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Classiques Garnier

En marge des livres

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Marie-Victoire Nantet, Paul Claudel et Audrey Parr, le poète et la fée, Bleulefit, 2015.

Ce livre délicieux est avant tout une œuvre de piété filiale. Avant de constituer un hommage à la créativité radieuse dAudrey Parr, il est en effet le cadeau dune fille à sa mère : cest pour se mettre à même de loffrir à Renée Nantet, quAudrey adorait et dont un Bulletin de 2011 nous révélait les lettres toutes de tendresse et despièglerie quelle lui avait adressées durant la « drôle de guerre », que Marie-Victoire a pris un jour de février 2014 son bâton de pèlerin et sen est allée à lextrême fin de la terre anglaise, sur la côte occidentale de cette Cornouailles où Audrey, remariée au descendant dun compagnon de Guillaume le Conquérant, avait passé dans un manoir comme on nen voit que dans les films les dernières années de son élégant vagabondage. Cest en effet dans ces confins venteux que les enfants issus de son premier mariage (avec le diplomate Raymond Parr) conservaient les travaux artistiques, achevés ou non, ambitieux ou pas, accumulés dans le plus parfait désordre par Audrey, qui ne fait pas le détail et crée comme elle respire : cest ainsi que, sans que rien ny pèse ou ny pose, lexposition Audrey Parr, la fée Margotine et Paul Claudel, elle aussi le fruit de ce voyage dhiver et dont le livre de Marie-Victoire Nantet constitue en quelque sorte le formidable catalogue, propose ces jours-ci à ladmiration de quiconque fera le voyage de Brangues (où elle est organisée de la mi-avril à la fin août 2015 dans les locaux de lEspace dexposition Claudel-Stendhal1), des œuvres qui achèvent de rendre justice à une artiste qui ne se soucia pas dêtre reconnue comme telle, et qui confirment sil en était besoin le rôle irremplaçable quelle joua dune guerre à lautre dans la création dramatique claudélienne.

La maquette de programme de LHomme et son désir, présentée à Brangues et dont la reproduction intégrale occupe le premier tiers de louvrage de Marie-Victoire Nantet, suscite lémerveillement, même pour qui eut le privilège de tenir entre ses mains les deux exemplaires de la BnF : il sagit en effet ni plus ni moins de celui, aimablement prêté par les héritiers du musicien, qui fut réservé à Darius Milhaud, et qui, délicate

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attention pour le compositeur de lœuvre, est à notre connaissance le seul à mentionner la répartition initialement envisagée des instrumentistes de part et dautre des quatre praticables qui sétagent en gradins sur la scène (les musiciens finiront en réalité plus prosaïquement dans la fosse dorchestre du Théâtre des Champs-Élysées, remplacés sur le plateau par des effigies en étoffe). Improbable entreprise éditoriale en effet que cet argument de ballet que Claudel sest astreint à calligraphier lui-même à raison de plus de cinquante exemplaires, tandis que sur sept pages en accordéon qui préfigurent (nous sommes en 1918 à Rio) la période japonaise, les attitudes de danse quil avait indiquées à Audrey viennent sinsérer en découpages de vélin blanc et bleu parmi les blocs de texte.

Et précisément la voici, la période japonaise, après un intermède danois où, les nominations diplomatiques faisant parfois bien les choses, Claudel et Audrey se sont retrouvés à Copenhague pour concevoir ensemble les stupéfiants costumes, mi-animal mi-instrument de musique, quils destinent aux Ballets Suédois, créateurs de lœuvre, et que Marie-Victoire Nantet reproduit avec le précieux concours du Musée de la Danse de Stockholm : à Tokyo, lambassadeur est certes bien loin de sa chère collaboratrice restée au Danemark, mais léloignement ne les empêche nullement de travailler à la Sainte Geneviève, pour laquelle la maison dédition Shinchôsha se révèle à même de réaliser les « femmes enveloppées dun long voile », que Gaston Gallimard avait refusées à Claudel, « sur une espèce de beau papier feutre décorce de cotonnier (kozû), qui est une volupté pour lœil et pour la main ». Quelques années plus tard, passant en France son année de congé statutaire, cest une fois encore avec Audrey conjuguant avec virtuosité toutes les nuances du blanc quil sadonne à une refonte du Vieillard sur le Mont Omi, fruit dun séjour automnal dans la montagne japonaise : si la plaquette dune cinquantaine de pages quils produisent en 1927 peut paraître en retrait sur le poème simultanéiste en vingt-deux vignettes, publié à lorigine par le seul Claudel sur une vaste feuille repliée en hors-texte pour sadapter au format de la revue Commerce (1925), du moins dans cette nouvelle version les « papillons et ombres de papillons » dAudrey semblent habiter en trois dimensions les pages intercalaires de papier translucide sur lequel ils sont reproduits.

Si les documents qui attestent de cette période japonaise relèvent de lIndivision Paul Claudel, en revanche le corpus années trente est redevable à lamabilité des héritiers dAudrey, qui ont prêté des choses dautant plus confidentielles quelles réfèrent généralement à des spectacles

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qui nont pas abouti, et dont les esquisses de décors et de costumes sont restées dans les cartons de lartiste : pour la grande Ida Rubinstein, appelée en principe à créer Jeanne au Bûcher et Le Festin de la Sagesse et habituée à tutoyer les étoiles, la modeste Audrey Parr nétait pas en effet une option envisageable, or pour Claudel le concours de sa bien-aimée collaboratrice nétait tout simplement pas négociable.

Au cours de la période, ne serait-ce que pour travailler sur Le Festin qui allait mobiliser en vain durant des années lénergie du trio quelle forme depuis Rio avec Milhaud et Claudel, Audrey allait passer plusieurs étés à Brangues, illustrant notamment daquarelles du Rhône le texte dune cantate de ses deux compères, Pan et la Syrinx, dont Gaston Gallimard allait à nouveau refuser la publication du poème : trop cher à réaliser, trop de dessins, pas assez de texte.

Son dernier séjour à Brangues est de lété 1939. Elle sengage dans la Croix-Rouge anglaise dès la déclaration de guerre, et décède en mai 40 au volant de son ambulance, âgée de quarante-huit ans. Claudel demeurera inconsolable.

Michel Wasserman

1 Cette exposition est réalisée par lAssociation Brangues village de littérature.