Faux coupables et vrais imposteurs L’usurpation d’identité devant la justice à travers le cas d’Ami et Amile
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2017 – 2, n° 34. varia - Auteur : Henrard (Nadine)
- Pages : 133 à 148
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
Faux coupables
et vrais imposteurs
L’usurpation d’identité devant la justice
à travers le cas d’Ami et Amile
La chanson d’Ami et Amile occupe une place de choix parmi les textes explorés par ceux qui s’intéressent à la problématique des liens tissés entre justice et littérature. Au centre des recherches, se trouve évidemment le fameux épisode du duel probatoire et du serment corrélé, où se met en jeu la question même de la vérité, qui se manifeste à deux niveaux : celui du discours (dans sa teneur comme dans sa forme), et celui des personnes.
La procédure médiévale du duel judiciaire est désormais fort bien connue. Nombre d’historiens lui ont dédié des travaux qui retracent l’histoire et détaillent le fonctionnement de ce mode de preuve sollicité par la justice médiévale pour corroborer une accusation ou un déni, et faire jaillir la vérité à une époque où les moyens scientifiques font défaut1. Situé « entre justice de Dieu et justice des hommes », selon la formule-titre d’un récent ouvrage, le duel judiciaire occupe dans la société du Moyen Âge une place ambiguë et instable, comme l’a rappelé Bernard Ribémont dans une contribution parue au sein de ce volume2 . Alors que son principe même réside dans le recours au sacré et dans l’appel au jugement de Dieu pour trancher un conflit humain, le duel fait paradoxalement l’objet de condamnations régulières de la part de l’Église (sur la base de l’argument que la Bible interdit de tenter Dieu), qui considère en outre qu’il constitue une légitimation de la violence. Mais si la littérature cléricale relaie d’abondance les critiques 134à son encontre, elle véhicule aussi des opinions plus nuancées voire franchement discordantes qui nourrissent le débat sur cette pratique. Proscrit par le pouvoir royal (par ordonnance, Louis ix l’interdit sur ses domaines en 1259), le duel judiciaire restera pourtant répandu, comme en témoignent les coutumiers ; la mise en place du système de l’enquête et l’exigence de la preuve rationnelle le relèguent toutefois au second plan, et s’il décline sensiblement dès la fin du xiiie siècle, son usage ne cessera vraiment qu’au milieu du xive siècle.
Le cas spécial de l’épreuve probatoire mise en scène dans la geste d’Ami et Amile a déjà fait couler beaucoup d’encre. Est-il encore utile de rappeler que le propre de ce duel réside dans l’ambiguïté de la situation, qui veut qu’un vrai coupable soit finalement disculpé parce qu’il a fait combattre à sa place son sosie, en situation pour sa part de jurer son innocence ? Victorieux de l’épreuve, Ami, que tout le monde a pris pour Amile, est alors lui-même placé en position délicate puisqu’il est contraint de s’engager à épouser la fille du roi, ce que son statut d’homme marié lui interdit de faire. On en arrive alors à une situation pour le moins curieuse, que Jean Subrenat résume parfaitement : « un serment ambigu sauve un chevalier des conséquences d’un acte bien réel (la liaison entre Amile et Bélissant), tandis qu’Ami sera puni par la lèpre pour un acte qu’il n’aura pas commis, même s’il a dû feindre par serment de s’y engager3. »
Cet épisode a donc fait l’objet de plusieurs études développées qui s’emploient à démonter le mécanisme juridique mobilisé, tout en s’efforçant de déterminer le sens qu’il faut donner aux événements – et d’une manière plus générale au poème lui-même – à la lumière des implications de la scène considérée4. S’il n’y a pas lieu d’établir ici la synthèse de cette abondante littérature, qui irriguera les réflexions qui 135suivent, nous souhaiterions néanmoins pointer le fait que beaucoup des critiques qui se sont penchés sur les dimensions juridiques du texte ont, chacun à sa manière, articulé leur analyse à la question de la vérité, laquelle ne se laisse pas appréhender facilement. La vérité tend en effet à se dérober tout au long du récit, et de surcroît, elle peut aussi varier selon les instances de référence, comme l’a mis en évidence William Calin, qui fut l’un des premiers à examiner attentivement la question de la culpabilité des protagonistes. Rapportés à la justice de Dieu et à la justice des hommes, les actes des compagnons révèlent les tensions entre code moral et code féodal, entre la lettre et l’esprit de la loi5 .
Nous nous proposons de revenir une fois de plus sur cette histoire pour examiner le problème de l’échange d’identité, qui touche à la vérité de la personne, en investiguant cet élément sous l’angle de la légalité. L’enquête portera d’abord sur l’établissement du délit de substitution commis par les deux héros, délit qui s’inscrit dans un réseau de sens en résonance avec l’ensemble de l’œuvre ; nous nous interrogerons ensuite sur la qualification des faits d’après les critères du droit médiéval en nous livrant à un examen du modus operandi et de la personnalité des coupables, avant de conclure sur la peine encourue.
Une usurpation d’identité
dans un contexte général de falsification
L’affaire se noue avec la situation paradoxale déjà décrite, qui conditionne toute la réflexion : en jurant qu’il n’a pas déshonoré Bélissant, Ami profère assurément un serment véridique s’il le dit en tant qu’Ami, mais le souci est que l’acte repose sur une tricherie, puisqu’Ami a endossé en cachette l’identité d’un autre, et l’issue du combat n’est favorable que parce que c’est un « faux Amile » qui porte les armes. S’il est bien admis que la preuve apportée par le duel est biaisée, il faut se demander où commence précisément le délit.
136En principe, le combat judiciaire requérait que l’accusateur et l’appelé combattent en personne, mais le droit ancien prévoyait la possibilité de se faire représenter dans un duel notamment pour ceux auxquels on reconnaissait une infériorité physique passagère ou permanente (malades ou impotents, femmes, mineurs et vieillards de plus de soixante ans6). La représentation était même obligatoire pour les Juifs et pour les clercs, auxquels le duel était interdit7. Cette règle peut surprendre, car comme le fait observer Jean Gaudemet, le principe même du recours à un tiers – parent ou parfois même personne rétribuée – est difficilement conciliable avec l’idée qui préside à l’institution du duel judiciaire : « [c]omment ce tiers salarié pourrait-il encore passer pour l’instrument de la justice divine8 ? ». Quoi qu’il en soit, pour se faire représenter par un avoué ou un champion, il fallait introduire auprès du juge une requête expresse et prouver son essoine. La Chanson d’Ami et Amile déroge à ces règles. Au regard de la loi en effet, rien dans son état ne justifie a priori qu’Amile puisse bénéficier d’une représentation, et Charles a de surcroît anticipé une éventuelle demande de ce type en stipulant d’emblée à Amile qu’il n’accepterait pas d’autre combattant que lui, anticipant avec sagacité la première idée qui émerge dans la tête d’Ami :
137« Sire compains, dist Amis a Amile,
Ceste bataille ne puet remanoir mie,
Ainz sera faite par Deu le fil Marie,
Et la fera, sachiéz mes cors meïsmez. »
Et dist Amiles : « Vos parléz de folie,
Car l’emperere en a sa foi plevie
Et bien juré le fil sainte Marie
Que d’un autre home ne la panroit il mie,
Tel duel a de sa fille9. »
Par parenthèse, la précaution prise par l’empereur suggère que la représentation ne se limitait pas aux exceptions évoquées par Philippe de Beaumanoir10. Contrairement à la procédure encore, la substitution est ici dissimulée, alors que la représentation en justice est un acte affiché, porté à la connaissance du juge – avec l’accord duquel elle se fait –, et de l’assemblée11. Même s’il a d’abord manifesté l’intention d’assumer ce rôle officiellement, Ami ne peut donc être considéré comme le champion d’Amile.
En fait, dans le cas qui nous occupe, Ami répond à la définition de l’« imposteur » au sens particulier que le Trésor de la langue française donne au mot : il est bien celui « qui usurpe le nom, la qualité, le titre d’un autre ; celui qui se fait passer pour autre que ce qu’il est ». Et l’imposteur agit généralement pour abuser, comme le suggère le sens 138premier du terme : dérivé du latin impérial impostor, « trompeur », le mot imposteur désigne d’abord « celui qui trompe, qui abuse autrui par des mensonges, dans le but d’en tirer un profit matériel ou moral ». Dans la chanson, Ami veut abuser l’empereur, Hardré, et la cour avec eux, mais il n’agit en revanche nullement à l’insu de son compagnon, et il ne s’approprie l’identité de celui-ci ni par ruse, ni par fraude ou par violence à son encontre, ce que suppose généralement l’usurpation, qui se fait au détriment d’une victime. Il n’empêche que même si elle s’opère avec le consentement d’Amile (qui n’a pas le statut de victime dans cette affaire), cette usurpation d’identité implique en elle-même un élément d’illégalité : usurper, nous dit encore le TLF, c’est « s’attribuer ou obtenir quelque chose de façon illégitime, sans y avoir droit ». Si Ami prend illégalement la place d’un autre, ce n’est pas non plus à son propre profit qu’il agit, mais pour assurer la sauvegarde de son compagnon. On se trouve donc face à un cas assez singulier.
De fait, l’imposture constitue l’une des formes de la supercherie et de la falsification, et avant d’aller plus loin, il convient de s’arrêter un instant pour mettre ce motif en perspective et l’éclairer à la lumière de l’ensemble du texte.
Il est en effet frappant de constater combien la thématique du faux est omniprésente dans cette histoire d’amitié véritable, où elle se décline sous diverses formes. Tout commence avec la fausse parenté des héros. Nés le même jour, ils se ressemblent aussi parfaitement que des vrais jumeaux, ont le même parrain, et ont tissé une relation quasi fusionnelle ; la ressemblance de leurs noms est même « la métonymie d’une entière conformité de nature12 ». Pourtant, ils ne sont en rien du même sang : ils entretiennent une forme de fraternité à travers leur pacte de compagnonnage, et si cette relation horizontale basée sur l’élection s’avère dans le monde féodal tout aussi valorisée (sinon plus) que la relation charnelle, il ne s’agit néanmoins que d’une parenté fictive. Viennent ensuite les calomnies qui pleuvent sur les héros tout au long de leur parcours : au début du récit, lorsqu’il tente de discréditer les deux amis auprès de Charles pour obtenir qu’ils soient écartés de la cour, Hardré tient à leur égard des propos implicitement diffamatoires fondés sur une pure invention (laisse 15) ; devant la colère du roi, le traître se confond 139ensuite en fausses excuses (laisse 17), feint le repentir et multiplie les marques d’une réconciliation de façade (laisses 17 et 19). Un peu plus tard, il renouvelle à la cour ses accusations infondées de lâcheté envers les deux chevaliers avant de distiller la fausse nouvelle de leur mort (laisse 23). Paradoxalement, c’est au moment où il dit la vérité, à savoir quand il accuse Amile d’avoir couché avec Bélissant, qu’il est « faussé », autrement dit, accusé de faux témoignage. En matière de diffamation, la méchante Lubias n’est pas en reste, qui ne cesse de répandre des bruits trompeurs sur l’un comme sur l’autre. Peu après son mariage, elle fait croire à son mari qu’Amile la poursuit de ses assiduités (laisse 30) ; lorsqu’Ami est devenu lépreux, elle colporte des rumeurs sur son compte afin de pouvoir le chasser : elle prétend qu’il a perdu sa virilité et fait croire qu’il serait trop heureux de contaminer toute la ville (laisses 118 et 17513) ; elle s’engage publiquement à l’aider mais ne tient pas parole (laisse 111).
Fausses accusations, faux-semblants, fausses promesses, témoins « faussés » : le mensonge semble partout présent dans le poème. C’est donc au sein d’un réseau tissé de fourberies et de paroles fallacieuses que s’inscrit l’affaire de l’échange d’identité qui débouche sur un faux serment ou plus exactement sur un vrai serment prêté par un faux coupable14. On le voit, aucun des cinq protagonistes ne peut se targuer d’une parfaite honnêteté. Seul Dieu aurait le privilège de dire la Vérité, ce que l’auteur s’obstine à répéter pour en convaincre son public ; ainsi la formule « Dieu qui (onques) ne menti(t) » est-elle martelée aux v. 1397, 1439, 1881, 2125, 2681 et 2694. Cependant, le mensonge et la duplicité ne sont pas dénués de vertus : ils agissent comme des révélateurs qui, par contraste ou par éclairage indirect, font ressortir la sincérité de l’attachement des amis et la loyauté indéfectible dont ils font preuve l’un à l’égard de l’autre.
Ce cadre permet de mieux appréhender le motif de l’usurpation d’identité, qui se retrouve par ailleurs activé à plusieurs reprises et ne concerne pas le seul Ami. La substitution organisée pour le duel entraîne en effet logiquement son corollaire à Blaye, où Amile va prendre auprès 140de Lubias la place de son compagnon, auquel il fournit du même fait un alibi garantissant le secret de leur ruse. À ce thème de l’usurpation se rattache aussi la conduite de Bélissant, qui se fait tacitement passer pour une servante afin d’être acceptée dans la couche d’Amile15. Comme Ami, la fille de Charles se pare donc de la qualité d’une autre pour arriver à ses fins. Et c’est encore au même comportement que s’apparente l’acte de Hardré lorsque celui-ci s’approprie indûment la victoire remportée par les deux compagnons sur les assaillants berrichons de Charles : après avoir tué les comtes capturés par Ami et Amile, le félon arrache leur tête qu’il va brandir à la cour pour jouer le rôle du sauveur et se substituer aux vrais vainqueurs (laisse 2216). Ce motif de la réussite usurpée resurgit encore ultérieurement, quand Lubias insinue qu’Amile – Ami en l’occurrence – n’a pas tué lui-même Hardré lors du duel : son oncle aurait été mortellement atteint par le trait d’un arbalétrier posté dans le champ ; son adversaire se serait ensuite contenté de décapiter le cadavre pour s’arroger la victoire, ce qui sous-entend assurément que le combat perd sa force de disculpation (laisse 100). Il y a certes bien eu usurpation dans ce combat, mais elle ne se situe pas où Lubias le prétend.
La représentation littéraire
au prisme du droit médiéval
Comment le droit médiéval qualifie-t-il ce délit ? Dans le très long inventaire des crimes et méfaits qu’il dresse au chapitre 30 de son coutumier, Philippe de Beaumanoir n’évoque pas précisément le cas de l’usurpation d’identité, mais de son aveu même, sa liste n’est pas 141exhaustive17. On rappellera incidemment que le mot français imposteur ne naît qu’au xvie siècle – sa première attestation figure chez Rabelais –, et qu’à propos de l’imposture politique, Gilles Lecuppre a signalé que son modèle latin impostor n’était lui même utilisé que dans des témoignages relativement tardifs, à partir de la fin du xiiie siècle18. Il convient donc de cerner le délit par approximation avec d’autres notions reconnues de la justice médiévale.
Parce qu’il détourne la justice, l’acte d’Ami relève à tout le moins d’une forme de trahison à l’égard de son seigneur, Charles, dont la fille a été déshonorée, et ceci l’inscrit parmi les crimes graves et punis de mort. On ne peut à proprement taxer Ami de faux témoignage puisqu’il ne ment pas lorsqu’il affirme ne pas avoir touché Bélissant. Or, selon Philippe de Beaumanoir, « il est faus tesmoins qui dit a essient menchongne en son tesmongnage aprés ce qu’il jure, por amor et por haine, por loier ou por promesse ou por peur » (§ 868) et « nus ne doit dire autre coze en son serement fors que verité, nis pour sauver son frere de mort » (§ 869) ; et cette dernière précision interdit de disculper Ami d’un éventuel faux témoignage en faveur de son frère d’élection. En revanche, la notion de tricherie, plus générale que celle du faux témoignage, recouvre davantage la fraude à l’identité. Les termes de garçon tricherre, de tricator ou de trufator figurent d’ailleurs expressément dans les sources relatives aux imposteurs politiques, qu’elles désignent aussi parfois par le mot proditor (« traître »), ce qui corrobore la qualification de trahison que nous suggérions précédemment. Le Coutumier de Beauvaisis définit pour sa part la tricherie comme « tout acte mensonger, accompli en connaissance de cause en vue d’occasionner un dommage à autrui. Il importe peu que l’auteur du dol ne soit pas celui qui doit en tirer profit19 ». De fait, Ami n’agit pas dans son propre intérêt, mais 142en remplaçant Amile, il crée une situation mensongère qui empêche la sanction du vrai coupable et prive Charles d’une réparation. Le corpus épique nous fournit en tout cas un autre témoignage qui va dans cette direction. Dans la chanson de Berte aus grans piés, où il est aussi question d’un échange de personnes, c’est en effet par le terme de tricherie qu’est désignée la substitution de Berthe, dans une alliance à la rime particulièrement révélatrice, puisque le poète y condense toutes les composantes du forfait :
A ce qu’il a oÿ connoist la tricherie,
Bien se perçoist conment Berte li fut changie
Et voit tout clerement qu’ele a esté traïe20.
Pour ce qui est du modus operandi, on admirera combien l’échange d’identité entre Ami et Amile a été soigneusement réfléchi, ce qui confirme, si besoin en était, le caractère intentionnel du délit21. Tout le mérite de la machination – Philippe de Beaumanoir parlerait d’agait apensé – revient à Ami, qui s’emploie surtout à préparer son propre remplacement à Blaye. La première étape de la ruse touche à la modification de l’apparence, qui rejoint le ressort narratif du déguisement, familier de la littérature médiévale, et qui ne nous intéresse pas en tant que tel22. Nul besoin ici de trucage physique ni de postiche, vu la ressemblance des compères, mais ceux-ci doivent au minimum intervertir leurs habits, dont ils tirent une individualité sociale, ainsi que leurs chevaux et leurs armes, qui les désignent dans le monde féodal et tout particulièrement à leurs hommes. Indicateur d’un rang, d’une position, le vêtement aide à la reconnaissance de l’individu : comme le souligne encore Gilles Lecuppre, « l’habit est un “marqueur social”. Dans l’Occident médiéval, on est ce qu’on paraît23 ». Signe extérieur mais non superficiel, le vêtement permet aussi dans une certaine mesure 143l’expression de l’être, et « tout changement d’habit induit des transformations de la personne24 ». Le transfert des attributs vestimentaires est donc une démarche primordiale pour investir l’identité de l’autre (et le poète insiste par deux fois sur la scène), mais ce stratagème ne suffirait pas à duper l’entourage s’il ne se complétait d’un travail comportemental. Ami livre alors à son compagnon des détails plus intimes qui lui seront indispensables pour réussir à s’immiscer dans un environnement inconnu sans attirer l’attention de personne : il lui souffle les paroles à répéter à ses chevaliers, l’informe des manies de son épouse et de l’accueil qu’elle lui réservera, lui dicte l’attitude à adopter en face d’elle pour se mouler sur ce qu’il ferait lui-même ; il lui décrit enfin les habitudes de sa maison (laisse 60). Jusqu’à la tombée de la nuit, il lui expliquera comment endosser sa personnalité et devenir son double en lui enseignant avec minutie les moyens de gruger son entourage. Tout ceci fait immédiatement penser à l’histoire fameuse de Martin Guerre, cet Ariégeois qui, au milieu du xvie siècle, vit son identité usurpée par un compagnon de voyage, un certain Arnaut du Tilh, avec lequel il s’était montré trop loquace. Jouant de sa ressemblance avec sa victime, celui-ci réussit à se faire passer pour le véritable Martin auprès des habitants du village, auprès de la famille et de l’épouse du vrai Martin, en utilisant des détails significatifs que celui-ci lui avait confiés au cours de leurs conversations. Certains parents furent toutefois animés d’un doute, et Arnaut, mis en cause, dut se justifier devant la justice. Son coup aurait pu réussir sans le retour du vrai Martin Guerre, rentré au foyer après plus de dix ans d’absence. Celui-ci démasqua définitivement l’imposteur, que le tribunal de Toulouse condamna à la peine capitale pour usurpation d’identité, principal chef d’accusation auquel s’ajoutaient l’abus de confiance, la fraude et l’adultère25.
D’adultère, Amile ne se rend quant à lui point coupable. Respectueux de sa promesse faite à Ami, il réussit à repousser les avances de Lubias en divisant le lit conjugal de son épée, justifiant cette chasteté inattendue 144par une mauvaise fièvre (laisses 64-66)26 ; aucun échange de femme n’a donc lieu. Observons qu’à l’instar d’Arnaut du Tilh, Amile a appris un rôle et construit son personnage par contact direct avec le modèle à remplacer, et grâce à des précisions délibérément livrées par celui-ci ; à la différence de Martin, Ami n’ignore rien de l’imposture et contribue au contraire à la monter. Dans les deux histoires, on a affaire à des couples de sosies (ou du moins, à deux personnes qui se ressemblent de manière troublante). Dans le cas d’Ami, ce n’est toutefois pas l’adultère mais le risque de bigamie qui menace. Après le duel, Charles offre en effet sa fille au vainqueur du combat, et Ami est contraint, au nom d’Amile, de jurer sur les reliques qu’il épousera Bélissant. Il tente alors une esquive, en prononçant un énoncé ambigu dans lequel il ne s’implique pas vraiment :
Si m’aït Dex et ces saintes reliques
Qui sor cel paile sont couchies et mises
D’ui en un mois, se Dex me donne vie,
A son conmant iert espoussee et prinse (v. 1793-1796).
L’empereur n’est cependant pas dupe de cette formule passive, et il exige un engagement personnel plus ferme. Lorsque les noces sont célébrées plus tard, chacun a repris son rôle et c’est alors bien Amile que la jeune fille épouse devant Dieu (laisse 98). À strictement parler, on ne peut donc pas accuser Ami d’être bigame, mais le poète insiste toutefois sur la portée de la promesse et sur la force de la parole donnée, qui font que fiançailles valent épousailles (« Savéz, segnor, quex chose est de couvent ? », v. 1803). Il se montre ainsi très conscient que le fait de prendre l’identité d’un autre est un délit aux yeux de la justice et que ce délit peut en entraîner d’autres.
145Si, comme on l’a vu un peu plus haut, Amile doit se composer un personnage pour abuser Lubias et ses concitoyens de Blaye, qu’en est-il d’Ami devant l’empereur au moment du procès ? En fait, Ami n’est à aucun moment amené à prouver son identité. Lorsqu’il arrive au lieu du combat, son aspect extérieur suffit à le faire (re)connaître. C’est Bélissant qui l’aperçoit la première, et son regard est attiré par les armes du chevalier, lesquelles importent beaucoup pour l’identification comme l’échange des équipements l’avait laissé pressentir27. L’accent mis sur les armes se justifie tout autant dans le cadre du combat judiciaire, et le Coutumier du Beauvaisis montre que chacun comparaissait avec ses propres armes et que l’équipement était minutieusement règlementé28. L’accusateur et le défenseur parvenus devant leur juge, la procédure du duel s’enclenche alors sans qu’on n’assiste ici à aucune vérification « administrative » préalable des parties en présence ; en prononçant le serment de vérité, chacun affirme solennellement agir en bonne foi, et lorsqu’il débite la formule accusatoire, Hardré ne croit pas utile de citer son adversaire nommément ; il se contente de le désigner à l’assistance en le tenant par la main (« cest vassal que par la main tieng ci / Qu’o Belissant nu a nu le reprins / si faitement com fame a son mari », v. 1419-1421), se plaçant par conséquent en position de menteur puisque c’est l’innocent Ami qui est à ses côtés (et en définitive, c’est donc Hardré qui énonce un faux serment). Le formalisme médiéval joue ici à plein29.
146On est bien conscient que ce qui compte – et davantage encore si on se place du point de vue de la justice divine – c’est la personne plus que l’identité administrative ; c’est tel individu qui s’engage par serment personnel et livre bataille.
Bien sûr, nul ne s’attend à ce qu’Amile ait délégué un sosie ; aucune contestation d’identité n’était à prévoir et l’on comprend que la procédure puisse se satisfaire de la simple reconnaissance physique, sur laquelle s’établit un consensus. Alors que la justice moderne réclame à ceux qu’elle reçoit de produire leurs papiers d’identité, l’identification repose ici sur une évidence de fait, et la notoriété sert de caution : l’accusateur et l’accusé sont bien connus de l’empereur qui préside le procès, de l’assemblée, et surtout aussi des trois garants d’Amile, à savoir la reine, Bélissant, et Beuvon, le fils de Charles, qui servent en quelque sorte de témoins d’identité et de moralité (à ce titre, il n’est pas indifférent que ce soit Bélissant qui ait la première repéré Ami quand il se présente au champ clos). Dans un chapitre où elle s’interroge sur l’établissement de la personnalité du criminel, Claude Gauvard n’a pas manqué d’insister sur le rôle des témoins et de la collectivité dans la renommée de l’individu (comme dans celle du crime d’ailleurs30).
Pour le duel judiciaire, la coutume prévoit pourtant des formules de présentation des adversaires et, le cas échéant, de leurs avoués, selon lesquelles les comparants doivent se nommer31, mais le poème ne reflète pas ce point de procédure. Aucune vérification d’identité ne survient non plus au moment où, devant l’empereur, Ami, toujours voilé, s’engage sur les reliques à prendre Bélissant en mariage32. La manière dont 147Ami joue avec la formule – comme plus tard le serment maladroit de Hardré – nous démontre s’il en était besoin le poids accordé au seul énoncé d’un nom. Ainsi que le confirme Jean-Pierre Gutton, qui a retracé l’histoire des marques d’identité, « la parole, dans un environnement culturel encore essentiellement oral, est créditée d’une forte efficacité. Le nom compte autant que le fait ou la personne. Donner un nom c’est identifier, donc comprendre et maîtriser, et peut-être aussi posséder33 ». Au Moyen Âge, « le changement de nom demeure limité s’il ne cache pas une fraude34. » La disparition de l’oralité, l’évolution de l’État et les nécessités de contrôle donneront peu à peu naissance à des instruments légaux d’identification, mais comme on a pu s’en apercevoir, le droit médiéval est loin d’être insensible à cette question.
Conclusion
En fraudant sur leur identité, les deux héros du poème risquaient gros. On a dit plus haut qu’Arnaut de Thil avait été condamné à la peine capitale : il fut pendu puis brulé. Dans le monde épique, c’est encore une fois la chanson de Berte aus grans piés qui nous livre un exemple du châtiment réservé à ceux ou celles qui prenaient la place d’un autre et à leurs complices. Là aussi, on s’en souvient, la victime a ouvert grand la porte à l’imposteur puisque Berthe, à qui l’on a fait croire qu’elle courait un grand danger lors de la nuit de noces, a délibérément consenti à ce qu’Aliste se substitue à elle dans le lit royal. Mais la serve refuse ensuite de rendre la place et, par ruse, elle fait passer la jeune épouse pour une servante et la compromet dans un faux attentat pour l’éloigner de la cour afin de demeurer en tant que reine auprès du roi, dont elle va porter deux fils. Quand la trahison est découverte, Aliste échappe de justesse à une condamnation à mort par lapidation, mais elle sera obligée de finir ses jours cloîtrée ; Margiste, qui a tout manigancé pour mettre sa fille sur le trône, est jetée au bûcher et Tibert, leur comparse, 148pendu à Mont-Faucon. Dans la chanson d’Ami et Amile, le châtiment des coupables est plus équivoque. La sanction, qui n’atteint qu’un des deux complices, émane en effet de la justice divine et non de la justice des hommes, et la lèpre envoyée à Ami punit moins la tricherie au duel judiciaire que la promesse de mariage, à une époque où l’église sacralise ce lien35. Durant le combat, Dieu paraît même plutôt s’être rangé du côté des compagnons en accordant son aide à Ami (« Li cuen s’abaisse a cui Dex fist aiue », v. 1512), et son soutien se manifeste encore lorsqu’il ressuscite les enfants d’Amile en pardonnant le double infanticide, ce qui ne manque pas de signification quand on connaît l’extrême gravité de ce crime dans le monde féodal. Que deux de ses fils échangent leur identité ne semble en fin de compte guère avoir troublé le Créateur, là est peut-être le plus étonnant de l’histoire. Décidément, comme le résume très bien Bernard Ribémont : « dans Ami et Amile, la question de la culpabilité reste complexe et ambiguë36 ».
Nadine Henrard
Université de Liège
1 Cl. Gauvard, De grace especial, Crime, état et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, t. I, p. 172-179.
2 B. Ribémont, « Femme mariee ne puet home apeler de bataille sans son seignor. Les femmes et le duel judiciaire », Le Duel judiciaire entre justice des hommes et justice de Dieu du Moyen Âge au xviie siècle, éd. D. Bjaï et M. White-Le Goff, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 81-101.
3 J. Subrenat, « Un duel judiciaire paradoxal dans Ami et Amile », Actes du XIe Congrès international de la Société Rencesvals, Barcelona, Real Academia de Buenas Letras, 1990, p. 269-284, ici p. 273.
4 W. Calin, The Epic Quest. Studies in four old french « Chansons de Geste », Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1966, p. 83-91 ; E. Mickel, « The Question of Guilt in Ami et Amile », Romania, 106, 1985, p. 19-35 ; J. Subrenat, « Les tenants et aboutissants du duel judiciaire dans Ami et Amile », Sur Ami et Amile, Bien dire et bien aprandre, 6, 1988, p. 41-46 (et du même auteur, voir l’article cité n. 3) ; B. Ribémont, « Épopée médiévale et questions de droit. Règlement des conflits, résolution des tensions : le cas d’Ami et Amile et de Jourdain de Blaye », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 31, 2007, p. 249-261. Le cas d’Ami et Amile intervient aussi longuement dans l’étude de M. Rossi sur « Le duel judiciaire dans les chansons du cycle carolingien : structure et fonction », Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, Musée archéologique, 1982, t. II, p. 945-960, où l’A. s’emploie à déterminer la fonction narrative du duel dans une série de poèmes, en se centrant sur le rôle joué par l’empereur.
5 Calin, The Epic Quest, p. 83 et suivantes.
6 Voir Philippe de Beaumanoir, chap. lxi, § 1711 : « Et s’il apele sans retenir avoué, il convenra qu’il se combate en sa persone et ne puet puis avoir avoué », et § 1713 : « Se cil qui apele ou qui est apelés veut avoir avoué qui se combate pour lui, il doit moustrer son essoine quant la bataille sera jugiee. Pluseur essoine sont par lesqueus ou par l’un des queus l’en puet avoir avoué. Li uns des essoines si est se cil qui veut avoir avoué moustre qu’il li faille aucun de ses membres, par lequel il est aperte chose que li cors en est plus foibles ; li secons essoines se est se l’en a passé l’aage de .LX. ans ; li tiers essoines si est se l’en est acoustumés de maladie qui vient soudainement comme de goute arteticle ou d’avertin ; li quars essoines se est se l’en est malades de quartaine, de tierçaine ou d’autre maladie apertement seue sans fraude ; li quins essoines, si est se fame apele ou est apelee, car fame ne combat pas, si comme il est dit ci-dessus » (Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, éd. A. Salmon, Paris, Picard, 1899-1900, t. II, chap. lxi, p. 376-377 ; voir aussi p. 413-414, § 1795-1796 et 1800-1801 ; p. 416-417, § 1810, et p. 431, § 1838). B. Ribémont a montré toutefois que l’on trouve des femmes se battant en champ clos ; très rares en France, ces cas sont davantage attestés en Bavière et en Suisse alémanique, où les duels féminins sont autorisés (Ribémont, « Femme mariee », p. 100-101).
7 Le religieux était considéré comme civilement mort et devenait un alienis juris (voir Coutumes de Beauvaisis, t. II, p. 326, chap. lvi, § 1616 ; voir aussi t. III, G. Hubrecht, Commentaire historique et juridique, Paris, Picard, 1974, p. 221-225).
8 J. Gaudemet, « Les ordalies au Moyen Âge », La Preuve. II. Moyen Âge et Temps modernes, Bruxelles, Éditions de la Librairie encyclopédique, 1965, p. 114-115.
9 Ami et Amile, éd. P. Dembovski, Paris, Champion, 1969, v. 1018-1026 (toutes les citations du texte proviennent de cette édition).
10 R. R. Ruggieri s’est aussi étonné du remplacement de Ganelon par Pinabel dans le poème d’Oxford, qui s’expliquerait selon lui par des dispositions particulières à la Lex Burgundionum. Celle-ci offre aux cojurants le droit de combattre à la place d’une partie dont le témoignage est faussé (Il processo di Gano nella « Chanson de Roland », Firenze, Sansoni, 1936, p. 94-100). On lira cette clause sous le Titre XLV de la Lex Burgundionum (voir Lois des Bourguignons vulgairement nommées Loi Gombette, traduites pour la première fois par J.-F.-A. Peyré, Lyon, Auguste Brun, 1855, p. 79).
11 De même pour la comparution au tribunal, le coutumier de Philippe de Beaumanoir reconnait à certains le droit d’être empêchés de comparaître au jour fixé par la partie demanderesse, et précise que les nobles, les clercs ou religieux et les femmes avaient l’opportunité de se faire représenter à titre de défendeurs, possibilité refusée aux roturiers et aux criminels. À moins d’être obtenue par grâce royale, la représentation à titre de demandeur n’est quant à elle autorisée que pour les établissements ecclésiastiques ou pour ceux qui seraient retenus par le service du roi ou du comte ; hormis ces cas, « nul ne plaide par procureur ». Le procureur doit fournir au juge une lettre de procuration qui sera vue et lue de la partie adverse (voir Coutumes de Beauvaisis, t. I, chap iv, en particulier p. 75, § 137, p. 80, § 152 et p. 86, § 168, ainsi que G. Hubrecht, Commentaire historique et juridique, p. 28-29).
12 A. Planche, « Ami et Amile ou le même et l’autre », Beiträge zum romanischen Mittelalter, éd. K. Baldinger, Tübingen, Niemeyer, 1977, p. 237-269, ici p. 255.
13 C’est le motif inversé de l’épouse injustement accusée.
14 Cerise sur le gâteau, on ajoutera que Jacques Ribard est même allé jusqu’à qualifier de « “fausse” chanson de geste » ce texte qui mixe éléments épiques, hagiographiques et romanesques (« Ami et Amile : une œuvre carrefour », Actes du xie Congrès international de la Société Rencesvals, p. 155-169, ici p. 155).
15 Signalons que les autres versions présentent des variations pour cet épisode, où la ruse du travestissement d’identité n’apparaît pas : dans la vita latine, Amile s’est imposé à Bélissant, tandis que dans la version anglo-normande en octosyllabes (Amis e Amilun), la fille de l’empereur réussit à arracher le consentement d’Amile.
16 On se souvient que le poète exploite ici un thème folklorique qui se retrouve aussi dans la légende de Tristan et Yseut. Sur ce motif du faux héros qui s’attribue frauduleusement l’exploit d’un autre, voir M.-M. Castellani, « De la félonie à la renardie ? Figures médiévales de l’imposture », L’imposture. Actes du colloque international de littérature, La Tortue verte. Revue en ligne des Littératures Francophones, s.p.
17 Le chapitre xxx est le plus long de l’ouvrage : il compte 114 articles, et se clôture comme suit : « Nous avons parlé en cest chapitre de mout de mesfès et de la venjance qui i apartient. Nepourquant nous n’avons pas parlé de tous, ainçois sont li mesfet de quoi nous n’avons pas ici parlé es autres chapitres de cest livre selonc qu’il parole des cas » (Coutumes de Beauvaisis, t. I, p. 474, § 936). La question qui nous occupe n’est toutefois traitée nulle part.
18 G. Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge. La seconde vie des rois, Paris, PUF, 2005, p. 52.
19 « L’en apele tricherie tout ce qui est fet a escient par mençonge que l’en veut afermer pour verité pour autrui grever, tout soit il ainsi que l’en ne mete pas en son pourfit ce qui par la tricherie est gaaignié » (Coutumes de Beauvaisis, t. I, p. 505, § 997).
20 A. Henry, Les œuvres d’Adenet le Roi, t. IV, Berte aus grans piés, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles / PUF, 1963, v. 2177-2179.
21 Le droit médiéval n’ignore pas l’intentionnalité, et à partir du xiiie siècle, les juges s’y intéresseront même de manière systématique. Voir M. Billoré, I. Matthieu et C. Avignon, La justice dans la France médiévale, viiie-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2012, p. 138.
22 Sur le sujet du masque et du travestissement, on se contentera de renvoyer, parmi d’autres références possibles, à l’ouvrage de G. Tanase, Jeux de masques, jeux de ruses dans la littérature française médiévale (xiie-xve siècle), Paris, Champion, 2010. Ami et Amile ne fait pas partie du corpus envisagé par l’auteur.
23 Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge, p. 66.
24 D. Roche, Histoire des choses banales, Paris, Fayard, 1997, p. 11, cité par M. Houdeville, « Le jeu du nu et du vêtu à travers le déguisement du chevalier », Le nu et le vêtu au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUERMA, 2001, p. 179-185, ici p. 179.
25 Sur l’affaire Martin Guerre, on pourra consulter le dossier rassemblé par l’historienne Natalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, Paris, Tallandier, 2008 (en version originale, The Return of Martin Guerre, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1983).
26 Ici, le compagnonnage entre les deux amis exclut le partage des femmes, mais un tel partage pouvait s’envisager si l’un des deux mourait, l’autre récupérant alors les biens et la veuve. Ainsi dans Daurel et Beton, dont l’intrigue repose sur un pacte initial d’affrèrement, Beuve offre à Guy de reprendre la femme qu’il aura épousée dans le cas où il viendrait à décéder avant lui. Cette disposition s’inscrit dans le prolongement des vieilles coutumes germaniques et scandinaves de la fraternité fictive, qui voulait qu’un compagnon puisse hériter des biens de l’autre – comme le ferait un frère – en l’absence de parent plus proche (voir J. Flach, « Le compagnonnage dans les chansons de geste », Études romanes dédiées à Gaston Paris, Paris, Émile Bouillon, 1891, p. 141-180, ici p. 173-176 et N. Henrard, « Trahir son compagnon : crimes et circonstances aggravantes dans Daurel et Beton », La faute dans l’épopée médiévale. Ambiguïté du jugement, éd. B. Ribémont, Rennes, PUR, 2012, p. 45-62, ici p. 48-49).
27 « Quant la dame ot fini sa proiere, / Si vit venir Ami par la charriere, / L’escu au col et la broingne doubliere. / Voit le la damme, forment fu esjoïe » (v. 1351-1355).
28 Coutumes du Beauvaisis, t. II, p. 377, § 1714 et suivants, et également p. 427-429, § 1829 et 1832-1833. Après la prestation de serment, on assiste encore à une longue scène où Ami et Hardré revêtent chacun leur armure (laisse 74).
29 Comme J. Subrenat l’a bien montré, Hardré respecte scrupuleusement la formule d’usage attestée par les coutumiers lors du serment sur les reliques (« Si m’aït Dex et li saint qui sont ci / et tuit li autre confessor et martyr », v. 1417-1418) : « l’expression est absolument contraignante, c’est elle qui donne sa force “sacramentelle” au serment » (Subrenat, « Un duel judiciaire paradoxal », p. 280). La formulation de l’accusation qui vient ensuite est fondamentale, car ce que le procès évalue à cette époque, « c’est la vérité d’une accusation, prise à la lettre, et qui ne vaut pas au-delà de la stricte formulation qu’on lui donne » (voir Ph. Haugeard, « La culpabilité dans l’épopée médiévale (fin xie-fin xiie siècle). Quelques axes de réflexion », La faute dans l’épopée médiévale, éd. Ribémont, p. 107-122, ici p. 114). Et c’est justement la précision des mots que Hardré utilise qui va le piéger, et faire en sorte que l’accusation qu’il prononce devient fausse, puisqu’il déclare expressément que c’est l’homme qu’il tient par la main qu’il a trouvé nu à nu avec Bélissant.
30 Gauvard, « De grace especial », t. I, p. 129 et suivantes. Pour la fin de la période, voir aussi ce qui concerne la déclinaison d’identité liminaire dans J.-Ph. Juchs, « Enjeux de l’identité au parlement criminel. L’exemple des actes relatifs à la faide (début xve siècle) », Hypothèses, 2007/1, p. 179-190, ici p. 180-184.
31 « La presentacions qui doit estre fete en general si est ainsi que cil qui parole pour celi qui se presente doit dire : “Sire, ves ci Pierre qui se presente par devant vous pour tant comme il doit a la journee de ui encontre Jehan de tel lieu ; et s’il le fesoit autrement apeler ne vourroit pas pour ce Pierre perdre” – et s’il a avoué il doit presenter li et son avoué » (Coutumes de Beauvaisis, t. II, p. 429, § 1834). Le coutumier cite deux formules de présentation, une simple et une autre plus détaillée qui offre la possibilité d’un changement d’armes.
32 La chanson se différencie sur ce point de la version octosyllabique anglo-normande, où Ami est obligé d’épouser la fille de Charles dans la foulée du combat. Lors de la cérémonie, il doit se nommer devant le prêtre et ment sur son identité (voir Amys e Amillyoun, éd. Hideka Fukui, Londres, Anglo-Norman Text Society, 1990, v. 708).
33 J.-P. Gutton, Établir l’identité. L’identification des Français du Moyen Âge à nos jours ?, Lyon, PUL, 2010, p. 6.
34 Gutton, Établir l’identité, p. 13. Voir aussi P. Monnet, « Circonscrire l’identité. En guise de conclusion », Hypothèses, 2007/1, p. 227-242.
35 L’impunité d’Amile et la clémence de Dieu peuvent surprendre. Si le comte mérite à première vue d’être jugé coupable aux yeux de la loi – techniquement, il a bien effectué ce qu’on lui reproche, à savoir avoir eu des relations sexuelles avec Bélissant –, il ne semble pas en être de même aux yeux de Dieu pas plus qu’aux yeux du poète. Du reste, on peut estimer que dans les intentions, Amile est innocent, car il a clairement déclaré qu’il ne voulait pas coucher avec la fille du roi (laisse 38, particulièrement v. 639, et laisse 40, v. 676-679), et sa conduite est susceptible de bénéficier de circonstances atténuantes, puisque Bélissant l’a berné sur son identité ; croyant avoir affaire à une ribaude, Amile solde d’ailleurs sa nuit par quelques pièces d’argent. Or le droit médiéval n’ignore pas l’intentionnalité, et à partir du xiiie siècle, les juges s’y intéresseront même de manière systématique. Le poète a également trouvé un moyen original de présenter la défaite de Hardré sans la faire apparaître comme une contrainte pour Dieu de cautionner le serment, en prenant une liberté avec la procédure juridique, qui veut que l’issue du combat se décide au coucher du soleil. Ici, Ami est victorieux à la tombée de la nuit, mais le duel se continue néanmoins le lendemain. Dans l’intervalle, le traître a pactisé avec le diable et peut désormais être puni pour ses intentions malignes avouées (sur ces questions, voir Calin, The Epic Quest, p. 83-91, et Subrenat, « Un duel judiciaire paradoxal », p. 281-283).
36 Ribémont, « Épopée médiévale et question de droit », p. 255.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07741-1
- EAN : 9782406077411
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07741-1.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français