« Peu de vigueur, et point d’art » Les vies (non-) vertueuses de II, 11, « De la cruauté »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Claussen (Emma)
- Pages : 167 à 185
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
« PEU DE VIGUEUR, ET POINT D’ART »
Les vies (non-) vertueuses de ii, 11, « De la cruauté »
Dans « De la cruauté » Montaigne termine son analyse de la mort du jeune Caton en transformant la question de la mort en la question de la vie :
Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprete tousjours la mort par la vie. Et si on me la recite d’apparence forte, attachée à une foible vie, je tiens qu’elle est produitte d’une cause foible et sortable à sa vie1.
« De la cruauté » joue un rôle important dans l’évaluation de la vie dans les Essais. Dans cet article, nous analyserons ce traitement de la vie chez Montaigne. Mais qu’est-ce que la vie chez Montaigne ? Nous entendons « vie » comme un carrefour littéraire et conceptuel, où se rencontrent des récits de vie, des descriptions du corps, et des principes moraux qui déterminent si un individu vit bien. Cette définition nécessairement large de la vie chez Montaigne rend le sujet complexe, et nous nous limiterons donc pour l’essentiel à une lecture de II, 11. Cependant soulignons que la vie en tant que telle est un sujet auquel Montaigne ne cesse de revenir. La critique a remarqué l’emphase que met Montaigne sur la vie. On a noté son « amour de la vie », et la façon dont la vie peut l’emporter sur la mort dans son écriture2. Vers la fin des Essais, dans « De l’expérience », Montaigne écrit dans un ajout à l’exemplaire de Bordeaux que « nostre grand et glorieux chef-d’œuvre c’est vivre à propos ». Il vise ici les mœurs (« composer nous meurs c’est nostre office »), se détachant du champ de bataille et d’autres formes de 168vie publiques ; « toutes autres choses, regner, thesauriser, bastir, n’en sont qu’appendicules et adminicules » (III, 13, 1108). Cela fait partie de son projet dans ce chapitre d’affirmer un éthos de vie qui met au premier plan la vie corporelle, c’est-à-dire le « corps périssable » d’après la formulation de Jean Starobinksi3. Intégrer le corps représente une manière cruciale de vivre à propos, reliant ainsi ces éléments physiques et métaphysiques qui définissent la vie. On retrouve une articulation complémentaire de cet éthos dans « De la cruauté ».
L’élaboration de cet éthos se produit autour d’une discussion de la vertu dont la définition est fine et difficile, tout comme la vie vertueuse l’est aussi : elle « demande un chemin aspre et espineux ». C’est le chemin épineux qui est la vie vécue qui détermine l’interprétation de la mort. La fin brutale du jeune Caton fournit un exemple de vertu extrême où la mort est à la hauteur de la vie du sujet. Montaigne cherche à établir que la vertu proprement conçue dépend de l’intégrité de l’individu, intégrité dans le sens de cohérence d’éthos : « voyla pourquoy quand on juge d’une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l’homme entier qui l’a produit, avant la baptizer » (II, 11, 427). Le mot suivant du texte est « un mot de moy-mesme » ; ayant établi cette idée d’intégrité vertueuse qui aurait pu servir de conclusion, Montaigne prolonge la discussion et se considère lui-même. L’essayiste s’avère une sorte d’anti-Caton : « Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite » (ibid4.). Il emploie la paradiastole (trope rhétorique très importante dans l’écriture éthique de la pré-modernité) renommant sa vertu innocence, ce qui se produit sans la moindre apparence de la fortitude telle que Caton la démontre5. Plus tard il requalifie cette innocence comme « une innocence niaise ; peu de vigueur, et point d’art » (II, 11, 429). Mais comme la vertu de Caton, cette « innocence » de Montaigne est fondée sur l’intégralité de sa vie ordinaire : sur la mollesse habituelle d’un homme qui, loin de pouvoir s’éviscérer publiquement, ne peut guère souffrir l’égorgement d’un poulet. Cette attitude est fondée sur une reconnaissance de la vulnérabilité 169du corps vivant – soit de l’homme, soit d’un animal. Bref, c’est la vie qui compte.
L’on a beaucoup étudié le concept de vertu dans les Essais même si les positions prises par Montaigne sont de temps en temps contradictoires6. Nonobstant les contradictions, certaines idées se répètent au cours des Essais qui suggèrent un programme moral, y compris les emphases sur l’importance de l’habitude (l’habitus aristotélicien) et de la poursuite de la vertu uniquement pour soi sans but ultérieur7. « De la cruauté » est parmi les chapitres les plus souvent cités dans les analyses de la vertu selon Montaigne qui présente une « synthèse des attitudes » envers la vertu dans ce chapitre8. Puisque Montaigne avoue que la vertu « ne peut s’exercer sans partie », on pourrait considérer que la vertu elle-même se trouve dans cet acte de synthétiser, comme dans l’intégrité synthétique de vie de la personne qui la pratique. « De la cruauté » figure aussi dans des réévaluations modernes de la vertu, notamment dans la pensée éthique de Judith Shklar qui attribue à Montaigne un premier pas de la pensée libérale pour avoir « pensé d’abord à la cruauté » (« putting cruelty first ») ; en outre, le titre de l’un de ses œuvres majeures, Ordinary Vices (« Les vices ordinaires »), est tiré de « Des Cannibales9 ». Nous ne dirions pas avec Shklar que l’attitude de Montaigne envers la cruauté représente un abandon de tout éthos chrétien. Cependant ses idées concernant la façon dont Montaigne imagine la perspective des victimes de cruauté restent importantes10. Il se met à leur place, vertueux ou non. Se mettre à la place des victimes implique le corps ainsi que l’âme.
On a également abordé « De la cruauté » comme un chapitre crucial pour les discussions de Montaigne avec la tradition de la vie exemplaire : Timothy Hampton affirme que « De la cruauté » marque un tournant dans l’histoire littéraire-philosophique européenne parce que Montaigne abandonne la relation humaniste entre l’histoire et le sujet individuel en 170faveur d’une vertu naturelle, ou bien corporelle, qui ne dépend pas de la même façon d’un modèle historique11. La question de la vie relie, de façon moins linéaire par contre, tous ces éléments différents : exemplarité, histoire, morale, nature, corps. Didier Fassin souligne cette pluralité de dimensions quand il définit la « singularité de la vie humaine, à savoir la tension entre biologie et biographie12 ». Nous constatons que cette tension est importante pour les Essais, mais que dans Montaigne la relation est synthétique aussi, et non pas entièrement conflictuelle. Dominique Brancher affirme que « Montaigne inventa justement le genre de l’essai en l’ancrant dans sa vie organique13 ». Dans cet article nous examinons le rôle de la vie dans « De la cruauté », en soulignant la vie organique, non seulement celle de Montaigne mais aussi celle des autres. D’abord nous examinerons ce que c’est que d’écrire la vie au xvie siècle, ensuite le traitement de la vie du jeune Caton dans les Essais, et finalement la représentation de la vie générale des êtres vivants dans « De la cruauté ». Cette analyse de la vie dans les Essais implique l’éthos de Montaigne contre la cruauté et aussi l’aspect genré de cette question.
ÉCRIRE LA VIE DANS LE SIÈCLE
DE MONTAIGNE ET AU-DELÀ
Les récits de vie prennent leur essor dans la pré-modernité14. Les genres biographiques et autobiographiques qui sont en voie de développement sont des contextes cruciaux pour Montaigne15. On peut voir l’influence de Boccace à la fin du second livre des Essais, par exemple, dans les chapitres 171concernant les « bonnes femmes » et les « plus excellens hommes » ; les Vies parallèles de Plutarque sont aussi très importantes, pour n’en citer que deux exemples très connus. Cependant, nous considérons que l’écriture de vie dans cette période peut se définir plus largement. Écrire la vie au seizième siècle dans le domaine savant comprend toute une gamme de genres et de disciplines. En philosophie morale on commente et traduit des textes anciens qui traitent du « bien vivre », et on juxtapose la vie contemplative avec l’active16. Ces considérations paraissent assez abstraites ; en fait les récits biographiques en font partie, et le rôle du corps et des réalités vécues sont souvent intégrées dans des discussions de telles questions, particulièrement dans la littérature du banquet, un lieu privilégié de la « vie contemplative17 ». Marsile Ficin élève la question de la vie quand il traduit le titre du Banquet de Platon en convivium, soulignant le vivre ensemble au banquet. Quand Ficin écrit ses trois livres de la vie, la confluence entre avis pratiques et considérations savantes continue. Il divise le sujet en trois catégories, à savoir la santé (de vita sana), la longévité (de vita longa, qui contient des conseils pour les personnes âgées), et la cosmologie (de vita cœlitus comparanda, « pour acquérir la vie du ciel18 »). Les trois livres se traduisent en français par Guy Lefèvre de la Boderie et paraissent chez Abel l’Angelier (imprimeur des Essais de 1588) en 1581. Ficin écrit en guise de médecin autant que de philosophe. Il n’est pas le seul à réfléchir sur le prolongement de la vie et la préservation de la santé ; d’autres textes circulent en français19. Le nombre de textes médicaux destinés non seulement aux médecins mais à un public plus large s’accroît pendant cette période où la médecine connait des développements considérables20. Les célèbres théâtres 172de l’anatomie fournissent de nouvelles connaissances à propos du corps humain21. Pourtant, les détails précis concernant ce qui rend vivante une entité ne sont pas tous établis. Certaines découvertes majeures qui vont changer la compréhension du fonctionnement du corps (par exemple celle de la circulation du sang) n’ont pas encore eu lieu. André Pichot suggère que, quant à la science de la vie, « l’abandon de la scholastique apporte plus de théories troubles que de grandes découvertes22 ». La connexion entre médecine et mystères alchimiques persiste. Dans l’ensemble on constate que la vie est un concept fluide qui est l’objet de beaucoup de curiosité philosophique et scientifique dans le siècle de Montaigne.
Les auteurs des récits de vie, fictionnels ou non, ne manquent de participer aux discussions ; Rabelais intitule son second livre la vie « horrificque » de Gargantua mais c’est dans son Quart livre que, selon Emmanuelle Lacore-Martin, cet auteur démontre son intérêt dans le « mystère » que représente « l’origine et la nature de la vie23 ». Le rapport entre biologie et biographie se retrouve aussi dans des textes médicaux, surtout dans ceux qui exposent les lignées du cycle de vie humaine. Le deuxième chapitre de De la vieillesse de André Du Laurens s’intitule « Description tresbelle de la vieillesse24 ». Dans ce chapitre le médecin trace la vie humaine à partir de la naissance jusqu’à l’extrême vieillesse : une sorte de biographie généralisée. L’adjectif « tresbelle » avertit les lecteurs du caractère poétique du texte, qui commente extensivement la partie de l’Ecclésiaste concernant la vieillesse, autour du lieu commun (« toutes choses ont leur saison ») qui est aussi le titre du chapitre ii, 28 des Essais, où est d’ailleurs comparé Caton le Jeune à l’Ancien. Ainsi 173voit-on les liens entre médecine, récits narratifs, textes philosophiques et spirituels, dans l’écriture de vie largement définie.
Dans les premières traductions des Essais Montaigne est présenté comme l’auteur de réflexions éthiques et politiques, inséré dans le genre philosophique qui traite du bien vivre. Aujourd’hui Montaigne est connu comme expert en « savoir-vivre25 ». La vie chez Montaigne est pourtant autant physique qu’éthique. Cette « vie organique » est souvent difficile ; Montaigne est un « grand malade » qui d’ailleurs relate son vieillissement dans son écriture26. Il est lecteur critique des traités médicaux. Jean Céard a retracé la lecture par Montaigne d’Ambroise Paré qui révèle un désaccord entre l’enthousiasme de Paré et les priorités de Montaigne :
Or, de toute cette célébration, Montaigne ne retient que l’appellation de petit monde, et n’y veut voir que l’expression de la médiocrité de la science, qui, affrontée à la composition de l’être humain dont elle ne peut examiner que les vestiges, en fait un univers aussi compliqué que le grand monde des astronomes. À son regard, en effet, échappe l’essentiel : la vie27.
Dominique Brancher considère que de tels aspects du projet de Montaigne n’ont pas été suffisamment analysés : elle propose un « medical turn (salutaire) aux études montaignistes », en notant que « le “je” montaignien se renforce […] grâce à la réappropriation critique des paradigmes médicaux28 ». Dans cet article nous nous inspirons de l’approche de D. Brancher, sans nous focaliser spécifiquement sur la médecine. Nous considérons que Montaigne ancre ses idées éthiques dans l’expérience de sa vie organique et aussi dans ses observations (ou « imaginations ») des vies organiques des autres. Ainsi nous contribuons à une tendance déjà répandu dans des études montaigniennes : mettre en valeur le concept de la vie ; Emiliano Ferarri, par exemple, souligne la phrase, « c’est chose tendre que la vie » de III, 9 comme une phrase-clé29. Pour Terence 174Cave, il y a un rapport biologique profond entre pensée et corps, qui s’anime dans la lecture en général ; pour lui Montaigne est un écrivain qui sonde la profondeur de ce rapport30. Dans cet article on souligne la vulnérabilité de ce corps, et surtout sa capacité d’éprouver la douleur. Nous nous appuyons ici sur deux travaux assez divers qui théorisent la vulnérabilité matérielle. John O’Brien a évalué la « vulnérabilité » du texte montaignien qui est à la fois la vulnérabilité conceptuelle du texte humaniste décrite par T. M. Greene, et aussi celle des livres, des maisons et des personnes pendant les guerres de religion31. Nous interprétons cette vulnérabilité à la lumière de la « vie précaire » élaborée par Judith Butler : pour Butler, une conscience générale de la précarité de la vie humaine peut mener à une politique nouvelle32. Loin de suggérer que Montaigne est le premier à articuler une telle politique, nous voulons simplement souligner que cette formulation de Butler est utile pour notre analyse de la vulnérabilité corporelle dans « De la cruauté » comme pour notre conception de la valeur de la vie dans ce texte.
LA VIE DU JEUNE CATON
Le jeune Caton figure parmi les personnages anciens récurrents dans les Essais. Dans le premier livre, le chapitre « Du jeune Caton » est connu pour la discussion de la poésie qui touche au sublime : « [La poésie] ne pratique point nostre jugement : elle le ravit et ravage » (I, 37, 23233). Les poèmes dont Montaigne parle ici louent le jeune Caton, la mort duquel fournit les termes de « ce riche argument » que Montaigne ne discute que brièvement dans I, 37 et qu’il reprend dans II, 11 – c’est-à-dire l’argument à propos de la motivation de cette mort 175et de l’étendue de la vertu de Caton. Dans I, 37, il est « veritablement un patron que nature choisit, pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre » (I, 37, 231). Pourtant, comme Timothy Hampton l’a constaté, dans I, 37 un conflit d’interprétation reste ouvert dans le cas de la vertu du jeune Caton34. Dans II, 11 Montaigne creuse la complexité de ce « riche argument » (I, 37, 231). Il pose la question suivante : « que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur, mais de s’en esjouyr » (II, 11, 424) et il appelle le jeune Caton à témoigner dans le cas. Sa fermeté devient donc la matière d’une expérience imaginaire. Ensuite, il le compare à Socrate qui n’a pas souffert ainsi pour atteindre la vertu. En considérant la mort de ce philosophe, Montaigne imagine en particulier la « douceur » qu’il attribue à l’action de se gratter la jambe dans ses derniers moments, implicitement opposée à l’extase douloureuse de Caton – et Montaigne juge cette douceur « plus belle » que le supplice de Caton. Une action quasi-involontaire et banale éclipse la violence extrême de ce suicide ; les deux cas dépendent, pourtant, de sentiments corporels.
La vie de Caton est exceptionnelle : cela est confirmé plus tard dans le second livre, dans la « Defence de Seneque et de Plutarque » (II, 32), où Montaigne querelle Bodin de ne pas croire les histoires anciennes comme celle du garçon lacédémonien qui se laisse manger les entrailles par un renard au lieu de crier à voix haute. Dans le récit que Montaigne entame dans II, 32 des anecdotes anciennes et modernes de gens qui endurent des supplices immenses, le jeune Caton paraît encore une fois, pour démontrer le courage des Romains. Cette action, désignée comme exceptionnelle, peut être qualifiée de transcendante. Le ravissement poétique que décrit Montaigne dans I, 37 devient dans II, 11 un plaisir expérimenté par le jeune Caton lui-même :
Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu’il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d’effroy, je ne puis croire qu’il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible ; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s’en arrester là. Je croy sans doubte qu’il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu’il s’y agrea plus qu’en autre de celles de sa vie. (II, 11, 424)
176Montaigne insiste cependant sur le fait que la dernière action du jeune Caton est bienséante, et même une des actions les plus agréables (dans le sens littéral d’agrément) de sa vie : une façon particulière, donc, de « vivre à propos » jusqu’à la fin de sa vie. Cette insistance sur la vie est cohérente avec la description de la dernière nuit vécue du jeune Caton dans II, 28 :
Tel estude fut celuy du jeune Caton sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’eternité de l’ame. Non, comme il faut croire, qu’il ne fut de long temps garny de toute sorte de munition pour un tel deslogement ; d’asseurance, de volonté ferme et d’instruction il en avoit plus que Platon n’en a en ses escrits : sa science et son courage estoient, pour ce regard, au dessus de la philosophie. Il print cette occupation, non pour le service de sa mort, mais, comme celuy qui n’interrompit pas seulement son sommeil en l’importance d’une telle deliberation, il continua aussi, sans chois et sans changement, ses estudes avec les autres actions accoustumées de sa vie. (II, 28, 704-705)
Ici, la motivation de Caton n’est pas centrée sur sa mort imminente : il veut simplement continuer les « actions accoustumées de sa vie », donc vivre son habitus jusqu’au dernier moment.
Quand Montaigne écrit la vie du jeune Caton, la « vie organique » est en question de plusieurs façons. D’abord : il est jeune, ou bien plus jeune que son père (même si en réalité le jeune Caton historique fut d’âge mûr quand il mourut). On peut lire dans la « verdeur » de sa vertu dans II, 11 une autre référence à la jeunesse. Deuxièmement, l’emphase sur la consonance entre sa façon de mourir et le reste de sa vie rappelle au lecteur qu’il est toujours en vie pendant son auto-déchirement ; en fait, cette partie de sa vie dure assez longtemps dans le « temps du récit » grâce aux descriptions détaillées. Aussi le corps matériel du jeune Caton est-il toujours en vue pendant ces descriptions viscérales, littéralement car il s’ouvre le corps. De cette façon cette scène de mort ressemble à celles trouvées dans des théâtres de l’anatomie, et surtout à certains d’entre eux que Montaigne critique, comme Jean Céard l’a noté35, dans II, 23, « Des mauvais moyens employez à bonne fin » :
Ceux là avoient encore plus de tort, qui permettoyent anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu’ils fussent condamnez, fussent déchirez 177tous vifs par les medecins, pour y voir au naturel nos parties interieures et en establir plus de certitude en leur art. (II, 23, 684)
Le jeune Caton s’anatomise lui-même, et Montaigne ne dit pas qu’il a tort. Mais Montaigne avoue qu’il n’aime pas voir la moindre violence, ce qui fait penser que peut-être n’aimerait-il pas regarder le spectacle de mort du jeune Caton. Quand on considère aussi la proximité des descriptions du suicide de Caton à des descriptions des excès de violence pendant les guerres civiles (dans II, 11 ainsi que dans II, 32) on pourrait même voir le jeune Romain comme implicitement symbolique de la France qui se déchire dans ses « guerres intestines ». Cela devient plus convaincant quand on se souvient des circonstances de la mort du jeune Caton : la guerre civile de César.
Si Montaigne ressent de l’admiration pour le jeune Caton, ce n’est pas donc sans mettre en question sa « belle action » de mourir si violemment. La vertu de cette action est complexe ; elle n’est pas tout à fait compromise par le plaisir que Montaigne imagine pour Caton, mais puisque « volupté » est un mot qui dénote des vices aussi dans ce chapitre, le vice n’est pas lointain non plus. Montaigne qualifie la volupté que ressent Caton en mourant ainsi : « Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d’une volupté virile » (II, 11, 424). Cette qualification fait ressortir l’aspect genré de la discussion. Montaigne prolonge la discussion du genre quand il critique ceux qui croient que Caton a commis cet acte pour la recherche de la gloire : ce sont des jugements « populaires et effeminez » (ibid., 425). La « volupté virile » de Caton s’oppose à ces juges qui interprètent mal sa motivation. Étymologiquement, la vertu aussi est genrée, provenant du mot latin pour « homme », vir, ce qui est plus lisible en anglais ou en italien (virtue, virtù). De cette façon la question de la vertu peut être en outre celle de la masculinité. Katherine Ibbett a d’ailleurs démontré comment Montaigne interroge les distinctions entre « la vertu masculine » et « la mollesse féminine36 ». La vertu du jeune Caton parvient à sa fin pendant la scène violente de l’auto-déchirement, qui provoque – imagine Montaigne – une volupté virile. C’est donc une manière de vivre en tant qu’homme. Sans trop creuser la problématique 178de l’axe genre-sexe, on peut considérer que la vie organique de Caton est en jeu ici de cette façon aussi. En tout cas, le genre littéraire des vies est également genré – on a déjà noté que Boccace, comme Montaigne à la fin du second livre, sépare les vies des « bonnes femmes » de celles des « hommes illustres ».
Nous suggérons que Montaigne entame subtilement la matière du genre dès le début de « De la cruauté » dans un ajout à la comparaison des stoïciens avec les épicuriens :
Des Philosophes, non seulement Stoiciens mais encore Epicuriens (et cette enchere, je l’emprunte de l’opinion commune, qui est fauce ; /// quoy que die ce subtil rencontre d’Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l’Epicurienne, mais jamais au rebours : Je croy bien ! Des coqs il se faict des chappons assez, mais des chappons il ne s’en faict jamais des coqs. (II, 11, 422)
Certes il y a de l’humour ici. Pourtant cette petite observation associe une masculinité matérielle à ces écoles de philosophie. Cela devient une autre sorte de jeu quand on considère le schéma proposé par Pierre Villey, c’est-à-dire le développement philosophique de Montaigne, qui fait la transition entre philosophie stoïque et sceptique et finalement devient épicurienne37… Mais le schéma de Villey est, comme l’on sait, trop schématique. Ce qui est important ici est que Montaigne reconnaît, même légèrement, le fait du genre – dans le sens d’une ou de multiples identités sexuelles – au sein des genres philosophiques. Quand il affirme plus tard dans le chapitre qu’il ne peut guère supporter l’égorgement d’un poulet, nous pourrions bien repenser à ces coqs et à ces chapons ; peut-être Montaigne les plaint-il aussi.
Une autre question serait de savoir si Montaigne plaint le jeune Caton. Ses descriptions communiquent de l’admiration comme on l’a déjà constaté. Outre cela, la façon de vivre et de mourir de cette figure ancienne provoque des réflexions morales. Mais « De la cruauté » traite, comme l’indique le titre, la cruauté humaine, et la condamne. Les morts violentes en général provoquent de la répugnance. Le suicide de Caton se tient à l’écart de tous ces jugements, parce que son cas est unique : « la philosophie m’a faict plaisir de juger qu’une si belle action 179eust esté indecemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton, et qu’à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi ». Personne d’autre ne devrait mourir si brutalement, alors. Cette idée sera renforcée dans d’autres discussions au cours des Essais ; un des plus frappants serait le commentaire de la peine de mort dans « Des boyteux » : « A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; et est nostre vie trop réele et essentielle pour garantir ces accidens supernaturels et fantastiques » (III, 11, 1031).
LA VIE DES AUTRES
Le jeune Caton est unique, certes, mais non pas incomparable – dans II, 11, il est comparé comme on l’a déjà noté, à Socrate ; dans II, 28 il est comparé à son ancêtre, Caton l’Ancien, et dans II, 32 il est comparé à Phocion. Pour Montaigne le jeune Caton serait un parangon, mais dans le sens italien du paragone : la comparaison est au cœur de son portrait dans les Essais, ce qui représente aussi l’adoption du « parallélisme » de Plutarque38. La vie de ce jeune homme met en relief d’autres vies bien différentes. Montaigne explique sa méthode comparative dans un ajout au chapitre « Du jeune Caton » :
Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme chascun fait ; et croy, et conçois mille contraires façons de vie ; et, au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu’on veut un autre estre de mes conditions et principes, et le considere simplement en luy-mesme, sans relation, l’estoffant sur son propre modelle. Pour n’estre continent, je ne laisse d’advouer sincerement la continence des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l’air de leur train : je m’insinue, par imagination, fort bien en leur place. Et si les ayme et les honore d’autant plus qu’ils sont autres que moy. Je desire singulierement qu’on nous juge chascun à part soy, et qu’on ne me tire en consequence des communs exemples. (I, 37, 229)
180Montaigne « conçoi[t] milles contraires façons de vie » – ce processus de conception est, comme il l’affirme dans ce même passage, une action de l’imagination. Judith Shklar vise cet aspect de son imagination quand elle traite de l’inspiration de sa capacité de penser la subjectivité des victimes de cruauté39. Si Montaigne utilise le langage de la conception ici, ce ne devrait pas être un lien accidentel aux faits biologiques de l’existence ; comme plusieurs critiques l’ont remarqué il y a un lien fort entre l’imagination et la gestation40. Montaigne examine cela dans son chapitre « De la force de l’imagination ». Il conçoit donc la vie de Caton non pour pouvoir l’imiter mais pour pouvoir s’y confronter. Dans « De la cruauté » la vie de Montaigne coexiste avec celle du jeune Caton.
La différence centrale entre Montaigne et le jeune Caton est bien évidente dès que Montaigne introduit le « Pour dire un mot de moy-mesme » : toute la vertu du premier est accidentelle et naïve (« Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite ») ; celle du dernier est le résultat d’une discipline féroce. On pourrait penser aussi que la différence concerne aussi la douleur. Montaigne se présente comme image en miroir de Caton car il ne peut pas supporter la douleur des autres tandis que Caton sait supporter une extrême douleur lui-même. Caton est spectateur satisfait de son propre sacrifice. En fait il est le meilleur spectateur possible – Montaigne décrit la beauté de cette mort, « laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire » (II, 11, 425). Montaigne, par contre, ne veut voir mourir aucun animal. Tous les lecteurs des Essais sont conscients, pourtant, du fait que Montaigne sait aussi supporter la douleur. Ses calculs rénaux impactent en effet la même partie du corps – l’abdomen – que celle que se déchire Caton. Le dernier chapitre du second livre décrit cette maladie qui est la cause du « vivre coliqueux » (II, 37, 759) de Montaigne. La différence entre la douleur de Caton et celle de Montaigne serait alors plutôt centrée sur le temps et le style. Les crises de la maladie de Montaigne sont répétitives et aléatoires, ou au moins imprévisibles – « accidentelles » comme sa vertu. Qui plus est, il ne crée pas de spectacle, ni de poème sublime, ni d’exemple, de sa vie. Dans « De la cruauté » par contre, Caton est 181une sorte d’artiste qui s’anatomise spectaculairement ; dans « Du jeune Caton » d’autres artistes ont intégré sa vie dans une poétique sublime. En se comparant au jeune Caton Montaigne compare donc de différents genres d’écriture de vie. On peut lire son estimation de son « peu de vigueur, et point d’art » sous ce jour.
Nous avons évoqué les éléments genrés de la représentation de l’éthos stoïque, et du plaisir que ressent Caton le jeune en mourant. Ces éléments sont assez mineurs dans le texte, mais deviennent plus larges si, comme nous l’avons suggéré, le genre peut se lire dans toute question de vertu. Si nous nous permettons de faire des extrapolations, toute question de vertu serait alors une façon de penser les vies humaines possibles où les formes différentes de vertu que l’on peut lire dans « De la cruauté » seraient des nuances de masculinité. Nous pourrions donc dire que le contraste entre la rigueur de Caton et la mollesse de Montaigne seraient deux versions de masculinité. L’on a remarqué que la masculinité est « en crise » pendant le seizième siècle (on peut aussi la voir « en crise » dans des contextes multiples, voire infinis, dans la littérature critique sur la masculinité) et on a constaté que le chapitre « Sur des vers de Virgile » exprime des idées à la fois conventionnelles et exceptionnelles à propos du genre41. À cela nous pourrions ajouter que dans « De la cruauté » Montaigne distingue des types d’homme comme il distingue des types de vertu.
Montaigne renomme sa propre vertu innocence : « Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence ». Il se tient à distance de la masculinité plutôt « machiste » de Caton le jeune avec ce tour de paradiastole. Ce n’est pas la seule manière dont il présente sa vie différemment de celle du stoïque. Nous avons remarqué que la vie organique de Caton est impliquée, quoique légèrement, quand Montaigne le nomme « jeune ». La masculinité alternative qu’exprime Montaigne dans ce chapitre et plus globalement dans les Essais dépend du fait qu’il est un homme âgé : dans « Sur des vers de Virgile » c’est sans doute le cas. Cependant dans « De la cruauté » c’est la jeunesse relative de Montaigne qui émerge : il fait référence à sa « nature puerile », et quand il dit qu’il tient les vices 182« en horreur », il suppose avoir appris cela pendant sa première enfance : « je les ay, dis-je, en horreur, d’une opinion si naturelle et si mienne ce que mesme instinct et impression que j’en ay apporté de la nourrice ». Il met en relief cette jeunesse figurative quand il élabore sa conception de son innocence :
Ce que j’ay de bien, je l’ay au rebours par le sort de ma naissance. Je ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou autre aprentissage. L’innocence qui est en moy, est une innocence niaise : peu de vigueur, et point d’art. Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Mais c’est jusques à telle mollesse que je ne voy pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dens de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. (II, 11, 429)
Il lui manque « vigueur » et « art » car il est une sorte de nouveau-né en ce qui concerne et la vertu et le vice. C’est en partie pour cela qu’Hampton identifie le changement séismique dans cette façon de traiter l’exemplarité par rapport aux habitudes humanistes ; on pourrait même dire qu’épistémologiquement Montaigne anticipe le tabula rasa de Locke42. Ce qui nous concerne ici serait plutôt la représentation de la jeunesse. Caton est à la fois jeune et ancien. Montaigne est à la fois vieil homme et enfant. Donc la vie d’un chacun est multiple, et l’organicité de ces vies l’est aussi : métaphorique, historique, et littérale aussi.
Nous avons voulu suggérer dans cet article que l’écriture de vie comprend la vie du corps, comme elle comprend aussi la pensée éthique. Écrire la vie pour Montaigne serait superposer ces éléments, tout comme il écrit les multiples couches de ses Essais. En ce qui concerne le jugement moral – la localisation de la vertu – dans les vies juxtaposées ou bien superposées de Montaigne et de Caton, on peut constater que Montaigne trouve la façon de vivre de Caton très belle, impressionnante, et émouvante – et représentative d’une idée de vertu qui n’est pas toujours suffisante, ni toujours possible. Nous pourrions donc conclure que le jeune Caton serait un anti-exemple, à ne pas suivre, et que donc le moment où Montaigne commence à parler de lui-même et d’énoncer combien il hait « cruellement la cruauté » serait un tournant dans le 183chapitre. Avant, il s’agit de vertu et d’exemplarité ; après il s’agit de vice et de nature43. Cependant, nous insistons sur un lien entre les deux parties de la discussion : ce lien serait la notion de la vie de l’être vivant. L’important chez le jeune Caton est sa vie, surtout quand il meurt. L’important pour Montaigne dans son horreur face à la cruauté est le fait qu’elle afflige des êtres vivants :
Les morts, je ne les plains guiere, et les envierois plutost ; mais je plains bien fort les mourans. Les sauvages ne m’offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. (II, 11, 430)
Voici une autre manière d’interpréter la mort par la vie. Le jeune Caton est le premier « mourant » du chapitre, et le temps que Montaigne consacre à l’imagination, voire à la reconstitution de ses derniers moments, ouvre un espace de fiction où l’on pourrait imaginer la vie intérieure d’autres mourants, comme le criminel qui est tellement épouvanté par l’idée d’une mort sanglante qu’il éprouve une sorte de bonheur quand il apprend qu’il ne sera que décapité. L’assemblée de mourants dans « De la cruauté » s’étend à partir du jeune Caton dans une sorte de zoom arrière qui permet à Montaigne de comprendre aussi les animaux – « Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs » – et enfin les arbres et les plantes aussi : « si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d’humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes » (II, 11, 435). Nous constatons qu’en fin de compte ces vies ne sont pas spécialement des vies vertueuses : elles sont simplement des vies. C’est la vie qui compte.
CONCLUSION : LES VIES ORDINAIRES
Le traitement par Montaigne de la vie en tant que telle est pertinent dans toute discussion qu’il engage sur la vertu. Judith Shklar a trouvé significatif le concept de « vices ordinaires » ; nous soutenons que 184l’articulation de « vies ordinaires » fait partie également intégrante du projet éthique des Essais, dans lequel Montaigne tourne le dos à l’extrême fermeté du jeune Caton et au sublime qui transcende le quotidien. La « vie ordinaire » serait le fait brutal de vivre physiquement, ce qui implique par la suite un réseau désordonné de considérations morales, narratives, et épistémologiques. Montaigne ne veut pas tirer « de communs exemples » mais il trace ainsi les points communs entre des héros comme Caton le jeune et les « bêtes qui ont vie et sentiment ». Voici notre « vie réelle et essentielle » discutée dans « Des boyteux ». On peut lire cela politiquement avec Judith Butler qui présente la conscience commune de la précarité de cette vie comme principe fondateur d’un éthos commun qui dépasse toutes bornes, surtout les bornes identitaires et nationales44. Cette lecture politique semble logique quand on considère les multiples discussions de la violence des guerres de religion dans le second livre des Essais, par exemple dans « De la liberté de conscience » ainsi que dans les chapitres dont nous avons discuté dans cet article. L’emphase mise sur la vie à la fois philosophique et bestiale évoque peut-être aussi la discussion plus large des vies humaines et animales dans le chapitre qui suit, « L’Apologie de Raimond Sebond ». Mais nous concluons en revenant au dernier chapitre des Essais. Dans « De l’expérience » juste avant d’affirmer que « nostre grand et glorieux chef-d’œuvre c’est vivre à propos », Montaigne considère les vies ordinaires d’Alexandre et de César, quand ils ne se sont pas engagés aux grandes actions militaires ou politiques :
Quand je vois et Caesar et Alexandre, au plus espais de sa grande besongne, jouyr si plainement des plaisirs naturels et par consequent necessaires et justes, je ne dicts pas que ce soit relascher son ame, je dicts que c’est la roidir, sousmetant par vigueur de courage à l’usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent creu que c’estoit là leur ordinaire vacation, cette-cy l’extraordinaire. (III, 13, 1101)
Ainsi, comme dans « De la cruauté », Montaigne renverse les hiérarchies : l’ordinaire devient l’extraordinaire, de la même manière que le simple fait de vivre devient « nostre grand et glorieux chef-d’œuvre » sans aucun récit d’exploits ou d’actions. Encore une fois il déprécie le champ de bataille, théâtre de violence. Jean Starobinski l’a noté avec 185éloquence : « rien de plus aisé, mais rien aussi de plus difficile que de vivre45 ». Vivre et laisser vivre les autres seraient l’éthos à la fois minimaliste et exigeant de Montaigne.
Emma Claussen
Peterhouse, Cambridge
1 Michel de Montaigne, Essais, éd. par Pierre Villey et V.-L. Saulnier, Paris, Gallimard, 1965, II, 11, 425.
2 Emiliano Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 219-235 ; Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, p. 286-290. Sur le « chef-d’œuvre de vivre », voir aussi J. Starobinski, p. 449-458.
3 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 90.
4 Sur la notion d’accident chez Montaigne, voir Olivier Guerrier, Rencontre et reconnaissance. Les « Essais » ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016.
5 Quentin Skinner, « The Techniques of Redescription », dans Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 138-180 ; Terence Cave, Pré-histoires : Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 99-105.
6 Michael Moriarty, Disguised Vices : Theories of Virtue in Early Modern French Thought, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 131.
7 Ibid., p. 131-132. Sur l’habitus aristotélicien, voir Francis Goyet, « Prudence et “Panurgie” : le Machiavélisme est-il aristotélicien ? » dans Ullrich Langer (dir.), Au-delà de la Poétique : Aristote et la littérature de la Renaissance // Beyond the Poetics : Aristotle and Early Modern Literature, Genève, Droz, 2002, p. 13-34.
8 M. Moriarty, Disguised Vices, op. cit., p. 138-139.
9 Judith Shklar, « Putting Cruelty First », Daedalus, vol. 111, no 3, 1982, p. 17-27 ; Ordinary Vices, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1984.
10 J. Shklar, « Putting Cruelty First », art. cité, p. 18.
11 Timothy Hampton, Writing from History : The Rhetoric of Exemplarity in Renaissance Literature, Ithaca, NJ, Cornell University Press, 1990, p. 197.
12 Didier Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Paris, Seuil, 2018, p. 29.
13 Dominique Brancher, « Les Maladies de Chronos. Temps et pathologie chez Montaigne », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 120, no 4, 2020, p. 809-830, ici p. 810.
14 Thomas F. Mayer et D. R. Woolf (dir.) The Rhetorics of Life-Writing in Early Modern Europe : Forms of Biography from Cassandra Fedele to Louis XIV, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995 ; Katherine Macdonald, Biography in Early Modern France 1540-1630 : Forms and Functions. Londres, Legenda, 2007.
15 Alison Calhoun, Montaigne and the Lives of the Philosophers : Life Writing and Transversality in the « Essais », Newark, University of Delaware Press, 2015.
16 Paul Oskar Kristeller, « The Active and Contemplative Life in Renaissance Humanism », dans Brian Vickers (dir.), Arbeit, Musse, Meditation. Betrachtungen zur « Vita Activa » und « Vita Contemplativa », Zurich, Verlag der Fachvereine, 1985, p. 133-152.
17 Sur le banquet, voir Michel Jeanneret, Des mets et des mots : banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, Corti, 1987.
18 Marsilio Ficino, De vita libri tres ; Apologia ; Quod necessaria sit ad vitam securitas ; Annotatio, Venise, Bartolome Pelusio, 1498. Voir Tanja Klemm, « Life from Within : Physiology and Talismanic Efficacy in Marsilio Ficino’s De vita (1498) », Representations, vol. 133, no 1, 2016, p. 110-129.
19 Par exemple, L’Entretènement de vie par le médecin Jean Gœurot. Ce traité est publié sans date à Lyon et traduit en anglais en 1544 ; son Conservation de santé pour la commodité de la vie humaine paraît en 1579.
20 Ian Maclean, Logic, Signs and Nature in the Renaissance : The Case of Learned Medicine, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, surtout p. 36-67 sur la transmission des savoirs médicaux.
21 Ilana Zinguer et Isabel Martin (dir.), Théâtre de l’anatomie et corps en spectacle : fondements d’une science de la Renaissance, Oxford, Peter Lang, 2006. Sur Montaigne et l’anatomie, voir Marie-Luce Demonet, « Le Skeletos de Montaigne ou la leçon de l’anatomie », dans Théâtre de l’anatomie, op. cit., p. 63-88, et Jean Céard, « Montaigne l’anatomiste », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, t. 55, 2003, p. 299-315.
22 André Pichot, Histoire de la notion de la vie, Paris, Gallimard, 1993, p. 223-224.
23 Emmanuelle Lacore-Martin, « “Encores me frissonne et tremble le cœur dedans sa capsule” : Rabelais’s Anatomy of Emotion and the Soul », Renaissance et Réforme, vol. 39, no 3, 2016, p. 33-58 (p. 58).
24 André Du Laurens, De la conservation de la veue, des maladies mélancholiques, des catarrhes, & de la vieillesse, Paris, Theodore Samson, 1598, p. 457-469 ; sur la vieillesse, voir Cynthia Skenazi, Ageing Gracefully in the Renaissance : Stories of Later Life From Petrarch to Montaigne, Leyde, Brill, 2013, et Cathy Yandell et Colette Winn (dir.), Vieillir à la Renaissance, Paris, Champion, 2009.
25 Sarah Bakewell, How to Live : Or, a Life of Montaigne in One Question and Twenty Attempts at an Answer, Londres, Vintage, 2011 ; Arlette Jouanna termine sa biographie de Montaigne avec le commentaire suivant : « La fréquentation des Essais est un antidote aux maux qui menacent l’indépendance intellectuelle et le plaisir de vivre », Montaigne, Paris, Gallimard, 2017, p. 358.
26 D. Brancher, « Les Maladies de Chronos », art. cité, p. 810.
27 J. Céard, « Montaigne l’anatomiste », art. cité, p. 306.
28 D. Brancher, « Les Maladies de Chronos », art. cité, p. 810-811.
29 E. Ferrari, « Une anthropologie », art. cité, p. 305. Olivier Guerrier décrit le récit « vivant » de Montaigne dans Rencontre et reconnaissance, op. cit., p. 80.
30 Terence Cave, Thinking With Literature : Towards a Cognitive Criticism, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 7-12.
31 John O’Brien, « Wounded Artifacts : Vulnerability and Montaigne’s Essais », Modern Language Notes, vol. 127, no 4, 2012, p. 712-731 ; T. M. Greene, The Vulnerable Text : Essays on Renaissance Literature, New York, Columbia University Press, 1986.
32 Judith Butler, Precarious Life : The Powers of Mourning and Violence, Londres et New York, Verso, 2004, p. 28.
33 T. Hampton, Writing From History, op. cit., p. 136.
34 Ibid.
35 J. Céard, « Montaigne l’anatomiste », art. cité, p. 302.
36 Katherine Ibbett, Compassion’s Edge : Fellow Feeling and its Limits in Early Modern France. Pennsylvanie, University of Pennsylvania Press, 2017, p. 54.
37 Voir la discussion du schéma de Villey dans T. Cave, How To Read Montaigne, Londres, Granta, 2007, p. 37-38.
38 Par exemple, Sefy Hendler (dir.), La Guerre des arts : le paragone peinture-sculpture en Italie XV-XVII siècles, Rome, L’Erma, 2013 ; sur Montaigne et Plutarque, voir Luke O’Sullivan, « In Between Authorship in Montaigne’s Essais », Early Modern French Studies, vol. 41, no 2, 2019, p. 106-125.
39 J. Shklar, « Putting Cruelty First », art. cité, p. 18-22.
40 Sur Montaigne et le lien entre la gestation et l’imagination, voir Wes Williams, Monsters and their Meanings in Early Modern Europe : Mighty Magic, Oxford, 2011, p. 127-132.
41 Kathleen Perry Long (dir.), High Anxiety : Masculinity in Crisis in Early Modern France, Pennsylvanie, University of Pennsylvania Press, 2002. Sur Montaigne, voir Tom Conley, « Montaigne moqueur : “Virgile” and its Geographies of Gender », dans High Anxiety, op. cit., p. 93-106.
42 T. Hampton, Writing from History, op. cit., p. 186-197.
43 Ibid., p. 170.
44 J. Butler, Precarious Life, op. cit., p. xii-xiii.
45 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, op. cit., p. 449.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0167
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : vertu, cruauté, vie, genre, corps