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Classiques Garnier

Préface Montaigne outre-Manche

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PRÉFACE

Montaigne outre-Manche

« Leur plus universelle qualité, cest la diversité » (II, 37). Montaigne avait en quelque sorte déjà pressenti lévolution des tendances critiques survenue au xxie siècle. Alors que, il y a 30 ans, les spécialistes partageaient une perspective et une ambition intellectuelles, cest-à-dire, en gros, une enquête sur la question de la différence dans tous ses aspects avec des outils linguistiques et conceptuels issus de la post-modernité, cette ambition à la fois sest diversifiée et a changé de direction. On cherchera donc en vain ici la présence des grands penseurs français du xxe siècle finissant, de leur héritage ou de leurs successeurs. Les articles ici recueillis ne sinscrivent ni dans la continuité ni dans la contestation de ces courants de pensée. Un paysage autre se profile et se laisse découvrir dans ces pages.

Ce paysage est dabord défini par un Montaigne pensé dans son statut dobjet saturé dhistoire. Lauteur et surtout son livre, les Essais, atteignent rapidement, dans la première modernité, une célébrité autant européenne que française. En replaçant lessayiste dans le cadre dune histoire littéraire de lEurope en cours, Warren Boutcher donne la tonalité de ce numéro spécial. Il insiste sur la mobilité et surtout la diversité dun Montaigne dont les Essais portent durablement les traces de la divergence, voire parfois de la dissonance, fortement attachées du reste à une « textualité » reconçue comme relevant de lhistoire du livre ou de lanthropologie plutôt que de la théorie critique. Valérie Worth-Stylianou et John OBrien nous livrent deux occurrences spécifiques de cette diversité et de cette textualité dans le domaine de la postérité des Essais. Dans le premier cas, Montaigne figure dans lœuvre du médecin protestant Louis de Serres comme source dinspiration dun langage de la sociabilité féminine, et ce en dépit du tollé suscité par son anti-médicalisme affiché. Cette analyse de Louis de Serres représente une double contribution à la compréhension de la postérité de 12lessayiste : la restitution au corpus montaignien dun commentateur jusquici méconnu, et un épisode décisif dans lhistoire des femmes et de leur médecine. Dans le second cas, limage normative de lAmi, La Boétie, instaurée par Montaigne, est gauchie par le destin de son traité « séditieux », La Servitude volontaire ; lacte de réception peut être aussi un acte de résistance ou même de désaveu. La circulation des textes est, daprès ces exemples, loin dêtre une activité dabsorption passive. Au contraire, par linsertion des Essais dans les multiples réseaux de la dissémination, Montaigne se lit selon une dynamique de linfléchissement et du débat et peut produire des interprétations aussi adversatives ou ambiguës quadmiratrices.

Une tendance complémentaire est étudiée par Jonathan Patterson et Neil Kenny : Montaigne devant le social. Le déplacement de perspective que ces deux collègues opèrent nous fait découvrir un Montaigne qui ne passe pas tout son temps avec ses livres. Traitant principalement du chapitre « Du desmentir », Jonathan Patterson va à lencontre de toute « singularité » et « consubstantialité » pour éclairer en contre-jour les enjeux économiques, financiers et éthiques qui pèsent sur le statut du gentilhomme quest Montaigne. Empruntant une « veuë oblique », il met en évidence par un jeu de plans un Périgourdin dont le « je », loin de se démarquer de sa classe sociale, sattache plutôt à relever et à dénoncer les vices de son « siecle desbordé ». Corollairement, Neil Kenny décline les différents sens du terme « race » dans les Essais pour conclure quil est pour leur auteur le plus souvent le signe dun statut social, celui dune élite liée aussi au sang et à lhérédité ; le mot de « race » sapparenterait à lidée de rang et impliquerait une hiérarchie. « Race » ne désigne pas toutefois un concept stable chez Montaigne ; bel exemple dun terme polysémique, il peut tout aussi bien servir, par exemple, à contester les mécanismes de la transmission héréditaire.

Le cognitivisme représente, dans les études montaignistes anglaises, un nouveau départ critique dont Terence Cave explique et illustre dans son article les implications et conséquences possibles pour une interprétation de lessayiste. Le mouvement y est primordial et le cognitivisme représenterait un instrument analytique apte à « suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit ; de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations » (II, 6). Terence Cave le souligne, le résultat ne sera pas un 13épisode dans lhistoire du moi ou dans lécriture autobiographique, mais une sensibilisation à lacte montaignien de penser en tant quêtre incarné (et non à la « pensée », entité figée et abstraite). Dans le même ordre didées, Raphaële Garrod éclaire le récit de la rencontre de Montaigne avec Le Tasse. Elle y décèle lactivité de lingenium mélancolique, truchement de lesprit et du corps, et un Montaigne qui critique en artiste mélancolique le laisser-aller du poète italien négligent de ses œuvres. La colère de lessayiste est non seulement expliquée, mais interprétée à laide dun savant dosage doutils cognitivistes, médico-philosophiques et littéraires.

Faisant suite à ces considérations impliquant une anthropologie montaignienne nouvelle, les articles de Jennifer Oliver et dEmma Claussen traitent dun aspect fondamental à toute lecture des Essais, la question du bios, ici repensée sur nouveaux frais. Pour Jennifer Oliver, qui se penche sur les images animalières des chapitres ii, 9 et II, 12, cest le concept de biomimesis qui remet en cause lanthropomorphisme et partant la prétendue supériorité humaine sur les animaux ; par le chassé-croisé de lart et de la nature, ces subversions permettraient à leur tour une révision des idées de forgeage, de faux et de fiction chez Montaigne. Emma Claussen, pour sa part, considère le chapitre ii, 11 du point de vue de la vie dans sa totalité organique et de la préférence que lessayiste donne finalement à une vie « non-vertueuse », en dépit de toute ladmiration quil ressent pour Caton le jeune. Montaigne est lu ici en un geste qui élargit la notion de vie en lassociant comme simple fait de lexistence avec le « corps périssable » qui est son centre et avec la pensée éthique qui létaye.

Autre démarche évidente dans ces pages : le renouvellement de perspectives critiques déjà établies dont la centralité à la compréhension des Essais est réaffirmée, quitte à en redéfinir les termes. Reprenant le problème de la manière et de la matière, Luke OSullivan met en scène un Montaigne sadressant à lui-même une pseudo-consolation à propos de ses calculs rénaux et cultivant une communication parrésiastique sans relation avec les épanchements du cœur ou les formes éculées de la rhétorique. Cest par ce biais quil aborde, notamment mais non exclusivement dans III, 13, la triple question de la vérité montaignienne, du « registre » qui en tient compte, et de lécriture qui la travaille. Ensuite, Vittoria Fallanca nous invite à réexaminer non lintentionnalité de lauteur, 14mais le « dessein » de lœuvre, à la fois sa forme, son ambition et son parcours. Sopposant à toute conception unilinéaire de ce parcours, elle met en avant combien tout « dessein », pour autant quil se rattache à la valorisation de la fortune dans les Essais, peut être facilement mis à mal par lirruption de la contingence, au niveau des mots sur la page comme sur le plan des événements marquants de la vie humaine.

Les tendances critiques qui se dessinent très clairement dans ce numéro spécial sont remarquables par leur richesse et leur variété. Elles ouvrent des voies nouvelles dans la conceptualisation de lhistoire littéraire et sociale, de lhistoire du livre et des mots, de lêtre humain et de son environnement, de la communication et de la rhétorique, de la poétique de la rencontre et de celle du corps. On constate le renouvellement des langages critiques, aussi bien que de nouvelles approches qui se distinguent soit par lapplication dune seule méthodologie soit par une alliance de perspectives et de formes qui fait son miel de lhybridité.

Dans le même temps, des méthodologies déjà solidement enracinées ne sont pas négligées. Citons à titre dexemple lattention portée à la mouvance des mots et des concepts de la première modernité, caractéristique très marquée du seiziémisme anglais, appliquée ici à Montaigne. Certains articles lancent justement leur enquête à partir de la récurrence dun terme ou dune idée maîtresse. Parallèlement sont articulées dans dautres articles des occurrences de « mots-clés », développement critique anglo-saxon qui prend pour cible des termes révélateurs des substrats intellectuels et culturels du xvie siècle dans toute leur spécificité, leur étrangeté, leur différence.

Tout concourt en fin de compte à camper le portrait dun Montaigne prismatique, dune fuyante proie impossible à cantonner à un seul penchant intellectuel.

Quelques collègues nont pas pu participer à ce numéro spécial. Elles et ils nen sont pas moins des nôtres. Parmi leur nombre, on comptera Wes Williams (Oxford) qui travaille sur lagentivité réelle, supposée ou conjecturale dans les Essais et Emma Herdman (St Andrews) qui sintéresse à lornithologie montaignienne. Pour Emily Butterworth (Londres), Montaigne figurera dans une étude sur limagination matérielle et pour Rowan Tomlinson (Bristol) dans ses travaux sur les listes, tandis que Timothy Chesters (Cambridge) inscrira les Essais dans une approche cognitiviste. Le jongleur de mots quest Montaigne sera lobjet 15denquête de Thibaut Maus de Rolley (Londres) dans ses recherches sur les saltimbanques et les bateleurs. Ian Maclean (Oxford), qui travaille actuellement sur Cardan, est depuis longtemps lun des phares du montaignisme anglais.

À cette topographie critique correspond la cartographie particulière des études montaignistes en Grande-Bretagne. Un fait en particulier est à relever : en examinant les affiliations institutionnelles de nos contributeurs, on remarque tout de suite que Montaigne est désormais quasiment lapanage de spécialistes travaillant dans les universités les plus anciennes de notre pays, et ce pour une raison qui tient à la nature des institutions en question : celles-ci se font une idée de la littérature et de la culture françaises qui ne se borne pas à un modernisme jugé plus « pertinent » à leurs étudiants. En contrepartie, la concentration de Montaigne dans certaines universités favorise des collaborations et des échanges fructueux. Un exemple éminent est discuté par Richard Scholar, la création dun groupe de lecture portant sur les Essais. Il décrit avec brio le développement et le fonctionnement de ce groupe qui prend le temps de savourer, mets et mots confondus, les sauts et gambades de la pensée capricieuse de Montaigne – et de ses lecteurs. Comme Richard Scholar le souligne aussi, lère Zoom aidant à rendre obsolètes les cloisonnements géographiques, ce groupe réunit aujourdhui des montaignistes venus des quatre coins des Îles Britanniques, sinon, à loccasion, du monde entier.

Montaigne na jamais voyagé outre-Manche. Les articles de ce numéro spécial démontrent à quel point il continue cependant à y laisser sa trace.

John OBrien

Université de Durham