Babel textuelle La textualité et la diversité dans le monde de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Boutcher (Warren)
- Pages : 17 à 35
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
BABEL TEXTUELLE
La textualité et la diversité dans le monde de Montaigne
Cet article s’appuie sur Montaigne et sur ses Essais pour jeter les bases d’une nouvelle histoire de la littérature européenne et des connexions qu’elle a nouées avec le reste du monde entre les milieux des xvie et xviie siècles1. Europe in the World : A Literary History, 1545-1661 se concentrera sur des corpus plurilingues d’objets textuels de natures diverses, tout en établissant des passerelles à travers l’espace européen et avec certains points de rencontre aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le thème de l’ouvrage découle d’une récente étude menée sur les Essais, sur leur circulation en Europe ainsi que sur les déplacements de leur auteur : textualité et diversité, entendues comme production et gestion à la fois de la diversité textuelle, et de la diversité humaine et naturelle dans et par les textes2. Montaigne est un philosophe de la diversité ; celle-ci habite toutes les dimensions de son texte, qu’il s’agisse de sa composition, de sa production et de sa circulation3.
Pourquoi « textualité et diversité » ? On s’attendrait sans doute plutôt à voir traiter des thèmes de textualité et de mobilité4. Mais la mobilité comme la diversité constituent des phénomènes qui font intégralement partie de la préhistoire et de l’histoire commune des humains modernes. La mobilité humaine implique une perception de la diversité, peut-être 18comme problème, qui entraîne de ce fait une exacerbation des divisions ; une plus grande mobilité peut aussi contribuer à faire décroître la diversité, à mesure que les groupes humains établissent entre eux des connexions et s’assimilent les uns aux autres à travers l’espace et le temps. Mobilité et diversité composent aussi avec les efforts fournis par les groupes humains visant à privilégier fixité et assimilation. Elles sont véhiculées par des communications et des artéfacts et transforment leurs médias.
Dans les usages marqués par l’influence du latin, la mobilité est affaire de mouvement mais aussi de mutabilité, d’inconstance. Le sens de diversitas et de diversus est dérivé du verbe diverto, qui signifie se détourner ou aller dans des sens différents, dévier l’un de l’autre, différer. Le mouvement en sens contraire produit la différence. La racine vert- (tourner), comme les formes alternatives et apparentées comme vorto et vergo, fournissent des mots tels que divergence, conversion, divorce, controverse, adversité – qui évoquent les conflits culturels propres à ce monde qui succède à la Réforme, et dans lequel Montaigne a vu le jour. La diversitas ainsi que ses descendants directs ou apparentés dans les vernaculaires de la première modernité ont souvent revêtu le sens négatif de « contrariété » ou de contradiction. Mais ils pouvaient aussi revêtir un sens neutre (differentia) et positif (varietas)5. La diversité était alors ou bien question de division sectaire ou bien de variété plaisante.
Dans cet article et dans le projet que je mène, la définition de la textualité repose sur les apports de l’anthropologie et de l’histoire du livre plus que sur ceux de la théorie critique6. Le terme désigne pour moi la production, l’utilisation et la circulation d’objets textuels. Les objets textuels relèvent de tous types de médias (performance orale, objets matériels, écrits, imprimés), qu’il s’agisse d’un proverbe transmis ou d’un poème prononcé, d’un document archivé ou d’un artéfact matériel destiné à rappeler un texte, d’un manuscrit ou d’un folio imprimé. Le projet vise à analyser la diversité et la mobilité (ainsi que les types d’unité et de fixité qui en dérivent) inhérentes aux champs propres à la première modernité et s’appuiera pour cela sur des corpus de textes 19organisés en fonction d’un de ces quatre principes intimement corrélés, agencés deux par deux : œuvres et formes, espaces et événements.
La diversité et la mobilité – comme les tensions vers l’unité et la fixité – sont propres aux champs textuels, à la composition et à l’exégèse des objets textuels ainsi qu’à leur traduction et à leur circulation. Toutes les sociétés humaines élaborent des variations sur des textes et des formes qui leur ont été transmis et les font proliférer, tout en cherchant à fixer et à préserver les textes en tant qu’œuvres, genres, corpus et canons impérissables. Elles produisent de la diversité culturelle tout en maintenant une continuité par des moyens proprement textuels7. L’équilibre entre les deux versants du processus varie selon les forces sociales en présence et les véhicules de la reproduction textuelle, ainsi que la culture de transmission. Cet équilibre dépend directement de la façon dont chaque société et chaque autorité comprend et gère différents types de diversité ou d’unité, de mobilité ou de fixité socioculturelles – y compris la façon dont ces instances décrivent et accueillent les « autres », les peuples, leurs langues et leurs formes textuelles.
Ici, le concept de « régime de diversité » forgé par Reus-Smit peut nous servir. Tout au long de l’histoire, différents régimes de diversité se sont succédé, lesquels sont définis dans la théorie des Relations Internationales comme « des systèmes de règles, de normes et de pratiques organisant la diversité », comme autant de formes spécifiquement politiques d’une unité dans la diversité8. Ce sont des façons institutionnalisées de gérer et de réguler les formes de diversité sociale, qu’elles soient tolérées et estimées ou exclues et dépréciées, dans une société ou une période historique données. Les états composites, les empires rassemblant différentes régions et religions, tels ceux établis juste après le début de la Réforme et la conquête ibérique d’immenses territoires américains, requièrent plus particulièrement de tels régimes. Une façon d’organiser la diversité consiste à définir des formes acceptables de différence et d’expression culturelle, comme la relative acceptation par les édits royaux d’une divergence religieuse entre les tenants de la Réforme et ceux du catholicisme romain pendant les guerres civiles françaises, ou entre Luthérianisme et catholicisme romain dans le Saint-Empire germanique avec la Paix 20d’Augsbourg (1555). Ces définitions sont adaptées, rejetées ou subverties par les sujets de ces régimes, en tant que groupes ou qu’individus.
Dans cet article comme dans mon projet, j’étends cette conception de la diversité jusqu’à y inclure la production et la gestion de la diversité en tant qu’elle est véhiculée dans la sphère de l’information et de la communication par des technologies textuelles – nous voici devant des régimes textuels de diversité. Ceux-ci exercent leur contrôle et leur juridiction sur les espaces de textualité, du simple texte ou livre jusqu’à la communauté textuelle transnationale, par-delà les différences et les unités socioculturelles que les textes représentent ou qu’ils suscitent. L’agent de ce contrôle peut être un auteur ou un empire. Cette démarche recoupe l’étude historique des technologies et des méthodes utilisées pour organiser et maîtriser la surcharge informationnelle à travers l’ensemble des médias9. Mais dans le cadre d’une histoire littéraire, on doit se concentrer sur la connaissance telle qu’elle est véhiculée par les textes dans tous les types de médias. Ceci inclut en premier lieu la littérature à la fois au sens strict (la production poétique de fictions) et élargi (les lettres, humaines et divines). La période considérée a été le théâtre de multiples efforts pour consolider et faire fructifier cet espace de la « poésie », en tant que type de production textuelle spécifique coexistant ou rivalisant avec les écrits religieux ou doctrinaux10. Montaigne contribue à cette dynamique.
On peut considérer que la fonction des régimes textuels de diversité consiste à détecter et à requérir davantage de diversité dans les champs textuels et dans la représentation que font les textes des différences et des unités socioculturelles – comme c’est le cas sur la scène littéraire contemporaine. Mais d’un autre côté on peut estimer qu’ils restreignent cette diversité, comme c’est souvent le cas lorsque les gens considèrent que les champs médiévaux et prémodernes sont encore placés sous l’égide de l’Église et des savants professionnels. En réalité tout régime textuel de diversité accueille cette diversité et la limite en même temps d’une façon ou d’une autre, eu égard à la composition, à la production, à la circulation des textes ou à la façon dont ceux-ci représentent et incorporent divers types de différence et d’unité socioculturelles.
21Le questionnement autour de la diversité textuelle et des régimes qui y sont associés peut prendre de nombreuses formes. Deux questions particulièrement insistantes se posent à l’époque de Montaigne. Comment les textes devraient-ils enregistrer et juger les variations extrêmes des coutumes religieuses et autres entre les communautés proches (à l’intérieur de l’Europe) et éloignées ? Jusqu’où s’étend la possibilité de tolérer certains types de contradiction au sein des corpus textuels canoniques, ainsi qu’entre ces textes et des phénomènes visiblement en pleine mutation, et comment s’y prendre ? Comme le dit Anthony Grafton : « Tout canon de textes constitué par une société complexe dotée d’un passé ancien contient nécessairement des éléments disparates imparfaitement combinés11 ». Ces questions se posaient aux individus, aux professions, aux corporations, aux états, aux entreprises coloniales partout dans le monde de la première modernité. Les réponses se formulaient de multiples façons, à des niveaux différents. L’autorité des empires politiques et spirituels de la première modernité dépendait de l’organisation et de la mise en coupe réglée de populations et de savoirs divers, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’oikouménè, comme cela avait été le cas dans l’exemple archétypique de l’empire romain12. Les Essais proposent un régime personnel et séculier, le Concile de Trente un autre, institutionnel et ecclésiastique. Le premier était moins ouvert qu’on ne le prétend normalement, le second moins fermé.
Ce souci pour la diversité et pour son rapport à la textualité, propre à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, est à la fois différent et similaire à celui que nous connaissons aujourd’hui. Si aujourd’hui le vecteur principal de diversité, et le plus controversé, est l’appartenance ethnique ou la couleur de peau, c’était alors l’appartenance religieuse ou nationale. Dans les deux cas, on peut dire qu’il s’agit de distinguer des « races » à des fins de hiérarchisation ou de discrimination13.
22Les encyclopédies et les traités du Moyen Âge tardif ont cherché à comprendre la nature et l’histoire de l’humanité en fonction d’une perspective divine ordonnée. La Bible, et plus particulièrement le Pentateuque, enseignait comment l’unité originelle et divine de l’humanité s’était diversifiée à cause de Caïn, des descendants des fils de Noé, et de Babel14. Le langage, la famille, la nation, les mœurs et les cultes étaient considérés comme vecteurs de diversité. Dieu et les prophètes tentent de réguler l’uniformité cultuelle et culturelle du peuple élu à travers les textes oraux et écrits de la Loi et l’histoire inachevée de l’Alliance divine. Mais ce peuple à la recherche de la terre promise ne cesse de s’écarter des textes de la Loi et de l’Alliance, et se tourne vers des formes de culte propres à d’autres peuples et à d’autres religions. Pour l’Europe médiévale tardive et prémoderne voilà comment se joue la scène primitive du problème de la textualité et de la diversité. D’un côté, un récit d’autorité sur le péché originel de la diversification et sur la façon dont des textes inspirés par Dieu et des pactes verbaux ont cherché à l’expier. De l’autre, un exemple de texte biblique dans lequel, dès avant le milieu du xvie siècle, seront progressivement mises en relief les discordances internes et les contradictions apportées par les faits et par les autres sources.
L’établissement d’une diversité linguistique pour répondre à l’orgueilleuse édification de la tour de Babel était généralement mentionné comme origine de la diversification et de la dissémination humaine. En 1481, Jan Długosz écrit que « depuis cette division [Babel], la diversité et la variété s’est aussi ensuivie [diversitas, varietasque sequuta est] dans nos mœurs, nos convictions, nos âmes, nos actions, nos lois, nos jugements, nos cérémonies et nos rites ; et à cause d’elle les désaccords ont émergé à travers l’hostilité [linguis dissidentes]. […] Ils sont donc partis chercher de nouvelles demeures et peupler de nouveaux territoires15 ». Dans ce récit, la diversité des langues a donc entrainé l’évolution des différentes identités et traditions, produisant des désaccords discursifs et entraînant le mouvement centrifuge de la dispersion.
Deux siècles plus tard (1694), le Dictionnaire de l’Académie Française définit la diversité comme : « Varieté, difference. Diversité de Religion, 23de vie, de fortune, diversité d’objets, d’occupations, d’esprit, d’humeurs, d’opinions. » Est donc mise en avant la diversité religieuse, morale, biographique et sociale. Et le Dictionnaire place au premier rang la dimension de la différentiation qui avait, depuis Długosz, le plus agité les conceptions européennes de la diversité et de l’identité : la religion. À travers l’Europe et ses connexions planétaires, l’effort de cartographie et de régulation de la diversité des groupes et des événements humains, passés et présents, a rencontré celui de la réécriture savante et littéraire des formes et des textes anciens et médiévaux.
C’est dans ce contexte que Montaigne fait de l’enquête sur la diversité humaine la préoccupation centrale à la fois de ses écrits et de sa vie, en tant que philosophe dilettante. Dans le texte des Essais de 1580-1582, le terme de « diversité » apparaît déjà 16 fois, s’élève à 42 occurrences dans l’édition augmentée de 1588, puis à 46 dans la première édition posthume (1595). On trouve en outre un certain nombre de termes connexes, comme « division » et « variété » (employé comme synonyme dans certains contextes). L’usage qu’il en fait se rattache souvent à une conception judéo-chrétienne traditionnelle des causes de la diversité culturelle humaine, et à Babel en particulier. Il considère la Réforme de Luther et la liberté qu’elle octroyait au peuple de remettre en cause les autorités traditionnelles comme une nouvelle Babel – ici, le doute fait croître la « diversité ». Les conséquences (les guerres civiles) se voient en France, à partir de 1559. Le Mémoire touchant l’édit de Janvier 1562, attribué à La Boétie, indique clairement que « tout le mal est la diversité de religion », signifiant qu’un peuple sujet d’un prince « s’est divisé […] en deux pars », chacune se faisant l’adversaire acharnée de l’autre16.
La conjonction de la « diversité » et de la « division » se rencontre à des points cruciaux dans les Essais : « Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, et l’incertitude que chacun sent en soy, il est aysé à voir qu’il a son assiete bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies17 ? ». Si le doute est cause de cette diversité, il en constitue également sa résolution. Non pas comme 24divergence d’une autorité établie en vue d’épouser une nouvelle opinion, mais comme suspension de la croyance : « Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion que de mesler à ces divisions seditieuses et quereleuses ? » (II, 12, 504). Les Essais, contrairement à nombre d’autres textes de cette époque, ne proposent pas des réformes fondées sur des systèmes philosophiques ou religieux et politiques, qui seraient destinées à restaurer ou à renforcer une unité originaire dans notre être et notre jugement. À la place, ils épousent et convertissent la « diversité » en texte, en tant que variété indépassable et divine propre à la Nature après la Chute. Ce n’est pas sans raison que Montaigne et la forme que prend son texte captent la confusion et la diversité pour vivre en leur sein. La création d’un nouveau genre – genre hybride et inédit, à mi-chemin entre les Moralia de Plutarque et la bigarrure du « registre » personnel – se présente comme la solution au problème de la diversité18.
La plus importante réflexion sur la « diversité » prend place dans l’« Apologie de Raymond Sebond » lorsque Montaigne passe en revue les diverses facettes de la quête humaine de connaissances lorsqu’elle est conduite en dehors de la grâce divine. Montaigne assimile alors la diversité en tant que contrariété, variation, division, dans toutes les dimensions de la vie profane des êtres moraux que sont les hommes, entre leurs sens et leur jugement, les objets de connaissance qu’ils essaient de saisir et de juger, et jusqu’aux climats, aux coutumes et aux lois qui modèlent leurs opinions. Il l’assimile aussi à l’archive textuelle de l’antiquité profane – conférant ainsi une forme littéraire aux tensions et aux contradictions que les érudits avaient progressivement détectées dans cette archive depuis le début du siècle. Le but de cette assimilation est évident : il s’agit de fournir un arrière-plan aux différences « religieuses » de doctrine ou de théologie censées motiver l’animosité des divers partis chrétiens dans les guerres civiles françaises, comme elles avaient originellement motivé Luther et ses disciples successifs19. Ces différences sont de même nature – n’ont pas plus d’autorité ou de substance – que toutes les autres divergences de coutume ou de tempérament, d’opinion et de passion, purement humaines, dont regorge 25l’archive antique qui remonte à Babel. La « confusion » de Babel, c’est aussi celle des troubles religieux en France à partir de 1559.
Les Essais se prêtent moins à l’exploration de la diversité que certains passages du Journal de voyage. Le Journal enregistre la tentative que fait Montaigne « pour essayer tout à fait la diversité des mœurs et façons » en Europe du sud et centrale20. Ceci inclut de façon notable les différences religieuses internes à la chrétienté dans le Saint-Empire germanique. Pour leur part, les Essais suscitent leur propre régime textuel de diversité, en partie en réaction aux régimes institutionnels de leur époque, y compris le concile de Trente et les Édits de paix royaux qui imposaient l’oubliance. Ils distinguent les discours humains des discours religieux. Ils repoussent les voix polémiques et les événements litigieux de l’époque – y compris le massacre de la Saint-Barthélemy et les controverses auxquels il a donné lieu – en dehors du texte, du moins en tant que thèmes ouvertement évoqués. De plus, les Essais nient que les acteurs impliqués dans un conflit soi-disant « religieux » aient été mus par de réelles divergences doctrinales, ou même qu’ils se soient souciés de la légitimité ou non d’une rébellion contre un dirigeant dont la foi n’était pas considérée comme la vraie (II, 12, 443). Les acteurs ne font que rejouer Babel avec leur vie, non le voyage du peuple élu de Dieu vers la terre promise.
Pour Montaigne, la signification que revêt l’entreprise de Nemrod, qui se servit de la langue unique alors parlée par les hommes pour bâtir une ville verticale en direction des cieux, est très claire, comme l’est la façon dont on peut la comparer aux troubles religieux français. Le récit montre les tentatives des hommes de constituer une connaissance véritable par eux-mêmes, en lieu et place de celle qui leur est donnée par Dieu. Devant cet interdit et cette impossibilité, Dieu sème « le trouble et la confusion » parmi les hommes, pour les instruire et les mener toujours à cette même confusion. Enfin, la nature de cette confusion – « la diversité d’ydiomes et de langues » – correspond à « cette infinite et perpetuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons qui accompaigne et embroulle [“utilement”, ajoute-t-il juste après] le vain bastiment de l’humaine science » (II, 12, 553). À chaque fois que nous cherchons à construire et à communiquer de nouvelles formes de 26connaissance universelle, nous sommes voués à la diversification et à la dissémination linguistique et discursive.
Où cette diversité-comme-confusion se fait-elle la plus visible sur le théâtre de la vie humaine, surtout pour ceux qui n’ont pas loisir d’embarquer pour de nouveaux mondes ou d’autres contrées de la chrétienté ? La remarquable pièce en vers ajoutée aux Essais par Samuel Daniel à la traduction anglaise de 1603 nous offre la réponse : dans les livres. Le poète compare à la tour de Babel les « formes étranges des opinions et des discours » qui émanent alors des éditeurs européens. Dieu avait déjà « frappé » la tour de la confusion de nos « erreurs » – sous la forme de contradictions interprétatives concurrentes et de l’incertitude qui s’en dégageait. Mais le poète considérait digne d’intérêt le livre de Montaigne en ce qu’il prêtait les « meilleures proportions » possibles à notre confusion intellectuelle et révélait une âme décrivant les plus réguliers « mouvements » possibles autour du centre de la vérité21.
Ici, la dimension en jeu de la diversité humaine, c’est le chaos des opinions divergentes telles qu’elles émergent dans et par l’interprétation des textes. On pourrait nommer culture la cause sous-jacente de ce phénomène dans la sphère profane : la tyrannie de la coutume, qui nous subjugue à des « vérités » locales et arbitraires qui diffèrent selon l’endroit d’où nous venons. Ce n’est qu’à travers une mobilité physique et intellectuelle qui nous éloigne des habitudes de l’endroit où nous sommes nés que se conquiert une certaine liberté de jugement – bien que l’exemple des habitants de Lahontan montre que l’abandon des coutumes locales peut être en soi une sorte de Chute (II, 37, 778-779). En d’autres termes, voyager concrètement ou à travers les textes, à la rencontre d’une multiplicité de coutumes et de tempéraments humains. Certains textes sont pour leur part prisés dans la mesure où ils restaurent un semblant de vérité universelle au sein de ce champ textuel de divergences coutumières, et unifie une « communauté » internationale des gens mieux éduqués. Mais est-ce là ce que font les Essais ? En fin de compte, le poème de Daniel demeure ambivalent et ne décide pas s’il faut considérer le texte de Montaigne comme une Babel textuelle en un seul volume (« en un cadre troublé confusément serti »), ou bien comme un livre qui aide à bâtir une tour d’esprit aux proportions plus adéquates.
27Mais l’expérience d’une Babel textuelle ne se limite pas à la lecture de livres. Il nous faut ici recourir au concept élargi de « texte » mentionné au début. Dans l’environnement de Montaigne, ce qui permet d’associer, entre autres choses, la textualité à la diversité – ainsi qu’à la mobilité – c’est l’incroyable variété des objets et des formes textuelles qu’il rencontre, les régions et les langues, présentes et passées, auxquelles ces textes donnent accès, les régimes qui s’y appliquent. Ces objets textuels incluent des livres philosophiques, des travaux en plusieurs volumes, des paratextes, des extraits textuels, des « histoires » transmises et représentées oralement, des « dires », des poèmes, des pamphlets et des lettres. Les livres en question sont de toutes les tailles et de toutes les formes, ils relèvent d’espaces et de contextes sociaux différents, sont imprimés dans une diversité de langues. À la Bibliothèque du Vatican, Montaigne découvre une Bible polyglotte en plusieurs volumes et des manuscrits en latin de Sénèque, en grec de Plutarque. Mais il voit aussi un livre venu de Chine, rempli de signes étranges, ainsi qu’un fragment de papyrus ancien, semé de signes inconnus. Le Vatican exhibait sa capacité à rassembler des objets textuels venant de tous les lieux de la planète et de tous les temps – la bibliothèque, en ce cas précis, comme régime de diversité textuelle relativement ouvert22.
Ce contenu multiforme et plurilingue des bibliothèques ne constitue cependant que la moitié de l’histoire. Montaigne rencontre des écritures et des inscriptions dans l’environnement bâti et artistique. Il constate les effets de l’écriture en ce qu’elle produit de nouvelles différences dans l’environnement social. Les écrits de Luther ont donné lieu à des conflits d’interprétation qui ont conduit des villes voisines en Suisse et en Allemagne à avoir des croyances différentes à propos de la prédestination. Il enregistre les informations circulant dans les réseaux jésuites qui, dans les années 1580, s’étendent à toute la planète. Il reçoit et envoie des lettres au gré de ses déplacements, grâce au réseau de relais postaux. Il transcrit les nouvelles orales des incursions turques sur la côte adriatique de la péninsule italienne. Il recopie les ordonnances d’une plaque qui vise à assurer la paix et la tranquillité dans une station thermale 28où se mêlent des personnes de nationalités et de confessions différentes. Il entend prononcer, de manière inopinée, des poèmes du type de ceux de l’Arioste par une paysanne illettrée.
Ces objets textuels et les formes qu’ils prennent façonnent et se laissent façonner par les différences et les identités socioculturelles, les mobilités et les espaces d’un monde diversifié, multilingue et multiculturel, un monde à la fois récemment relié par les communications, les méthodes et les réseaux éducatifs, et nouvellement divisé par la religion, la politique dynastique et impériale, par des hiérarchies socioculturelles en mutation. Mais il faut noter qu’une petite sélection seulement des innombrables textes qu’il rencontre se retrouve dans les Essais ; les textes de l’Antiquité, de Sénèque et Plutarque en particulier, sont privilégiés, ainsi que certains récits historiques modernes.
Un deuxième type de relation concerne la mise en œuvre textuelle de la « diversité », ainsi que du « mouvement », dans les Essais et le type d’exégèse qu’ils mettent en œuvre ou à laquelle ils invitent. Non pas leur manière d’inclure de déroutantes doxographies et des listes de coutumes humaines différentes. Les Essais incorporent la diversité et la mobilité dans la composition même du texte ; c’est précisément cela qui les rend uniques, d’un point de vue littéraire. C’est tout autant un « livre divers » – plein de variations, de digressions, de contradictions – qu’un livre « en mouvement ». La diversité, comme je l’ai précédemment indiqué, consiste en un mouvement dans une direction différente, contraire ou fausse. « Quo diversus abis ? » se demande Montaigne, reprenant les mots de Gyas à son timonier Ménoète, lorsque son bateau dérive catastrophiquement vers le large lors d’une régate festive (III, 9, 994 ; Énéide 5.165). Montaigne s’est une fois de plus écarté du cours de son exposé.
Sa façon de dévier en direction contraire s’inspire des techniques rhétoriques et littéraires qui permettent de juxtaposer différents points de vue pour et contre une proposition morale. Ces techniques humanistes se sont implantées en Europe dans les années 1530 et 1540, pendant la jeunesse de Montaigne. C’est à cette époque que la rhétorique prend une importance inédite dans la vie culturelle de l’élite masculine, tout en excluant largement les femmes, voire en les dénigrant. Ces techniques et les espaces de scolarisation qui y sont associés peuvent être considérés comme un régime institutionnel de gestion de la diversité textuelle à un moment où le monde du livre est déstabilisé par l’irruption du chaos. 29Ce régime prescrivait la manière dont les jeunes hommes pouvaient tirer le meilleur parti des matériaux les plus riches et les plus abondants du vaste répertoire de ressources textuelles (copia) disponibles, et varier l’expression et la composition de leur propos dans le cadre dialectique d’une argumentation persuasive. Dès le premier chapitre des Essais, il apparaît clairement que le thème principal est intégralement lié à l’ordre ou au désordre du discours. En tant que « subject », l’homme est « merveilleusement vain, divers, et ondoyant », de sorte qu’on ne peut former aucun jugement « constant et uniforme » sur lui (I, 1, 9). Le chapitre ajoute de nouveaux exemples et des considérations contradictoires au fur et à mesure qu’il se développe, édition après édition, à propos des motifs qui animent les gens – cette fois, provenant entièrement des lectures de Montaigne. Ce champ laissé à la modification de la perspective constitue sa « diversité » textuelle23.
La relation entre textualité et diversité s’étend également à la diffusion envisagée des Essais, à cette tendance qu’ont les usages et les interprétations des textes à devenir irréductiblement divergents. La circulation d’un texte est précisément pour Montaigne comme la dispersion ou la dissémination de graines destinées à germer en tant que nouvelles conceptions et textes. De manière moins positive, on peut la décrire comme fomentation textuelle de divisions, ou comme la diffusion d’un texte à travers des applications qui en déforment le sens et produisent de la confusion. Dans le pire des cas, le processus de diversification des significations textuelles établies et de leurs commentaires détourne la recherche philosophique de la connaissance humaine vers des questions purement grammaticales ou verbales. Dans le meilleur des cas, elle constitue le cœur de l’éducation d’un jeune gentilhomme, qui adapte les leçons de lecture à cent perspectives différentes et à autant de sujets divers (I, 26, 15124). Mais tout cela ne vaut que pour les textes « humains ». Le régime personnel de Montaigne écarte les textes bibliques bien plus 30rigoureusement que nombre de ses contemporains. Il affirme très clairement, par exemple, que les Psaumes ne doivent pas être diffusés ou traduits du tout ; ils constituent un mystère que seuls peuvent protéger les serviteurs de la seule véritable église, cette Église catholique romaine dans laquelle il est né et dans laquelle il mourra (I, 57, 320-324).
Ici encore, un régime personnel de diversité textuelle est à l’œuvre. Il s’étend à la diffusion anticipée de son propre texte. Celui-ci est ouvert à des lectures diverses, certes, mais d’un certain type, que Montaigne lui-même légitime. Nous avons vu que l’auteur retranche son livre des domaines de l’écriture philosophique et pédagogique systématique, comme de la controverse doctrinale et politico-religieuse chrétienne. Il est ouvert à divers types de lectures éthiques qu’il associe le plus souvent à la pratique de Plutarque dans la traduction d’Amyot. Mais ce genre de lecture se voit définir des limites par la persona de l’auteur et le type d’« amis » que ce dernier cherche à se faire à travers son texte. Les qualités que Montaigne se reconnaît ce sont justement celles conçues comme contrôlant la réception du texte : « bonne foi », « santé », « franchise », « liberté de jugement », « oisiveté », etc. Ce sont des qualités nobles qui, selon lui, peuvent exclure les « gens ordinaires » d’une part, et les savants professionnels soucieux d’enseigner la doctrine d’autre part (II, 17, 657). Le lecteur qu’il requiert est un lecteur à son image, qui fera germer les diverses graines du texte de Montaigne dans le développement de sa propre liberté de jugement, de son propre autoportrait textuel, et non dans des divisions séditieuses et querelleuses. Nous pourrions dire qu’il insère son texte dans l’espace de la littérature.
Plus largement, le livre de Montaigne a été pensé comme moyen de communication avec des individus sans parti pris politico-religieux ou relevant d’une seule tendance intellectuelle et qui viendraient de régions aux coutumes diverses, non seulement en France, mais aussi au niveau international. Son auteur savait bien que les livres, lorsqu’ils voyagent, peuvent à la fois être agents de commerce et de violence, de communion et d’aliénation. Il a créé un livre noble destiné à transformer des étrangers en voisins et en amis, là où d’autres livres, comme les satires réformées de Genève, étaient destinés à faire de voisins et d’amis catholiques des étrangers barbares25. Il s’agissait d’une tentative 31de rassembler avec lui un réseau européen de lecteurs partageant des idées similaires, autour d’un livre faisant place à la diversité – par-delà les divergences contemporaines au sein du christianisme26.
D’un côté, le texte de Montaigne a bien sûr été diffusé sous des formes et dans des langues très diverses, et employé à des fins variées. Florio a mentionné la diversité des éditions, des copies et des volumes des Essais qu’il trouvait dans les lieux où il travaillait, certains exemplaires étant dotés de plus de texte que d’autres27. Mais d’un autre côté, les Essais et leur auteur ont acquis une identité à travers l’Europe. Ils ont participé à un système littéraire plurilingue et polycentrique qui se servait – de façon hiérarchisée, surtout vers la fin du xviie siècle – d’une série de langues privilégiées à travers l’Europe et ses connexions mondiales : le latin, le français, l’italien, l’espagnol, l’anglais, le néerlandais et l’allemand. L’utilisation de ressources et de formes littéraires partagées pouvait à la fois relier et diviser les Européens entre eux, et les Européens vis-à-vis des autres peuples. Mais un cadre commun existait pour présenter et comprendre son texte, par-delà les frontières nationales et confessionnelles – un espace qui serait celui des lettres européennes.
La relation entre textualité et diversité (et mobilité), et la construction de régimes de diversité textuelle, fait donc partie intégrante de la fabrication, de la composition et de la diffusion des Essais. Et Montaigne – comme Samuel Daniel l’a bien vu – donnait une forme littéraire et vernaculaire spécifique à une expérience répandue de la diversité et de la contradiction textuelles. À travers l’Europe et ses connexions mondiales, des textes tirés de sources et de formes différentes et variables, diffusant des opinions et des informations parfois divergentes à propos d’une large gamme de lieux, de peuples et d’événements, et ce dans des genres hybrides et souples, dans de multiples langues, se matérialisaient, étaient utilisés et interprétés de diverses manières. À mesure que les efforts pour créer et préserver des formes textuelles et pédagogiques de stase et d’uniformité se multipliaient et se complétaient, ce processus a simultanément permis de diversifier et de rassembler une Europe littéraire mondialisée – ou un ensemble d’Europes littéraires, mondialisées et concurrentes. Les Jésuites, par exemple, en même temps qu’ils organisaient cognitivement l’extrême variété des groupes 32humains rencontrés dans leurs différents champs missionnaires, ont créé une « philologie mondiale connectée, bien que coloniale » par la mise en forme et l’utilisation des diverses langues mondiales qu’ils rencontraient selon leur perspective propre, en les soumettant à des normes gréco-romaines et européennes28. L’institution par les Jésuites d’un programme d’apprentissage et de traduction de textes à travers le monde est sans doute l’un des régimes textuels de diversité les plus aboutis de l’époque. Mais était-ce un exercice d’assimilation au christianisme catholique romain, ou de sa diversification ?
À l’époque de Montaigne, le problème grammatical et théologique que posait le couplage de la textualité et de la diversité au sein de la chrétienté ne se limitait pas aux épicentres des troubles intellectuels et religieux européens : l’Allemagne luthérienne, les Pays-Bas et la France des guerres civiles29. La préface du Livre de la prière commune [Book of Common Prayer] de 1549 s’appuie sur la préface d’un bréviaire révisé commissionné par le pape Clément VII et publié pour la première fois en 1535. Le livre a pour but d’apporter un nouvel « ordre » au service divin, afin de réduire les « grandes diversités dans la façon de dire et de chanter dans les églises de ce royaume ». Toutefois, il reconnaît qu’il ne résoudra pas à lui seul le problème de la textualité et de la diversité : « des doutes pourraient surgir ». Les parties qui « ainsi doutent, ou comprennent diversement quoi que ce soit » doivent toujours s’en remettre à l’évêque du diocèse pour « calmer et apaiser ce doute30 ». L’édition de 1549 s’est avérée polémique et a été remplacée par la révision de 1552 de Cranmer, presque aussitôt retirée de la circulation. C’était la première de nombreuses modifications apportées à un livre qui avait été conçu pour endiguer le changement et garantir l’uniformité, et qui demeurera mobile et en constante évolution jusqu’à ce que l’édition de 1662 fixe enfin le texte sous une forme durable.
33L’hypothèse que propose cet article et le projet auquel il se rapporte, c’est que l’histoire initiale instable du Livre de la prière commune, des années 1530 (lorsqu’est publiée sa source primaire) aux années 1660 (lorsqu’il se stabilise), est caractéristique d’une période de crise de la textualité et de la diversité à une échelle européenne, au cours de laquelle de multiples régimes textuels de diversité inédits ont été construits, et ont échoué dans nombre de cas. Dans le même temps, un canon persistant de textes faisant autorité a continué à fournir des outils et des concepts pour répondre à ses propres contradictions (par exemple Sextus Empiricus) ainsi qu’aux contradictions entre les textes et les phénomènes observés. À la fin du xviie siècle, de nouvelles formes d’organisation efficaces de la diversité de la culture textuelle sont en place, ainsi que de nouvelles conceptions de l’autorité des textes par rapport à l’observation empirique et aux objets matériels.
Mais au lieu de considérer cette période des années 1530 à 1660 comme le déclin de la Renaissance et la victoire des orthodoxies religieuses et étatiques, ne gagne-t-on pas à la voir comme un espace et un moment d’incertitude textuelle productive, d’hybridité et de diversité ? Un moment singulier de créativité littéraire, avant que l’Europe – et la France en particulier – et ses genres littéraires « élevés » n’exercent leur hégémonie à la fois sur sa propre culture littéraire « populaire » et sur d’autres formes de textualité mondiales ? Nombre des textes d’imagination les plus significatifs de cette période sont linguistiquement, formellement, culturellement diversifiés ou hybrides – le dernier Rabelais, Montaigne, Shakespeare, Cervantès – et visent, grâce à l’imprimerie et au théâtre, à atteindre de nouveaux lectorats issus de peuples inconnus, socialement et culturellement divers. Les femmes apparaissent plus nettement comme lectrices, écrivaines et agents de circulation de textes, et non seulement dans la sphère de l’écriture religieuse – la légataire textuelle de Montaigne par exemple est une femme et un certain nombre de chapitres des Essais sont adressés à des patronnesses31. Les voix et les formes propres à des personnes plus communes, les polémiques et les controverses émanant des luttes politico-religieuses, produisent de puissantes dissonances dans l’archive textuelle de l’époque. Montaigne est l’un des auteurs 34vernaculaires d’Europe occidentale qui saisit le mieux ce moment, car, comme Plutarque dans le contexte de l’Empire romain, il intègre différentes voix et perspectives dans le style et le contenu de son texte32.
En même temps, si nous voulons faire émerger des histoires littéraires plus diverses, qui mettent en lumière des acteurs et des formes textuelles différents, il faut signaler les limites du cas de Montaigne. Nous avons déjà exploré certaines des caractéristiques de ce régime d’auteur qui oriente la portée des Essais tout en la limitant à certains égards. La connaissance que Montaigne pouvait avoir de nombreuses régions et langues d’Europe était très limitée ou indirecte. Que l’on compare ses enquêtes d’amateur sur l’Europe centrale et méridionale, par exemple, aux efforts déployés tout au long de sa vie par un Crusius pour comprendre la culture et les coutumes des Grecs ottomans33. La diffusion et la portée de son livre se sont heurtées à des limites difficilement franchissables avant même sa mise à l’index à la fin du xviie siècle. Il n’a pas mis en déroute les principaux éditeurs européens de langue latine, comme l’escomptait Marie de Gournay. Il n’a pas été traduit en latin, ce qui aurait permis une plus grande mobilité du texte vers l’est, ni imprimé en espagnol.
Et le texte impose en effet un cadre humaniste et classicisant à la sélection qu’il effectue de ses matériaux, quelles que soient son ingéniosité et son originalité dans ce domaine. Les Essais sont connus, par exemple, dans l’historiographie littéraire récente car ils incluent des coutumes et des voix amérindiennes indigènes – bien que médiatisées par les rapports oraux des voyageurs et les interprètes linguistiques – de manière empathique et non européocentrique. Mais d’un autre point de vue, Montaigne impose bien une éthique européenne « naturelle » de la vaillance et de l’amour et un concept européen de la poésie, étayés par des précédents classiques et bibliques, aux pratiques de cannibalisme et de polygamie des Tupinamba, ainsi qu’aux deux chansons qu’il cite en I, 31. Le chant du prisonnier Tupinamba est difficile à restituer à son contexte d’origine. Mais on a soutenu de manière convaincante qu’il s’intègre dans un système social et rituel d’échange anthropophagique 35de chair, incluant des formes structurées de guerre et de captivité. Il fonctionne comme chanson-acte performative en conjonction avec le corps-signe, un processus social vocalisé qui relève d’un champ de textualité différent de celui que lui impose Montaigne34. D’autres artefacts de l’époque, produits avant que des régimes coloniaux plus restrictifs ne s’implantent aux Amériques, explorent les relations entre les formes européennes et indigènes de textualité de manière plus ouverte et hybride. Un exemple en est l’extraordinaire tentative de Guaman Poma de Ayala de juxtaposer et de réconcilier le quipu andin et les textualités alphabétiques européennes dans le manuscrit de la Nueva corónica de 161335. Nous avons besoin d’histoires littéraires qui incluent de tels artefacts, avec les espaces et les événements qui les accompagnent, aux côtés de textes canoniques de valeur durable tels que les Essais.
Warren Boutcher
Queen Mary, Université de Londres
Traduction : Luc Sautin
1 Cette histoire, à paraître chez Oxford University Press accompagnée de ressources digitales en ligne, constitue la principale réalisation du projet « Textuality and Diversity : A Literary History of Europe and its Global Connections, 1545-1659 » financé de 2021 à 2026 par le Conseil européen de la recherche (ERC) sous l’égide du programme de l’Union européenne Horizon 2020 pour la recherche et l’innovation (convention de subvention no. 101021262).
2 Warren Boutcher, The School of Montaigne in Early Modern Europe, 2 vol., Oxford, Oxford University Press, 2017.
3 À propos de Montaigne et de la « diversité » voir Nicola Panichi, Ecce homo : studi su Montaigne, Pise, Scuola Normale Superiore, 2017.
4 Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982 ; Roger Chartier, L’Œuvre, l’Atelier et la Scène. Trois études de mobilité textuelle, Paris, Classiques Garnier, 2014.
5 https://logeion.uchicago.edu [consulté le 10/10/2021].
6 Dans la suite de l’article, je m’appuie sur Karin Barber, The Anthropology of Texts, Persons and Publics : Oral and Written Culture in Africa and Beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. Voir aussi W. Boutcher, « L’objet livre à l’aube de l’époque moderne », Terrain, t. 59, 2012, p. 88-103.
7 Barber, The Anthropology of Texts, op. cit., p. 68.
8 Christian Reus-Smit, On Cultural Diversity : International Theory in a World of Difference, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 211.
9 Ann Blair et al. (dir.), Information : A Historical Companion, Princeton, Princeton University Press, 2021.
10 Victoria Ann Kahn, The Trouble with Literature, Oxford, Oxford University Press, 2020.
11 Anthony Grafton, New Worlds, Ancient Texts : The Power of Tradition and the Shock of Discovery, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 1992, p. 10. Le point de vue de Grafton inspire une grande partie de ce qui suit.
12 Jason König et Tim Whitmarsh (dir.), Ordering Knowledge in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
13 Carina L. Johnson, Cultural Hierarchy in Sixteenth-Century Europe : The Ottomans and Aztecs, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
14 Margaret T. Hodgen, Early Anthropology in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1964, p, 227-230.
15 Alex Drace-Francis, European Identity : A Historical Reader, Londres, Red Globe Press, 2013, p. 16. J’ai tiré les citations latines de l’édition de l’Historiæ Polonicæ de Długosz publiée à Leipzig en 1740.
16 Étienne de La Boétie, Mémoire sur la pacification des troubles, éd. Malcolm Smith, Genève, Droz, 1983, p. 35-36.
17 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Pierre Villey et Verdun L. Saulnier, 3 vol., Paris, Quadrige/Presses universitaires de France, 1988, ii, 12, 563.
18 Brian Dillon, Essayism : On Form, Feeling and Non-Fiction, New York, New York Review of Books, 2017, p. 15.
19 Jean Balsamo, « Des Essais pour comprendre les guerres civiles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 72, 2010, p. 521-540.
20 Michel de Montaigne, Journal de voyage, éd. François Rigolot, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 23.
21 Michel de Montaigne, The Essayes or Morall, Politike and Millitarie Discourses, trad. John Florio, Londres, Valentine Simmes for Edward Blount, 1603, sig. ¶1ro.
22 À ce propos et concernant le paragraphe suivant, voir W. Boutcher, « Writing Diversity : Literary Objects in Montaigne’s Journal de voyage », dans Jean Balsamo et Amy Graves (dir.), Global Montaigne : Mélanges en l’honneur de Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 29-49.
23 Peter Mack, « Rhetoric, Ethics and Reading in the Renaissance », Renaissance Studies, t. 19, 2005, p. 1-21. Luke O’Sullivan a fait valoir de manière convaincante qu’en tant que texte, les Essais énoncent la diversité de façon achronologique et irrégulière (en termes de mouvement). Voir Luke O’Sullivan, « “Double et divers” : Writing Doubly in Montaigne’s Essais », Modern Language Review, t. 112, 2017, p. 320-340.
24 Terence Cave, « Problems of Reading in the Essais », dans I. D. McFarlane et Ian Maclean (dir.), Montaigne : Essays in Memory of Richard Sayce, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 133-166.
25 George Hoffmann, Reforming French Culture : Satire, Spiritual Alienation, and Connection to Strangers, Oxford, Oxford University Press, 2017.
26 W. Boutcher, The School of Montaigne in Early Modern Europe, op. cit.
27 Montaigne, The Essayes, éd. citée, sig. A6ro.
28 Stuart McManus, « Jesuit Humanism and Indigenous-Language Philology in the Americas and Asia », dans Ines G. Županov (dir.), The Oxford Handbook of the Jesuits, Oxford, Oxford University Press, 2019, p. 737-758, ici p. 738 ; Charlotte de Castelnau-l’Estoile, « Jesuit Anthropology : Studying “Living Books” », dans The Oxford Handbook of the Jesuits, op. cit., p. 811-830, ici p. 811.
29 Brian Cummings, The Literary Culture of the Reformation : Grammar and Grace, Oxford, Oxford University Press, 2002.
30 Brian Cummings (éd.), The Book of Common Prayer : The Texts of 1549, 1559, and 1662, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 5-6.
31 Voir le projet « The Reception and Circulation of Early Modern Women’s Writing, 1550-1700 » financé de 2014 à 2019 par le Conseil européen de la recherche (ERC) : https://recirc.nuigalway.ie/explore [consulté le 10/10/2021].
32 Jason König, « Fragmentation and Coherence in Plutarch’s Sympotic Questions », dans Jason König et Tim Whitmarsh (dir.), Ordering Knowledge in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 43-68.
33 Richard Calis, « Reconstructing the Ottoman Greek World : Early Modern Ethnography in the Household of Martin Crusius », Renaissance Quarterly, t. 72, no 1, 2019, p. 148-193.
34 Gary Tomlinson, The Singing of the New World : Indigenous Voice in the Era of European Contact, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
35 Birgit Brander Rasmussen, « The Manuscript, the Quipu, and the Early American Book : Don Felipe Guaman Poma de Ayala’s Nueva Corónica y Buen Gobierno », dans Matt Cohen et Jeffrey Glover (dir.), Colonial Mediascapes : Sensory Worlds of the Early Americas, Lincoln, University of Nebraska Press, 2014, p. 141-165.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : textualité, diversité, Europe, socioculturel, mobilité