En marge des livres
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société Paul Claudel
2015 – 2, n° 216. Vocal et pictural dans Le Soulier de satin - Author: Wasserman (Michel)
- Pages: 107 to 109
- Journal: Bulletin of the Paul Claudel Society
Marie-Victoire Nantet, Paul Claudel et Audrey Parr, le poète et la fée, Bleulefit, 2015.
Ce livre délicieux est avant tout une œuvre de piété filiale. Avant de constituer un hommage à la créativité radieuse d’Audrey Parr, il est en effet le cadeau d’une fille à sa mère : c’est pour se mettre à même de l’offrir à Renée Nantet, qu’Audrey adorait et dont un Bulletin de 2011 nous révélait les lettres toutes de tendresse et d’espièglerie qu’elle lui avait adressées durant la « drôle de guerre », que Marie-Victoire a pris un jour de février 2014 son bâton de pèlerin et s’en est allée à l’extrême fin de la terre anglaise, sur la côte occidentale de cette Cornouailles où Audrey, remariée au descendant d’un compagnon de Guillaume le Conquérant, avait passé dans un manoir comme on n’en voit que dans les films les dernières années de son élégant vagabondage. C’est en effet dans ces confins venteux que les enfants issus de son premier mariage (avec le diplomate Raymond Parr) conservaient les travaux artistiques, achevés ou non, ambitieux ou pas, accumulés dans le plus parfait désordre par Audrey, qui ne fait pas le détail et crée comme elle respire : c’est ainsi que, sans que rien n’y pèse ou n’y pose, l’exposition Audrey Parr, la fée Margotine et Paul Claudel, elle aussi le fruit de ce voyage d’hiver et dont le livre de Marie-Victoire Nantet constitue en quelque sorte le formidable catalogue, propose ces jours-ci à l’admiration de quiconque fera le voyage de Brangues (où elle est organisée de la mi-avril à la fin août 2015 dans les locaux de l’Espace d’exposition Claudel-Stendhal1), des œuvres qui achèvent de rendre justice à une artiste qui ne se soucia pas d’être reconnue comme telle, et qui confirment s’il en était besoin le rôle irremplaçable qu’elle joua d’une guerre à l’autre dans la création dramatique claudélienne.
La maquette de programme de L’Homme et son désir, présentée à Brangues et dont la reproduction intégrale occupe le premier tiers de l’ouvrage de Marie-Victoire Nantet, suscite l’émerveillement, même pour qui eut le privilège de tenir entre ses mains les deux exemplaires de la BnF : il s’agit en effet ni plus ni moins de celui, aimablement prêté par les héritiers du musicien, qui fut réservé à Darius Milhaud, et qui, délicate
attention pour le compositeur de l’œuvre, est à notre connaissance le seul à mentionner la répartition initialement envisagée des instrumentistes de part et d’autre des quatre praticables qui s’étagent en gradins sur la scène (les musiciens finiront en réalité plus prosaïquement dans la fosse d’orchestre du Théâtre des Champs-Élysées, remplacés sur le plateau par des effigies en étoffe). Improbable entreprise éditoriale en effet que cet argument de ballet que Claudel s’est astreint à calligraphier lui-même à raison de plus de cinquante exemplaires, tandis que sur sept pages en accordéon qui préfigurent (nous sommes en 1918 à Rio) la période japonaise, les attitudes de danse qu’il avait indiquées à Audrey viennent s’insérer en découpages de vélin blanc et bleu parmi les blocs de texte.
Et précisément la voici, la période japonaise, après un intermède danois où, les nominations diplomatiques faisant parfois bien les choses, Claudel et Audrey se sont retrouvés à Copenhague pour concevoir ensemble les stupéfiants costumes, mi-animal mi-instrument de musique, qu’ils destinent aux Ballets Suédois, créateurs de l’œuvre, et que Marie-Victoire Nantet reproduit avec le précieux concours du Musée de la Danse de Stockholm : à Tokyo, l’ambassadeur est certes bien loin de sa chère collaboratrice restée au Danemark, mais l’éloignement ne les empêche nullement de travailler à la Sainte Geneviève, pour laquelle la maison d’édition Shinchôsha se révèle à même de réaliser les « femmes enveloppées d’un long voile », que Gaston Gallimard avait refusées à Claudel, « sur une espèce de beau papier feutre d’écorce de cotonnier (kozû), qui est une volupté pour l’œil et pour la main ». Quelques années plus tard, passant en France son année de congé statutaire, c’est une fois encore avec Audrey conjuguant avec virtuosité toutes les nuances du blanc qu’il s’adonne à une refonte du Vieillard sur le Mont Omi, fruit d’un séjour automnal dans la montagne japonaise : si la plaquette d’une cinquantaine de pages qu’ils produisent en 1927 peut paraître en retrait sur le poème simultanéiste en vingt-deux vignettes, publié à l’origine par le seul Claudel sur une vaste feuille repliée en hors-texte pour s’adapter au format de la revue Commerce (1925), du moins dans cette nouvelle version les « papillons et ombres de papillons » d’Audrey semblent habiter en trois dimensions les pages intercalaires de papier translucide sur lequel ils sont reproduits.
Si les documents qui attestent de cette période japonaise relèvent de l’Indivision Paul Claudel, en revanche le corpus années trente est redevable à l’amabilité des héritiers d’Audrey, qui ont prêté des choses d’autant plus confidentielles qu’elles réfèrent généralement à des spectacles
qui n’ont pas abouti, et dont les esquisses de décors et de costumes sont restées dans les cartons de l’artiste : pour la grande Ida Rubinstein, appelée en principe à créer Jeanne au Bûcher et Le Festin de la Sagesse et habituée à tutoyer les étoiles, la modeste Audrey Parr n’était pas en effet une option envisageable, or pour Claudel le concours de sa bien-aimée collaboratrice n’était tout simplement pas négociable.
Au cours de la période, ne serait-ce que pour travailler sur Le Festin qui allait mobiliser en vain durant des années l’énergie du trio qu’elle forme depuis Rio avec Milhaud et Claudel, Audrey allait passer plusieurs étés à Brangues, illustrant notamment d’aquarelles du Rhône le texte d’une cantate de ses deux compères, Pan et la Syrinx, dont Gaston Gallimard allait à nouveau refuser la publication du poème : trop cher à réaliser, trop de dessins, pas assez de texte.
Son dernier séjour à Brangues est de l’été 1939. Elle s’engage dans la Croix-Rouge anglaise dès la déclaration de guerre, et décède en mai 40 au volant de son ambulance, âgée de quarante-huit ans. Claudel demeurera inconsolable.
Michel Wasserman
1 Cette exposition est réalisée par l’Association Brangues village de littérature.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-5010-5
- EAN: 9782812450105
- ISSN: 2262-3108
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-5010-5.p.0107
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-09-2015
- Periodicity: Four-monthly
- Language: French