Montaigne et Descartes, deux attitudes modernes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Jiménez Villar (Beltrán)
- Pages : 263 à 284
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne et Descartes,
deux attitudes modernes
La place que la tradition philosophique a attribuée à Descartes et à Montaigne a été très inégale. Dans un texte aussi fondamental pour la constitution de la discipline que les Leçons sur l’histoire de la philosophie, Hegel décrit le premier comme le « héros de la pensée » qui a reconstruit tout l’édifice de la connaissance à partir de ses fondements, inaugurant le paradigme moderne. L’œuvre de Montaigne, en revanche, est considérée comme un simple précédent de la nouvelle grande philosophie. L’absence de méthode et de « raisonnement » dans ses œuvres réduit leur rôle à celui d’une précieuse pépinière d’enseignements sur l’être humain (Hegel, 1833, p. 191). Le peu de pertinence attribuée à Montaigne dans un texte aussi influent trouve un écho un siècle plus tard dans la complainte de Villey sur le peu d’intérêt porté à Montaigne par les professionnels de la philosophie (1926, p. 359). La valeur philosophique des Essais avait été éclipsée par l’imposant édifice que la philosophie cartésienne réussit à reconstruire à partir de ses fondements1.
Au cours du vingtième siècle, l’absence de Montaigne dans les études philosophiques a commencé à être palliée. Horkheimer (1938), Adorno (1958) et Merleau-Ponty (1960) sont parmi les grands auteurs qui ont commencé le travail de réhabilitation de la pensée montaignienne, consolidé ensuite par Conche (1987) et poursuivi par des chercheurs prestigieux. Depuis lors, la pensée de Montaigne a pu être étudiée de manière exhaustive sans que sa valeur ne dépende de l’innovation philosophique que l’œuvre de Descartes a apportée.
264Cependant, au cours des dernières décennies, un travail nécessaire et profond de révision de l’image de Descartes que la tradition nous a léguée s’est développé. En ce sens, Descartes n’a pas dit (2015) de Denis Kambouchner est l’une des contributions les plus pertinentes dans le travail de correction de l’interprétation traditionnelle de cet auteur. Ce livre défend l’idée que l’adhésion sans réserve au rationalisme a conduit à une mauvaise compréhension de sa philosophie. Par exemple, ces interprètes classiques ont traité du rejet des sens comme instruments valables pour la vie ou de la réduction stricte du réel à ce qui est clair et distinct, en tant que positions définissant la modernité. Et curieusement, parmi les stratégies qui ont été suivies pour réviser cette lecture, on en trouve une qui consiste à présenter les héritages montaigniens que l’on retrouve chez Descartes. L’une des principales valeurs de ces recherches est que leur approche n’a pas présupposé une vision linéaire et cumulative de l’histoire de la philosophie, qui justifiait le récit du dépassement cartésien de la pensée de Montaigne, mais elles ont plutôt mis en évidence l’héritage positif trouvé dans la philosophie cartésienne et le rôle important que celui-ci y joue. Ainsi, différents domaines d’incertitude présents dans le paradigme cartésien et qui limitent sérieusement la vision canonique de l’auteur ont été mises en évidence. Les similitudes structurelles entre la doctrine de la création des vérités éternelles et la position de Montaigne à l’égard de Dieu dans l’Apologie ou l’expérience de l’union et l’expérience de soi dans les Essais ont également été discutées.
Ces derniers développements des études sur Descartes ont représenté une valeur exceptionnelle pour l’histoire de la philosophie et ont montré que la différence supposée infranchissable entre Montaigne et Descartes ne l’était pas. Paradoxalement, cependant, le postulat d’une relation aussi étroite peut à nouveau obscurcir la valeur intrinsèque de Montaigne dans le cadre de la philosophie. Au nom d’une lecture juste de Descartes, on peut courir le risque de réduire une fois de plus Montaigne à un « auxiliaire méthodologique » (Arbib, 2012, p. 180), non plus du seul Descartes, mais de la recherche philosophique elle-même. Ainsi, l’objectif de cet article est de montrer qu’une vision non réductrice de la pensée cartésienne est compatible avec une lecture de Montaigne qui souligne l’originalité et la valeur intrinsèque de sa philosophie. L’hypothèse à vérifier est que les différences de nuances qui semblent 265distinguer les idées partagées par les deux auteurs impliquent en fait la constitution de deux attitudes différentes au sein de la modernité2. À cette fin, les deux questions qui ont reçu le plus d’attention de la part des spécialistes seront analysées. En premier lieu, on abordera la question du rôle de Dieu par rapport à la connaissance et les conséquences qui en découlent pour la détermination du possible. L’approfondissement de cette question nous donnera la clé pour aborder ensuite le problème du composé humain, ou de l’union entre le corps et l’âme, en relation avec le type de certitude que l’on peut obtenir dans ce domaine de la réalité.
Dieu et la rationalité
Dans la Théologie naturelle de Raimond Sebond (1581), nous trouvons le projet de démontrer la vérité du christianisme à partir de la seule raison, y compris les dogmes de la foi. L’étude rationnelle de l’échelle des êtres suffit à prouver l’existence et la nature de Dieu, d’où son titre original : Liber creaturarum. Elle repose sur l’hypothèse que les êtres humains participent à l’essence rationnelle de Dieu, ce qui leur permet de connaître ses secrets les plus intimes. Comme l’a souligné Carraud, ce point de départ permet le développement d’une conception univoque du réel dans laquelle l’analogie devient un instrument valable pour l’appréhension du divin (2004b, p. 143) :
Dieu est tout ce que nous pensons de plus parfaict, de meilleur, de plus digne, de plus noble & de plus haut. Et les plus parfaictes, meilleures, plus dignes, plus nobles & plus hautes choses, qui tombent en nostre intelligence, nous les luy devons accommoder & attribuer. Voilà une regle sur laquelle nous pouvons establir l’entiere cognoissance de sa nature (Sebond, 1581, p. 67).
La capacité attribuée à la raison d’accéder à « l’entière connaissance » de la nature de Dieu se fonde sur l’univocité du réel évoquée plus haut, 266qui fonde la légitimité du transit entre les êtres humains et Dieu. Il n’y a pas de « hiatus » insurmontable dans le réel car la communion entre le divin et l’humain est assurée par la raison, dont le rôle est central dans la vision du monde de Sebond (Brahami, 1997, p. 19). Le rôle qu’elle occupe est tellement transcendantal qu’elle rend possible la déduction a priori du mystère de la Trinité et du contenu même des Saintes Écritures. En effet, cette radicalisation du pouvoir de la raison, qui, selon Brahami, fait que la foi s’y dilue, éloigne Sebond de la patristique (Ibid., p. 22-23). Dans cette dernière, la raison avait une importante valeur propédeutique mais était impuissante à scruter la nature intime de Dieu, une fonction réservée à la foi.
Montaigne, répondant peut-être à l’invitation de la reine Marguerite de Valois (Maia Neto, 2013, p. 470), se propose dans l’Apologie de fournir des arguments pour défendre la religion catholique attaquée par les réformés dans la figure du théologien espagnol. L’auteur des Essais entend répondre à deux accusations lancées contre Sebond. La première est d’ordre général et déclare que le projet se trompe en voulant faire reposer la croyance religieuse sur des arguments purement rationnels. Cette mesure attaque le cœur même du rationalisme de Sebond : la coïncidence totale entre la raison et la foi. Le deuxième argument auquel Montaigne est confronté nie que les arguments de Sebond prouvent ce qu’il veut vérifier. Sur la première question, Montaigne donne raison aux critiques en niant la pertinence de l’analogie :
Or rien du nostre ne se peut assortir ou raporter, en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur (II, 12, 523)3.
Sur la deuxième question, Montaigne reconnaît que les arguments de Sebond ne parviennent pas à prouver ce qu’ils cherchent, mais il affirme que ceux de ses adversaires non plus. La raison parle illégitimement des réalités divines, mais cela n’implique pas que la Théologie naturelle soit absolument sans valeur : contrairement aux positions défendues par ses détracteurs, elle accompagne la foi (II, 12, 441).
267L’absence de « communication à l’Être » empêche la transition entre la raison humaine et la vérité divine sur laquelle se basait Sebond et entraîne la révision de la capacité de la raison et de son supposé caractère définitoire de la nature humaine4. La rupture de l’univocité défendue dans la Théologie naturelle condamne l’être humain à une expérience contingente du réel. La constitution du scepticisme de Montaigne5 trouve donc son fondement dans l’établissement d’un « hiatus » infranchissable entre la vérité et toute expérience que l’être humain peut en avoir. L’auteur établit une différence irréductible entre la raison divine et la connaissance humaine, qui rend cette dernière impossible en toute rigueur. Les moyens humains de pénétrer la réalité sont surdéterminés par une instance supérieure qui suspend par principe toute tentative de confirmation.
Les êtres humains ne peuvent jamais être certains que leur évidence corresponde réellement à ce dont elle semble découler. Montaigne établit ainsi une hétérogénéité radicale entre la sphère humaine et celle de Dieu, c’est-à-dire celle de la vérité. Le monde proprement humain est celui des apparences sans fondement. En conséquence, Montaigne affirme dans le chapitre « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » :
la raison m’a instruit que de condamner ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est se donner l’advantage d’avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance (I, 27, 179).
La surdétermination de la rationalité humaine par la toute-puissance divine la plonge dans une incertitude insurmontable qui affecte même les vérités les plus irréfutables. Ainsi, si Pline affirme que Dieu « ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt », Montaigne répond que « Voylà ce qu’il dict, et qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche » (II, 12, 528). Montaigne récupère ainsi la stratégie pyrrhonienne 268face au probabilisme académique : au lieu de réfuter les arguments des critiques de Sebond, il fait appel à la faiblesse de la raison. Face à un sujet de la plus haute importance comme les questions théologiques, et étant donné l’impuissance des facultés humaines à connaître la vérité, la seule issue non présomptueuse est de s’incliner devant la foi et la tradition (Neto, 2013, p. 473-474). Cependant, comme nous le verrons plus loin, cette position n’implique pas le rejet de toute entreprise cognitive mais surtout la prise de conscience de ses limites et de sa précarité constitutive.
Ainsi, d’importants chercheurs ont soutenu que la position théologique de Montaigne présente d’étroites similitudes avec la doctrine de Descartes sur la création de vérités éternelles, dans la mesure où nous tirons de l’une et l’autre la contingence ultime de toute connaissance humaine et la prise de conscience de l’impossibilité humaine d’établir les limites du possible. Cette thèse ne trouve pas sa formulation dans les travaux publiés de l’auteur, mais dans sa correspondance avec Mersenne. Les fragments fondamentaux sont les suivants :
Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies par Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. […] C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un Roi établit des lois en son Royaume […] Mais je les comprends comme éternelles et immuables. –Et moi je juge le même de Dieu. –Mais sa volonté est libre. –Oui, mais sa puissance est incompréhensible ; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu’il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d’étendue que sa puissance (AT I, 145-146)6.
Il est certain qu’il est aussi bien Auteur de l’essence comme de l’existence des créatures : or cette essence n’est autre chose que ces vérités éternelles, lesquelles je ne conçois point émaner de Dieu, comme les rayons du Soleil ; mais je sais que Dieu est Auteur de toutes choses, et que ces vérités sont quelque chose, et par conséquente qu’il en est Auteur le dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le comprend […]. Vous demandez aussi qui a nécessité Dieu à créer ces vérités ; et je dis qu’il a été aussi libre de faire qu’il ne fut pas vraie que toutes les lignes tirées du centre à la circonférence étaient égales, comme de ne pas créer le monde (AT I, 152).
269Comme on vient de le noter, les éléments de cette doctrine pertinents pour notre propos sont au nombre de deux. En premier lieu, il est soutenu que la libre volonté de Dieu est la cause absolue de l’existence de tout ce qui est intelligible, y compris les vérités mathématiques. Cette affirmation semble attribuer à ces dernières un caractère contingent qui, du point de vue de l’expérience humaine, ressemblerait à ce que Montaigne affirme dans l’Apologie dans son commentaire de Pline. Marion a montré la distance qui sépare Descartes des autres penseurs de son temps à cet égard. Francisco Suárez avait défendu l’existence de certaines vérités préalables à l’entendement divin. L’auteur de Grenade défend une conception objective de l’être qui suppose l’existence de certaines vérités indépendantes de Dieu. D’autre part, Mersenne, Kepler et Galilée défendent une position similaire à l’égard des mathématiques : elles révèlent l’essence de la création. Puisque Dieu exerce une pensée mathématique, il suffit de connaître les mathématiques qui régissent le monde (Marion, 1991, p. 29, 168). Face à ces deux positions, Descartes établit une différence infranchissable entre la libre omnipotence de Dieu et le savoir humain. La connaissance humaine est confinée à une sphère dont le fondement se trouve à l’extérieur. Cette position provoque ce qu’Alquié a appelé la « contingence du nécessaire » : les axiomes indubitables de l’édifice de la connaissance que Descartes prétend reconstruire – les vérités éternelles, les principes mathématiques ou les natures simples – sont justifiés au prix de l’aveu de leur insuffisance métaphysique (2005, p. 123). Au bout du trajet entrepris pour trouver la vérité indubitable, l’argumentation cartésienne certifie son impuissance à donner raison à de telles vérités sans recourir à l’incompréhensible, c’est-à-dire à Dieu. Cela n’implique pas que ces vérités ne sont pas des vérités, mais que leur fonction dans le système cartésien et la manière dont elles doivent être comprises changent. Descartes parvient à la certitude qu’elles sont vraies ; toutefois, l’effet de leur dépendance à l’égard de Dieu ne disparaît pas, mais marque plutôt sa compréhension et celle de tout le système. Il semble donc que, bien que les vérités mathématiques soient une condition nécessaire de la connaissance, Dieu entretient avec elles une relation contingente qui transforme leur dignité métaphysique.
Au vu de cette convergence, Carraud a soutenu que chez les deux auteurs, le caractère conditionné de notre rationalité est révélé par la surdétermination de l’instance divine et que, en ce sens, on peut 270affirmer que l’Apologie anticipe partiellement la doctrine cartésienne. Contrairement à ce qu’une certaine image de Descartes nous a fait croire, la doctrine de la création des vérités éternelles montre que même notre évidence est conditionnée, et l’auteur affirme que la philosophie de Montaigne avait déjà annoncé cela (Carraud, 2004b, p. 157-164). Dans une perspective similaire, Llinàs a fait remarquer que la conscience que les vérités mathématiques sont des créations du libre arbitre de Dieu empêche l’identification entre les deux. De plus, étant donné le caractère insondable de la puissance divine, l’auteur réduit le rationalisme à des dimensions purement humaines. Cette observation impose un sérieux correctif aux lectures de Descartes qui soutiennent que la philosophie cartésienne, par l’établissement de la Mathesis universalis, accorde au sujet des pouvoirs épistémiques illimités (Llinàs, 2017, p. 21).
En second lieu, outre la contingence ultime des vérités mathématiques, une conséquence importante pour la détermination du possible découle de la doctrine de la création des vérités éternelles. Descartes défend dans le texte cité que nous sommes en mesure d’affirmer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais pas l’inverse. C’est-à-dire qu’affirmer que Dieu ne peut pas faire ce que nous ne pouvons pas comprendre dépasserait les limites de notre raison, parce que sa puissance dépasse nos capacités. Cette idée coïncide avec l’une des clarifications que Kambouchner propose en ce qui concerne la détermination du réel. Contre l’idée répandue que pour Descartes seul ce qui est clair et distinct est réel, l’auteur rappelle le sens exact de la célèbre règle générale de vérité : « toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies » (AT IX, 27) ne signifie pas que seules ces choses sont vraies (Kambouchner, 2015, p. 34). Ainsi, dans la philosophie cartésienne, il existe un espace du possible qui, du point de vue du sujet, est indéterminable. Cette conséquence coïncide avec la critique par Montaigne de la propension de la raison humaine à nous faire croire que ses limites coïncident avec la volonté de Dieu et la puissance de la nature. En somme, les deux auteurs partagent le refus d’accorder à la raison humaine la capacité de délimiter ce qui est réellement possible (Carraud, 2004b, p. 154).
271Fonctions du caractère conditionné
de la rationalité
Sans vouloir nier la valeur de ces interprétations de Descartes qui ont permis une lecture plus juste du corpus de l’auteur et dont je partage l’orientation générale, je voudrais souligner comment les nuances qui, dans les deux positions, distinguent les philosophies de Descartes et de Montaigne, impliquent une attitude radicalement différente à l’égard du réel. J’aborderai d’abord les deux arguments d’un point de vue interne à la philosophie cartésienne, puis ils seront analysés dans leur rapport avec la philosophie de l’auteur des Essais. En ce qui concerne la première idée, il est nécessaire de revoir la fonction de la supposée surdétermination de la rationalité humaine qui condamne la connaissance rationnelle à la contingence dans la philosophie des deux auteurs. Chez Descartes, il serait essentiel d’examiner de plus près les questions théologiques liées à la compréhension de la liberté de Dieu. Ce sujet dépasse les limites du présent travail mais il suffit de souligner que la coïncidence en Dieu de l’entendement et de la volonté (« car en Dieu ce n’est qu’un de vouloir et de connaître », AT I 149), et celle de l’indifférence et de la nécessité (AT V 165-166), précisent en un sens déterminant le statut des vérités mathématiques. Dieu a créé les essences et les existences en un seul acte, ce qui implique la possibilité même de la vérité. Avant cette détermination de la volonté, il n’est pas question de possibilités alternatives puisque rien ne précède cette décision. La doctrine de la création des vérités éternelles, tout en impliquant la liberté de Dieu, indique l’absolue nécessité de sa décision, dans la mesure où Dieu est la cause de la possibilité elle-même. Par conséquent, ce n’est qu’après que Dieu a exclu la nécessité que tous les rayons d’une circonférence soient d’égale mesure, que l’on peut prétendre que nous dépasserions nos limites en niant qu’il aurait pu faire autrement, mais seulement pour souligner l’incommensurabilité et l’incompréhensibilité de sa puissance (AT V 432)7.
272En ce qui concerne le deuxième argument, il est vrai que la compréhension humaine du possible n’épuise pas la possibilité en termes absolus, qui correspond exclusivement à Dieu. Néanmoins, et c’est ici que se révèle l’importance de la règle générale de la vérité, le sujet a un accès indubitable à une région limitée du vrai et, par conséquent, du possible. L’instrument sceptique le plus important que Descartes utilise est le doute. Pour que les fondements du nouvel édifice de la connaissance soient cohérents, il est nécessaire de démolir tout ce que l’on a toujours cru être vrai. Et c’est ce qui apparaît dans trois ouvrages : Discours de la méthode, Méditations métaphysiques et Principes de la philosophie. Dans le premier cas, l’auteur donne trois raisons de douter : nous ne pouvons pas faire confiance aux informations que nous recevons des sens car ils nous trompent parfois ; ni aux chaînes de déductions, car nous pouvons être victimes de paralogismes ; nous ne sommes pas non plus certains de ne pas dormir, nous ne pouvons donc pas faire confiance à notre expérience de la réalité (AT VI 31-32). Cependant, l’hypothèse du « dieu trompeur » fait que le doute est plus profond dans les deuxième et troisième cas. Il ne s’agit plus d’une erreur introduite dans les chaînes déductives, mais ce sont les axiomes qui nous paraissent évidents, les principes, qui sont mis en cause. Dans les Méditations, Descartes avoue que l’hypothèse du rêve laisse indemne l’arithmétique et la géométrie, car elles traitent des choses les plus simples et les plus générales, indubitables indépendamment de leur existence dans la nature. Juste après, il présente l’hypothèse bien connue du « dieu trompeur » (AT VII 21). Barroso a montré les profondes différences qui distinguent l’utilisation que Suarez et Descartes font de cet argument. La première limite le champ du doute aux évidences sensibles, sans toucher aux idées intelligibles. L’auteur espagnol peut donc faire appel à la rationalité pour présenter un contre-argument. Cependant, Descartes reprend ce motif du doute et le pousse à l’extrême en augmentant son pouvoir sceptique : il inclut parmi ce qui est douteux les principes et les axiomes, c’est-à-dire la structure rationnelle elle-même. C’est la grande différence entre, d’une part, le Discours et, d’autre part, les Méditations et les Principes (AT VIIIA 6). Les vérités intelligibles les plus évidentes ont été remises en question, et avec elles le fonctionnement de la raison elle-même (Barroso, 2017, p. 39).
Dans l’étape suivante, Descartes découvre le cogito et se sort de cette terrible situation, en justifiant la certitude indubitable de l’existence d’une 273chose qui pense. Cependant, en raison de l’extension de l’argument aux vérités intelligibles, le cogito ne peut démontrer l’existence de la pensée que comme pensante. Ce qui résiste à l’épreuve du dieu trompeur, c’est la pensée qui pense, et non la pensée pensée (Ibid., p. 44). L’existence de ce qui pense ne fait aucun doute, mais ce qui est pensé reste suspect. Après avoir douté de la structure rationnelle, ce sera l’existence de Dieu qui justifiera dans la troisième méditation le bon fonctionnement de la pensée. Le cogito cartésien ne se suffit pas de la structure conceptuelle qu’il possède, car il peut être fallacieux, et c’est pourquoi il doit prouver la réalité de Dieu. Descartes a besoin de l’existence de Dieu pour prouver que nous pensons correctement. Par conséquent, la fonction que la démonstration de l’existence de Dieu remplit en garantissant le critère de clarté et de distinction est celle d’un argument transcendantal qui certifie, comme condition de possibilité, l’ordre rationnel. Descartes parvient à prouver de cette manière que lorsque l’entendement perçoit avec clarté et distinction, il ne se trompe pas. Or, ceci est compatible avec le maintien d’une relation de dépendance de la connaissance humaine à l’égard de Dieu. Alors que la compréhension humaine est finie et limitée, la compréhension divine est infinie et omnipotente. L’être humain peut être sûr que lorsqu’il perçoit quelque chose comme vrai, c’est effectivement vrai, mais au prix de l’expérience que la compréhension exhaustive de la vérité est hors de sa portée, dans la mesure où Dieu et sa puissance nous sont incompréhensibles (AT VIIIA 14).
À cet égard, Thierry Gontier a montré comment, dans les Méditations, il y a une transition entre la compréhension de Dieu comme potentia absoluta et sa conceptualisation comme potentia infinita. Dans un premier temps, étant donné la toute-puissance de Dieu, je ne peux pas être sûr qu’il ne me trompe pas. Cette caractérisation émanant du principe d’inaccessibilité de la raison est modifiée dans la troisième méditation : l’infinitude de Dieu est incompatible avec le fait qu’il nous trompe. Le principe d’infinitude trouve sa raison dans la capacité de créer l’être et d’empêcher Dieu de s’orienter vers le non-être, comme cela se produirait dans le cas de la tromperie (Gontier, 2012, p. 70-72). Par conséquent, contrairement à ce qui semblait en découler, la fonction de Dieu dans l’édifice cartésien renvoie plutôt à la légitimation des capacités cognitives de l’être humain. Et avec elle, la doctrine de la création des vérités éternelles fournit à la Mathesis universalis un fondement extérieur et définitif. 274Dans un autre ouvrage, Gontier a étudié comment la surdétermination susmentionnée de la raison humaine par la raison divine ne peut être comprise comme une « dépossession de soi », dans la mesure où elle se concrétise dans l’institution de la souveraineté de l’homme au moyen de la Mathesis. L’incompréhensibilité divine ferme la connaissance des fins (AT VIIIA 15-16) et en même temps elle rend possible l’extension du pouvoir de l’être humain sur le monde (Gontier, 2001).
Toutefois, le caractère indubitable des vérités mathématiques n’implique pas que la physique se réduise à celles-ci. Chez Descartes, l’expérimentation joue un rôle fondamental. En effet, dans les Principes de la philosophie, on assiste à la construction d’une méthode non plus déductive, mais hypothético-déductive (Gontier, 2006, p. 306). Or, si la physique ne se réduit pas aux mathématiques, elle trouve son fondement dans celles-ci : « je n’accepte pas en Physique des principes qui ne soient pas acceptés en Mathématiques » (AT VIIIA 78)8. En ce sens, outre la conformité avec l’expérience et la suffisance de la certitude morale pour réguler nos vies, c’est le respect des principes mathématiques qui permet finalement de défendre les hypothèses fausses. L’incertitude ultime que recèle la certitude morale renvoie à l’impossibilité pour l’être humain de connaître absolument le monde de l’expérience. Néanmoins, la Mathesis universalis marque à la fois le début et la limite de notre connaissance certaine et, en étant fondée théologiquement, elle délimite clairement l’espace légitime du possible auquel les êtres humains ont accès. Pour cette raison, une hypothèse suffisante pour la vie peut être fausse à l’œil humain, mais si elle respecte les principes mathématiques, elle est sans aucun doute dans le domaine du métaphysiquement possible. Du point de vue théorique, nous sommes certains que les principes mathématiques sont vrais mais, de plus, sur le plan pratique, ils donnent accès à un espace du possible qui peut être décrit positivement.
Une fois la question analysée du point de vue interne de la pensée cartésienne, nous sommes prêts à l’étudier dans sa comparaison avec la philosophie de Montaigne. Il est incontestable que dans la philosophie de Descartes, l’entendement divin dépasse l’entendement humain, et que ce dernier ne peut atteindre la certitude qu’en prenant conscience de sa subordination au premier. À ce stade, il est évident que Montaigne et Descartes caractérisent tous deux notre compréhension comme étant 275finie comparée à la puissance divine. Cependant, outre le fait que ce dernier a une idée positive de Dieu qui ne se trouve pas dans les Essais (Brahami, 2006, p. 31), la fonction structurelle de la différence radicale avec Dieu est opposée dans la pensée de ces deux auteurs. Chez Descartes, cette différence permet la réalisation du projet auquel l’auteur a consacré son œuvre : la reconstruction de l’édifice de la connaissance à partir de ses fondements. Dans la philosophie de Montaigne, en revanche, cette césure sert à révéler le caractère injustifié de toute tentative cognitive. Pour Montaigne, la raison est non seulement impuissante à élaborer un discours sur Dieu ou à connaître les limites de sa puissance, mais elle ne peut jamais être certaine de son évidence (III, 9, 996). Dans sa réponse à la deuxième objection contre Sebond, à savoir que ses raisons ne prouvent pas ce qu’elles prétendent, Montaigne choisit de dénoncer la vacuité de toute raison humaine. Il l’annonce par les mots suivants :
Le moyen que je prens pour rabatre cette frenaisie et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil et humaine fierté ; leur faire sentir l’inanité, la vanité et deneantise de l’homme ; leur arracher des points les chetives armes de leur raison ; leur faire baisser la teste et mordre la terre soubs l’authorité et reverance de la majesté divine. C’est à elle seule qu’apartient la science et la sapience ; elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons et ce que nous nous prisons (II, 12, 448).
L’auteur précise que la science est à la portée de Dieu seul et, pour démontrer l’évidence de cette césure, il montre la faiblesse constitutive de la raison. Par conséquent, dans l’Apologie, nous trouvons une étude approfondie de l’indigence de la vanité de l’homme qui culmine dans une diminution de la valeur de la faculté rationnelle. Les contradictions et variations continuelles auxquelles elle est soumise, son incapacité à déterminer la moralité et l’imperfection de nos sens finissent par discréditer son rôle de première des facultés. Un indice de cette position est la manière dont Montaigne utilise l’argument du caractère indiscernable de la veille et du sommeil. Contrairement à la manière cartésienne, ce n’est pas la clarté du sommeil qui nous empêche de les distinguer, mais l’obscurité du « veiller », jamais « assez pure et sans nuage » (II, 12, 596). En d’autres termes, dans un même geste, la puissance divine suprême est placée hors de portée de l’homme et les prétentions épistémologiques de la raison sont dénoncées comme illusoires :
276nostre estat accommodant les choses à soy et les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité : car ne vient à nous que falsifié et alteré par nos sens. […] il n’ya aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, ont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut establir rien de certain d l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle (II, 12, 600-601).
Et ce sera précisément cette impossibilité de connaissance, formulée en des termes aristotélico-platoniciens, qui sera rejetée dans De l’expérience, ouvrant la porte à l’alternative montaignienne :
(b) Il n’est desir plus naturel que le desir de connoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l’experience,
(c) Per varios usus artem experientia fecit : Exemplo monstrate viam,
(b) qui est un moyen plus foible et moins digne ; mais la verité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre ; l’experience n’en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d’autant qu’ils sont tousjours dissemblables : il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et variété (III, 13,1065).
La science n’est pas possible parce que la vérité est hors de portée de la raison. Mais outre l’impuissance humaine, la singularité absolue des objets empêche toute catégorisation de la réalité9. Face à cela, Montaigne se tourne vers l’expérience, l’expérience de la première personne : « je m’estudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphisique, c’est ma phisique » (III, 13, 1072). Une fois constatée la futilité de toute recherche visant à vérifier l’adéquation de nos représentations à la réalité extérieure, la philosophie de Montaigne adopte comme domaine de travail les expériences que le sujet a comme expériences de lui-même. C’est dans ce nouveau champ de réflexion que la philosophie de Montaigne trouve son sens. Or, cette option ne consiste pas en un simple « recueillement » d’une expérience « déjà-constituée » (Arbib, 2012, p. 178). Au contraire, elle met entre parenthèses la force avec laquelle le déjà-constitué est présenté, 277l’apparence de vérité et d’universalité qui l’accompagne. La conscience de l’impossibilité de connaître la vérité et l’expérience de la diversité illimitée se traduisent dans la philosophie de Montaigne par un travail continu de dénonciation des prétentions humaines : « La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fraile de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse » (II, 12, 452). À travers l’innombrable variabilité des expériences décrites, le sujet prend conscience de l’injustice de ses représentations, ce qui le conduit à s’imposer un travail infini de démantèlement de l’apparence de réalité qui les accompagne. L’argument par lequel Montaigne rejette le concept de monstruosité est à cet égard paradigmatique :
Si nous appellons monstres ou miracles ce où nostre raison ne peut aller, combien s’en presente il continuellement à nostre veue ? Considerons au travers de quels nuages et commant à tastons on nous meine à la connoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c’est plustost accoustumance que science qui nous en oste l’estrangeté, […] et que ces choses là, si elles nous estoyent presentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables que aucunes autres […]. Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignées par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens : car de les condamner impossibles, c’est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir jusques où va la possibilité (I, 27, 179-180).
Les concepts de monstre ou de miracle décrivent des expériences dans lesquelles les limites du possible sont transgressées. Cependant, l’établissement de ces démarcations est absolument hors de portée des êtres humains, de sorte que l’utilisation de ces catégories signale plutôt des expériences non conformes à la coutume. Contrairement à la philosophie cartésienne, compte tenu de la précarité constitutive de la raison qui condamne toute évidence à l’incertitude, Montaigne soutient que la possibilité est absolue dans l’expérience de la réalité. Cependant, il ne s’agit pas d’un aveu de faiblesse de la philosophie de Montaigne10, mais plutôt d’une prise de parti par rapport à la réalité et 278à la tâche de la pensée. Le but de Descartes est de reconstruire l’édifice de la connaissance à partir de ses fondements afin d’établir à partir d’eux quelque chose de « ferme et constant dans les sciences » (IX,1 13). D’autre part, la philosophie de Montaigne laisse en suspens toute certitude possible et ouvre un espace où la réflexion cherche à démasquer sa « propre inanité ». Cette pensée montre donc qu’il n’y a pas de base ferme pour un quelconque fondement puisqu’il s’agira toujours d’artefacts humains construits sur un sol dont on ignore la solidité. La formation du jugement par l’essai n’est pas l’aveu d’une impuissance non résolue, mais plutôt la mise en marche d’un exercice qui empêche de tomber dans l’illusion d’avoir trouvé un principe indubitable11 : « Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage et en espreuve » (III, 2, 805).
Vie pratique
C’est cette perspective qui, à mon avis, fournit la clé pour nuancer le deuxième thème qui a rapproché les philosophies de ces deux auteurs : la vie pratique. Il a été soutenu que pour Descartes, la vie de l’homme réel, celle du composite humain ou de la troisième notion primitive, est constituée par le même type d’expérience que celle décrite par Montaigne (Llinàs, 2013a ; Llinàs, 2017 ; Lázaro, 2009 ; Raga Rosaleny 2021). Carraud a même soutenu que c’est la philosophie cartésienne qui, en en héritant, nous permet de la comprendre à partir de la philosophie (Carraud, 2004a, p. 86-87). Il s’agit d’une expérience dans laquelle seule est possible la certitude morale qui, bien qu’elle soit suffisante pour réguler la vie, n’est pas absolue12. Cette lecture a été rendue possible par la lettre de Descartes à Elisabeth du 28 juin 1643 :
279les choses qui appartiennent à l’union de l’âme et du corps, ne se connaissent qu’obscurément par l’entendement seul, ni même par l’entendement aidé de l’imagination ; mais elles se connaissent très clairement par les sens. D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse sur l’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c’est à dire, ils conçoivent leur union (AT III 691-692).
L’union du corps et de l’âme, que l’entendement ne connaît qu’obscurément, est constatée par les sens et confirmée comme principe de la vie pratique. D’ailleurs, Descartes avoue qu’il est difficile de concevoir que l’on est à la fois une chose et que l’on est composé de deux, même s’il nuance que l’union est connue « sans philosopher » (AT III 694). Or, le fait que l’union soit affirmée sans qu’il soit nécessaire de philosopher n’implique pas que, dans le cadre de la philosophie cartésienne, elle ne soit pas fondée. En ce sens, il est nécessaire de rappeler que la sixième méditation établit la véracité de la propension à croire en l’existence des corps extérieurs en ayant recours à la véracité divine. De plus, elle justifie l’usage naturel des sens, même s’ils sont sujets à l’erreur (AT VII 90). Ainsi, en étendant la regula veritatis au bon usage des facultés humaines, Descartes parvient à légitimer l’expérience de l’union et avec elle la sphère de l’expérience pratique13. Il est possible que la certitude que l’on peut obtenir en son sein soit du même degré que celle qui est problématisée dans la philosophie de Montaigne. Cependant, le fondement que l’union reçoit dans le corpus cartésien lui permet de la postuler comme principe ou fondement de la vie pratique, chose étrangère aux Essais. Chez Montaigne, cette observation est le fruit des expériences qui sont faites, mais sa fonction n’est pas de servir de fondement certain. D’ailleurs, l’intérêt de l’auteur bordelais est plutôt de montrer comment les vicissitudes de l’union ont des conséquences qui remettent en cause la supposée maîtrise de soi dont 280se targue l’être humain14. Il suffit à cet égard de rappeler les pages que Montaigne consacre aux problèmes liés au membre viril qui découlent de l’interaction entre l’esprit et le corps (I, 21, 102-203)15.
Conclusions
Au cours des dernières décennies, la recherche philosophique a bien voulu montrer l’héritage montaignien dans la philosophie de Descartes. Cette ligne de recherche a eu la grande vertu d’offrir une réinterprétation de l’œuvre de cet auteur, loin des clichés associés au rationalisme. Néanmoins, de ce travail nécessaire on peut tirer une nouvelle dissimulation ou atténuation de la singularité de la philosophie de Montaigne. Dans le souci de souligner son irréductibilité à la pensée cartésienne, ce texte a abordé les deux thèmes qui ont reçu le plus d’attention de la part des chercheurs : la fonction de Dieu par rapport à la connaissance et à la détermination du possible et, d’autre part, la vie pratique de l’homme composite. L’incompréhensibilité de Dieu chez Montaigne marque l’impossibilité d’accéder à la vérité et à la science, alors que chez Descartes elle est la condition de possibilité. Par conséquent, dans le monde des Essais, tout est possible car on n’est jamais certain que les preuves soient suffisantes. À l’inverse, Descartes prétend ne pas connaître les limites de Dieu mais il est certain que le clair et le distinct sont vrais dans le domaine théorique, qu’ils font partie de ce qui est possible pour Dieu dans la physique et que la certitude morale est la règle qu’il peut atteindre dans la vie pratique. Enfin, en ce qui concerne l’homme composite, chez Descartes l’union est une notion primitive dont la vérité est légitimée théologiquement et qui fonctionne comme fondement de 281la vie pratique, tandis que chez Montaigne elle est un objet dans lequel se manifeste la précarité existentielle propre à l’être humain.
De cette façon, il apparaît clairement que les points communs des deux philosophies s’inscrivent dans une attitude inverse de rapport au réel. Dans la philosophie de Montaigne comme dans celle de Descartes, le sujet est la pierre angulaire de l’expérience de la réalité. Or, la philosophie cartésienne est animée par la recherche des principes les plus certains dans chaque sphère de la réalité, qui permettent à l’individu de mener une vie droite. La pensée de Montaigne, en revanche, démonte toute prétendue évidence, la réduisant à une construction purement humaine, précaire et circonstancielle, afin de réorienter la vie vers sa propre dimension inconstante et incertaine.
Beltrán Jiménez Villar
Universidad de Granada
282Références bibliographiques
Adorno Theodor, [1958] 1962, « El ensayo como forma », Notas de literatura, Manuel Sacristán (trad.), Barcelona Ariel, p. 11–36.
Alquié Ferdinand, 2005, Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Paris Table Ronde.
Arbib Dan, 2012, « Le moi cartésien comme troisième livre. Note sur Montaigne et la première partie du Discours de la méthode », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 74, nº2, p. 161–80.
Barroso Óscar, 2017, « Ni trazas textuales, ni prácticas discursivas. Suárez y el Barroco como claves de comprensión de la duda cartesiana », Ingenium. Revista electrónica de pensamiento moderno y metodología en historia de la ideas, vol. 11, p. 29–46.
Bouchilloux Hélène, 2009, « Montaigne, Descartes : vérité et toute-puissance de Dieu » Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 134, no 2, p. 147–68.
Brahami Frédéric, 1997, Le scepticisme de Montaigne, Paris Presses Universitaires de France.
Brahami Frédéric, 2006, « “Pourquoi Prenons-Nous Titre d’être” ? : Pensée de soi et pensée de Dieu chez Montaigne et Descartes », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 49, no 1, p. 21–39.
Brahami Frédéric, 2011, « Conscience et raison : l’humanité chez Montaigne et Descartes », Montaigne Contemporaneo, Nicola Panichi, Renzo Ragghianti, et Alessandro Savorelli (éds.), Pisa Edizioni Della Normale, p. 159–74.
Brunshvig León, 1942, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, Neuchatel Éditions de la Baconnière.
Carraud Vincent, 2004a, « L’imaginer inimaginable : le Dieu de Montaigne », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Vincent Carraud et Jean-Luc Marion (éds.), Paris Presses Universitaires de France, p. 137–71.
Carraud Vincent. 2004b, « De l’expérience : Montaigne et la métaphysique », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Vincent Carraud et Jean-Luc Marion (éds.), Paris Presses Universitaires de France, p. 49–87.
Cattaneo Ricardo et Tizziani Manuel, 2010, « De Descartes a Montaigne. La constitución de otra subjetividad ante la crisis de la racionalidad moderna », Ingenium. Revista electrónica de pensamiento moderno y metodología en historia de las ideas, vol. 3, p. 3–21.
Conche Marcel, 1996, Montaigne et la philosophie, Paris Presses Universitaires de France.
283Defaux Gérard, 1998, « Montaigne chez les sceptiques : essai de mise au point », French Forum, vol. 23, no 2, p. 147–66.
Desan Philippe, 1990, « Une philosophie impréméditée et fortuite : nécessité et contingence chez Montaigne », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, vol. 7, no 21-22, p. 69–84.
Descartes René, 1976, Œuvres complètes, Charles Adam et Paul Tannery (éds.), 12 vols., Paris Vrin.
Faye Emmanuel, 2016, « Descartes, the humanists, and the perfection of the human being », Early Modern Philosophers and the Renaissance Legacy, Cecilia Muratori et Gianni Paganini (éds.), Cham Springer, p. 155–67.
Giocanti Sylvia, 2001. Penser l’irrésolution : Montaigne, Pascal, La Mothe Le Vayer. Trois itinéraires sceptiques, Paris Honoré Champion.
Gontier Thierry, 2000. « De la “Regula Veritatis” à l’existence des corps. Figures de la veracité divine », Rivista di storia della filosofía, vol. 55, no 3, p. 351–72.
Gontier Thierry, 2001, « Le corps humain est-il une machine ? : automatisme cartésien et biopouvoir », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 126, no 1, p. 27–53.
Gontier Thierry, 2012a, « Absolutisme théologique et auto-affirmation de l’homme chez Descartes et chez Blumenberg », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 73, no 1, p. 65–78.
Gontier Thierry. 2012b, « Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de philosophie, vol. 75, no 1, p. 113–30.
Hegel Georg Wilhelm Friedrich, [1833] 1985, Lecciones sobre historia de la filosofía III, Wenceslao Roces (trad.), Mexico Fondo de Cultura Económica.
Horkheimer Max, [1938] 1973, « Montaigne y la función del escepticismo », Teoría crítica, Juan del Solar (trad.), Barcelona Seix Barral, p. 9–75.
Kambouchner Denis, 2015, Descartes n’a pas dit, Paris Les Belles Lettres.
Larmore Charles, 2004, « Un scepticisme sans tranquilité : Montaigne et ses modéles antiques », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, Vincent Carraud et Jean-Luc Marion (éds.), Paris Presses Universitaires de France, p. 15–31.
Lázaro Raquel, 2007, « El escepticismo moderno de Montaigne », Daimon. Revista internacional de filosofía, no 1. p. 9–95.
Lázaro, Raquel, 2009 « La vida práctica en Montaigne y Descartes », Contrastes. Revista internacional de filosofía, vol. 14, p. 159–77.
Llinàs Joan Lluís, 2013a, « La philosophie comme forme de vie : un Descartes montaignien ? », Montaigne Studies, vol. 25, p. 169–76.
Llinàs Joan Lluís, 2013b, « Sobre el concepto de filosofía y experiencia en Montaigne, y su repercusión en Descartes », Cuadernos salmantinos de filosofía, vol. 40, p. 71–84.
284Llinàs Joan Lluís, 2017, « Los límites del racionalismo en Descartes », Enrahonar. An international journal of theoretical and practical reason vol. 59, p. 11–33.
Maia Neto, José, 2013, « Le probabilisme académicien dans le scepticisme français de Montaigne à Descartes », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, vol. 138, no 4, p. 467–84.
Marion, Jean-Luc, 1991, Sur la théologie blanche de Descartes : analogie, création des vérités éternelles et fondement, Paris Presses Universitaires de France.
Melehy Hassan, 1997, Writing Cogito : Montaigne, Descartes, and the Institution of the Modern Subject, Albany State University of New York Press.
Merleau-Ponty, Maurice [1960] 1964, « Lectura de Montaigne », Signos, Caridad Martínez et Gabriel Oliver (trad.), Barcelona Seix Barral, p. 247–61.
Montaigne, Michel de, [1588] 2004, Les Essais, Pierre Villey et Verdun Louis Saulnier (éds.), Paris Presses Universitaires de France.
Paganini Gianni, 2008, Skepsis. Le débat moderne sur le scepticisme, Paris Vrin.
Raga Rosaleny Vicente, 2021, « Una condición extraordinariamente corporal. Del moi de Montaigne al vrai homme cartesiano », Daimon. Revista internacional de filosofía, no 82, p. 141–55.
Sebond Raimond, [1484] 1581, Théologie Naturelle, Michel de Montaigne (trad.), París : Guillaume Chaudière.
Tournon André, 1986, « “J’ordonne à Mon Âme…” Structure d’essai dans le chapitre De l’expérience », L’information Littéraire, vol. 38, no 2, p. 54–60.
Villey Pierre, 1926, « La place de Montaigne dans le mouvement philosophique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 3, p. 338–359.
1 P. Desan propose une hypothèse distincte. À son avis, la pensée de Montaigne est exclue de la philosophie moderne parce qu’elle s’oppose à sa caractéristique définitoire : la recherche de principes nécessaires (1990). Cette interprétation jure avec la lecture de la modernité sur laquelle s’aligne ce travail quant à l’institution du sujet comme principe de réalité dans laquelle s’inscrit Montaigne.
2 En raison de la perspective méthodologique choisie, on ne pourra aborder ici les sujets importants où l’on peut trouver les différences les plus claires entre les approches théoriques de Montaigne et Descartes, comme c’est le cas de la conception du sujet. Pour une étude détaillée de cette question, voir les œuvres de Melehy (1997), Cattaneo et Tizziani (2010) ou Brahami (2011).
3 Toutes les références des Essais renvoient à l’édition de Villey et Saunier qui apparaît dans la bibliographie. Le premier chiffre indique le livre, le deuxième le chapitre et le troisième la page.
4 L’apparition de la conscience qui objective le pouvoir de la raison et la destitue comme définitoire de l’animal humain est un autre aspect où convergent les philosophies de Montaigne et Descartes (Brahami, 2001, p. 159).
5 La bibliographie sur le scepticisme de Montaigne, ses relations avec la philosophie antique et la pensée moderne est considérable. Je me limiterai à signaler les travaux de Defaux (1988), Brahami (1997), Giocanti (2001), Larmore (2004), Lázaro (2007) ou Paganini (2008).
6 Les références aux œuvres de Descartes renvoient à l’édition d’Adam et Tannery (AT) indiquée dans la bibliographie. Le chiffre romain indique le volume et le chiffre arabe indique la page.
7 Bouchilloux (2009, p. 155-159) défend face à Marion (1991, p. 324-228) l’idée que la liberté de Dieu par rapport à la création des vérités éternelles n’implique aucun type de relativisme, ni épistémologique ni moral.
8 Traduction de l’auteur.
9 À cet égard, Carraud (2004a, p. 73-82) et Llinàs (2013b, p. 78-79) ont étudié en profondeur comment Montaigne rompt avec le paradigme aristotélicien dans le chapitre cité.
10 Cette interprétation traditionnelle est celle que défendent des auteurs comme Arbib. L’auteur défend que l’incapacité de la philosophie de Montaigne à trouver ce qui est vrai est ce que l’ego cartésien vient « pallier » (Arbib, 2012, p. 178). Cette lecture du rapport entre les deux auteurs se trouve déjà chez Brunschvig, pour qui la philosophie cartésienne montre l’« erreur » de celle de Montaigne en la révisant (1942, p. 114).
11 De là dérive à la fois le projet éthique de Montaigne, qui consiste à ce que Gontier a appelé « prudence prudente » (2012).
12 Gontier a affirmé que la certitude morale n’est pas une « sous-certitude » par rapport à la certitude absolue, mais il s’agit plutôt de certitudes distinctes aptes pour des domaines de la réalité différentes (2001, p. 43). Néanmoins, dans l’article 206 de la dernière partie des Principes de la philosophie, Descartes se réfère à la certitude absolue de la manière suivante : « Et même qu’on en a une certitude plus que morale » (AT IX 324). Or, je ne crois pas non plus que le projet cartésien échoue pour ne pas être capable d’étendre le caractère indubitable de la certitude théorique à la pratique. Il s’agit de domaines de la réalité distincts dans lesquels les degrés de certitude sont différents. Comme on le verra ensuite, la légitimation divine des facultés humaines dans la sixième méditation fournit à la vie pratique la certitude que Descartes recherchait.
13 Gontier a consacré une précieuse étude à cette question (2000).
14 Faye trouve certaines similitudes entre la confiance que Descartes montre dans les facultés humaines et la manière dont Montaigne parle de la perfection de Socrate (2016, p. 165). Cependant, alors que Descartes met l’accent sur la capacité d’éviter l’erreur par un usage correct des capacités, Montaigne fait l’éloge de Socrate comme exemple d’une vie proprement humaine, dont la conscience de la propre précarité lui permet de restreindre les illusions de s’élever au-dessus de sa condition.
15 Pour une étude détaillée du rapport entre esprit et corps chez Montaigne, voir l’œuvre de Bernard Sève (2007).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0263
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, Descartes, histoire de la philosophie, philosophie moderne, réel