Préface Montaigne outre-Manche
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : O'Brien (John)
- Pages : 11 à 15
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
PRÉFACE
Montaigne outre-Manche
« Leur plus universelle qualité, c’est la diversité » (II, 37). Montaigne avait en quelque sorte déjà pressenti l’évolution des tendances critiques survenue au xxie siècle. Alors que, il y a 30 ans, les spécialistes partageaient une perspective et une ambition intellectuelles, c’est-à-dire, en gros, une enquête sur la question de la différence dans tous ses aspects avec des outils linguistiques et conceptuels issus de la post-modernité, cette ambition à la fois s’est diversifiée et a changé de direction. On cherchera donc en vain ici la présence des grands penseurs français du xxe siècle finissant, de leur héritage ou de leurs successeurs. Les articles ici recueillis ne s’inscrivent ni dans la continuité ni dans la contestation de ces courants de pensée. Un paysage autre se profile et se laisse découvrir dans ces pages.
Ce paysage est d’abord défini par un Montaigne pensé dans son statut d’objet saturé d’histoire. L’auteur et surtout son livre, les Essais, atteignent rapidement, dans la première modernité, une célébrité autant européenne que française. En replaçant l’essayiste dans le cadre d’une histoire littéraire de l’Europe en cours, Warren Boutcher donne la tonalité de ce numéro spécial. Il insiste sur la mobilité et surtout la diversité d’un Montaigne dont les Essais portent durablement les traces de la divergence, voire parfois de la dissonance, fortement attachées du reste à une « textualité » reconçue comme relevant de l’histoire du livre ou de l’anthropologie plutôt que de la théorie critique. Valérie Worth-Stylianou et John O’Brien nous livrent deux occurrences spécifiques de cette diversité et de cette textualité dans le domaine de la postérité des Essais. Dans le premier cas, Montaigne figure dans l’œuvre du médecin protestant Louis de Serres comme source d’inspiration d’un langage de la sociabilité féminine, et ce en dépit du tollé suscité par son anti-médicalisme affiché. Cette analyse de Louis de Serres représente une double contribution à la compréhension de la postérité de 12l’essayiste : la restitution au corpus montaignien d’un commentateur jusqu’ici méconnu, et un épisode décisif dans l’histoire des femmes et de leur médecine. Dans le second cas, l’image normative de l’Ami, La Boétie, instaurée par Montaigne, est gauchie par le destin de son traité « séditieux », La Servitude volontaire ; l’acte de réception peut être aussi un acte de résistance ou même de désaveu. La circulation des textes est, d’après ces exemples, loin d’être une activité d’absorption passive. Au contraire, par l’insertion des Essais dans les multiples réseaux de la dissémination, Montaigne se lit selon une dynamique de l’infléchissement et du débat et peut produire des interprétations aussi adversatives ou ambiguës qu’admiratrices.
Une tendance complémentaire est étudiée par Jonathan Patterson et Neil Kenny : Montaigne devant le social. Le déplacement de perspective que ces deux collègues opèrent nous fait découvrir un Montaigne qui ne passe pas tout son temps avec ses livres. Traitant principalement du chapitre « Du desmentir », Jonathan Patterson va à l’encontre de toute « singularité » et « consubstantialité » pour éclairer en contre-jour les enjeux économiques, financiers et éthiques qui pèsent sur le statut du gentilhomme qu’est Montaigne. Empruntant une « veuë oblique », il met en évidence par un jeu de plans un Périgourdin dont le « je », loin de se démarquer de sa classe sociale, s’attache plutôt à relever et à dénoncer les vices de son « siecle desbordé ». Corollairement, Neil Kenny décline les différents sens du terme « race » dans les Essais pour conclure qu’il est pour leur auteur le plus souvent le signe d’un statut social, celui d’une élite liée aussi au sang et à l’hérédité ; le mot de « race » s’apparenterait à l’idée de rang et impliquerait une hiérarchie. « Race » ne désigne pas toutefois un concept stable chez Montaigne ; bel exemple d’un terme polysémique, il peut tout aussi bien servir, par exemple, à contester les mécanismes de la transmission héréditaire.
Le cognitivisme représente, dans les études montaignistes anglaises, un nouveau départ critique dont Terence Cave explique et illustre dans son article les implications et conséquences possibles pour une interprétation de l’essayiste. Le mouvement y est primordial et le cognitivisme représenterait un instrument analytique apte à « suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit ; de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations » (II, 6). Terence Cave le souligne, le résultat ne sera pas un 13épisode dans l’histoire du moi ou dans l’écriture autobiographique, mais une sensibilisation à l’acte montaignien de penser en tant qu’être incarné (et non à la « pensée », entité figée et abstraite). Dans le même ordre d’idées, Raphaële Garrod éclaire le récit de la rencontre de Montaigne avec Le Tasse. Elle y décèle l’activité de l’ingenium mélancolique, truchement de l’esprit et du corps, et un Montaigne qui critique en artiste mélancolique le laisser-aller du poète italien négligent de ses œuvres. La colère de l’essayiste est non seulement expliquée, mais interprétée à l’aide d’un savant dosage d’outils cognitivistes, médico-philosophiques et littéraires.
Faisant suite à ces considérations impliquant une anthropologie montaignienne nouvelle, les articles de Jennifer Oliver et d’Emma Claussen traitent d’un aspect fondamental à toute lecture des Essais, la question du bios, ici repensée sur nouveaux frais. Pour Jennifer Oliver, qui se penche sur les images animalières des chapitres ii, 9 et II, 12, c’est le concept de biomimesis qui remet en cause l’anthropomorphisme et partant la prétendue supériorité humaine sur les animaux ; par le chassé-croisé de l’art et de la nature, ces subversions permettraient à leur tour une révision des idées de forgeage, de faux et de fiction chez Montaigne. Emma Claussen, pour sa part, considère le chapitre ii, 11 du point de vue de la vie dans sa totalité organique et de la préférence que l’essayiste donne finalement à une vie « non-vertueuse », en dépit de toute l’admiration qu’il ressent pour Caton le jeune. Montaigne est lu ici en un geste qui élargit la notion de vie en l’associant comme simple fait de l’existence avec le « corps périssable » qui est son centre et avec la pensée éthique qui l’étaye.
Autre démarche évidente dans ces pages : le renouvellement de perspectives critiques déjà établies dont la centralité à la compréhension des Essais est réaffirmée, quitte à en redéfinir les termes. Reprenant le problème de la manière et de la matière, Luke O’Sullivan met en scène un Montaigne s’adressant à lui-même une pseudo-consolation à propos de ses calculs rénaux et cultivant une communication parrésiastique sans relation avec les épanchements du cœur ou les formes éculées de la rhétorique. C’est par ce biais qu’il aborde, notamment mais non exclusivement dans III, 13, la triple question de la vérité montaignienne, du « registre » qui en tient compte, et de l’écriture qui la travaille. Ensuite, Vittoria Fallanca nous invite à réexaminer non l’intentionnalité de l’auteur, 14mais le « dessein » de l’œuvre, à la fois sa forme, son ambition et son parcours. S’opposant à toute conception unilinéaire de ce parcours, elle met en avant combien tout « dessein », pour autant qu’il se rattache à la valorisation de la fortune dans les Essais, peut être facilement mis à mal par l’irruption de la contingence, au niveau des mots sur la page comme sur le plan des événements marquants de la vie humaine.
Les tendances critiques qui se dessinent très clairement dans ce numéro spécial sont remarquables par leur richesse et leur variété. Elles ouvrent des voies nouvelles dans la conceptualisation de l’histoire littéraire et sociale, de l’histoire du livre et des mots, de l’être humain et de son environnement, de la communication et de la rhétorique, de la poétique de la rencontre et de celle du corps. On constate le renouvellement des langages critiques, aussi bien que de nouvelles approches qui se distinguent soit par l’application d’une seule méthodologie soit par une alliance de perspectives et de formes qui fait son miel de l’hybridité.
Dans le même temps, des méthodologies déjà solidement enracinées ne sont pas négligées. Citons à titre d’exemple l’attention portée à la mouvance des mots et des concepts de la première modernité, caractéristique très marquée du seiziémisme anglais, appliquée ici à Montaigne. Certains articles lancent justement leur enquête à partir de la récurrence d’un terme ou d’une idée maîtresse. Parallèlement sont articulées dans d’autres articles des occurrences de « mots-clés », développement critique anglo-saxon qui prend pour cible des termes révélateurs des substrats intellectuels et culturels du xvie siècle dans toute leur spécificité, leur étrangeté, leur différence.
Tout concourt en fin de compte à camper le portrait d’un Montaigne prismatique, d’une fuyante proie impossible à cantonner à un seul penchant intellectuel.
Quelques collègues n’ont pas pu participer à ce numéro spécial. Elles et ils n’en sont pas moins des nôtres. Parmi leur nombre, on comptera Wes Williams (Oxford) qui travaille sur l’agentivité réelle, supposée ou conjecturale dans les Essais et Emma Herdman (St Andrews) qui s’intéresse à l’ornithologie montaignienne. Pour Emily Butterworth (Londres), Montaigne figurera dans une étude sur l’imagination matérielle et pour Rowan Tomlinson (Bristol) dans ses travaux sur les listes, tandis que Timothy Chesters (Cambridge) inscrira les Essais dans une approche cognitiviste. Le jongleur de mots qu’est Montaigne sera l’objet 15d’enquête de Thibaut Maus de Rolley (Londres) dans ses recherches sur les saltimbanques et les bateleurs. Ian Maclean (Oxford), qui travaille actuellement sur Cardan, est depuis longtemps l’un des phares du montaignisme anglais.
À cette topographie critique correspond la cartographie particulière des études montaignistes en Grande-Bretagne. Un fait en particulier est à relever : en examinant les affiliations institutionnelles de nos contributeurs, on remarque tout de suite que Montaigne est désormais quasiment l’apanage de spécialistes travaillant dans les universités les plus anciennes de notre pays, et ce pour une raison qui tient à la nature des institutions en question : celles-ci se font une idée de la littérature et de la culture françaises qui ne se borne pas à un modernisme jugé plus « pertinent » à leurs étudiants. En contrepartie, la concentration de Montaigne dans certaines universités favorise des collaborations et des échanges fructueux. Un exemple éminent est discuté par Richard Scholar, la création d’un groupe de lecture portant sur les Essais. Il décrit avec brio le développement et le fonctionnement de ce groupe qui prend le temps de savourer, mets et mots confondus, les sauts et gambades de la pensée capricieuse de Montaigne – et de ses lecteurs. Comme Richard Scholar le souligne aussi, l’ère Zoom aidant à rendre obsolètes les cloisonnements géographiques, ce groupe réunit aujourd’hui des montaignistes venus des quatre coins des Îles Britanniques, sinon, à l’occasion, du monde entier.
Montaigne n’a jamais voyagé outre-Manche. Les articles de ce numéro spécial démontrent à quel point il continue cependant à y laisser sa trace.
John O’Brien
Université de Durham
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français