive » (v. 98), tandis que l’Eglise présente « vis morne et blesme sous triste voille » (v. 199), pour ne citer que ces deux exemples.
Cette opposition des attitudes face à la douleur fait écho au destinataire envisagé pour ces œuvres. En effet, les allégories que met en scène Lemaire s’adressent à Louis xii, et ce dernier est la source du miracle advenu à la reine. Dans la partie finale en prose, le roi est touché par les lamentations de France et de Bretagne et c’est sa foi seule qui provoque la guérison d’Anne :
Ledit seigneur doncques (jasoit ce que trespuissant il soit), mais voyant que sa mondaine puissance n’estoit assez aidable ne secourable à sa treschiere compaigne […], s’advisa promptement de son tresdigne et tressainct tiltre qui est de chrestienté en degré superlatif, au moyen duquel il a achevé maintes haultes besoignes et evité maintz grandz perilz et infortunes dressez à lui et à son peuple, par ainsi comme roy treschrestien il a eu recours au ciel, dont son tiltre, sa consecration, son enseigne et ses armes sacrees sont descendues en terre, et puis qu’il a eu recours au ciel, le souverain dominateur celeste nous a esté propice et favorable […]. (p. 63)
Lemaire rappelle également que Louis xii s’était lui-même miraculeusement remis d’une maladie quelques années auparavant, en 1505, alors qu’on le croyait également perdu, d’où sa foi en la possibilité d’un nouveau miracle. Dieu a en effet « reiteré audit seigneur roy ung second miracle, dont le premier, à tousjours memorable, a esté veu en sa personne mesmes » (p. 63). Ce faisant, Lemaire souligne son rôle de chroniqueur 63ou d’historiographe à la cour de France, collectant les illustres exemples du passé. Comme il le révèle in fine, son œuvre a pour vocation d’édifier la postérité. Les « actions de graces » divines sont
rédigées par escript en memoire perpetuelle, affin qu’on congnoisse cy après par exemples certains, ou plutost histoires approuvées, de combien les puissances supercelestes et ultramondaines sont plus familieres et enclines au secours de la sacrée couronne et majesté treschrestienne que ne sont les choses terrestres et visibles. (p. 63-64)
De même, la nette distinction, en Anne, de la duchesse de Bretagne et de la reine de France (et la hiérarchie que cela suppose, car France est « mere » et Bretagne « fille » chez Lemaire, p. 55) n’apparaît guère chez Marot9 : elle est sans doute dictée à Lemaire par le fait qu’à son arrivée à la cour d’Anne, il est chargé de rédiger une histoire du duché de Bretagne pour la reine (qui ne verra jamais le jour).
En revanche, dans les Prières, Louis xii est pour ainsi dire absent. Anne de Bretagne n’est pas « seconde personne » (xxiiii coupletz, p. 63) mais occupe l’ensemble de la composition. Tout au plus Louis xii est-il évoqué dans les oraisons de Labeur et de Foy, qui évoquent sa tristesse si son épouse meurt (v. 389-391 et 729-732). Le roi apparaît au début du poème pour évoquer un élément de la vie de la cour :
O roy Loys, quelle douleur conceuptes
En vostre cueur, quant la lettre vous leustes. (v. 85-86)
Louis xii était en effet parti à Pont-Luyt et fut averti de la maladie de la reine par une missive. Cette anecdote souligne combien Marot était proche du couple royal : une stratégie inverse à celle de Lemaire qui met au contraire en valeur son recul. De fait, l’ensemble des Prières repose sur le témoignage direct du poète10. Le regard de Marot est souffrant, 64pitoyable, émerveillé. Defaux et Mantovani11 ont mis en valeur cet aspect du poème : il ne témoigne pas seulement des prières des trois états et des vertus théologales, mais aussi de la propre expérience du poète, qui ouvre et clôt stratégiquement la composition.
En somme, Lemaire situe son texte et sa légitimité d’écrivain dans son savoir-faire technique12, souligné dans la prose liminaire, ainsi que dans sa pratique historiographique : il se place du côté du roi et de ses hauts faits. Il passe sous silence les tenants de ce miracle (les prières, la foi, l’espérance) pour se concentrer sur un exposé factuel rigoureux et faisant autorité. La dispositio maîtrisée et harmonieuse de ses xxiiii coupletz fait écho à la fermeté requise, chez les hommes, face au deuil. Les pleurs qu’une flèche arrachent à Louis xii soulignent précisément la nécessité d’un discours ordonné pour palier le trouble vécu13. Marot, en revanche, articule son texte et en justifie la teneur par son statut de témoin tout entier livré à sa douleur – une attitude, ou plus exactement une rhétorique, qui lui est permise par le fait qu’il s’adresse à une femme. Une telle féminisation de sa voix de poète n’est pas nouvelle : dès son arrivée à la cour d’Anne de Bretagne en 1506, Marot se présentait dans La Vraye disant advocate des dames, comme un champion épousant leur cause jusqu’à changer de genre. Mais, dans les Prières, c’est bien un « je » qui s’exprime en son nom, faisant concorder le moi écrivant avec le moi objet de l’écriture, dans une transparence au service du pathos de 65la composition – et de sa perspective encomiastique. De La Vraye disant advocate des dames aux Prières, l’éloge des femmes (et de la femme par excellence qu’est la reine) est assumé par celui qui ne craint plus de se présenter en poète masculin et de se nommer Marot, quoique sous le voile d’une humilité qui ne fait que souligner la grandeur de la destinataire :
Plaise vous sçavoir que je, Jehan des Marestz, alias Marot, de tous facteurs le moindre disciple et loingtain imitateur des meilleurs rhetoriciens, vostre treshumble et tres obeissant et tresadvoué subject, serviteur et esclave, vous voullant monstrer et faire tesmoignage de l’affectueux vouloir et intention tresdesireuse que j’ay de continuer le propos obstiné et non jamais variable de tousjours faire et exploicter quelque petite œuvre à la recreation et delectation de voster bieneurée noblesse, ay mys et employé la force et totalle vigueur de ma tresrude et imbecille capacité à construire, ediffier et composer ung œuvre de la ressource et quasi nouvelle instauration de vostre santé. (p. 120)
Defaux lit cette transformation du genre de l’une à l’autre pièce comme un « psychodrame qui nous ferait assister à l’apparition progressive du ‘‘je14’’ ». Au-delà de l’indéniable évolution personnelle – et professionnelle, car le poète a désormais déjà fait ses preuves à la cour de France – qui se lit dans les œuvres de Jean Marot, on peut également percevoir la maîtrise progressive d’une rhétorique du cœur, traduisant cette fois un véritable projet d’écriture de Marot au service d’Anne de Bretagne.
Une rhétorique du cœur
L’articulation du féminin et du masculin dans les œuvres composées par Lemaire et Marot à l’occasion de la maladie d’Anne de Bretagne révèle donc des choix esthétiques et rhétoriques opposés chez ces deux auteurs. Chez Marot, l’attention portée à l’expression féminine du deuil, marquée par son expansivité, correspond à une volonté de s’adresser plus directement à la reine. Mais le choix de l’expressivité, de la transparence 66des émotions relève aussi d’une stratégie rhétorique destinée à mettre en valeur la voix des « subgectz » (v. 1064) de la reine.
L’écriture des Prières est dictée par l’émotion intense qu’éprouve le poète à l’idée de perdre la reine Anne de Bretagne :
Attaint au vif de regretz importables,
Gorgogité de souspirs lamentables
Par griefz ennuys dont je fuz agitté
N’a pas long temps : sur mon lit me jetté,
Rendant sanglouz et desteurtant mes mains,
Comme celluy qui souffre des maulx maintz,
Craintif, paoureux, par infortune aperte
D’ung cas doubteux, d’inrecouvrable perte,
Voyant à l’œil la cruelle chimère,
Fiere Atropos, qui, de sa darde amere,
Taschoit de mettre et reduyre en souffrance,
L’honneur du monde, Anne royne de France. (v. 1-12)
L’expression de la souffrance du poète se poursuit encore et, dans le songe, rencontre la douleur intense vécue par la procession des trois états, composée de « dix mil et plus » (v. 55) :
Moy sommeillant en desolation
Ce nonobstant que j’eusse portion
De telz douleurs : oyant leurs cueurs crouller,
Contraint je fuz les larmes distiller.
Lors me sembla que je me transportay
Avecques eulx, où ma douleur portay
Le myeulx que peu, cuidant cacher et taire
Ce dont ne peult l’œil estre secretaire. (v. 67-74)
Dans ces circonstances, Marot mobilise une « rhétorique du cœur » (pectus), théorisée par Quintilien15, en vertu de laquelle le poète s’associe aux pleurs qu’il transcrit pour les reproduire plus intensément :
Il faut donc concevoir ces images des choses, dont j’ai parlé, et qui, je l’ai dit, sont appelées φαντασίας et tout ce dont nous aurons à parler, personnes, 67questions, espérances, craintes, il faut se les représenter, il faut se passionner pour elles. C’est le cœur [pectus], en effet, et la vigueur de l’intelligence, qui rendent éloquent. (p. 140)
Pour comprendre l’importance que Quintilien confère ici à la rhétorique du pectus, ou du cœur, il faut rappeler que l’objectif de l’orateur est de donner la plus intense image des choses pour convaincre. Or le rhéteur constate que, parfois, « si la chaleur et l’inspiration emportent <celui qui parle>, il arrive souvent qu’une préparation soignée ne puisse atteindre au succès d’une improvisation » (p. 139). Sans pour autant valoriser la naïve spontanéité et l’absence de travail ni s’en remettre à l’hypothèse d’une inspiration divine, Quintilien explique que la froide description, minutieusement organisée, écrite, ne parvient qu’imparfaitement à donner à voir les images des choses. Il faut encore transmettre l’émotion ressentie, ce qui se fait parfois plus aisément lorsqu’on ne s’arrête pas sur le choix des mots mais qu’on laisse sa parole couler : c’est là que la rhétorique du cœur devient indispensable. Associée à la « vigueur de l’intelligence », c’est le travail qui préserve comme dans un écrin la vivacité des émotions et donne plus intensément à voir les choses. De fait, à la technique de Lemaire, à son alternance soigneuse des plaintes de France et de Bretagne, Marot répond par une rhétorique du cœur qui reproduit un sentiment profondément vécu et partagé, reposant sur l’illusion d’une spontanéité – mais dont l’exercice nécessite au moins autant d’application que toute autre production écrite, comme l’explique Quintilien qui formule dans son chapitre de nombreux conseils pour s’exercer à pratiquer cette rhétorique du cœur. Quel sens donner à la transparence (travaillée) de la voix du poète, notamment par opposition à la mesure de Lemaire ? Outre qu’elle confère une vivacité des images (enargeia ou evidentia) destinée à emporter plus facilement la lectrice dans la vision onirique et à imposer l’éloge, la rhétorique du cœur de Marot fait entendre une nouvelle voix subsumante, apparemment non partisane, caractérisée par l’intensité de son émotion. Cette voix s’ajoute à celles des prosopopées et semble dépasser leurs particularités. Elle dispose de facto d’une certaine autorité dans l’expression de l’éloge. Différents éléments laissent cependant entendre que Marot rencontre tout particulièrement les craintes du peuple.
Le projet même des Prières, tel que Marot le présente dans la dédicace à Anne de Bretagne, fait doublement écho à l’oraison de Labeur. D’une 68part, Marot présente précisément son poème comme une « entreprise laborieuse », puis l’ensemble de son œuvre comme de « petitz labeurs partans de [sa] rude capacité » (p. 121), se situant clairement du côté du « mécanique » (v. 328). D’autre part, ce dernier termine son oraison par une comparaison d’Anne avec les héroïnes antiques, faisant d’elle « Nostre Dido, nostre Hester et Lucresse » (v. 496). Les éditeurs montrent que ces exemples topiques de femmes illustres se trouvaient déjà dans La Vraye disant advocate des dames, mais ils entrent également en résonnance avec les œuvres de « Virgille » mentionnées dans la dédicace à Anne de Bretagne à titre de comparaison élogieuse avec le sujet que Marot se propose de traiter (p. 120-121). C’est donc Labeur qui concrétise le projet de Marot, qui incarne l’alliance complémentaire d’une voix humiliée et de la hauteur de la reine – l’une étant renforcée par la présence de l’autre. Il n’est donc pas étonnant que ce soit son oraison qui permette d’articuler le passage des allégories terrestres aux célestes, par un mouvement d’acceptation et de grâce auquel étaient étrangères Noblesse et Église. En effet, comme le rappelle François Cornilliat16, leur prière repose pour ainsi dire sur une accusation : Dieu veut-il vraiment nuire aux hommes pour avoir cette femme parfaite auprès de lui ? Noblesse s’interroge :
As tu envie à nos biens terriens ?
N’est ton empire en honneurs assouvie,
Sans que par mort soit la Dame ravye
Qui nous convie à tous honneurs et biens ? (v. 138-144)
Église s’interroge moins sur ses « biens » que sur les « proffit[s] » :
Mais qui sont ceux, à bien tout concevoir,
Qui de sa mort pourroyent prouffit avoir ?
Certes nesung. Car, à dire le voir,
Noblesse, Eglise et Commun en amende. (v. 271-274)
L’argument n’apparaît pas dans l’oraison de Labeur, dont le propos tient plus fondamentalement à la force de son pathos et au sens profond de l’action divine dont il admet qu’elle échappe aux humains17 :
69O dieu, pour quoy as tel chief d’œuvre fait,
Si tres parfait
En dit et fait,
Pour en fleur d’ans ainsi rompre et défaire ? (v. 421-424)
Marot place cette prière de Labeur en troisième position : cela est conforme à la hiérarchie des états et se justifie aussi par la récapitulation de Labeur des oraisons de ses prédécesseurs Noblesse et Église18 (même si Église parle aussi au nom de tous). Mais cela est également significatif dans la dispositio du poème : Labeur déplace la question de la survie ou de la mort d’Anne sur le seul plan de la foi, et non sur celui des intérêts terrestres de chacun des états à préserver Anne auprès d’eux. Nous verrons pourtant que c’est le peuple qui a le plus à perdre de la mort de la reine… Il est ainsi possible, pour le poète, de s’élever et d’entrevoir un paradis dans lequel Anne est accueillie en grande allégresse : puisque la raison humaine ne suffit pas, il convient de se rendre aux raisons célestes.
Pourquoi Marot s’identifie-t-il si intensément aux sujets souffrants de la reine, et en particulier aux plus bas d’entre eux19 ? Le poète soulignerait ainsi le danger qui le touche personnellement à voir sa protectrice disparaître, lui qui n’a d’autre ressource que sa libéralité. C’est le sens que Fr. Cornilliat donne au rondeau final :
Pensez aussi à l’amour tresloyale
De voz subgectz, qui sans quelque intervale
Ont prié dieu pour vous en reverence.
Et s’ainsi est, comme je croy et pense,
Vous leur serez humaine et liberalle
De bien en mieulx. (v. 1063-1068)
Marot invite la reine revenue à la vie à faire preuve de libéralité envers ses « subgectz », parmi lesquels se trouve le poète qui attend une juste rémunération pour son effort poétique20. Mais l’intérêt personnel et 70financier de Marot n’est peut-être pas le seul motif d’un tel rapprochement entre le poète et les sujets souffrants, autour d’une rhétorique de l’intensité émotionnelle, du pectus. Pour le comprendre, il faut revenir au rôle spécifique de la reine dans le couple royal (sachant que Marot, contrairement à Lemaire, a sciemment exclu le roi de sa composition). Il apparaît que sous couvert d’émotion, d’humilité et de transparence, ou plutôt à travers elles, le poète de cour adresse un véritable « mirouer » (v. 433) politique à la reine, totalisant ses vertus et ses fonctions spécifiques auprès de ses sujets.
Un « mirouer » pour la reine
Dans La Vraye disant advocate des dames ou dans le Doctrinal des princesses et nobles dames, Marot formule des principes et préceptes de gouvernement des femmes à la cour, sans directement aborder le cas particulier de la reine, qui se situe au-dessus hiérarchiquement et qui les éduque21. Ce discours sur la reine transparaît pourtant dans les Prières, au moment stratégique où la disparition vécue d’Anne de Bretagne laisse entrevoir toutes les prérogatives de la reine qui feront désormais défaut au royaume. Loin de constituer un doctrinal, Marot se saisit de la circonstance pour offrir à la reine, une fois guérie, un « mirouer » pour glorifier et régler son action. Pour Quintilien, la rhétorique du cœur ici mobilisée s’avère précisément la plus apte à un discours directement provoqué par les circonstances, improvisé :
71Car il ne convient guère à un homme de bonne foi de promettre à tous une assistance qui pourrait faire défaut dans les dangers les plus pressants […] puisque se présentent d’innombrables nécessités imprévues, où il faut plaider immédiatement, soit devant les magistrats, soit dans les procès appelés par anticipation. (p. 135-136).
Le recours à une rhétorique du cœur est donc l’outil permettant de transmuer la brutalité de la maladie d’Anne, une horreur que personne n’aurait osé anticiper, en un propos signifiant – qu’il soit judiciaire pour Quintilien ou épidictique pour Marot – se tenant par l’intensité de son contenu à défaut d’en pouvoir travailler plus longuement la forme. Par-delà l’éloge de sa protectrice, et précisément parce qu’il a écarté Louis xii de son propos, Marot réfléchit à la spécificité du rôle de la reine à la tête du royaume. Sa rhétorique, également déterminée par la représentation du féminin dans les Prières, est mimétique de l’expression des sujets et en particulier de Labeur : or la mise en valeur du lien entre ses sujets et la reine est précisément le socle de ses fonctions.
Examinons tour à tour les prérogatives d’Anne de Bretagne qui se dessinent dans les oraisons des allégories de Marot. La première d’entre elles, et la plus évidemment spécifique à la reine, est celle de la procréation : la reine est chargée d’offrir un héritier mâle au royaume, or c’est précisément une grossesse qui manque en 1512 de lui ôter la vie. Elle figure dès le discours de Noblesse :
Et si clameur d’enffans t’est agreable,
Dieu pitoiable, exaulce l’oraison
Claude de France, et le pleur lamentable
Sa seur Renée, en tant que prouffitable
Soit vallable au bien et guerison
D’Anne leur mère. Et en brefve saison
Joye à foison luy soit donnée, affin
Que dens ung an nous rende ung beau daulphin. (v. 153-160)
Noblesse passe habilement de la peinture des pleurs des filles d’Anne de Bretagne à l’évocation d’un fils non encore né mais ardemment désiré. Les grossesses d’Anne ont évidemment des enjeux politiques22, mais la filiation maternelle détermine également un rapport de la reine aux 72sujets les plus démunis : « C’est d’orphenins la mere et la substance » (v. 131). Il est significatif, à cet égard, que l’ultime argument présenté à Dieu pour qu’il accorde un miracle à Anne de Bretagne soit formulé par son défunt père, le duc François de Bretagne. Son oraison repose sur la pitié qu’il cherche à susciter, il présente également le Créateur comme un père, ayant déjà sauvé des « enfans » (v. 919) et partageant avec lui « paternelle nature » (v. 922). Pour la reine, la nécessité politique de la procréation acquiert ainsi, sous la plume de Marot, la dimension d’un amour filial, dont le modèle est celui de Dieu pour les hommes.
Cet amour de la reine pour ses sujets prend le nom de charité. Église décline ce thème lorsqu’elle fait le tableau d’une terre où Anne serait encore en vie : « Zelle et amour, et paix entre les princes » (v. 234). L’amour de son prochain est ici vu sous l’angle de la politique extérieure du royaume, mais de même que la qualité de mère d’Anne n’était pas qu’une affaire de diplomatie internationale, de même la charité de la reine est source de bienfaits pour ses plus humbles sujets, représentés par Labeur. Ainsi le motif de la paix23, soulevé par Noblesse, se pare-t-il d’images bien plus pathétiques lorsque Labeur l’évoque :
Jadiz je fuz mené pirs qu’à oultrance,
Comme homme en trance,
Par la meschance
De dure guerre, abuz et mengerie.
Mais, puys le temps qu’elle a regné en France,
Suys sans souffrance,
Hors de grevance,
Vivant en paix soubz sa noble armarie. (v. 369-376)
Un aspect particulier que recouvre la charité d’Anne de Bretagne est sa libéralité. Noblesse présente la reine comme « celle qui de son bien, / Par tout moyen, non d’huy mais de tout temps, / A contenté tous nobles mal contens » (v. 166-168). Le rôle spécifique de la reine est en quelque 73sorte de réparer des injustices et mécontentements qui pourraient être soulevés par le fonctionnement ordinaire du royaume, incarné par le roi. Une fois encore, ce motif soulevé par Noblesse prend une dimension bien plus cruciale lorsqu’il s’agit de se montrer libérale envers ceux qui n’ont rien – incarnés par Labeur – comme l’évoque Église :
Au povre noble ayde d’or et d’avoir,
Elle pourvoit toutes gens de sçavoir,
Et au commun sçait si tresbien pourvoir
Que bien souvent donne avant qu’il demande. (v. 275-278)
La libéralité de la reine est permise par son statut mais elle repose plus fondamentalement sur sa charité. L’ensemble de ces qualités font de la reine un équivalent terrestre de la Vierge Marie, figure maternelle, vertueuse et charitable s’il en est. L’éloge d’Anne de Bretagne que formule Eglise (notamment aux vers 259-270) reprend ainsi les images traditionnelles de la poésie mariale, comme l’a montré Fr. Cornilliat24. Nicole Hochner25 rappelle que sous le règne d’Anne de Bretagne, la dévotion à l’égard d’Anne, mère de Marie, connaît un fort engouement. Ces rapprochements soulignent qu’Anne, en tant que reine, est un secours pour la foi. Mais là encore, son action n’est pas tournée vers l’extérieur (c’est le roi très chrétien qui doit mener la croisade) mais vers l’intérieur du royaume : sa dévotion doit servir d’exemple à ses sujets.
Ces valeurs ou prérogatives sont donc évoquées par Noblesse, Eglise et Labeur, mais les allégories célestes les reprennent et les incarnent, pour les présenter à la reine avec d’autant plus de poids et d’évidence qu’elles ne sauraient être suspectes d’intérêt personnel. L’ensemble des prérogatives de la reine est subsumé sous la double tutelle de Charité et de Foy. Charité reprend ainsi l’expression de la libéralité de la reine :
Son bien desbonde,
Atout le monde
Donnant secours.
C’est le recours
Aux gens des cours […]. (v. 584-588)
[…]
74Des orribles accès
De povreté avoit soulagié mains
Par les beaulx dons de ses ouvertes mains. (v. 646-648)
Il n’est sans doute pas anodin que cette vertu soit évoquée au discours direct lorsqu’elle s’applique aux « gens des cours » et au discours indirect lorsqu’elle porte sur ceux qui sont frappés de « povreté » : là encore, la voix du poète semble fusionner avec l’intérêt des plus humbles sujets. Charité offre du reste une compensation à la guerre, rappelant son rôle dans le maintien de la paix au royaume :
Aultres disoyent : jadiz vivans sur terre
Apres avoir dedens mortelle guerre
Membres perduz et tous biens despenduz,
A desespoir quasi pres que renduz,
Venant vers elle à refuge et recours,
Avons trouvé confort, ayde et secours. (v. 659-664)
Les allégories de la justice et la libéralité sont d’ailleurs représentées, mais seule Justice s’exprime au discours indirect (v. 887-898), comme si l’essentiel de leur propos avait déjà été dit : elles n’interviennent qu’une fois que la cause d’Anne semble entendue et que sa célébration peut désormais reposer sur la copia, dont la suite abondante de Libéralité est représentative (elle arrive en effet avec « dieu sçait quelle bende », v. 901). Quant à Foy, elle fait d’Anne de Bretagne un tout, à la fois origine et fin, guide et source. Elle est celle :
Où tout humain pour eviter peril
Trouve lumiere […]. (v. 753-754)
Qui est de foy la vive fontenelle
Trescrestienne. (v. 765-766)
Chacune des prérogatives de la reine se décline pour les trois états, mais son rôle est le plus crucial envers le peuple, qu’elle doit protéger – devenant ainsi le « moteur26 » de la politique de Louis xii, qui se voulait « père du peuple ». Comme le peuple, Charité et Foy s’expriment par des vers hétérométriques (dont le schéma d’alternance 75est toutefois distinct) : par cette forme particulière, Marot développe le rôle d’intermédiaire que tient la reine entre la politique du roi et le peuple qui la subit parfois, et dont elle a pour tâche d’apaiser les maux. Lorsqu’ils réalisent ou commentent les entrées des différentes reines à Paris, d’autres Rhétoriqueurs, tels que Gringore ou La Vigne soulignent encore cet aspect, ainsi synthétisé par N. Hochner27 :
Les images d’Anne de Bretagne, de Marie Tudor et de Claude de France pivotent toujours autour d’une fonction protectrice, essentiellement féminine et maternelle, mais pas pour autant subalterne. Le devoir de régner incombe au roi. La reine n’est qu’un gage à la réalisation des promesses de paix et de justice, un garde-fou supplémentaire sur lequel les espoirs du peuple se reposent.
La rhétorique du cœur de Marot, qui place au centre de sa composition l’intensité du lien émotionnel entre la reine et ses sujets, est donc aussi une représentation du rôle politique de la reine, préservant seulement par amour ceux qui pourraient faire les frais d’un gouvernement trop rationnel du roi, ou bien qui pourraient ne pas en saisir les moyens et les fins. Lemaire était du côté des faits et de la raison des hommes ; Marot s’accorde aux raisons politiques de la reine par une rhétorique de la puissance émotive. Il épouse en particulier les intérêts des plus humbles, ceux qui ne maîtrisent pas les ressorts de l’éloquence recherchée et ne pourraient guère se défendre sans le soutien désintéressé et charitable de la reine. Toutefois, François Cornilliat28 fait remarquer qu’après l’oraison de Foy, les Prières délaissent provisoirement cette rhétorique de la transparence et de la spontanéité pour s’orner de façon spectaculaire. Des rondeaux insérés apparaissent au moment de conclure le propos de Foy ou pour retranscrire les paroles du duc François de Bretagne, tandis qu’Espérance s’exprime en rimes équivoquées, batelées, multipliant les échos sonores29. Selon Fr. Cornilliat, l’irruption de la poésie ornée est le signe que Dieu est à présent convaincu. Ajoutons qu’elle rend plus 76significatifs les discours qui suivent puisqu’ils ne déterminent plus la guérison d’Anne mais son rôle en tant que reine sur terre. Cette mutation dans l’esthétique des Prières montre comment Marot, retrouvant ses esprits poétiques à mesure que l’espoir chasse sa souffrance, fait littéralement de nécessité vertu : les nécessités des humbles sujets désespérés à l’idée de perdre leur soutien deviennent l’éloge éclatant des vertus de la reine.
Conclusion
Alors qu’Anne de Bretagne est malade, les poètes entrevoient un royaume sans reine. Tandis que Lemaire se saisit du prétexte d’un discours sur la reine pour s’adresser au roi, Marot, qui n’a pas cette volonté (ni peut-être cette autorité, contrairement à l’indiciaire venu de Bourgogne), investit cette circonstance dans un propos sur les prérogatives de la reine. Mais son poème sur le défaut de la reine au royaume est lui aussi réalisé comme par défaut, à plusieurs égards : défaut d’éloquence ornée au profit d’une rhétorique du cœur qui associe le poète aux sujets désespérés, défaut également d’un traité des fonctions de la reine en bonne et due forme, au profit de la souplesse d’une rhétorique mimétique du lien d’amour entre la reine et ses sujets, lien dont la guérison d’Anne, venue du ciel, offre le témoignage le plus éblouissant.
Ellen Delvallée
CNRS UMR 5316 Litt&Arts, Université Grenoble Alpes
1 Sur ces événements, voir notamment G. Minois, Anne de Bretagne, Paris, Fayard, 1999, p. 506-507 ainsi que G. Guiffrey, Poème inédit de Jehan Marot, Paris, Veuve J. Renouard, 1860, introduction p. 18-36.
2 Le titre de Prières sur la restauration de la sancté de Madame Anne de Bretaigne Royne de France sous lequel Defaux et Mantovani éditent le texte (Les deux Recueils, p. 120-154) n’est pas de Marot lui-même. Guiffrey explique qu’il appartient à une main de la fin du xvie siècle (Poème inédit de Jehan Marot, p. 17), tandis que Fr. Cornilliat rappelle que le poète désignerait plus volontiers son texte comme une « oraison » ou un « narré » (« Rhétorique, poésie, guérison : de Jean à Clément Marot », La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), éd. G. Defaux, Paris, Champion, 1997, p. 59-79, ici p. 61-62). Notons que le texte de Marot s’ouvre sur une adresse « A treshaulte et tresexcellente princesse Anne de Bretaigne Royne de France », forme d’intitulé qui signale d’emblée son propos épidictique.
3 Élément déjà remarqué par Fr. Cornilliat dans l’analyse des Prières figurant dans Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses “arguments”, Genève, Droz, 2009, p. 613-624.
4 Voir l’introduction des deux Recueils, éd. G. Defaux et T. Mantovani, Genève, Droz, 1999, p. 96.
5 Ce prosimètre figure dans J. Lemaire de Belges, Épistre du roy à Hector et autres pièces de circonstance (1511-1513), éd. A. Armstrong et J. Britnell, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2000, p. 55-65.
6 Sur ces relations de concurrence, de compétition ou de coopération chez les Rhétoriqueurs, voir notamment E. Doudet, « Contraintes, concurrences et stratégies d’autonomisation chez les Rhétoriqueurs francophones », Met eigen ogen, De rederijker als dichtend Individu (1450-1600), éd. D. Coigneau et S. Mareel, De Fonteine, 58, 2009, p. 69-86 et A. Armstrong, The Virtuoso Circle. Competition, Collaboration and Complexity in Late Medieval French Poetry, Tempe (Arizona), Arizona Center for Medieval and Renaissance Texts and Studies, 2012. La soigneuse répartition du masculin et du féminin, ainsi que des fonctions et poétiques de ces écrivains de cour nous laissent penser que les deux hommes concevaient leurs travaux de façon complémentaire plutôt que concurrencielle.
7 C. Brown, « Les louanges d’Anne de Bretagne dans la poésie de Jean Bouchet et de ses contemporains : voix de deuil masculines et féminines », Jean Bouchet. Traverseur des voies périlleuses (1476-1557), éd. J. Britnell et N. Dauvois, Paris, Champion, 2003, p. 31-51, partiellement repris et augmenté dans The Queen’s Library. Image-Making at the Court of Anne of Brittany, 1477-1514, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 245-275.
8 Voir J. Paxson, « Personification’s Gender », Rhetorica : A Journal of the History of Rhetoric, 16-2, 1998, p. 149-179.
9 La plupart du temps, Anne est « royne de France ». Par quatre fois néanmoins son titre de duchesse de Bretagne figure à côté du titre royal (v. 18, 136, 643 et 812). Ce rappel accroît plus la grandeur d’Anne qu’il ne constitue une véritable distinction (à laquelle Anne tenait, en œuvrant pour maintenir l’indépendance du duché de Bretagne). Sur ce silence de Jean Marot sur le duché de Bretagne, voir l’article de Sandra Provini dans le présent dossier.
10 Lemaire place également sa composition sous l’autorité de l’autopsie, mais d’une façon bien plus discrète. Au début de sa composition, il indique en effet : « je veiz ou pourpris royal de Blois deux treshaultes et tresnobles princesses de grandeur spectable et magnificence incredible » (p. 55). La première personne ne reviendra pas – laissant la place aux discours directs des allégories de France et de Bretagne – sinon au pluriel lorsque Lemaire évoquera l’action de Dieu pour « nous » et pour « la royne Anne nostre princesse souveraine tresredoubtée » (p. 63).
11 Les deux Recueils, introduction p. 94-97. Voir aussi l’analyse des Prières faite par L. Bozard dans « Le poète et la princesse. Jean Molinet, Jean Lemaire de Belges, Jean Marot et leurs ‘‘muses’’ : Marguerite d’Autriche et Anne de Bretagne », Le Moyen Français, 57-58, 2006, p. 27-40.
12 Le schéma sophistiqué des rimes des xxiiii coupletz ainsi que l’alternance des rimes féminines et masculines a été exposé par P. Jodogne, Jean Lemaire de Belges, écrivain franco-bourguignon, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1972, p. 441-442 puis par Brown (« Les louanges d’Anne de Bretagne… »). Cette alternance ne s’impose en France que progressivement au début du xvie siècle. En revanche, elle est plus précocement et plus généralement pratiquée par les Rhétoriqueurs de Bourgogne, parmi lesquels compte Lemaire. L’avènement progressif de cette répartition, dans son poème, est sans nul doute mimétique de son arrivée et de son établissement progressifs à la cour de France, et souligne ce qu’un poète renommé tel que lui peut apporter à la poésie française.
13 Sur la belle « facture » des poèmes des Rhétoriqueurs destinée à compenser la « fracture » du monde, voir Fr. Cornilliat, « Or ne mens » Couleurs de l’éloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994.
14 Les deux Recueils, introduction p. 73-78, repris dans G. Defaux, « Une poétique d’historiographe : subjectivité, vérité et ‘‘rhétorique seconde’’ dans l’œuvre de Jehan Marot », Mélanges à la mémoire de Jean-Claude Morisot, Montréal, Presses de l’université McGill, 2001, p. 61-96.
15 Institution oratoire, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, t. VI, livre X, chap. vii, « Comment acquérir et maintenir la facilité d’improvisation ». Defaux (« Une poétique d’historiographe ») avait déjà fait le rapprochement entre l’écriture de Marot et cette rhétorique : nous prolongeons ici ses remarques pour déterminer les enjeux poétiques et politiques de cette écriture de Marot.
16 Cornilliat, « Rhétorique, poésie, guérison », p. 64-65.
17 De même, Louis xii, chez Lemaire, était le premier à renoncer aux recours terrestres pour sauver sa femme, et s’en remettait entièrement à Dieu.
18 « O dieu des dieux, tu as ouy noblesse/ Que douleur blesse, / En toute humblesse/ Grace querant pour sa princesse et dame. / L’eglise apres te supplie en destresse/ Que mort ne oppresse/ Nostre maistresse, / Ains saine soit de cueur, de corps et d’ame. / Et moy povret, mes enfans et ma femme/ En nostre game/ Chascun te clame […] » (v. 481-491).
19 Il ne faut certainement pas y déceler de militantisme de la part de Marot : dans son oraison, Église, par exemple, parle au nom de tous (v. 275-278) et se caractérise par la multitude des « cordeliers, augustins, prescheurs, carmes » (v. 309) qui la suivent.
20 Le double virelay qui accompagne les xxiiii coupletz dans le manuscrit de Genève (Bibliothèque publique et universitaire, ms. 74) a la même fonction (il est reproduit dans Épistre du roy à Hector et autres pièces de circonstance, p. 67). Lemaire réclame qu’on lise ses « povres escripts » (v. 14) et qu’il en obtienne « aucun bien » (v. 9). C. Brown explique, que par cette disposition des deux pièces, Lemaire souligne le péril des poètes lorsque le protecteur – ici Anne de Bretagne – disparaît (The Queen’s Library, p. 254-255).
21 Sur ce cas particulier, voir l’étude de C. Martin-Ulrich, La persona de la princesse au xvie siècle : personnage littéraire et personnage politique, Paris, Champion, 2004. Elle évoque dès l’introduction la féminisation de la cour par Anne de Bretagne : non seulement elle fait venir de jeunes demoiselles nobles comme cela était déjà l’usage, mais elle manifeste un souci particulier et inédit pour leur éducation. Anne fournit ainsi aux demoiselles de sa cour instruction, activités pour remédier à l’oisiveté et préceptes pour tenir leur rang (p. 12). Il est évident que La Vraye disant advocate des dames et le Doctrinal des princesses et nobles dames doivent se lire dans ce contexte.
22 Dans les entrées royales qu’il organise pour Marie d’Angleterre, qui épouse Louis xii à la mort d’Anne de Bretagne, en 1514, ainsi que pour Claude de France, en 1517, Gringore souligne ce rôle spécifique de la reine dans des représentations symboliques à la fontaine du Ponceau (P. Gringore, Les entrées royales à Paris de Marie d’Angleterre (1514) et Claude de France (1517), éd. C. Brown, Genève, Droz, 2005, p. 129-130 et 164-165).
23 Conventionnellement, il appartient au roi de faire la guerre et à la reine de faire la paix : le sacre d’Anne de Bretagne à Paris, en 1492, souligne d’emblée cette prérogative (voir le compte rendu édité dans Les entrées royales à Paris de Marie d’Angleterre (1514) et Claude de France (1517), p. 201-203). Il faut ici rappeler que le mariage d’Anne de Bretagne à Charles viii met alors justement fin aux conflits entre la couronne de France et le duché de Bretagne.
24 Fr. Cornilliat, « Rhétorique, poésie, guérison », p. 64.
25 N. Hochner, Louis xii. Les dérèglements de l’image royale (1498-1515), Paris, Champ Vallon, 2013, chap. 7 : « La reine, cet ‘‘autre’’ roi », p. 245-278, ici p. 260.
26 Le terme est de Cl. Martin-Ulrich, qui explique que « si le roi est l’agent, la reine est le moteur ou plus exactement l’inspiratrice très chrétienne des actes du monarque » (La persona de la princesse au xvie siècle, p. 341).
27 Louis xii. Les dérèglements de l’image royale (1498-1515), p. 278. Rappelons néanmoins que ces entrées s’adressaient justement à un vaste public.
28 « Rhétorique, poésie, guérison », p. 70-73.
29 Par exemple, dans les vers « J’ay cest espoir, si ta misericorde/ Santé accorde à ce debile corps, / Que encor mettra à tous discors concorde/ En concorde paix avecques discorde, / Tant qu’on crira paix à trompes et cors. / Mais s’il advient qu’en cordant ces accors/ De ses beaulx jours le fil ou corde rompt, / Encor de l’an princes n’accorderont » (v. 821-828), toutes les rimes comprennent le son [kɔR].
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11263-1
- EAN : 9782406112631
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/01/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Anne de Bretagne, Jean Lemaire de Belges, éloge, rhétorique du cœur, politique