« Forgé de son invention » Sur la double biomimesis des Essais II, 9 et II, 12
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Oliver (Jennifer H.)
- Pages : 149 à 166
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
« FORGÉ DE SON INVENTION »
Sur la double biomimesis des Essais ii, 9 et ii, 12
Le corps des Essais, on le sait bien, a subi des modifications, des élargissements et des amputations depuis sa première édition et bien au-delà du décès de Montaigne, aussi « consubstantiel » eût-il été à son livre. Ce texte inachevé, ou en perpétuelle voie d’achèvement, médite aussi à maintes reprises sur l’inachèvement ou des manières de supplémenter des corps physiques, biologiques ou mécaniques. Si les Essais se conçoivent pour Montaigne comme une extension ou excroissance de son propre corps, « des excremens d’un vieil esprit », ou un ajout prosthétique, un parallèle bien plus matériel se trouve dans les armures de « seconde peau » des soldats parthes, sujet du chapitre ii, 9. Sa discussion de leurs formes merveilleusement « naturelles », et l’artifice biomimétique dont ils rendent témoignage, perturbe légèrement l’argument par ailleurs développé au cours de ce chapitre, sur la noblesse relative des armures légères (ou bien le combat livré « sans se couvrir ») par rapport à celles de son propre temps, devenues lourdes et encombrantes. La discussion reste courte, et se situe de manière apparemment incongrue entre deux chapitres concernant la composition (« De l’affection des peres aux enfans » et « Des livres »), mais Montaigne revient à ce sujet peu après, dans la longue discussion du statut de « l’homme » par rapport à « l’animal », émaillée d’exempla martiales, de l’Apologie de Raimond Sebond. Le chapitre le plus long des Essais paraîtrait, pour certains lecteurs, rabâcher tout simplement des lieux communs au sujet des animaux pour étayer sa discussion de la place de l’humain dans la nature. Je soutiens au contraire que la présence (et la réapparition insistante) de certains corps, et les liens qui se tissent entre eux, proposent un modèle complémentaire à la fameuse « consubstantialité » du livre à son auteur. Alors que la métaphore familière du chapitre « Du démentir » (II, 18) est elle-même posée de 150manière corporelle évocatrice (« livre […] membre de ma vie » (6651)), dans l’Apologie de Raimond Sebond (II, 12) cette notion d’imbrication charnelle amène dans son sillage – outre une certaine immédiateté et vitalité –, d’autres connotations qui pourraient s’avérer plus bouleversantes. Le brouillage, ou la porosité, des limites physiques impliquerait une contestation des limites de certaines catégories, en particulier la distinction entre « nature » et « art » ou « artifice ».
Ces passages ont été considérés par la critique à l’aune de l’importance du domaine militaire chez Montaigne2, ou, surtout dans le cas de l’Apologie, dans des discussions sur l’importance philosophique et théologique de son traitement de l’animal3. En prenant au sérieux les images ferrugineuses et autrement armoriales qui lient les « Armes des Parthes » aux animaux combattants de l’Apologie, je propose de remettre en cause le rôle des images des Essais, dans toute leur matérialité. Selon Albert Thibaudet, plus du tiers des images employées par Montaigne concerneraient soit la relation de l’esprit au corps, soit les sensations organiques (poids, texture, etc.) ; seules les images motrices prendraient plus de place dans son œuvre. Pour Thibaudet, qui compare Montaigne à Bergson en tant que créateur d’images aussi bien qu’en tant que philosophe du « passage » et du mouvement, « Toute la pensée vive de Montaigne est dessinée, rendue palpable aux sens par cette frange d’images4 ». Floyd Gray, qui s’appuyait sur les recherches inédites de Thibaudet, a prolongé – ou approfondi – la réflexion sur ce lien :
L’image n’est pas dans le langage pour un effet de style ; elle est réellement dans la pensée de Montaigne […]. L’image […] peut incorporer l’idée, être de 151la même étoffe qu’elle. La plupart du temps l’image n’illustre pas la pensée de Montaigne, elle est la pensée […]. À tout moment on passe d’idée en idée dans l’image, cependant elle est si intérieure qu’on n’y songe même pas5.
Si la démarche de Gray a été critiquée pour son manque d’historicité6, ce résumé a la vertu de rendre justice à la force de l’image chez Montaigne, sa « consubstantialité », pour ainsi dire, à sa pensée. M’inspirant également de l’enquête contemporaine sur la matterphor7, qui s’intéresse elle-même à l’idée d’une « même étoffe », je propose de suivre ici un fil rouge – ou plutôt un filon métallique – qui lie le matériel au métaphorique dans la pensée de Montaigne, particulièrement en ce qui concerne le « terrain glissant » du « couple art/nature8 ».
Comme l’indique mon titre, il sera aussi question de la biomimesis dans un sens double, ce qui reflète un double mouvement à l’œuvre : l’imitation de la nature par l’art, d’une part, et de l’autre, dans un sens inverse et certes moins précis, ce qui pourrait se décrire autrement comme « les arts dans la nature9 ». À la première forme, courante, de la biomimesis s’opposerait – comme pour y faire contrepoids – une autre : les actions et les capacités imaginatives et créatrices des animaux qui, chez l’être humain, seraient qualifiées d’« art(ifice) ». Certaines de ces activités animales sont « mimétiques » au sens strict, comme nous le verrons ; d’autres finissent par ressembler de façon plus générale aux arts humains, à force d’analogies qui sembleraient au premier abord anthropocentriques. Je soutiendrai, au contraire, que ces animaux « imitateurs » des arts humains invitent à creuser de nouvelles pistes de réflexion sur 152l’invention et l’artifice, ces termes si épineux au sein des Essais comme pendant tout ce « siècle de fer ».
« BARDES » ET BIOMIMESIS :
LES ARMES DES PARTHES
La première exploration détaillée de la relation mimétique entre les corps humains et animaux dans des contextes militaires mécanisés dans les Essais se trouve dans le chapitre « Des armes des Parthes » (II, 910), où Montaigne affirme que, hormis le moyen de combat peut-être le plus noble et naturel (« [aller] à la guerre sans se couvrir » (404)), le plus admirable était celui des Parthes. Selon Ammien Marcellin, que Montaigne traduit sans le signaler dans ce passage11, les armures de ces derniers ressemblaient de manière remarquable à des formes naturelles (des plumes, des écailles), et les transformaient ainsi en apparence en des hommes-machines, qui montaient des chevaux-robots :
Ils avoient, dit-il, des armes tissues en maniere de petites plumes, qui n’empeschoient pas le mouvement de leur corps : et si estoient si fortes que nos dards rejalissoient, venant à les hurter (ce sont les escailles dequoy nos 153ancestres avoient fort accoustumé de se servir). Et en un autre lieu : Ils avoient, dict-il, leurs chevaux forts et roydes, couverts de gros cuir ; et eux estoient armez, de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de tel artifice qu’à l’endroit des jointures des membres elles prestoient au mouvement. (405-406)
Si l’imitation des formes animales (plumes, écailles) s’annonce comme la marque distinctive des armes des Parthes (et constitue aussi un lien aux « ancestres », trace des questions générationnelles qui hantent tout le chapitre), la biomimesis est tout aussi impressionnante pour sa « represent[ation] au naturel » de la forme du corps humain :
On eust dict que c’estoient des hommes de fer : car ils avoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu’il n’y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes qui estoient à l’endroict des naseaux, par où ils prenoient assez malaisément halaine. (406)
Cette « seconde peau » qui transforme l’aspect des soldats n’arrive pourtant pas à dissimuler une tension fondamentale à toute artifice ; si les plumages métalliques « n’empeschoient pas le mouvement de leur corps », leurs casques si bien ajustés rendaient laborieuse la respiration12.
Au début du chapitre, l’essayiste soutient que les guerriers de son propre temps sont encombrés par leur matériel : ils se trouveraient complétés ou augmentés de manière excessive et gênante13. L’armure serait d’un poids et d’une forme incommodes, laissant le porteur – comme l’étaient les Gaulois – vulnérable aux attaques, étant facilement 154renversé sans pouvoir se redresser (on pourrait s’imaginer qu’ils sont des cloportes, les jambes s’agitant dans tous les sens). En revanche, les soldats de l’armée de Caracalla, qui avaient l’habitude de marcher avec leurs armes, y auraient été acclimatés : Arma enim, membra militis esse dicunt, « Car on dit que les armes du soldat sont ses membres14 ». Les fantassins de l’Antiquité fusionnaient avec leur charge, à force de labeur, par un entraînement (ou « coustume ») qui les endurcissait, de telle sorte que cette carapace matérielle et artificielle se doublait d’une carapace psychologique, constitutionnelle. Ainsi les guerriers Lacédémoniens, « si durcis à la peine, que c’estoit honte d’estre veu soubs un autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu’il fit » (405).
La discussion comparative de la « mollesse » des soldats de son temps par rapport aux anciens n’est pas sans rappeler la description admirative des guerriers túpi du chapitre « Des cannibales » (« ils vont [à la guerre] tout nuds, n’ayant autres armes que des arcs ou des espées de bois […]. C’est chose esmerveillable que la fermeté de leurs combats » (208-209)). Mais l’approbation du « dur » aux dépens du « mol » (et le parallèle entre matière et moral qui s’y élabore) se voit nuancée par l’admiration montaignienne pour une technique extraordinaire qui paraît métamorphique. L’exemple des Parthes sera complété en 1588 par l’ajout d’une citation de Claudien qui détaille une vue affreuse de leurs soldats à cheval :
Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu ; credas simulachra moveri
Ferrea, cognatóque viros spirare metallo.
Par vestitus equis ; ferrata fronte minantur,
Ferratósque movent, securi vulneris, armos.
[Claudien, Contre Rufin, II, 358-362].
« Le métal flexible semble recevoir la vie des membres qu’il recouvre. Spectacle effroyable : on dirait des statues de fer qui marchent, le métal semble incorporé aux guerriers qui respirent. Les chevaux sont vêtus de même : leur front menaçant est bardé de fer ; en fer sont les flancs qu’ils soulèvent, à l’abri des blessures. » (406)
En citant ces vers, tout comme dans sa traduction d’Ammien Marcellin, Montaigne souligne une forte tension entre la forme naturelle et la carapace métallique. Mais l’exemple poétique renforce encore la vitalité de 155ces matières artificielles et prend le relais d’une préoccupation ultérieure. À la fin du chapitre précédent, « De l’affection des pères aux enfants », Montaigne fait référence au mythe de Pygmalion, citant Ovide : « Tentatum mollescit ebur, positóque rigore / Subsidit digitis » (« L’ivoire touché s’amollit, et perdant sa dureté, vibre sous les doigts » (40215)). Outre le thème des héritages filiaux, un intérêt marqué pour la matérialité vibrante que pouvait incarner la poésie dans le corps des Essais semblerait constituer l’un des fils qui relient ces deux chapitres autrement si hétérogènes en apparence.
L’art métallurgique, comme la sculpture, réussit parfois à « animer » le métal ou le minéral, mais l’« animation » la plus forte de la technique militaire dépend des animaux. L’évocation peut-être la plus frappante de l’incorporation des animaux dans la technique militaire humaine survient à un moment où Montaigne paraît prévoir l’avènement des tanks et autres véhicules blindés, en réfléchissant aux conceptions entrecroisées des techniques militaires offensives et défensives :
Et, à présent que nos mosquetaires sont en credit, je croy que l’on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les antiens faisoient porter à leurs elephans. (404)
Par rapport aux soldats nus ou accoutumés à porter leurs armes, les guerriers « enfermez » de l’avenir auraient la « fermeté » d’un escargot dans (ou plutôt sans) sa coque. Si le chapitre se termine en une historiette ironique qui souligne la qualité contraignante des armures lourdes16, la discussion des corps qui habitent le terrain intermédiaire entre l’art et la nature n’est pas finie. Cet éléphant, encore un emblème de la technique militaire antique, sera rejoint trois chapitres plus tard par un petit troupeau d’anecdotes éléphantines tirées d’un éventail de sources classiques et rassemblées dans l’Apologie de Raimond Sebond. Les 156éléphants de Montaigne continuent de se montrer imbriqués à la culture humaine, et soulèvent plus que tout autre animal toute une série de questions sur l’anthropocentrisme.
LES ÉLÉPHANTS ÉLOQUENTS DE L’APOLOGIE
Dans la ménagerie d’exemples et de citations qu’amasse Montaigne dans l’Apologie pour illustrer la « Vanité de l’homme ; qu’il n’est pas supérieur aux animaux qui l’entourent », comme le décrit Pierre Villey dans son plan du chapitre, l’éléphant apparaît plus fréquemment que ce que l’on pourrait s’y attendre : treize fois sur une vingtaine de pages (458-480 de l’édition Villey-Saulnier). Cette prolifération s’explique en grande partie par le recours de Montaigne à des sources portant sur des sujets martiaux (Juvénal ou Arrien) mélangées à celles, plus nombreuses, concernant directement les animaux et l’histoire naturelle (Plutarque, Pline l’Ancien) ; le rôle militaire de l’éléphant est déterminant comme nous le verrons. Mais de manière plus générale aussi, cet animal fournit à Montaigne un vrai trésor d’armes pour développer son argument, et par son corps (qui le rend un emblème de la force17) et par ses diverses facultés intellectives, pour lesquelles il représente aussi un « engin » remarquable :
Pourquoy disons nous que c’est à l’homme science et connoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas ; de connoistre la force de la rubarbe et du polipode ? Et, quand nous voyons […] les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compaignons, mais des corps aussi de leurs maistres (tesmoing celuy du Roy Porus, qu’Alexandre deffit), les javelots et les dardz qu’on leur a jettez au combat, et les arracher si dextrement que nous ne le sçaurions faire avec si peu de douleur : pourquoy ne disons nous de mesmes que c’est science et prudence ? (462-463)
La figure de l’éléphant, apte grâce à son poids à « deffaire un grand nombre d’hommes », menace de défaire, tout aussi dextrement que ces 157éléphants-chirurgiens, les définitions anthropocentriques de la « science » ou du « discours », notions qui seront elles-mêmes sujettes à une déstabilisation plus globale plus loin dans le chapitre. Il est aussi réputé sensible à la musique et doué pour la danse (465), et jouir d’un sens de la justice qui illustre le fait que Montaigne affirme :
cet animal raporte en tant d’autres effects à l’humaine suffisance que, si je vouloy suivre par le menu ce que l’experience en a apris, je gaignerois aysément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. (465)
Tout ce va-et-vient entre ses qualités corporelles et intellectuelles témoigne de l’importance pour Montaigne d’une conception de ces deux notions comme étroitement entrelacées, conception qu’incarne aussi l’éléphant lorsqu’il use de ses défenses :
Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service, naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Et l’industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct et precepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’elephant esguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, qu’il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres services). (458)
Grâce à l’adresse exceptionnelle de l’éléphant, la tournure concessive qui semblerait mettre les êtres humains à part, ou même en dessus des autres animaux, pivote vers un catalogue d’exemples des habiletés corporelles de divers animaux qui minent une telle distinction. Un petit détail parlant : pour qualifier les « moyens » de fortifier et couvrir le corps, le mot « estrangiers » a été remplacé sur l’Exemplaire de Bordeaux par « acquis », plus neutre. Cette « industrie », et surtout les matières dont on se sert pour la pratiquer, se rapprochent ainsi de la nature, d’un geste qui se poursuit dans la continuation du passage :
Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l’entour d’eux ; les sangliers affinent leurs deffences ; et l’ichneaumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l’enduit et le crouste tout à l’entour de limon bien serré et bien pestry, comme d’une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu’il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ? (458)
158Sous l’effet subversif de cette analogie montaignienne, la technique mythique de la mangouste dans son combat avec le crocodile ressemble de plus près à l’armure métallique humaine, qui elle-même se voit décrite de nouveau, de manière implicite, comme une autre forme de simple « croûte18 ».
Cette refonte conceptuelle des techniques du fer entame un filon métaphorique (ou mieux peut-être « matière-phorique » pour reprendre le lexique de la matterphor) de grande importance, qui réapparaitra plus tard dans l’Apologie, comme nous le verrons plus loin. Mais cette remise en cause des limites de la nature est aussi à rapprocher de la déclaration célèbre de la fin du chapitre ii, 30, « D’un enfant monstrueux » : « Nous apelons contre nature ce qui advient contre la coustume : rien n’est que selon elle, quel qu’il soit » (713). Dans l’Apologie, cette revendication d’une nature qui englobe tout se pose en particulier par rapport à la peau humaine que Montaigne affirme égaler celle des autres animaux :
Nature a embrassé universellement toutes ses creatures […] il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue, aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps : tesmoing tant de nations qui n’ont encores gousté aucun usage de vestemens. (456)
Alors qu’il écarte à tout bout de champ l’exception humaine, il lui arrive pourtant d’envisager d’accorder un statut quasiment unique à cet animal qui confond si totalement la hiérarchisation qui placerait l’humanité au-dessus des autres animaux. Ce que « tout le monde a veu et que tout le monde sçait » à propos de l’éléphant, c’est :
qu’en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de levant, l’une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une bataille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connoissent les histoires anciennes). (466)
159Ici, dans un nouveau renvoi aux exemples de la Perse antique, se voit exprimé de manière plus nette que jamais le rôle de l’animal comme « technologie » ou appareil militaire. L’artillerie, technique de grande innovation pendant tout ce « siècle de fer », se verrait dépassée par la force éléphantine qu’exploitaient ces troupes de l’Antiquité. L’art donc vaincu par la nature ? La conclusion n’est pas si ferme ; l’éléphant était impliqué de manière complexe et stratégique dans ces campagnes :
Il falloit bien qu’on se respondit à bon escient de la creance de ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d’une bataille, là où le moindre arrest qu’elles eussent sçeu faire, pour la grandeur et pesanteur de leurs corps, le moindre effroy qui leur eut fait tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout perdre ; et s’est veu moins d’exemples où cela soit advenu qu’ils se rejettassent sur leurs trouppes, que de ceux où nous mesme nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit charge non d’un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat. (466-467)
Montaigne confesse qu’il est séduit par l’aspect inhabituel de ces exemples : « Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires ; et, sans cela, je ne me fusse pas amusé à ce long registre », et admet volontiers que la nature fournirait autant de preuves à qui « contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement des animaux qui vivent parmy nous » (46719). Toujours est-il que, si les animaux divers de l’Apologie présentent une litanie d’exempla pour mettre en cause la supériorité humaine, l’éléphant, qui fournit matière à penser et par son corps extraordinaire et par son intelligence et sa vertu, en devient le porte-drapeau. Le corps de l’éléphant – créature réputée d’une part pour son « industrie » en se préparant pour la guerre animale, et, de l’autre, « technologisée » par le militarisme humain comme nous l’avons vu également dans le chapitre ii, 9 – occupe une position privilégiée dans les Essais : à la frontière contestée entre « nature » et « art ».
160FORGER :
UNE RÉPONSE HUMAINE À L’INACHÈVEMENT ?
Les exempla des animaux habiles à créer des outils et à s’en servir pour se défendre apparaissent dans le contexte d’un examen plus général dans l’Apologie de la création « naturelle » et la création « artificielle », dont on peut aussi tracer les contours en suivant un fil linguistique. Tout comme le petit troupeau d’éléphants qui se rassemblent au cours de quelques pages, vers le milieu du chapitre apparaît une grappe de mots apparentés, qui sont tous des formes du verbe « forger ». De la page 530 à 537 de l’édition Villey-Saulnier, le verbe est conjugué à divers temps, dans les trois « couches » du texte, soit neuf fois au total20. « Forger », dans ces pages, évoque de façon ambivalente l’invention humaine, et réfère aussi à ce qui est au-delà de l’humain. Si le mot ne comporte aucune forte connotation négative, Montaigne l’utilise néanmoins pour marquer un caractère artificiel. Ainsi, le terme recouvre le sens de « créer », mais aussi de « contrefaire », comme le fait le mot forge ou bien forgery en anglais21. Les femmes, par exemple, « employent des dents d’yvoire où les leurs naturelles leur manquent, et, au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere ; comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoinct de coton » (537). Chose bien plus perturbante, cet artifice serait une figure de la science :
161elle nous donne en payement et en presupposition les choses qu’elle mesmes nous aprend estre inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu’elle ait sçeu inventer en ce sujet ; comme aussi au reste la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. (537)
L’inachèvement intellectuel et spirituel de l’être humain, ce qui pourrait être tenu pour l’argument sceptique central du chapitre, se manifeste par la tendance à matérialiser ce que nous n’arrivons pas à comprendre, à « saisir » :
Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles. N’est ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles, par nostre propre confession, nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, et prestant une forme fauce, de nostre invention […]. Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers [C] et des peintres, [A] qui sont allez dresser là haut des engins à divers mouvemens, [C] et ranger les rouages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur autour du fuseau de la necessité. (536)
Tout ce qui est créé par l’humanité porte la marque du « forgé » ; toute la « science » humaine, la philosophie, et (chose moins surprenante, peut-être) la poésie se voient associées par ce fil métaphorique :
[C] Ay je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poesie œnigmatique ? comme peut estre qui diroit une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d’une infinie varieté de faux jours à exercer nos conjectures. […] Et certes la philosophie n’est qu’une poesie sophistiquée. D’où tirent ces auteurs anciens toutes leurs authoritez, que des poetes ? Et les premiers furent poetes eux mesmes et la traicterent en leur art. Platon n’est qu’un poete descousu. Timon l’appelle, par injure, grand forgeur de miracles. (536-537)
Voilà des conclusions on ne peut plus ambivalentes : et la nature et la philosophie seraient ainsi des formes de poésie. Et c’est à Montaigne d’expliciter l’intention condamnatoire du misanthrope Timon qui se servait du terme « forgeur ». Certes, Montaigne lui-même n’est pas immunisé contre les attraits de la poésie, et il a recours ici dans l’Apologie comme dans le chapitre « Du repentir » (III, 2) à l’image frappante, pour ne pas dire bizarre, de l’âme qui trébuche, « ne pouvant tenir sur son pied » (553). Il paraît que la matérialité des métaphores a son propre 162charme, au moment même où Montaigne s’en sert pour critiquer les forgeages « fantastiques » et « folles » :
[A] Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle [= la philosophie] envoye ses cordages, ses engins et ses roues. Considerons un peu ce qu’elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n’y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là raison de l’appeler le petit monde, tant ils ont employé de pieces et de visages à le maçonner et bastir. C’est un subject qu’ils tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler et estoffer, chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore. (537)
Tout en les condamnant, l’essayiste réussit à bien démontrer le charme de ces fabrications « poétiques22 ».
Si l’on adopte une vue plus large de cette grappe de « forger » et « forgeurs », il apparaît que les quatre dernières occurrences figurent dans la « couche » A, les autres apparaissant au cours d’un groupe d’insertions des couches B et C qui surviennent entre ces deux phrases, qui, dans la première édition des Essais, s’enchaînaient directement : « Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu’un grand personnage des nostres a donné à la divinité une forme corporelle (528). […] Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles (536) ». Il est frappant que le fil rouge relatif au thème du « forger », émerge et s’étire à travers le vide entre les questions humaines et célestes, comme pour souligner le vide entre le mortel et le divin que de tels forgeages chercheraient à surmonter. Mais de telles ambitions ne se limitent pas exclusivement à l’humanité, et le lexique du « forger » s’applique aussi à des exemples qui relèvent de la nature non humaine. Montaigne emprunte à Xénophane la supposition que « si les animaux se forgent des dieus, comme il est vray-semblable qu’ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous » (532). Ce passage saugrenu, en remplaçant l’anthropocentrisme par l’aviocentrisme, dévoile et tourne en dérision la suffisance humaine. 163« Forger » est étroitement lié à la raison, faculté visée par la démarche sceptique de tout l’Apologie. Mais si Montaigne s’efforce plus haut dans ce long chapitre de démolir l’échelle hiérarchique de la nature qui distinguerait l’animal humain de tous les autres, il ne faut pas oublier que la raison, tout aussi bien que l’invention et l’« industrie », figure parmi les facultés dont les animaux s’avèrent dotés.
LES ARTS DES ANIMAUX
L’invention ne serait donc pas une faculté exclusive à l’animal humain ; des « fictions » animales mêmes seraient concevables. Alors que Montaigne médite dans « Des cannibales » le dicton platonique que « Toutes choses […] sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premieres ; les moindres et imparfaictes, par la derniere » (206), sa discussion dans l’Apologie des oiseaux-architectes et araignées-tisserandes rend moins nette la distinction entre nature et art. Selon le principe de la biomimesis, l’objectif (fugitif) de l’artifice humain est d’imiter la sagesse ou les « connaissances » des animaux et des plantes. Mais le plus grand « artifice » se trouve peut-être dans la nature :
aucune suffisance n’a encores peu attaindre à la connoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy l’alcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu’elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant, […] et adjoustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu’en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer[.] (481)
Encore un emprunt fabuleux aux Traités sur les animaux de Plutarque, mais un cette fois-ci qui dramatise un emprunt matériel, naturel. Quoi de mieux, pour former la charpente d’un vaisseau, que des arêtes de poisson ? Si l’homme se revêt de la peau, des cornes, des sabots d’autres animaux pour mieux se protéger, il ne serait pas le seul à pratiquer ce bricolage corporel. Dans le cas de l’oiseau mythique, l’architecte non humain pratique sa technique habile, sous l’« instruction » de la mer :
164quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer, le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n’est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desment et se lache pour les coups de mer ; et, au contraire, ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct et vous le serre de sorte qu’il ne se peut ny rompre, ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre ny de fer, si ce n’est à toute peine. (ibid.)
Si forte est l’admiration de l’essayiste que, grâce à son apostrophe, nous adoptons avec lui la perspective de l’architecte animal (« le batement de la mer le vous estreinct et vous le serre »). La forme du nid épouse la forme du corps de l’Alcyon tout aussi étroitement que l’armure légendaire des Parthes épouse leurs membres, « flexilis inductis animatur lamina membris23 » :
Et ce qui plus est à admirer, c’est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de maniere qu’elle ne peut recevoir ny admettre autre chose que l’oiseau qui l’a bastie : car à toute autre chose elle est impenetrable, close et fermée, tellement qu’il n’y peut rien entrer, non pas l’eau de la mer seulement. Voilà une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu ; toutesfois il me semble qu’elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. (ibid.)
Cet exemplum mythico-naturel se trouve intercalé entre deux constats de l’insuffisance humaine, créant ainsi un cadre qui semblerait enfermer cette merveille dans une obscurité irréductible. Mais là même où la science et le langage humains s’avèrent, selon l’argument, inférieures à cette architecture merveilleuse, les répétitions poétiques et le jeu sur « batement » et « bastiment » semblent faire écho, de manière quasiment 165onomatopéique, au clapotis des vagues qui lèchent et contribuent à construire le nid. Si les nombreux exemples animaux de l’Apologie rendent douteuse toute revendication de l’« art » comme faculté exclusivement humaine, le mode de leur description en réaffirme constamment la valeur.
CONCLUSION
Montaigne, en revenant sur la question de l’artifice de la philosophie dans le chapitre iii, 5, semble admettre une aspiration cachée : « Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature (87424) ». La « naturalisation » dans l’Apologie des processus « artificiels », dont le thème du « forger » devient l’emblème, a pour fonction non pas de reformuler les facultés des animaux par analogie à celles des êtres humains, mais d’ouvrir la conception même de l’« art ». Les imaginations ou inventions, « excremens » de l’esprit humain, font partie des facultés qui, comme nous le rappelle André Tournon, « ne sont pas atteintes en elles-mêmes par la corruption ni par la grâce. Que l’homme déchu, continue-t-il, ne dispose plus que […] d’une intelligence égarée dans l’erreur, cela intéresse l’usage qu’il fait de ses prérogatives naturelles, non ces prérogatives elles-mêmes qui, selon Sebond, définissent son être et le distinguent des autres créatures25 ». Il convient, pour terminer, de souligner deux additions ultérieures qui affirment l’utilité – limitée, provisoire, mais indéniable – de certaines de ces « fictions » ou forgeages :
[B] (et nostre droict mesme a, dict-on, des fictions legitimes26 sur lesquelles il fonde la verité de sa justice) […]. [C] Platon, sur le discours de l’estat de nostre 166corps et de celuy des bestes : Que ce que nous avons dict soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur ce la confirmation d’un oracle ; seulement nous asseurons que c’est le plus vray-semblablement que nous ayons sceu dire. (537)
Les idées « forgées » par l’humanité doivent être perçues comme telles, pour nous éviter de faire preuve de trop de présomption. Mais ces « fictions legitimes » pourraient se voir « naturalisées » dans un cadre conceptuel où l’on devrait renoncer à des distinctions nettes, tout aussi bien qu’à l’idée d’une quelconque hiérarchie suprématiste selon laquelle les facultés « humaines » se définiraient par opposition à celles de la nature27.
Jennifer Oliver
Worcester College, Oxford
1 Édition de référence : Les « Essais » de Michel de Montaigne, éd. Pierre Villey et V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1965.
2 Sur ce thème, voir James Supple, Arms Versus Letters : The Military and Literary Ideals in the Essais of Montaigne, Oxford ; New York, Oxford University Press, 1984. Comme l’observe Luc Vaillancourt, cet angle est relativement négligé par la critique aujourd’hui, alors que « [L]a guerre constitue incontestablement la toile de fond de l’œuvre, […] et il n’est pas exagéré d’affirmer en tout cas que c’est le sujet principal du premier livre. Tout obnubilés que nous sommes aujourd’hui par le moi montaignien, il faut quand même rendre à César ce qui lui revient. » (« Le Culte paradoxal du génie militaire chez Montaigne », Tangence, vol. 111, 2016, p. 16).
3 Sur l’animal dans les Essais, voir Bénédicte Boudou, Montaigne et les animaux, Paris, Éditions Léo Scheer, 2016.
4 Albert Thibaudet, « Le Quadricentenaire d’un philosophe », Revue de Paris, jan.-fév. 1933, p. 755-776, ici p. 768.
5 Floyd Gray, Le Style de Montaigne, Paris, Nizet, 1958, p. 155. Je m’inspire aussi des riches études de Carol Clark dans The Web of Metaphor : Studies in the imagery of the Essais, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1978, particulièrement ses appendices « A » et « B », bien que je tire des conclusions différentes sur l’effet global des images de l’« artifice » dans l’Apologie.
6 Cf. C. Clark, The Web of Metaphor, op. cit., p. 29-33, qui regrette aussi l’imprécision des catégories érigées par Gray.
7 Pour une présentation de la matterphor, voir le numéro spécial de Theory & Event, Matterphorical, vol. 24, no 1, 2021, en particulier la préface des éditeurs.
8 Michel Jeanneret, « Naturaliser l’art ? », BSIAM, 2012, vol. 55, no 1, p. 143-153. Je reviendrai plus loin aux conclusions qu’en tire Jeanneret dans cet article sur le chapitre « Sur des vers de Virgile ».
9 Idée déjà abordée vers la fin du chapitre i, 20, sous l’apparence du lieu commun de la natura artifex, où la nature s’adresse à l’humanité : « Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? […] Le continuel ouvrage de vostre vie c’est bastir la mort […]. Je ne suis pas délibérée de vous forger autres nouveaux passe-temps » (92-94).
10 Cette discussion s’annonce déjà dans le chapitre « Des destries » (I, 48) dans un passage datant de 1580, où il est fait brièvement mention de la pistole : « Mais, quant à cett’arme là, j’en parleray plus amplement où je feray comparaison des armes anciennes aux nostres ; et, sauf l’estonnement des oreilles, à quoy desormais chacun est apprivoisé, je croy que c’est un’arme de fort peu d’effect, et espere que nous en quitterons un jour l’usage » (290). Comme l’a noté Terence Cave, Montaigne indiquait dans une version antérieure du chapitre ii, 9 que ce passage sur les armes de son propre temps lui avait été dérobé par un valet : T. Cave, « Locating the Early Modern », Paragraph, vol. 29, no 1, 2006, p. 12-26 (p. 19). Là, Montaigne déclarait qu’il lui serait « bien malaisé de remascher deux fois une mesme viande », et qu’il a donc laissé tomber l’entreprise, mais dans un ajout manuscrit à « Des destries » dans l’Exemplaire de Bordeaux, il revient indirectement au sujet des armes à feu : « [les Italiens] avoyent d’autres moyens, à quoy l’usage les adressoit, et qui nous semblent incroyables par inexperience, par où ils suppleoyent au deffaut de nostre poudre et de noz boulets » (291). La logique de la supplémentarité n’est pas étrangère à Montaigne ; ici elle est à l’œuvre à travers les siècles. La discussion de la partie volée par le valet de Montaigne se lit dans l’édition virtuelle de l’Exemplaire de Bordeaux sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (BVH), à la page 168[r].
11 Voir Montaigne, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 427, n. 1.
12 Les « cataphractaires » (du grec κατάφρακτος, « totalement protégé ») étaient déployés dans beaucoup des armées de la Perse antique. Le géographe Pausanias décrit l’art des Sarmates (ou Sauromates), voisins des Parthes, qui, faute de technique ferrugineuse, réalisaient leurs fers de lance et pointes de flèche en bois ou en os, et leurs plastrons d’écailles en sabot de jument, cousues avec des tendons de cheval et de bœuf. Ce dernier compare le plastron à la peau d’un python, ou, par analogie secondaire pour ceux qui n’auraient jamais vu de python, aux écailles d’une pomme de pin toute verte. Pausanias, Description de la Grèce, I, 21, [5-6].
13 Sur l’évolution des armures au seizième siècle, voir Olivier Challine, « Faire la guerre au temps de la Renaissance », dans Jean-Pierre Poussou et al. (dir.), La Renaissance : des années 1470 aux années 1560, Paris, SEDES, 2002, p. 225-318 ; Josiane Rieu, « La Décoration des armures au xvie siècle ou le corps du Prince », dans Gabriel-André Pérouse, André Thierry et André Tournon (dir.), L’Homme de guerre au xvie siècle. Actes du colloque de l’Association RHR, Cannes 1989, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 1992, p. 365-378.
14 Ici et infra je cite la traduction des citations latines par Pierre Villey de l’édition Villey-Saulnier des Essais.
15 Sur ce thème dans les Essais, voir Constance Jordan, « Montaigne’s Pygmalion : The Living Work of Art in “De l’affection des père [sic] aux enfans” », Sixteenth Century Journal, vol. 9, no 4, 1978, p. 5-12 ; Patrick Henry, « Pygmalion in the Essais : “De l’affection des pères aux enfans” », The French Review, vol. 68, no 2, 1994, p. 229-238. La lecture de Henry du chapitre ii, 8, et surtout l’identification qu’il propose d’un mouvement dans les Essais « toward nature through art » (p. 234) est la plus proche de mon argument ici.
16 « Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fut au pres de luy, à chacun un harnois complet du poids de six vingts livres, là où les communs harnois n’en pesoient que soixante. » (406)
17 « Quant à la force, il n’est animal au monde en bute de tant d’offences que l’homme : il ne nous faut point une balaine, un elephant et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d’hommes. » (462)
18 Cette subversion analogique fait partie de la polémique de Montaigne que résume Raymond Esclapez, contre « [l]’aristotélicien qui fonde son raisonnement sur la méthode analogique et ne répugne pas à manier le syllogisme ». R. Esclapez, « L’Échelle de nature dans la Théologie naturelle et dans L’Apologie de Raimond Sebond », dans Claude Blum (dir.), Montaigne. Apologie de Raimond Sebond, De la Theologia à la Théologie, Paris, Classiques Garnier, 1990, p. 201-226, ici p. 208.
19 Nous avons affaire ici encore une fois à une nature universelle, comme l’indique une insertion aux accents lucrétiens : « C’est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l’advenir et tout le passé. » (467)
20 Pour Maria Proshina, Montaigne « recourt à l’anaphore pour attirer l’attention du lecteur, comme on le fait à l’aide des mains pour attirer celle de l’interlocuteur ». Ce serait pour Montaigne encore une manière de « rapprocher le livre du domaine corporel », « “Excréments d’un vieil esprit” : Le registre corporel dans les Essais », BSIAM vol. 58, no 2, 2013, p. 95-110, ici p. 107-108. À en juger par le volume des corrections dans l’Exemplaire de Bordeaux qui semblent témoigner d’une volonté d’éviter la répétition lexicale « vide », on pourrait bien considérer de tels passages anaphoriques comme particulièrement riches en effets d’emphase.
21 Comme nous le rappelle Pascale Mounier, il faut « accepter l’ambivalence de toutes les notions touchant à la reproduction » à l’époque. « [T]out n’est pas “contrefaçon” au sens moderne au xvie siècle. Dans la droite ligne de la conception antique de l’art et de l’écriture, par essence imitations trompeuses de la nature, aucun système vrai/faux n’est alors en vigueur. » P. Mounier, « La Notion de contre-façon : contours et enjeux généraux », Réforme, Humanisme, Renaissance, no 67, 2008. p. 14. Voir aussi le volume sous la direction de Pascale Mounier et Colette Nativel, Copier et contrefaire à la Renaissance. Faux et usage de faux, Actes du colloque organisé par R.H.R. et la S.F.D.E.S. (29-31 octobre 2009, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne), Paris, Honoré Champion, 2014.
22 Comme l’a bien observé M. Jeanneret au sujet de la poésie des Essais, et du chapitre iii, 5 en particulier, « Les paroles “de chair et d’os” (873) ne sont […] pas seulement celles des poètes, mais celles de Montaigne lui-même qui, proposant ailleurs d’offrir à d’éventuels amis “des essays en cher et en os” (844), s’approprie l’expression », M. Jeanneret, « Naturaliser l’art ? », art. cité, p. 151-152.
23 Le fait de la substitution imaginaire des corps par Montaigne est confirmée si nous nous référons au passage source des Œuvres morales de Plutarque dans la traduction d’Amyot : « estant battu tout bellement, et pressé, la tissue de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que l[’]on ne le sçauroit fendre avec fer ny avec pierre : et qui est encore plus esmerveillable, l’ouverture et embouchure dudit nid est si proportionneement composee à la mesure du corps de l’Alcyone, que nul autre ny plus grand ny plus petit oiseau n’y peult entrer », Les Œuvres morales et meslées de Plutarque, translatées du grec en françois, par Messire Jacques Amyot, Paris, Michel de Vascosan, 1572, fo 101ro, B. Cette démarche par adaptation est cohérente avec l’observation d’Yvonne Bellenger selon laquelle « La pensée de Plutarque, plus que de modèle fidèlement imité, est […] pour Montaigne une sorte de tremplin, un point de départ », « L’Intelligence des animaux : Montaigne et Du Bartas lecteurs de Plutarque », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 80, no 4, 1980, p. 530.
24 Comme l’affirme Bernd Renner au sujet du chapitre iii, 5, « L’artifice se montre […] indispensable dans le processus de naturalisation de l’écriture des Essais en y ajoutant un flou naturel » : B. Renner, « “Naturaliser l’art(ifice)”. Montaigne encyclopédiste », BSIAM, vol. 59, no 1, 2014, p. 103.
25 André Tournon, Montaigne. La glose et l’essai, éd rev. et corr., précédée d’un Réexamen, Paris, Champion, 2000, p. 239.
26 Sur les rôles divers de la fiction à cette époque, voir Neil Kenny, Philosophical Fictions and the French Renaissance, Londres, Warburg Institute, 1991, et Richard Scholar et Alexis Tadié (dir.), Fiction and the Frontiers of Knowledge in Europe, 1500-1800, Farnham, Ashgate, 2010.
27 Je tiens à remercier vivement Alice Roullière de l’attention minutieuse qu’elle a accordée à mon texte, et des nombreuses améliorations précieuses qu’elle a proposées.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : anthropocentrisme, biomimesis, forger, imagination, invention