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Classiques Garnier

The Prières by Jean Marot Rhetoric and Politics in the Feminine

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2020 – 2, n° 40
    . varia
  • Author: Delvallée (Ellen)
  • Abstract: When Anne of Brittany miraculously recovered from sickness in 1512, Jean Marot wrote his Prières which, unlike Jean Lemaire de Belges’ XXIIII coupletz, used pathos in order to praise the queen (and not the king or the duchess). This rhetoric of emotion is mimetic of an open expression of people’s concerns and praise, it also enables the poet to present an authentic « mirror » to the queen, on which she can adapt her political action.
  • Pages: 59 to 76
  • Journal: Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406112631
  • ISBN: 978-2-406-11263-1
  • ISSN: 2273-0893
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11263-1.p.0059
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-04-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Anne of Brittany, Jean Lemaire de Belges, praise, rhetoric of emotion, politics
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Les Prières de Jean Marot

Rhétorique et politique au féminin

Le 21 janvier 1512, la reine Anne de Bretagne met au monde un enfant mort-né. La déception est immense à la cour, où lon attendait la venue dun héritier mâle qui succèderait au roi Louis xii vieillissant. La reine est extrêmement affaiblie par ce nouveau coup du sort, mais semble peu à peu sen remettre. Toutefois, le 28 mars 1512, la fièvre la reprend avec une telle violence que son entourage craint une mort imminente. Mais il nen est rien : le 30 mars, la cour sémerveille de sa guérison et y voit un miracle dont seul Dieu peut être la cause1. Jean Marot est de cet entourage : il se saisit de cet événement pour composer, en lhonneur de la reine, un vaste poème allégorique dans lequel sont transcrites les prières ayant permis cette guérison miraculeuse. Ces Prières2 reprennent nombre de lieux communs et de motifs propres aux déplorations funèbres des Rhétoriqueurs : allégories, cadre-type du songe, lamentation puis canonisation triomphale du défunt. En effet, accablé par la douleur, le poète sendort et rencontre une assemblée de personnes en pleurs. À lécart, il observe tout dabord Noblesse priant pour la reine, puis Église et Labeur prononcent leur oraison. Au terme de celle de Labeur, le poète se réjouit quAnne de Bretagne soit triomphalement transportée en paradis. Mais ce nest là que lexacte moitié du poème. Une fois sur 60place, le poète constate que Charité prie encore pour que Dieu veuille rétablir la santé de la reine : la déploration traditionnelle, composée dune lamentation et dune consolation triomphale, est ici mise en suspens. Ensuite, Foy et Esperance formulent à leur tour une oraison en faveur dAnne. Après que Justice, Libéralité et même le défunt père dAnne de Bretagne se sont à leur tour exprimés, Dieu envoie ses « ancelles » (v. 947) Miséricorde et Dame Pitié concocter un remède pour la reine. Sa convalescence entrevue en songe puis confirmée à la cour comble de joie le poète, qui met en vers ses visions oniriques pour la « recreation et delectation » (p. 120) de la reine, ainsi que cela est précisé dans la dédicace à Anne. Le poème est donc écrit une fois sa guérison assurée, une fois la déploration funèbre repoussée : sa fin est purement épidictique, il sagit de célébrer Anne dont les vertus sont telles que Dieu lui-même est mobilisé pour la maintenir en vie. De ce point de vue, le refus de la déploration funèbre, le fait quAnne guérisse et puisse lire son éloge constituent la preuve la plus éclatante et irréfutable de sa validité3. Pourtant, en dehors de la prose liminaire, le poète met en place la fiction dune écriture sur le vif (dont la spontanéité est justement mise en exergue par le contraste entre éloge accompli et douleur exprimée dans la dédicace), témoignant dune affliction personnelle particulièrement développée4. Nous nous intéresserons à la fonction rhétorique de cette expression si humiliée et si souffrante de Marot afin de comprendre la légitimité et les enjeux politiques de léloge dAnne quil construit.

Nous mesurerons dans un premier temps loriginalité de la pièce de Marot, dans la double perspective de léloge dAnne et de la représentation dune souffrance personnelle, au moyen dune lecture comparée de son poème avec les xxiiii coupletz de la valitude et convalescence de la Royne Trescretienne, Madame Anne de Bretaigne, deux fois Royne de France, composés par Jean Lemaire de Belges pour la même occasion5. Nous reviendrons ensuite sur les enjeux encomiastiques de la « rhétorique du 61cœur » pratiquée par Marot, avant den explorer la dimension politique, au service dun véritable « mirouer » (v. 433) de la reine, membre féminin du couple royal, aux fonctions spécifiques.

Le parti pris féminin des Prières

Dabord Rhétoriqueur à la cour de Bourgogne, Lemaire se rapproche de la cour de France par des publications en faveur de la politique de Louis xii à partir de 1511. En janvier 1512, il se dit « historiographe de la royne » dans ses imprimés. Il est également à Blois lorsquAnne tombe malade : les xxiiii coupletz célèbrent, comme les Prières de Marot, le miracle de sa guérison. Que leurs écrits soient concurrents ou quils aient au contraire été composés en collaboration, le fait est que les deux écrivains de cour rivalisent de virtuosité dans la composition ou la versification et surtout quils abordent les événements selon des points de vue très différents, sinon opposés6.

Cynthia Brown7 a déjà mis en évidence une opposition entre représentations masculines et féminines du deuil chez Lemaire et Marot. Dans chacune des compositions, ce sont des allégories féminines qui sexpriment : cela est commun et nest guère le signe dun engagement particulier des auteurs8, même si les femmes sont plus fréquemment 62représentées (et par là critiquées) en train de céder sous le poids de lémotion que les hommes. De fait, les allégories féminines de Lemaire – France et Bretagne, qui sexpriment tour à tour – ne prennent la parole quaprès avoir « fémininement gecté pluiseurs exclamations piteuses avec interjections confuses » (p. 55) ; leur propos se fait ensuite « plainte modérée » et se caractérise par une extrême maîtrise, qui confine à lharmonie :

puis par vingtquatre coupletz differentz en resonance armonieuse exprimerent la tresparfonde doleance de leurs cueurs, comme en certaine maniere de psalmodiation par repetitions alternatives ainsi quil ensuyt []. (p. 55)

Il nest rien de tel chez Marot, qui souligne au contraire la déformation physique des allégories quil met en scène, causée par la douleur. Ainsi Noblesse « sembloit trop mieulx morte que vive » (v. 98), tandis que lEglise présente « vis morne et blesme sous triste voille » (v. 199), pour ne citer que ces deux exemples.

Cette opposition des attitudes face à la douleur fait écho au destinataire envisagé pour ces œuvres. En effet, les allégories que met en scène Lemaire sadressent à Louis xii, et ce dernier est la source du miracle advenu à la reine. Dans la partie finale en prose, le roi est touché par les lamentations de France et de Bretagne et cest sa foi seule qui provoque la guérison dAnne :

Ledit seigneur doncques (jasoit ce que trespuissant il soit), mais voyant que sa mondaine puissance nestoit assez aidable ne secourable à sa treschiere compaigne [], sadvisa promptement de son tresdigne et tressainct tiltre qui est de chrestienté en degré superlatif, au moyen duquel il a achevé maintes haultes besoignes et evité maintz grandz perilz et infortunes dressez à lui et à son peuple, par ainsi comme roy treschrestien il a eu recours au ciel, dont son tiltre, sa consecration, son enseigne et ses armes sacrees sont descendues en terre, et puis quil a eu recours au ciel, le souverain dominateur celeste nous a esté propice et favorable []. (p. 63)

Lemaire rappelle également que Louis xii sétait lui-même miraculeusement remis dune maladie quelques années auparavant, en 1505, alors quon le croyait également perdu, doù sa foi en la possibilité dun nouveau miracle. Dieu a en effet « reiteré audit seigneur roy ung second miracle, dont le premier, à tousjours memorable, a esté veu en sa personne mesmes » (p. 63). Ce faisant, Lemaire souligne son rôle de chroniqueur 63ou dhistoriographe à la cour de France, collectant les illustres exemples du passé. Comme il le révèle in fine, son œuvre a pour vocation dédifier la postérité. Les « actions de graces » divines sont

rédigées par escript en memoire perpetuelle, affin quon congnoisse cy après par exemples certains, ou plutost histoires approuvées, de combien les puissances supercelestes et ultramondaines sont plus familieres et enclines au secours de la sacrée couronne et majesté treschrestienne que ne sont les choses terrestres et visibles. (p. 63-64)

De même, la nette distinction, en Anne, de la duchesse de Bretagne et de la reine de France (et la hiérarchie que cela suppose, car France est « mere » et Bretagne « fille » chez Lemaire, p. 55) napparaît guère chez Marot9 : elle est sans doute dictée à Lemaire par le fait quà son arrivée à la cour dAnne, il est chargé de rédiger une histoire du duché de Bretagne pour la reine (qui ne verra jamais le jour).

En revanche, dans les Prières, Louis xii est pour ainsi dire absent. Anne de Bretagne nest pas « seconde personne » (xxiiii coupletz, p. 63) mais occupe lensemble de la composition. Tout au plus Louis xii est-il évoqué dans les oraisons de Labeur et de Foy, qui évoquent sa tristesse si son épouse meurt (v. 389-391 et 729-732). Le roi apparaît au début du poème pour évoquer un élément de la vie de la cour :

O roy Loys, quelle douleur conceuptes

En vostre cueur, quant la lettre vous leustes. (v. 85-86)

Louis xii était en effet parti à Pont-Luyt et fut averti de la maladie de la reine par une missive. Cette anecdote souligne combien Marot était proche du couple royal : une stratégie inverse à celle de Lemaire qui met au contraire en valeur son recul. De fait, lensemble des Prières repose sur le témoignage direct du poète10. Le regard de Marot est souffrant, 64pitoyable, émerveillé. Defaux et Mantovani11 ont mis en valeur cet aspect du poème : il ne témoigne pas seulement des prières des trois états et des vertus théologales, mais aussi de la propre expérience du poète, qui ouvre et clôt stratégiquement la composition.

En somme, Lemaire situe son texte et sa légitimité décrivain dans son savoir-faire technique12, souligné dans la prose liminaire, ainsi que dans sa pratique historiographique : il se place du côté du roi et de ses hauts faits. Il passe sous silence les tenants de ce miracle (les prières, la foi, lespérance) pour se concentrer sur un exposé factuel rigoureux et faisant autorité. La dispositio maîtrisée et harmonieuse de ses xxiiii coupletz fait écho à la fermeté requise, chez les hommes, face au deuil. Les pleurs quune flèche arrachent à Louis xii soulignent précisément la nécessité dun discours ordonné pour palier le trouble vécu13. Marot, en revanche, articule son texte et en justifie la teneur par son statut de témoin tout entier livré à sa douleur – une attitude, ou plus exactement une rhétorique, qui lui est permise par le fait quil sadresse à une femme. Une telle féminisation de sa voix de poète nest pas nouvelle : dès son arrivée à la cour dAnne de Bretagne en 1506, Marot se présentait dans La Vraye disant advocate des dames, comme un champion épousant leur cause jusquà changer de genre. Mais, dans les Prières, cest bien un « je » qui sexprime en son nom, faisant concorder le moi écrivant avec le moi objet de lécriture, dans une transparence au service du pathos de 65la composition – et de sa perspective encomiastique. De La Vraye disant advocate des dames aux Prières, léloge des femmes (et de la femme par excellence quest la reine) est assumé par celui qui ne craint plus de se présenter en poète masculin et de se nommer Marot, quoique sous le voile dune humilité qui ne fait que souligner la grandeur de la destinataire :

Plaise vous sçavoir que je, Jehan des Marestz, alias Marot, de tous facteurs le moindre disciple et loingtain imitateur des meilleurs rhetoriciens, vostre treshumble et tres obeissant et tresadvoué subject, serviteur et esclave, vous voullant monstrer et faire tesmoignage de laffectueux vouloir et intention tresdesireuse que jay de continuer le propos obstiné et non jamais variable de tousjours faire et exploicter quelque petite œuvre à la recreation et delectation de voster bieneurée noblesse, ay mys et employé la force et totalle vigueur de ma tresrude et imbecille capacité à construire, ediffier et composer ung œuvre de la ressource et quasi nouvelle instauration de vostre santé. (p. 120)

Defaux lit cette transformation du genre de lune à lautre pièce comme un « psychodrame qui nous ferait assister à lapparition progressive du ‘‘je14’’ ». Au-delà de lindéniable évolution personnelle – et professionnelle, car le poète a désormais déjà fait ses preuves à la cour de France – qui se lit dans les œuvres de Jean Marot, on peut également percevoir la maîtrise progressive dune rhétorique du cœur, traduisant cette fois un véritable projet décriture de Marot au service dAnne de Bretagne.

Une rhétorique du cœur

Larticulation du féminin et du masculin dans les œuvres composées par Lemaire et Marot à loccasion de la maladie dAnne de Bretagne révèle donc des choix esthétiques et rhétoriques opposés chez ces deux auteurs. Chez Marot, lattention portée à lexpression féminine du deuil, marquée par son expansivité, correspond à une volonté de sadresser plus directement à la reine. Mais le choix de lexpressivité, de la transparence 66des émotions relève aussi dune stratégie rhétorique destinée à mettre en valeur la voix des « subgectz » (v. 1064) de la reine.

Lécriture des Prières est dictée par lémotion intense quéprouve le poète à lidée de perdre la reine Anne de Bretagne :

Attaint au vif de regretz importables,

Gorgogité de souspirs lamentables

Par griefz ennuys dont je fuz agitté

Na pas long temps : sur mon lit me jetté,

Rendant sanglouz et desteurtant mes mains,

Comme celluy qui souffre des maulx maintz,

Craintif, paoureux, par infortune aperte

Dung cas doubteux, dinrecouvrable perte,

Voyant à lœil la cruelle chimère,

Fiere Atropos, qui, de sa darde amere,

Taschoit de mettre et reduyre en souffrance,

Lhonneur du monde, Anne royne de France. (v. 1-12)

Lexpression de la souffrance du poète se poursuit encore et, dans le songe, rencontre la douleur intense vécue par la procession des trois états, composée de « dix mil et plus » (v. 55) :

Moy sommeillant en desolation

Ce nonobstant que jeusse portion

De telz douleurs : oyant leurs cueurs crouller,

Contraint je fuz les larmes distiller.

Lors me sembla que je me transportay

Avecques eulx, où ma douleur portay

Le myeulx que peu, cuidant cacher et taire

Ce dont ne peult lœil estre secretaire. (v. 67-74)

Dans ces circonstances, Marot mobilise une « rhétorique du cœur » (pectus), théorisée par Quintilien15, en vertu de laquelle le poète sassocie aux pleurs quil transcrit pour les reproduire plus intensément :

Il faut donc concevoir ces images des choses, dont jai parlé, et qui, je lai dit, sont appelées φαντασίας et tout ce dont nous aurons à parler, personnes, 67questions, espérances, craintes, il faut se les représenter, il faut se passionner pour elles. Cest le cœur [pectus], en effet, et la vigueur de lintelligence, qui rendent éloquent. (p. 140)

Pour comprendre limportance que Quintilien confère ici à la rhétorique du pectus, ou du cœur, il faut rappeler que lobjectif de lorateur est de donner la plus intense image des choses pour convaincre. Or le rhéteur constate que, parfois, « si la chaleur et linspiration emportent <celui qui parle>, il arrive souvent quune préparation soignée ne puisse atteindre au succès dune improvisation » (p. 139). Sans pour autant valoriser la naïve spontanéité et labsence de travail ni sen remettre à lhypothèse dune inspiration divine, Quintilien explique que la froide description, minutieusement organisée, écrite, ne parvient quimparfaitement à donner à voir les images des choses. Il faut encore transmettre lémotion ressentie, ce qui se fait parfois plus aisément lorsquon ne sarrête pas sur le choix des mots mais quon laisse sa parole couler : cest là que la rhétorique du cœur devient indispensable. Associée à la « vigueur de lintelligence », cest le travail qui préserve comme dans un écrin la vivacité des émotions et donne plus intensément à voir les choses. De fait, à la technique de Lemaire, à son alternance soigneuse des plaintes de France et de Bretagne, Marot répond par une rhétorique du cœur qui reproduit un sentiment profondément vécu et partagé, reposant sur lillusion dune spontanéité – mais dont lexercice nécessite au moins autant dapplication que toute autre production écrite, comme lexplique Quintilien qui formule dans son chapitre de nombreux conseils pour sexercer à pratiquer cette rhétorique du cœur. Quel sens donner à la transparence (travaillée) de la voix du poète, notamment par opposition à la mesure de Lemaire ? Outre quelle confère une vivacité des images (enargeia ou evidentia) destinée à emporter plus facilement la lectrice dans la vision onirique et à imposer léloge, la rhétorique du cœur de Marot fait entendre une nouvelle voix subsumante, apparemment non partisane, caractérisée par lintensité de son émotion. Cette voix sajoute à celles des prosopopées et semble dépasser leurs particularités. Elle dispose de facto dune certaine autorité dans lexpression de léloge. Différents éléments laissent cependant entendre que Marot rencontre tout particulièrement les craintes du peuple.

Le projet même des Prières, tel que Marot le présente dans la dédicace à Anne de Bretagne, fait doublement écho à loraison de Labeur. Dune 68part, Marot présente précisément son poème comme une « entreprise laborieuse », puis lensemble de son œuvre comme de « petitz labeurs partans de [sa] rude capacité » (p. 121), se situant clairement du côté du « mécanique » (v. 328). Dautre part, ce dernier termine son oraison par une comparaison dAnne avec les héroïnes antiques, faisant delle « Nostre Dido, nostre Hester et Lucresse » (v. 496). Les éditeurs montrent que ces exemples topiques de femmes illustres se trouvaient déjà dans La Vraye disant advocate des dames, mais ils entrent également en résonnance avec les œuvres de « Virgille » mentionnées dans la dédicace à Anne de Bretagne à titre de comparaison élogieuse avec le sujet que Marot se propose de traiter (p. 120-121). Cest donc Labeur qui concrétise le projet de Marot, qui incarne lalliance complémentaire dune voix humiliée et de la hauteur de la reine – lune étant renforcée par la présence de lautre. Il nest donc pas étonnant que ce soit son oraison qui permette darticuler le passage des allégories terrestres aux célestes, par un mouvement dacceptation et de grâce auquel étaient étrangères Noblesse et Église. En effet, comme le rappelle François Cornilliat16, leur prière repose pour ainsi dire sur une accusation : Dieu veut-il vraiment nuire aux hommes pour avoir cette femme parfaite auprès de lui ? Noblesse sinterroge :

As tu envie à nos biens terriens ?

Nest ton empire en honneurs assouvie,

Sans que par mort soit la Dame ravye

Qui nous convie à tous honneurs et biens ? (v. 138-144)

Église sinterroge moins sur ses « biens » que sur les « proffit[s] » :

Mais qui sont ceux, à bien tout concevoir,

Qui de sa mort pourroyent prouffit avoir ?

Certes nesung. Car, à dire le voir,

Noblesse, Eglise et Commun en amende. (v. 271-274)

Largument napparaît pas dans loraison de Labeur, dont le propos tient plus fondamentalement à la force de son pathos et au sens profond de laction divine dont il admet quelle échappe aux humains17 :

69

O dieu, pour quoy as tel chief dœuvre fait,

Si tres parfait

En dit et fait,

Pour en fleur dans ainsi rompre et défaire ? (v. 421-424)

Marot place cette prière de Labeur en troisième position : cela est conforme à la hiérarchie des états et se justifie aussi par la récapitulation de Labeur des oraisons de ses prédécesseurs Noblesse et Église18 (même si Église parle aussi au nom de tous). Mais cela est également significatif dans la dispositio du poème : Labeur déplace la question de la survie ou de la mort dAnne sur le seul plan de la foi, et non sur celui des intérêts terrestres de chacun des états à préserver Anne auprès deux. Nous verrons pourtant que cest le peuple qui a le plus à perdre de la mort de la reine… Il est ainsi possible, pour le poète, de sélever et dentrevoir un paradis dans lequel Anne est accueillie en grande allégresse : puisque la raison humaine ne suffit pas, il convient de se rendre aux raisons célestes.

Pourquoi Marot sidentifie-t-il si intensément aux sujets souffrants de la reine, et en particulier aux plus bas dentre eux19 ? Le poète soulignerait ainsi le danger qui le touche personnellement à voir sa protectrice disparaître, lui qui na dautre ressource que sa libéralité. Cest le sens que Fr. Cornilliat donne au rondeau final :

Pensez aussi à lamour tresloyale

De voz subgectz, qui sans quelque intervale

Ont prié dieu pour vous en reverence.

Et sainsi est, comme je croy et pense,

Vous leur serez humaine et liberalle

De bien en mieulx. (v. 1063-1068)

Marot invite la reine revenue à la vie à faire preuve de libéralité envers ses « subgectz », parmi lesquels se trouve le poète qui attend une juste rémunération pour son effort poétique20. Mais lintérêt personnel et 70financier de Marot nest peut-être pas le seul motif dun tel rapprochement entre le poète et les sujets souffrants, autour dune rhétorique de lintensité émotionnelle, du pectus. Pour le comprendre, il faut revenir au rôle spécifique de la reine dans le couple royal (sachant que Marot, contrairement à Lemaire, a sciemment exclu le roi de sa composition). Il apparaît que sous couvert démotion, dhumilité et de transparence, ou plutôt à travers elles, le poète de cour adresse un véritable « mirouer » (v. 433) politique à la reine, totalisant ses vertus et ses fonctions spécifiques auprès de ses sujets.

Un « mirouer » pour la reine

Dans La Vraye disant advocate des dames ou dans le Doctrinal des princesses et nobles dames, Marot formule des principes et préceptes de gouvernement des femmes à la cour, sans directement aborder le cas particulier de la reine, qui se situe au-dessus hiérarchiquement et qui les éduque21. Ce discours sur la reine transparaît pourtant dans les Prières, au moment stratégique où la disparition vécue dAnne de Bretagne laisse entrevoir toutes les prérogatives de la reine qui feront désormais défaut au royaume. Loin de constituer un doctrinal, Marot se saisit de la circonstance pour offrir à la reine, une fois guérie, un « mirouer » pour glorifier et régler son action. Pour Quintilien, la rhétorique du cœur ici mobilisée savère précisément la plus apte à un discours directement provoqué par les circonstances, improvisé :

71

Car il ne convient guère à un homme de bonne foi de promettre à tous une assistance qui pourrait faire défaut dans les dangers les plus pressants [] puisque se présentent dinnombrables nécessités imprévues, où il faut plaider immédiatement, soit devant les magistrats, soit dans les procès appelés par anticipation. (p. 135-136).

Le recours à une rhétorique du cœur est donc loutil permettant de transmuer la brutalité de la maladie dAnne, une horreur que personne naurait osé anticiper, en un propos signifiant – quil soit judiciaire pour Quintilien ou épidictique pour Marot – se tenant par lintensité de son contenu à défaut den pouvoir travailler plus longuement la forme. Par-delà léloge de sa protectrice, et précisément parce quil a écarté Louis xii de son propos, Marot réfléchit à la spécificité du rôle de la reine à la tête du royaume. Sa rhétorique, également déterminée par la représentation du féminin dans les Prières, est mimétique de lexpression des sujets et en particulier de Labeur : or la mise en valeur du lien entre ses sujets et la reine est précisément le socle de ses fonctions.

Examinons tour à tour les prérogatives dAnne de Bretagne qui se dessinent dans les oraisons des allégories de Marot. La première dentre elles, et la plus évidemment spécifique à la reine, est celle de la procréation : la reine est chargée doffrir un héritier mâle au royaume, or cest précisément une grossesse qui manque en 1512 de lui ôter la vie. Elle figure dès le discours de Noblesse :

Et si clameur denffans test agreable,

Dieu pitoiable, exaulce loraison

Claude de France, et le pleur lamentable

Sa seur Renée, en tant que prouffitable

Soit vallable au bien et guerison

DAnne leur mère. Et en brefve saison

Joye à foison luy soit donnée, affin

Que dens ung an nous rende ung beau daulphin. (v. 153-160)

Noblesse passe habilement de la peinture des pleurs des filles dAnne de Bretagne à lévocation dun fils non encore né mais ardemment désiré. Les grossesses dAnne ont évidemment des enjeux politiques22, mais la filiation maternelle détermine également un rapport de la reine aux 72sujets les plus démunis : « Cest dorphenins la mere et la substance » (v. 131). Il est significatif, à cet égard, que lultime argument présenté à Dieu pour quil accorde un miracle à Anne de Bretagne soit formulé par son défunt père, le duc François de Bretagne. Son oraison repose sur la pitié quil cherche à susciter, il présente également le Créateur comme un père, ayant déjà sauvé des « enfans » (v. 919) et partageant avec lui « paternelle nature » (v. 922). Pour la reine, la nécessité politique de la procréation acquiert ainsi, sous la plume de Marot, la dimension dun amour filial, dont le modèle est celui de Dieu pour les hommes.

Cet amour de la reine pour ses sujets prend le nom de charité. Église décline ce thème lorsquelle fait le tableau dune terre où Anne serait encore en vie : « Zelle et amour, et paix entre les princes » (v. 234). Lamour de son prochain est ici vu sous langle de la politique extérieure du royaume, mais de même que la qualité de mère dAnne nétait pas quune affaire de diplomatie internationale, de même la charité de la reine est source de bienfaits pour ses plus humbles sujets, représentés par Labeur. Ainsi le motif de la paix23, soulevé par Noblesse, se pare-t-il dimages bien plus pathétiques lorsque Labeur lévoque :

Jadiz je fuz mené pirs quà oultrance,

Comme homme en trance,

Par la meschance

De dure guerre, abuz et mengerie.

Mais, puys le temps quelle a regné en France,

Suys sans souffrance,

Hors de grevance,

Vivant en paix soubz sa noble armarie. (v. 369-376)

Un aspect particulier que recouvre la charité dAnne de Bretagne est sa libéralité. Noblesse présente la reine comme « celle qui de son bien, / Par tout moyen, non dhuy mais de tout temps, / A contenté tous nobles mal contens » (v. 166-168). Le rôle spécifique de la reine est en quelque 73sorte de réparer des injustices et mécontentements qui pourraient être soulevés par le fonctionnement ordinaire du royaume, incarné par le roi. Une fois encore, ce motif soulevé par Noblesse prend une dimension bien plus cruciale lorsquil sagit de se montrer libérale envers ceux qui nont rien – incarnés par Labeur – comme lévoque Église :

Au povre noble ayde dor et davoir,

Elle pourvoit toutes gens de sçavoir,

Et au commun sçait si tresbien pourvoir

Que bien souvent donne avant quil demande. (v. 275-278)

La libéralité de la reine est permise par son statut mais elle repose plus fondamentalement sur sa charité. Lensemble de ces qualités font de la reine un équivalent terrestre de la Vierge Marie, figure maternelle, vertueuse et charitable sil en est. Léloge dAnne de Bretagne que formule Eglise (notamment aux vers 259-270) reprend ainsi les images traditionnelles de la poésie mariale, comme la montré Fr. Cornilliat24. Nicole Hochner25 rappelle que sous le règne dAnne de Bretagne, la dévotion à légard dAnne, mère de Marie, connaît un fort engouement. Ces rapprochements soulignent quAnne, en tant que reine, est un secours pour la foi. Mais là encore, son action nest pas tournée vers lextérieur (cest le roi très chrétien qui doit mener la croisade) mais vers lintérieur du royaume : sa dévotion doit servir dexemple à ses sujets.

Ces valeurs ou prérogatives sont donc évoquées par Noblesse, Eglise et Labeur, mais les allégories célestes les reprennent et les incarnent, pour les présenter à la reine avec dautant plus de poids et dévidence quelles ne sauraient être suspectes dintérêt personnel. Lensemble des prérogatives de la reine est subsumé sous la double tutelle de Charité et de Foy. Charité reprend ainsi lexpression de la libéralité de la reine :

Son bien desbonde,

Atout le monde

Donnant secours.

Cest le recours

Aux gens des cours []. (v. 584-588)

[]

74

Des orribles accès

De povreté avoit soulagié mains

Par les beaulx dons de ses ouvertes mains. (v. 646-648)

Il nest sans doute pas anodin que cette vertu soit évoquée au discours direct lorsquelle sapplique aux « gens des cours » et au discours indirect lorsquelle porte sur ceux qui sont frappés de « povreté » : là encore, la voix du poète semble fusionner avec lintérêt des plus humbles sujets. Charité offre du reste une compensation à la guerre, rappelant son rôle dans le maintien de la paix au royaume :

Aultres disoyent : jadiz vivans sur terre

Apres avoir dedens mortelle guerre

Membres perduz et tous biens despenduz,

A desespoir quasi pres que renduz,

Venant vers elle à refuge et recours,

Avons trouvé confort, ayde et secours. (v. 659-664)

Les allégories de la justice et la libéralité sont dailleurs représentées, mais seule Justice sexprime au discours indirect (v. 887-898), comme si lessentiel de leur propos avait déjà été dit : elles ninterviennent quune fois que la cause dAnne semble entendue et que sa célébration peut désormais reposer sur la copia, dont la suite abondante de Libéralité est représentative (elle arrive en effet avec « dieu sçait quelle bende », v. 901). Quant à Foy, elle fait dAnne de Bretagne un tout, à la fois origine et fin, guide et source. Elle est celle :

Où tout humain pour eviter peril

Trouve lumiere []. (v. 753-754)

Qui est de foy la vive fontenelle

Trescrestienne. (v. 765-766)

Chacune des prérogatives de la reine se décline pour les trois états, mais son rôle est le plus crucial envers le peuple, quelle doit protéger – devenant ainsi le « moteur26 » de la politique de Louis xii, qui se voulait « père du peuple ». Comme le peuple, Charité et Foy sexpriment par des vers hétérométriques (dont le schéma dalternance 75est toutefois distinct) : par cette forme particulière, Marot développe le rôle dintermédiaire que tient la reine entre la politique du roi et le peuple qui la subit parfois, et dont elle a pour tâche dapaiser les maux. Lorsquils réalisent ou commentent les entrées des différentes reines à Paris, dautres Rhétoriqueurs, tels que Gringore ou La Vigne soulignent encore cet aspect, ainsi synthétisé par N. Hochner27 :

Les images dAnne de Bretagne, de Marie Tudor et de Claude de France pivotent toujours autour dune fonction protectrice, essentiellement féminine et maternelle, mais pas pour autant subalterne. Le devoir de régner incombe au roi. La reine nest quun gage à la réalisation des promesses de paix et de justice, un garde-fou supplémentaire sur lequel les espoirs du peuple se reposent.

La rhétorique du cœur de Marot, qui place au centre de sa composition lintensité du lien émotionnel entre la reine et ses sujets, est donc aussi une représentation du rôle politique de la reine, préservant seulement par amour ceux qui pourraient faire les frais dun gouvernement trop rationnel du roi, ou bien qui pourraient ne pas en saisir les moyens et les fins. Lemaire était du côté des faits et de la raison des hommes ; Marot saccorde aux raisons politiques de la reine par une rhétorique de la puissance émotive. Il épouse en particulier les intérêts des plus humbles, ceux qui ne maîtrisent pas les ressorts de léloquence recherchée et ne pourraient guère se défendre sans le soutien désintéressé et charitable de la reine. Toutefois, François Cornilliat28 fait remarquer quaprès loraison de Foy, les Prières délaissent provisoirement cette rhétorique de la transparence et de la spontanéité pour sorner de façon spectaculaire. Des rondeaux insérés apparaissent au moment de conclure le propos de Foy ou pour retranscrire les paroles du duc François de Bretagne, tandis quEspérance sexprime en rimes équivoquées, batelées, multipliant les échos sonores29. Selon Fr. Cornilliat, lirruption de la poésie ornée est le signe que Dieu est à présent convaincu. Ajoutons quelle rend plus 76significatifs les discours qui suivent puisquils ne déterminent plus la guérison dAnne mais son rôle en tant que reine sur terre. Cette mutation dans lesthétique des Prières montre comment Marot, retrouvant ses esprits poétiques à mesure que lespoir chasse sa souffrance, fait littéralement de nécessité vertu : les nécessités des humbles sujets désespérés à lidée de perdre leur soutien deviennent léloge éclatant des vertus de la reine.

Conclusion

Alors quAnne de Bretagne est malade, les poètes entrevoient un royaume sans reine. Tandis que Lemaire se saisit du prétexte dun discours sur la reine pour sadresser au roi, Marot, qui na pas cette volonté (ni peut-être cette autorité, contrairement à lindiciaire venu de Bourgogne), investit cette circonstance dans un propos sur les prérogatives de la reine. Mais son poème sur le défaut de la reine au royaume est lui aussi réalisé comme par défaut, à plusieurs égards : défaut déloquence ornée au profit dune rhétorique du cœur qui associe le poète aux sujets désespérés, défaut également dun traité des fonctions de la reine en bonne et due forme, au profit de la souplesse dune rhétorique mimétique du lien damour entre la reine et ses sujets, lien dont la guérison dAnne, venue du ciel, offre le témoignage le plus éblouissant.

Ellen Delvallée

CNRS UMR 5316 Litt&Arts, Université Grenoble Alpes

1 Sur ces événements, voir notamment G. Minois, Anne de Bretagne, Paris, Fayard, 1999, p. 506-507 ainsi que G. Guiffrey, Poème inédit de Jehan Marot, Paris, Veuve J. Renouard, 1860, introduction p. 18-36.

2 Le titre de Prières sur la restauration de la sancté de Madame Anne de Bretaigne Royne de France sous lequel Defaux et Mantovani éditent le texte (Les deux Recueils, p. 120-154) nest pas de Marot lui-même. Guiffrey explique quil appartient à une main de la fin du xvie siècle (Poème inédit de Jehan Marot, p. 17), tandis que Fr. Cornilliat rappelle que le poète désignerait plus volontiers son texte comme une « oraison » ou un « narré » (« Rhétorique, poésie, guérison : de Jean à Clément Marot », La Génération Marot. Poètes français et néo-latins (1515-1550), éd. G. Defaux, Paris, Champion, 1997, p. 59-79, ici p. 61-62). Notons que le texte de Marot souvre sur une adresse « A treshaulte et tresexcellente princesse Anne de Bretaigne Royne de France », forme dintitulé qui signale demblée son propos épidictique.

3 Élément déjà remarqué par Fr. Cornilliat dans lanalyse des Prières figurant dans Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses “arguments”, Genève, Droz, 2009, p. 613-624.

4 Voir lintroduction des deux Recueils, éd. G. Defaux et T. Mantovani, Genève, Droz, 1999, p. 96.

5 Ce prosimètre figure dans J. Lemaire de Belges, Épistre du roy à Hector et autres pièces de circonstance (1511-1513), éd. A. Armstrong et J. Britnell, Paris, Société des Textes Français Modernes, 2000, p. 55-65.

6 Sur ces relations de concurrence, de compétition ou de coopération chez les Rhétoriqueurs, voir notamment E. Doudet, « Contraintes, concurrences et stratégies dautonomisation chez les Rhétoriqueurs francophones », Met eigen ogen, De rederijker als dichtend Individu (1450-1600), éd. D. Coigneau et S. Mareel, De Fonteine, 58, 2009, p. 69-86 et A. Armstrong, The Virtuoso Circle. Competition, Collaboration and Complexity in Late Medieval French Poetry, Tempe (Arizona), Arizona Center for Medieval and Renaissance Texts and Studies, 2012. La soigneuse répartition du masculin et du féminin, ainsi que des fonctions et poétiques de ces écrivains de cour nous laissent penser que les deux hommes concevaient leurs travaux de façon complémentaire plutôt que concurrencielle.

7 C. Brown, « Les louanges dAnne de Bretagne dans la poésie de Jean Bouchet et de ses contemporains : voix de deuil masculines et féminines », Jean Bouchet. Traverseur des voies périlleuses (1476-1557), éd. J. Britnell et N. Dauvois, Paris, Champion, 2003, p. 31-51, partiellement repris et augmenté dans The Queens Library. Image-Making at the Court of Anne of Brittany, 1477-1514, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 245-275.

8 Voir J. Paxson, « Personifications Gender », Rhetorica : A Journal of the History of Rhetoric, 16-2, 1998, p. 149-179.

9 La plupart du temps, Anne est « royne de France ». Par quatre fois néanmoins son titre de duchesse de Bretagne figure à côté du titre royal (v. 18, 136, 643 et 812). Ce rappel accroît plus la grandeur dAnne quil ne constitue une véritable distinction (à laquelle Anne tenait, en œuvrant pour maintenir lindépendance du duché de Bretagne). Sur ce silence de Jean Marot sur le duché de Bretagne, voir larticle de Sandra Provini dans le présent dossier.

10 Lemaire place également sa composition sous lautorité de lautopsie, mais dune façon bien plus discrète. Au début de sa composition, il indique en effet : « je veiz ou pourpris royal de Blois deux treshaultes et tresnobles princesses de grandeur spectable et magnificence incredible » (p. 55). La première personne ne reviendra pas – laissant la place aux discours directs des allégories de France et de Bretagne – sinon au pluriel lorsque Lemaire évoquera laction de Dieu pour « nous » et pour « la royne Anne nostre princesse souveraine tresredoubtée » (p. 63).

11 Les deux Recueils, introduction p. 94-97. Voir aussi lanalyse des Prières faite par L. Bozard dans « Le poète et la princesse. Jean Molinet, Jean Lemaire de Belges, Jean Marot et leurs ‘‘muses’’ : Marguerite dAutriche et Anne de Bretagne », Le Moyen Français, 57-58, 2006, p. 27-40.

12 Le schéma sophistiqué des rimes des xxiiii coupletz ainsi que lalternance des rimes féminines et masculines a été exposé par P. Jodogne, Jean Lemaire de Belges, écrivain franco-bourguignon, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1972, p. 441-442 puis par Brown (« Les louanges dAnne de Bretagne… »). Cette alternance ne simpose en France que progressivement au début du xvie siècle. En revanche, elle est plus précocement et plus généralement pratiquée par les Rhétoriqueurs de Bourgogne, parmi lesquels compte Lemaire. Lavènement progressif de cette répartition, dans son poème, est sans nul doute mimétique de son arrivée et de son établissement progressifs à la cour de France, et souligne ce quun poète renommé tel que lui peut apporter à la poésie française.

13 Sur la belle « facture » des poèmes des Rhétoriqueurs destinée à compenser la « fracture » du monde, voir Fr. Cornilliat, « Or ne mens » Couleurs de léloge et du blâme chez les « Grands Rhétoriqueurs », Paris, Champion, 1994.

14 Les deux Recueils, introduction p. 73-78, repris dans G. Defaux, « Une poétique dhistoriographe : subjectivité, vérité et ‘‘rhétorique seconde’’ dans lœuvre de Jehan Marot », Mélanges à la mémoire de Jean-Claude Morisot, Montréal, Presses de luniversité McGill, 2001, p. 61-96.

15 Institution oratoire, éd. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, t. VI, livre X, chap. vii, « Comment acquérir et maintenir la facilité dimprovisation ». Defaux (« Une poétique dhistoriographe ») avait déjà fait le rapprochement entre lécriture de Marot et cette rhétorique : nous prolongeons ici ses remarques pour déterminer les enjeux poétiques et politiques de cette écriture de Marot.

16 Cornilliat, « Rhétorique, poésie, guérison », p. 64-65.

17 De même, Louis xii, chez Lemaire, était le premier à renoncer aux recours terrestres pour sauver sa femme, et sen remettait entièrement à Dieu.

18 « O dieu des dieux, tu as ouy noblesse/ Que douleur blesse, / En toute humblesse/ Grace querant pour sa princesse et dame. / Leglise apres te supplie en destresse/ Que mort ne oppresse/ Nostre maistresse, / Ains saine soit de cueur, de corps et dame. / Et moy povret, mes enfans et ma femme/ En nostre game/ Chascun te clame [] » (v. 481-491).

19 Il ne faut certainement pas y déceler de militantisme de la part de Marot : dans son oraison, Église, par exemple, parle au nom de tous (v. 275-278) et se caractérise par la multitude des « cordeliers, augustins, prescheurs, carmes » (v. 309) qui la suivent.

20 Le double virelay qui accompagne les xxiiii coupletz dans le manuscrit de Genève (Bibliothèque publique et universitaire, ms. 74) a la même fonction (il est reproduit dans Épistre du roy à Hector et autres pièces de circonstance, p. 67). Lemaire réclame quon lise ses « povres escripts » (v. 14) et quil en obtienne « aucun bien » (v. 9). C. Brown explique, que par cette disposition des deux pièces, Lemaire souligne le péril des poètes lorsque le protecteur – ici Anne de Bretagne – disparaît (The Queens Library, p. 254-255).

21 Sur ce cas particulier, voir létude de C. Martin-Ulrich, La persona de la princesse au xvie siècle : personnage littéraire et personnage politique, Paris, Champion, 2004. Elle évoque dès lintroduction la féminisation de la cour par Anne de Bretagne : non seulement elle fait venir de jeunes demoiselles nobles comme cela était déjà lusage, mais elle manifeste un souci particulier et inédit pour leur éducation. Anne fournit ainsi aux demoiselles de sa cour instruction, activités pour remédier à loisiveté et préceptes pour tenir leur rang (p. 12). Il est évident que La Vraye disant advocate des dames et le Doctrinal des princesses et nobles dames doivent se lire dans ce contexte.

22 Dans les entrées royales quil organise pour Marie dAngleterre, qui épouse Louis xii à la mort dAnne de Bretagne, en 1514, ainsi que pour Claude de France, en 1517, Gringore souligne ce rôle spécifique de la reine dans des représentations symboliques à la fontaine du Ponceau (P. Gringore, Les entrées royales à Paris de Marie dAngleterre (1514) et Claude de France (1517), éd. C. Brown, Genève, Droz, 2005, p. 129-130 et 164-165).

23 Conventionnellement, il appartient au roi de faire la guerre et à la reine de faire la paix : le sacre dAnne de Bretagne à Paris, en 1492, souligne demblée cette prérogative (voir le compte rendu édité dans Les entrées royales à Paris de Marie dAngleterre (1514) et Claude de France (1517), p. 201-203). Il faut ici rappeler que le mariage dAnne de Bretagne à Charles viii met alors justement fin aux conflits entre la couronne de France et le duché de Bretagne.

24 Fr. Cornilliat, « Rhétorique, poésie, guérison », p. 64.

25 N. Hochner, Louis xii. Les dérèglements de limage royale (1498-1515), Paris, Champ Vallon, 2013, chap. 7 : « La reine, cet ‘‘autre’’ roi », p. 245-278, ici p. 260.

26 Le terme est de Cl. Martin-Ulrich, qui explique que « si le roi est lagent, la reine est le moteur ou plus exactement linspiratrice très chrétienne des actes du monarque » (La persona de la princesse au xvie siècle, p. 341).

27 Louis xii. Les dérèglements de limage royale (1498-1515), p. 278. Rappelons néanmoins que ces entrées sadressaient justement à un vaste public.

28 « Rhétorique, poésie, guérison », p. 70-73.

29 Par exemple, dans les vers « Jay cest espoir, si ta misericorde/ Santé accorde à ce debile corps, / Que encor mettra à tous discors concorde/ En concorde paix avecques discorde, / Tant quon crira paix à trompes et cors. / Mais sil advient quen cordant ces accors/ De ses beaulx jours le fil ou corde rompt, / Encor de lan princes naccorderont » (v. 821-828), toutes les rimes comprennent le son [kɔR].