Contextures cognitives « L’art d’eschafauder » chez Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Oddy (Nathalie)
- Pages : 241 à 261
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Contextures cognitives
« L ’ art d ’ eschafauder » chez Montaigne
Et changeons d’idiome selon l’espece
II, 12, 4581.
Dès l’antiquité, certains artefacts de l’ordre naturel sont considérés comme des « nœuds » qui distillent une élaboration et une signification particulière. Ces produits de l’artisanat animal – à savoir les nids et les toiles d’araignée – ont plusieurs fonctions liées à la conservation de l’espèce : ils constituent des habitations et des lieux de communication ; la toile d’araignée fournit un terrain de chasse et des opportunités de camouflage. Ces structures et les créatures qui les construisent figurent dans les écrits d’histoire naturelle ancienne – Aristote, Pline l’Ancien, Plutarque, Élien – où elles sont associées à un émerveillement qui se situe à la croisée entre l’expérience transcendante et la prise de conscience de notre insuffisance épistémique face à la complexité de la création. Dans le contexte de l’histoire naturelle de la Renaissance qui, d’après Philippe Glardon, « s’échafaude sur des bases solides […] autour de la réflexion sur les signes et leur interprétation, et qui se cristallise autour des points de convergence entre le langage humain et le langage naturel, d’origine divine2 », ces objets mi-matériels, mi-symboliques figurent la possibilité de cette convergence entre les moyens de communication humains, non-humains et divins.
Dans « l’Apologie de Raimond Sebond », Montaigne s’appuie sur cette riche tradition, mais l’adapte et l’élabore dans une perspective 242plus explicitement cognitive3. Au sein de II, 12, la notion polysémique de « contexture » – qui se manifeste sous les formes merveilleuses du nid et de la toile – fonctionne à plusieurs niveaux : comme emblème puissant de l’ingéniosité instinctive des créatures et de leurs ouvrages qui surpassent la compréhension humaine, comme motif quasi-matérialisé et sceptique d’une limitation et une précarité typiquement humaines, et comme mise en abyme ou incorporation du modèle de la composition. Cette signification ambigüe se ramifie dans le texte des Essais avec des implications interprétatives chargées.
Si les exemples de contextures naturelles suscitent une expérience d’admiration et d’émerveillement, qui avoisine la curiositas4, la notion de contexture est avant tout un concept d’organisation, qui apporte une perspective et une échelle doubles : celle chère à la Renaissance du macrocosme et du microcosme – qui lit dans l’organisation des connaissances la mimesis de l’organisation de la nature et des structures intérieures de l’esprit humain – et la perspective écologique de l’organisme individu par rapport à la nature conçue comme une totalité ou communauté complexe, en harmonie avec la conception stoïcienne de l’univers comme un être vivant composé de parties. En même temps, ailleurs dans les Essais,la contexture exprime l’instabilité, la nature rapiécée, fragmentée et temporaire de la condition humaine, et de l’esprit humain qui se ramifie, s’hybride, et s’étaye par les supports externes afin de combler son insuffisance naturelle5. Ce processus peut être envisagé sous deux aspects : en tant que l’intériorisation de 243l’autre, ou comme extériorisation en forme d’extension – de l’intériorité. Ainsi, la contexture représente simultanément la composition et la décomposition, la stabilité et l’instabilité, l’ordre et l’entropie – « le bastiment et le desbastiment » (II, 12, 531) –, inscrivant l’homme et ses divers édifices dans une combinaison complexe de continuités et de discontinuités avec son environnement. Cependant la contexture tend à simplifier et à schématiser, en réduisant la complexité ingérable et indigeste à un patron (« Quel patron et quel modele », II, 12, 531), qui apprivoise et déforme, voire dénature le réel selon nos propres structures et « formes de cognoissance ». Dans l’Apologie,le modèle épistémique et cognitif quasi-architectural (dont font partie les notions de contexture et d’échafaudage) participe à la réflexion philosophique de Montaigne. Il y a des parallèles importants dans « Des coches » où « l’art d’eschafauder », une technique de construction que les Péruviens, habitants d’un autre monde (ou monde parallèle), n’ont pas cultivée, opère sur le plan figuré ainsi que littéral. La métaphore de l’échafaudage – ancrée sur le plan matériel dans la notion d’une structure temporaire adjuvante ou auxiliaire qui habilite les travaux – situe la cognition humaine de façon ambigüe entre le matériel et l’immatériel, entre l’intériorité et l’extériorité, entre la permanence et ce qui est provisoire. Nous proposons ici d’envisager le topos renaissant de l’insuffisance humaine sous l’angle écologique et contemporain de la cognition située et étendue (situated and extended cognition), un paradigme de recherche transdisciplinaire qui envisage l’esprit comme processus étendu dans le monde, plutôt que contenu dans le crâne, et qui conçoit la cognition de l’organisme comme partiellement constituée par le rapport à son l’environnement6.
244Contexture, écologie, accommodation
Pour mieux situer l’Apologie il faut remonter à 1569, l’année au cours de laquelle est parue la traduction de la Theologia Naturalis sive Liber naturae creaturarum (1484) du théologien catalan Raimond Sebond par Montaigne, à la demande de son père. Ce projet de traduction est « une occupation bien estrange et nouvelle » : l’ouvrage de Sebond est « d’une contexture bien suyvie » et son dessein plein de piété (440). Le verbe « suivre » s’associe souvent à la notion de contexture, et rappelle l’itinéraire mental à travers un ouvrage évoqué par le concept dynamique de ductus dans la rhétorique classique et médiévale. Mary Carruthers met en lumière ce concept qui fait partie de la dispositio, et désigne ce qui conduit l’esprit sur sa voie dans la composition, le résultat d’une opération de délibération, de sélection et de jugement7 ». Le ductus évoque la conduite, le cheminement vers une destination, la compréhension qui se développe et se déplie dans le temps, tandis que la contexture visualise sur le plan quasi-spatial l’éventail ou l’enchaînement de connexions structurales, logiques ou causales, et ouvre une perspective écologique sur la composition textuelle et l’interprétation de celle-ci. Les notions méta-discursives de contexture, de ductus et de dessein soulèvent des équivoques autour du déterminisme et de l’autonomie (l’ouvrage exerce-t-il sa propre autonomie, indépendamment de l’intention de l’auteur ?), et transmettent la tension entre plusieurs conceptions du fonctionnement ou de la vie d’un ouvrage : conçucommemachine ou engin complexe, commeorganisme situé dans un environnement – dont le lecteur ou spectateur fait partie – ou comme itinéraire, qui guide le lecteur ou le spectateur à travers ses propriétés formelles, logiques et esthétiques. Comme Déborah Knop a montré dans son analyse de la conduite de l’écriture chez Montaigne, le concept transversal du ductus, pertinent aux 245domaines aussi divers que l’art des aqueducs, l’équitation, la chasse, l’art militaire, la morale et l’art d’aimer, se prête à la lecture de la posture de l’écrivain, qui se partage entre vagabondage et canalisation de ses propensions naturelles8. Le cheminement montaignien est propulsé par cette interaction entre l’intentionnalité et les embardées arbitraires et contingentes du hasard ou la fortune, une dynamique qui problématise la notion même d’une écriture « consubstantielle » à son auteur9. La valeur conceptuelle de contexture gît dans la tension fructueuse entre rigidité déterministe et flexibilité adaptive, une tension complexe que contexture schématise. Dans le contexte de la poétique humaniste, la contexture figure la combinaison d’imitation et d’improvisation dont les ouvrages se nourrissent.
La Théologie naturelle de Montaigne décline et réaménage la cosmologie de Sebond – qui maintient la vision hiérarchique, à la fois biologique et métaphysique, littérale et allégorique, de la scala naturae – et subvertit son schéma cosmique.Tandis que Sebond insiste sur l’étagement ontologique et spirituel entre les règnes et sur la différence entre l’homme et le reste de la création, la version de Montaigne met en balance cette conception du cosmos, en insistant sur les liens complexes entre les formes du vivant qui constituent un réseau composé de signes, de matière et de langage10. Sa transformation de la verticalité de Sebond en horizontalité brouille la frontière entre les humains et les autres créatures. La place de l’intelligence animale, même végétale, par rapport 246à l’intelligence humaine, et l’étagement ontologique et cognitif restent ambigus et instables11 : il existe une tension irréductible entre la pensée analogique – qui voit des équivalents ou analogues chez les animaux aux comportements psychologiques humains – et l’idée que les autres formes du vivant habitent un règne radicalement autre, imperméable à l’interprétation humaine. Dans l’Apologie, et l’essai qui le précède, « De la cruauté », Montaigne témoigne d’une empathie écologique qui correspond à sa vision ethnographique d’autres cultures dans « Des cannibales » et « Des Coches » qui s’inspirent du pluralisme épicurien.
Le terme écologie est relativement récent : forgé vers 1866 par le zoologue et biologiste allemand Ernst Haeckel, « Ökologie » désigne l’étude des relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent12. Les écologies sont par leur étymologie (l’ancien grec oikos signifie maison ou demeure) des habitations. Les théories du climat de la première modernité – développées par Bodin, Le Roy et La Framboisière, entre autres – proposent une écologie intégrée de la nature et de la culture, où la frontière entre la nature et la culture est fluide et poreuse, et une source d’enrichissement et de façonnement réciproque13. Cette conception se démarque de la cosmologie moderne, qui tend à concevoir la nature comme un domaine ontologique discret avec des frontières stables14. S’il est devenu commun depuis le xviie siècle de penser que seuls les humains ont une intériorité distinctive, liée au langage et à la raison, la Renaissance témoigne d’une vision plus riche et inclusive des possibilités cognitives et sociales, même politiques et juridiques, des autres espèces15.
247Les Essais sont parsemés du terme « contexture », désignant l’arrangement formel des éléments composant un tout complexe, généralement fonctionnel16 : les nids des oiseaux, les toiles d’araignée, les différentes espèces de corpus (politiques, théologiques, biologiques, discursifs, institutionnels, temporels et existentiels), en sont tous des exemples17. Sur le plan discursif, la contexture désigne l’ensemble des relations organisées entre les éléments significatifs d’une composition ou d’un ouvrage. Si les contextures sociales et politiques peuvent être solides (« Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’un si grand corps tient à plus d’un clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soustiennent en leur propre poix », III, 9, 960), les contextures linguistiques et discursives sont souvent fragiles, instables, trop artificielles18. L’ensemble de ces divers usages forge un réseau de signification à l’échelle des Essais qui trouble les frontières entre la nature et l’artifice, entre l’humain et les autres formes de vie.
248Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement et choisissent elles sans discretion, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d’une figure quarrée que de la ronde, d’un angle obtus que d’un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects ? (II, 12, 455)
Ce passage très connu de l’Apologie fait partie d’une discussion sinueuse et étendue portant sur l’absurdité de la présomption humaine et la bêtise de placer l’homme en tête de la hiérarchie ontologique du vivant. Il traite de l’envergure cognitive des créatures non humaines, dont les exemples sont puisés, souvent presque verbatim, dans la traduction en français par Jacques Amyot des Moralia de Plutarque (selon Montaigne, « de tous les autheurs que je cognoisse celuy qui a mieux meslé l’art à la nature et le jugement à la science », III, 6, 899), parue en 1572, l’année où Montaigne a commencé sa rédaction des Essais19. Dans De sollertia animalium (traduit par Amyot sous le titre « Quels animaux sont les plus advisez, ceulx de la terre, ou ceulx de l’eau »), Plutarque signale son intention de démontrer les capacités cognitives, affectives, sociales et morales des animaux non humains : « toute creature qui a sentiment, ait aussy ensemble discours et entendement20 ». Plusieurs de ces exemples consistent à décrire l’« execution ingenieuse et subtile » chez ces animaux de ce qui est « expedient promptement au besoing » – c’est à dire l’intelligence manifeste dans leur pouvoir de discerner ce qui leur est « propre et commode21 ». Au xvie siècle, l’ingéniosité animale, exprimée par le concept de sollertia (l’habileté, la réponse rapide et adaptive d’un animal à son environnement), remontant à Aristote et véhiculée par la réception de Plutarque, est identifiée comme une forme de prudence ou sapience pragmatique qui est pertinente au sein de la sphère politique22. Dans ce contexte la figure du renard dans Il Principe de Machiavel est 249l’emblème de cette ingéniosité : le renard, contrairement au lion, est très versatile et capable de faire des inférences.
Le texte de Montaigne adapte la version d’Amyot, la déclinant sous le signe de l’incertitude, et juxtapose la présomption humaine et l’épistémologie instinctive de l’hirondelle. L’ajout du terme contexture, un terme absent du texte d’Amyot, apporte des ramifications importantes. D’une part, sur le plan local, il renforce la notion de complexité, à la fois au niveau de la fabrication et de la déconstruction, et d’autre part – à l’échelle plus grande des Essais – il situe ces artefacts de l’histoire naturelle dans une continuité équivoque avec les formes d’habitus que constituent la condition humaine et d’autres constructions discursives et cognitives.
Un des aspects saillants du passage est l’imbrication réciproque qu’il effectue entre les matériaux et les méthodes employés par les créatures humaines et non-humaines dans la construction de leurs habitations23. L’accommodation du nid de l’hirondelle dans les interstices de l’architecture humaine traduit une réflexion sur la situation humaine dans la nature, le cosmos, et notre condition d’enchevêtrement (entanglement, en anglais)24. Cette imbrication brouille la frontière entre les bâtiments et les intelligences humaines et animales, entre la nature et la culture, et entre les notions d’intériorité et d’extériorité.
Dans De amore prolis, Plutarque rend hommage à la construction miraculeuse du nid de l’alcyon, qu’il compare aux artifices des hirondelles, des colombes et des abeilles :
Elle compose, ou pour mieulx dire qu’elle fabrique, comme un maistre charpentier batissant une navire d’une forme, qui seule entre toutes ne se sçauroit renverser ny enfondrer en la mer : car elle va premierement recueillir les espines et arestes d’un poisson qui se nomme aiguille, qu’elle conjoint et lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, ne plus ne moins que sur l’estaim on jette la trame, y adjoustant des courbes et arrondissemens l’une dedans l’autre, tellement qu’elle en forme à la fin un sejour rond25.
250Dans la partie suivante, le texte met en exergue l’adéquation morphologique entre la forme du nid et sa fonction très spécifique d’héberger l’oiseau qui l’a construit :
Ce qui plus encore fait à admirer, c’est la proportion et la figure de la concavité du dedans du vaisseau : car elle est composée et proportionnée, de maniere qu’elle ne peult recevoir ny admettre autre chose que l’oyseau qui l’a bastie : car à tout autre chose elle est impenetrable, close et fermée26.
Tandis que chez Plutarque l’expérience d’émerveillement n’est pas sujette à l’interprétation, chez Montaigne la difficulté palpable de comprendre ces êtres et la fabrique de leurs contextures est lourde de sens : « Mais aucune suffisance n’a encores peu attaindre à la connoissance de cette merveilleuse fabrique dequoy l’alcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere » (II, 12, 480-481)27. Ailleurs, il insiste sur la corrélation entre les miracles et l’ignorance28.
Montaigne situe ce passage explicitement par rapport à Plutarque (« Voilà une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu ») mais souligne l’insuffisance de ce récit à détricoter la nature matérielle et la complexité structurelle de cet artefact : « toutesfois il me semble qu’elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir de loger au dessoubs de nous et d’interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre ? » (II, 12, 480-481). La forme ronde et hermétique – close et fermée – du nid est un miroir de son inaccessibilité sur le plan herméneutique.
Ainsi, Montaigne intègre la contexture du nid, et la capacité inadéquate de son modèle (Plutarque) à la déchiffrer, dans sa propre écologie sceptique et discursive qui interroge l’horizon limité de la compréhension 251humaine. De surcroît, la cognition étendue de l’homme – manifeste dans les inventions qui lui permettent de s’étayer (« s’estanconner ») et d’allonger son être – constitue une partie intégrante de cette écologie.
La « merveilleuse fabrique » de la contexture modélise et interroge à la fois ce qu’une critique a appelé « l’idéologie de l’invention » à la Renaissance et localise l’invention humaine – scientifique, technologique et poétique, au sens large du terme – à l’échelle plurale et relativiste de la cosmologie épicurienne29. Dans la même veine, Montaigne situe l’invention humaine dans la longue durée de l’histoire dans « Des coches » :
[B] S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est où l’invention et la nouveauté fournit d’admiration, non pas la despence. En ces vanitez mesme nous descouvrons combien ces siecles estoyent fertiles d’autres espris que ne sont les nostres. Il va de cette sorte de fertilité comme il faict de toutes autres productions de la nature. […] Je crains que nostre cognoissance soit foible en tous sens, nous ne voyons ny gueres loin, ny guere arriere ; elle embrasse peu et vit peu, courte et en estandue de temps et en estandue de matiere (III, 6, 907).
Dans les lignes qui suivent le passage qui commence par « Les arondelles, que nous voyons au retour du printemps », Montaigne décrit la construction de la toile d’araignée avec la même attention à sa délibération et à son raisonnement, en choisissant les nœuds qui constituent son architecture :
Pourquoy espessit l’araignée sa toile en un endroit et relasche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle-là, si elle n’a et deliberation, et pensement, et conclusion ? Nous reconnoissons assez, en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au dessus de nous et combien nostre art est foible à les imiter (II, 12, 455).
Dans « Des Cannibales » (I, 31) les mêmes exemples – le nid et la toile – réapparaissent comme la matérialisation de la problématique de la représentation ; la complexité structurale, fonctionnelle et esthétique des artefacts de ces petits animaux nous confronte à nos propres limites cognitives : « Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer 252le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chetive araignée » (I, 31, 206). Dans ce contexte, le nid de l’oiseau et la toile d’araignée sont, suivant le dictum de Démocrite, des modèles pour l’imitation et l’instruction humaine : « les ouvrages de l’aragnée, dont les femmes ont pris le patron pour ourdir leurs toiles, et les chasseurs pour brocher leurs pans de rets, sont grandement à esmerveiller pour plusieurs raisons30 ». L’esprit humain est « un util vagabond, dangereux et temeraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. C’est un corps vain, qui n’a par où estre saisi et assené ; un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir neud ny prise » (II, 12, 559). Le nœud de la toile de l’araignée revient sous la forme du nœud qui « devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre createur » (II, 12, 446).
Dans l’Apologie, la créature qui tisse le lien entre les notions entrelacées d’accommodation (entendu au sens théologique et écologique),d’habitus et de contexture est l’hirondelle qui bâtit et suspend son nid dans les demeures humaines. Dans le Journal de voyage, ce sont d’autres espèces d’oiseaux nicheurs qui apparaissent dans le texte, lors de son premier séjour à Rome (30 novembre 1580-19 avril 1581). Par l’intermédiaire de son secrétaire, Montaigne décrit ses impressions des ruines du « corps admirable » de la Rome antique :
Il estoit vraisamblable que ces mambres desvisagés qui en restoint, c’estoint les moins dignes, & que la furie des ennemis de cete gloire immortelle, les avoit portés, premieremant, à ruiner ce qu’il y avoit de plus beau & de plus digne ; que les bastimans de cete Rome bastarde qu’on aloit asteure atachant à ces masures antiques, quoi qu’ils eussent de quoi ravir en admiration nos sicles presans, lui faisoint resouvenir propremant des nids que les moineaus & les corneilles vont suspandant en France aus voutes & parois des eglises que les Huguenots viennent d’y demolir31.
Ici Montaigne rapproche l’édification de nouveaux bâtiments sur les ruines antiques à Rome des nids construits et suspendus par les moineaux et les corneilles dans les arches et les murs des églises catholiques détruites par les protestants pendant les guerres civiles. Ces bâtiments superposés ou greffés les uns sur les autres sont des palimpsestes, construits en 253partie par la mémoire des lieux. Tandis que la nature incongrue de ce mélange d’architectures semble exprimer la désapprobation, on peut également lire dans ce passage une dimension plus positive, même dans le contexte des guerres de religion qui dévastent son propre pays : la possibilité de reconstruction et de renouvellement, et de coexistence et de tolérance entre les formes différentes de croyance.
Dans l’Apologie, l’entrelacement de l’histoire naturelle humaniste, de la théologie naturelle et d’une forme d’anthropologie cognitive qui résonne avec des courants de pensée contemporains forge une thématique de la communication, de l’interprétation (ou truchement) et de l’accommodation à l’échelle terrestre et cosmologique. Ce tissu, dont les éléments sont étroitement liés (comme Montaigne le remarque, « Je n’ayme point de tissure où les liaisons et les coutures paroissent, tout ainsi qu’en un beau corps, il ne faut qu’on y puisse compter les os et les veines » (I, 26, 172), est fondamental pour la manière dont le lecteur navigue dans le texte à plusieurs égards. D’abord l’inadéquation entre le projet déclaré au début de l’Apologie et sa réalisation a une fonction particulière, dans la mesure où cette tension entre l’adéquation et l’inadéquation, entre la commensurabilité et l’incommensurabilité, fait partie de la matière discursive de l’essai32. À l’échelle des Essais conçus comme une totalité, l’Apologie trace le dessein de l’ouvrage entier, dans la mesure où cet essai théorise et simultanément réalise les possibilités et les limites de sa propre composition. L’Apologie effectue un réinvestissement de l’humain dans une écologie affective et cognitive plus vaste et ouverte, où l’être humain fait partie d’un tissu d’action et de responsabilité réciproques.
254Parallèles contemporains :
construction de niche et échafaudages cognitifs
Montaigne semble lire, dans la logique de congruence, d’adaptation et d’ajustement sensible exprimée par les contextures naturelles et leur rapport à l’environnement, un modèle écologique et situé de la cognition humaine – à la fois incorporée ou incarnée et étendue dans la matière externe ou « artificielle ». Chez Montaigne, la cognition étendue est à la fois une fonction des limites intrinsèques de l’humain, et son moyen principal de les dépasser. Le lieu commun ancien, illustré notamment par Lucrèce et par Pline l’Ancien, de l’homme jeté sans arme et dépourvu dans l’univers, plus démuni qu’aucun animal, est constamment paraphrasé à la Renaissance. La version de Montaigne insiste sur la notion d’allongement et de prolongation artificielle ou « estrangere », voire prothétique sur le plan spatial ainsi que temporel, qui inscrit la cognition et l’entendement humain dans une logique de l’extension quasi-architecturale :
[C] Un soing extreme tient l’homme d’alonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures ; pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir, impatient de sa fortune, et à s’estançonner par ses inventions. L’ame, par son trouble et sa foiblesse ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances et fondemens en des circonstances estrangeres où elle s’attache et se plante ; et, pour legers et fantastiques que son invention les luy forge, s’y repose plus seurement qu’en soy et plus volontiers (II, 12, 553).
L’homme est une créature artificielle par nature : son être le destine à l’hybridation, et à se soutenir et « se rebastir » en cooptant des ressources et structures externes et auxiliaires. Le contraste avec le mouvement cognitif des hirondelles est marqué : le verbe « quester » remplace « fureter », verbe plus intentionnel et sûr.
Depuis plusieurs décennies, les programmes de recherche en sciences cognitives se sont ré-orientés vers une conception de la cognition qui privilégie le rôle cognitif du corps et de l’environnement, y compris des supports « externes33 ». L’œuvre-phare de George Lakoff et Mark Johnson, 255Metaphors we Live By (« Les métaphores dans la vie quotidienne »), parue en 1980, a ouvert une perspective cognitive sur le rôle façonnant de nos métaphores habituelles qui sont ancrées dans notre expérience sensorimotrice. Depuis, ce champ pluridisciplinaire, quoique majoritairement anthropocentrique, foisonne de travaux portant sur les implications philosophiques, linguistiques et interprétatives de la cognition incarnée (embodied) et étendue (extended). Ce virage paradigmatique, loin d’être nouveau ou radicalement différent des conceptions historiques de la cognition, a des affinités importantes avec des idées et des idiomes qui circulaient pendant la première modernité. Cooptée par les études culturelles, l’approche cognitive (parfois appelée « Cognitive historicism ») des cultures et des textes prémodernes fournit des outils de lecture qui apportent une valeur heuristique et qui mettent en relief des aspects pertinents du fonctionnement de ces ouvrages, dans leur propre contexte culturel et le nôtre34. Cependant, il est important de différencier cette approche du « darwinisme littéraire » (ou « rhétorique adaptive ») qui vise, en adoptant un paradigme bioculturel, à repenser la littérature à l’aune de la théorie de l’évolution35. Ce mouvement critique – qui polarise les débats surtout dans le monde anglo-saxon – cherche à intégrer, voire subsumer, tous les comportements humains (y compris les produits de la création et l’imagination) dans une perspective évolutionniste36.
Dans son ouvrage fondateur, L’Approche écologique de la perception visuelle, paru en 1979, le psychologue écologique James Gibson définit le concept de niche en s’appuyant sur son idée clé d’« affordance » (traduit comme « invite » dans la traduction en français37) qui signifie « fournir, procurer ou être en mesure de faire quelque chose », désignant une réalité à la fois subjective et objective du monde environnant qui renvoie 256indissociablement aux propriétés de la chose et aux capacités de l’être vivant, humain ou non-humain, chacun dans son contexte. L’ouvrage propose de réinscrire la vision dans l’environnement qu’elle est vouée à révéler à l’animal, par l’intermédiaire de son corps. Selon cette perspective l’objet n’est pas perçu comme le corrélat d’une représentation, mais comme un pôle d’interactions, directement accessible à l’exploration. Selon Gibson, la niche est constituée par un ensemble d’« affordances » :
Dans l’architecture une niche est un lieu qui convient à un objet statuaire, un endroit dans lequel l’objet rentre. Dans l’écologie une niche est un cadre de phénomènes environnementaux qui conviennent à un animal, un cadre dans lequel l’animal rentre sur le plan métaphorique38.
En rapprochant et en mettant en contraste l’architecture et l’écologie, Gibson inscrit l’animal humain et ses technologies lui permettant de modeler l’espace et les matériaux – c’est-à-dire l’architecture – dans une continuité avec les animaux non-humains et leurs propres façons ou manières d’adapter, de réaménager et d’organiser l’espace comme les ressources selon leur besoin. Ici se posent des questions de téléologie et intentionnalité – “intelligent design” – qui résonnent dans le contexte, voire la contexture, de l’écriture des Essais. Chez Aristote, la discussion des ressemblances qui existent entre la vie animale et la vie humaine dans l’Historia Animalium se situe au sein d’une réflexion sur la téléologie ou causes finales dans l’ordre naturel qui croise ses propos dans la Physique (ii, 8) : les causes qui opèrent dans la nature ne dépendent pas d’un agent intentionnel. La nature exhibe des régularités et des schémas (patrons) à travers le temps, ce qui permet la prévoyance et l’imitation. Dans la nature il y a donc des causes téléologiques mais non-intentionnelles, manifestes dans les activités des créatures qui construisent mais sans art ou savoir-faire, ou par délibération ou enquête. Aristote fournit l’exemple des nids des oiseaux et les toiles d’araignée, mais il y a une tension avec ses propos dans l’Historia Animalium, où il semble discerner une intelligence plus précise chez les créatures de petite taille, tels que les oiseaux, et où il décrit la méthode de construction du nid 257de l’hirondelle comme ayant des points communs importants avec la méthode de construction humaine.
Dans le discours contemporain, le concept de « construction de niche », employé à l’origine dans le domaine de la biologie et de l’écologie évolutionniste, dénote la modification par l’organisme de ses conditions et de son environnement afin de s’y assurer une accommodation optimale. Ce principe, développé par le biologiste Richard Lewontin dans les années 1980, affirme que les espèces qui sont constructrices de niches co-dirigent leurs parcours évolutifs : elles ne s’adaptent pas de façon passive à leur environnement mais le construisent et le façonnent de manière active par leurs choix et leurs mouvements. Ce processus est une force puissante qui altère les pressions de la sélection, et génère un “feedback” ou rétrocontrôle dans l’évolution dont les effets sont maintenus au fil des générations (d’où la notion d’héritage écologique)39. La toile d’araignée par exemple modifie les sources de sélection naturelle au sein de sa niche sélective, ce qui permet la sélection ultérieure de formes élaborées de camouflage et communication. Sa toile est conçue, par certains scientifiques, comme partie intégrante de sa cognition étendue40.
La construction de niche prend une multiplicité de formes, dont la plupart ne consiste pas en la création d’artefacts ou créneaux physiques tels que des nids, des toiles ou des terriers : la figure de la niche sert d’emblème ou d’abréviation quasi-matérialisée de cette modélisation de l’interaction entre l’organisme et son environnement, qui façonne son habitat et son habitus, en tant qu’« ingénieur écologique41 ». Le langage dont se sert Lewontin pour décrire la construction de niches peut rappeler la notion anthropologique de Claude Lévi-Strauss de « bricolage » proposée dans La Pensée sauvage dans le contexte de la composition des systèmes de mythes : les organismes construisent leurs niches en utilisant des matériaux mélangés (« bits and pieces ») puisés dans le monde externe42.
258Réinterprétée par les sciences cognitives et la philosophie, la construction de niche devient “cognitive niche construction » ou, dans le contexte humain, “cultural niche construction” qui s’avère particulièrement pertinente à l’évolution de l’être humain, dont les pratiques culturelles effectuent de profondes modifications de notre environnement43. Les humains construisent des environnements de croissance et de développement qui modifient, à leur tour, la façon dont les individus apprennent et développent44. Selon cette perspective évolutionniste et écologique, le langage constitue une partie ou une fonction cruciale de notre niche cognitive. Selon le philosophe Andy Clark, le langage constitue “a cognition-enhancing animal-built structure”, une forme d’échafaudage qui nous permet d’organiser la pensée, le raisonnement, la représentation45. Cette notion d’échafaudage, aujourd’hui courante dans une variété de disciplines pour décrire les contextes structurants à l’apprentissage, remonte aux recherches constructivistes dans la psychologie du développement au début du xxe siècle, surtout du psychologue soviétique Lev Vygotsky et, de manière moins prononcée, de Jean Piaget46. Selon Vygotsky, pendant l’acquisition du langage chez l’enfant, le langage se divise en une forme extérieure (le langage proféré), et une forme intérieure (inner speech), qui sert d’outil incorporé pour organiser, ordonner et façonner les éléments cognitifs de la pensée complexe47.
Sur le plan littéral, un échafaudage indique une construction provisoire, fixe ou mobile, dont les planchers supportent les ouvriers et les 259matériaux à une certaine hauteur du sol dans l’édification, la réparation, la peinture ou la décoration des bâtiments. Pour emprunter le terme de Gibson, une telle plateforme constitue un “affordance”, en permettant à l’ouvrier d’accéder à des parties du bâtiment qui sont normalement hors de portée. Par analogie ou transfert, un échafaudage peut faire référence à ce qui a un rôle adjuvant pour la construction progressive de quelque chose, ou à une superposition ordonnée mais complexe d’éléments différents. Plus péjorativement, le terme peut aussi désigner un amoncellement ou un entassement instable ou mal organisé, en raison du caractère provisoire, artificiel, et peu solide ou convaincant de la structure.
Dans le contexte des Essais, la phrase sur « l’art d’echafauder » apparaît dans « Des Coches » (III, 6), lors de l’évocation du Nouveau Monde et de ses habitants autochtones. Dans ce passage, Montaigne compare les modalités de construction des Péruviens à celles du monde ancien :
Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en ce propos, ny Graece, ny Romme, ny Aegypte ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du pays, depuis la ville de Quito jusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieues), droict, uny, large de vingt-cinq pas, pavé, revestu de costé et d’autre de belles et hautes murailles, et le long d’icelles, par le dedans, deux ruisseaux perennes […]. En l’estimation de cet ouvrage, j’ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là. Ils ne bastissoient poinct de moindres pierres que de dix pieds en carré ; ils n’avoient autre moyen de charrier qu’à force de bras, en trainant leur charge ; et pas seulement l’art d’eschafauder, n’y sçachant autre finesse que de hausser autant de terre contre leur bastiment, comme il s’esleve, pour l’oster apres (III, 6, 914).
Montaigne souligne que son estimation de l’ouvrage est adaptée en fonction des moyens de construction à disposition. Il pèse la difficulté de la tâche, entreprise sans recours à des supports auxiliaires dans son contexte particulier, en ce lieu-là. Cette notion d’ajustement et de contextualisation – qu’on peut envisager comme la calibration de son jugement – va de pair avec son relativisme culturel et ethnographique.
Chez Montaigne, l’art d’échafauder transcende son sens littéral et constitue unmoyen de pensernos modalités de construire nos niches ou contextures cognitives, qui sont à la fois l’index de nos limites naturelles et la manifestation de notre ingéniosité ou sollertia, de notre capacité 260pour l’ajustement. Les deux sens liés de « édification » – construction et développement – se mêlent : les supports physiques et matériels (alors externes) utilisés pour la construction des bâtiments sont le modèle pour les outils et structures – souvent intériorisés – du développement. La contexture est une présence polyvalente et puissante, qui organise le texte et articule la récursivité exprimée autrement et ailleurs par la notion de consubstantialité. Au sein de son argumentation dans l’Apologie, les notions de construction et d’édification sont omniprésentes. La notion polysémique de contexture agit comme tremplin ou affordance qui invite le lecteur à appréhender la matière complexe de l’essai sous divers aspects : comme méditation sceptique et lucide sur la condition humaine, comme une réflexion sur nos moyens culturels, en tant qu’ingénieurs et bricoleurs épistémiques et écologiques, de nous compléter et de façonner notre environnement. Par l’imbrication ou suspension de sa propre niche textuelle dans l’architecture défaillante des structures du savoir humain, Montaigne imite les oiseaux qui habitent les ruines des églises dans le Journal. En tant que mise en abyme de son projet d’écriture, nichée dans un essai qui sonde les thématiques entrelacées de la communication, l’interprétation et l’accommodation, la contexture emblématise, et met en balance, l’art et la méthode de la poétique humaniste, bâtie sur une logique et une pratique de l’imitatio et de l’innutritio – l’incorporation ou la naturalisation de la matière, ou du corps d’autrui. Dans « Du repentir » (III, 2), cette récursivité se manifeste dans la question que Montaigne nous pose et se pose : « Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art ? » (805) Dans les Essais, la métaphore quasi-matérialisée de l’échafaudage sert à remettre en cause la division entre l’intériorité et l’extériorité : l’échafaudage du langage et des textes est une structure « intériorisée » comme les architectures et loci mentaux des arts de mémoire. L’ambiguïté ou l’ambivalence irréductible entre contexture et échafaudage conçus comme structures stables et instables, naturelles ou artificielles, intérieures ou extérieures, participe à la complexité de la situation humaine – sur le plan épistémique, cognitif, moral, spirituel – dans son contexte écologique et cosmique. En identifiant certaines affinités entre les idiomes du xvie siècle et ceux des recherches contemporaines (à savoir « construction de niche » et 261« échafaudage cognitif »), nous proposons non pas que ces conceptions et idiomes forment une continuité conceptuelle linéaire, mais que les univers historiques, culturels et disciplinaires qu’ils habitent puissent communiquer fructueusement.
Nathalie Oddy
Brasenose College,
Oxford
1 Michel de Montaigne, Les Essais, édition Villey-Saulnier (Paris, PUF, 2004). Toute référence aux Essais renvoie à cette édition.
2 Philippe Glardon, « L’histoire naturelle du xvie siècle : historiographie, méthodologie et perspectives », Gesnerus, vol. 63, 2006, p. 280–298 (293).
3 Pour une analyse de la fonction du nid de l’hirondelle dans la « quête herméneutique » dans l’Apologie, voir Catherine Randall, “The Swallow’s Nest and the Hermeneutic Quest in the Apologie de Raimond Sebond”, Montaigne Studies, vol. XII, no 1-2, 2000, p. 137-145.
4 Voir Jean Céard, La Nature et les prodiges : L’insolite au xvie siècle, Genève, Droz, 1996, p. 21–2. Sur la notion d’émerveillement par rapport à la nature, voir Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the Order of Nature 1150-1750, New York, Zone Books, 2001. Sur la richesse de la notion prémoderne de curiosité voir Neil Kenny, The Uses of Curiosity in Early Modern France and Germany, Oxford, Oxford University Press, 2004.
5 La vision de l’homme en tant qu’être radicalement partiel et inachevé – une synecdoche, imago dei –s’inscrit dans une longue tradition sceptique et religieuse. Montaigne emploie le mot contexture pour désigner la nature fragile, incomplète et instable de notre condition terrestre : « Nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy » (« De l’inconstance de nos actions », II, 1, 337). Dans la même veine Montaigne rapproche la contexture au geste introspectif : « Si nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que nous mettons à contreroller autruy et à connoistre les choses qui sont hors de nous, que nous l’emploissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes » (« D’un Mot de Caesar », I, 53, 309).
6 Parmi les textes fondateurs de ce programme de recherche, parfois appelé « 4E cognition » (Embodied, Extended, Embedded, et Enacted cognition) voir F. Varela, E. Thompson et E. Rosch The Embodied Mind : Cognitive Science and Human Experience, Cambridge, Mass., MIT Press, 1991 ; Andy Clark et David Chalmers, ‘The Extended Mind’. Analysis vol. 58, No. 1,1998), p. 7-19 ; Edwin Hutchins, Cognition in the Wild, Cambridge, Mass., MIT Press, 1995. Pour un aperçu de cette approche voir aussi The Oxford Handbook of 4E Cognition, éd. Albert Newen, Leon De Bruin, et Shaun Gallagher, Oxford, Oxford University Press, 2018. Dans le contexte de cette conception écologique de la cognition, il faut reconnaître également l’importance de la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty et d’Alain Berthoz et les recherches d’André Leroi-Gourhan, ainsi que les travaux de James Gibson et Gregory Bateson, dans Steps Towards an Ecology of Mind, London, University of Chicago Press, 1972.
7 Mary Carruthers, « Machina Memorialis », Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002. Carruthers définit le ductus comme la façon dont un ouvrage “leads someone through itself : that quality in a work’s formal patterns which engages an audience and then sets a viewer or auditor or performer in motion within its structures, an experience more like travelling through stages along a route than like perceiving a whole object”. Voir M. Carruthers, “The Concept of ductus or Journeying Through a Work of Art”, Rhetoric Beyond Words, Cambridge University Press, 2013, p. 190.
8 Déborah Knop, « Maîtrise et fougue du ductus Montaignien », Montaigne Studies, vol. XXVII, no 1-2, 2015, p. 73-88.
9 Par rapport à ce jeu ou dynamique entre le déterminisme et l’indétermination, on pourrait penser à la notion de clinamen (inclinatio) dans la physique épicurienne qui désigne l’écart, la déclinaison spontanée des atomes dans leur trajectoire linéaire, que Montaigne, dans son exemplaire annoté de De rerum natura, glose comme « Mouvemant a coutier fort legier et ridicule que les atomes font ». Voir Michael A. Screech, Montaigne’s Annotated Copy of Lucretius : A Transcription and Study of the Manuscript, Notes and Pen-Marks, Geneva, Droz, 1998, p. 120 [42, 259].
10 Tom Conley, « A Chaos of Science », Renaissance Quarterly, vol. LI, 1998, p. 934-941. Dans cet article Conley écrit : “Montaigne insists on showing the ties that link them [man and animals] in a loose webbing of matter, signs and language” (941). Le mot webbing (tissu) renvoie à la notion de contexture. Sur le réseau de métaphores dans les Essais, voir Carol Clark, The Web of Metaphor, Lexington, French Forum, 1978. Sur la dimension biologique et discursive des toiles, voir Maria Lucília Marcos, “Web of life. Intersecting Metaphor and Pattern”, Revue française des sciences de l’information et de la communication [en ligne] 10, 2017.
11 Voir Dominque Brancher, Quand l’esprit vient aux plantes, Genève, Droz, 2015, et Emanuele Coccia, La Vie des Plantes : Une Métaphysique du Mélange, Paris, Payot et Rivages, 2016.
12 Ernest Haekel, Natürliche Schöpfungsgeschichte, Berlin, G. Reimer, 1868.
13 Pour une étude récente des parallèles entre l’anthropologie écologique contemporaine et la théorie du climat de la première modernité, voir Sara Miglietti “Between Nature and Culture : The Integrated Ecology of Renaissance Climate Theories”, Early Modern Écologies, Amsterdam University Press, 2020, 138-159.
14 Philippe Descola, L’écologie des autres : l’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quae, 2011, p. 46-47. Voir aussi Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
15 Laurie Shannon, The Accommodated Animal – Cosmopolity in Shakespearean Locales, Chicago, University of Chicago Press, 2012. Sur les écologies humaines et non-humaines, naturelles et artificielles, dans le contexte de l’Anthropocène voir aussi : Jeffrey Jerome Cohen, Stone : An Ecology of the Inhuman, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015 et Timothy Morton, La pensée écologique, Paris, Zulma, 2019.
16 Selon Cotgrave dans A Dictionairie of the French and English Tongues (1611), « contexture » désigne « a web, or weauing ; composition, worke, frame ». Comme « texture », la racine lexicale de « contexture » est le verb « tistre » (« to weave, to fold within »), mais met en exergue la complexité de la composition, une élaboration plus poussée dans l’organisation ou la concaténation des parties. Greimas enregistre trois sens principaux : « Forme obtenue par l’union des parties tressées. Nature humaine. Développement, déroulement », A.J. Greimas, Dictionnaire du moyen français, Paris, Larousse, 2001, 141.
17 L’architecture de l’univers, et la condition humaine, sont des contextures : « Changeray-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? c’est la condition de vostre creation » (« Que philosopher c’est apprendre a mourir » I, 20, 92). La contexture du corps humain est menacé de dissolution par la maladie : « Je laisse faire nature, et presuppose qu’elle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution », « Divers Evenemens de Mesme Conseil », I, 24, 127).
18 « Les discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance à les combattre ; et ceux qui l’ont faict, n’ont pas laissé moins de facilité à combatre les leurs. Il s’y trouveroit tousjours, à un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a alongé tant qu’elle a peu en faveur des procez » (« De la praesumption », II, 17,655). Dans « Des livres », Montaigne emploie contexture à deux reprises dans ce sens dérogatoire : « Ny les subtilitez grammairiennes, ny l’ingenieuse contexture de parolles et d’argumentations n’y servent » (II, 10, 414) ; « Ainsin, à force beaux mots, ils nous vont patissant une belle contexture des bruits qu’ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou, au moins, qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de mesme sorte » (II, 10, 417-418).
19 Jacques Amyot, Œuvres morales et meslées de Plutarque, Paris, Imprimerie de Michel de Vascosan, 1572.
20 Plutarque, « Quels animaux sont les plus advisez », 509r.
21 Ibid.
22 Raphaele Garrod, « “The Animal Outside” : Animal Ingenuity and Human Prudence in French Renaissance Political Thought », Journal of Medieval and Early Modern Studies, vol. 49, 2019, p. 521-540. Sur la réception de Plutarque à la Renaissance voir Olivier Guerrier (ed.), Moralia et Œuvres morales à la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2008, et Robert Aulotte, Amyot et Plutarque : La Tradition des Moralia’ au xvie siècle, Genève, Droz, 1965.
23 La notion même d’imbrication (du Latin imbrex - tuile) désigne l’arrangement régulier et fonctionnel de matériaux. Le mot s’utilise également dans le contexte de l’histoire naturelle et la zoologie, pour décrire les recouvrements qui s’organisent de façon analogue à celle des tuiles d’un toit – les feuilles des plantes, les écailles, les plumes, des poissons et des oiseaux.
24 Ailleurs dans L’Apologie et les Essais ce glissement sémantique et conceptuel entre les artefacts de l’histoire naturelle et les artifices humains se présente par rapport à la défense et aux armes. Par exemple, dans « Des armes de Parthes » (II, 9).
25 Amyot, « Quels animaux sont les plus advisez », 522v.
26 Ibid.
27 Selon Gaston Bachelard « un nid trouvé dans la nature […] devient un instant – le mot n’est pas trop grand – le centre d’un univers, la donnée d’une situation cosmique ». Cette expérience inépuisable de naïf émerveillement traduit ce qu’il appelle « La phénoménologie philosophique du nid ». Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 121-122.
28 « [A] Combien de choses appellons nous miraculeuses et contre nature ? [C] Cela se faict par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance (II, 12 526) ; Les miracles sont selon l’ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l’estre de la nature. […] Les barbares ne nous sont rien de plus merveilleux, que nous sommes à eux » (« De la coustume », I, 23, 112) ; « J’ay peur que […] nous avons plus de curiosité que nous n’avons de capacité » (« Des cannibales », III, 6, 203).
29 Nous empruntons cette expression à Eric MacPhail dans son article “Montaigne’s New Epicurianism”, Montaigne Studies, vol. XII 2000, p. 91-103. Selon Montaigne, l’hypothèse de la pluralité des mondes est l’opinion qui a « le plus de verisimilitude » (II, 12, 524).
30 Plutarque, « Quels animaux sont les plus advisez », 512r.
31 Montaigne, Journal de voyage, ed. François Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. 100.
32 Voir Claude Blum, « “L’Apologie de Raimond Sebond” et le déplacement de l’apologétique traditionnelle à la fin du xvie siècle », Le Signe et le Texte : Études sur l’écriture au xvie siècle en France, ed. Lawrence D. Kritzman, Lexington, Ky, French Forum, 1990.
33 Voir ci-dessus, note 6.
34 Voir Guillemette Bolens, Le style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Éditions BHMS, 2008 ; Miranda Anderson, The Renaissance Extended Mind, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015 ;Lisa Zunshine, The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies, New York, OUP, 2015 ; Peter Garratt, The Cognitive Humanities : The Embodied Mind in Literature and Culture, London, Palgrave Macmillan, 2016 ; Terence Cave, Thinking with Literature : Towards a Cognitive Criticism, Oxford, OUP, 2016.
35 Parmi les études qui préconisent cette perspective, voir Joseph Carroll, Literary Darwinism : Evolution, Human Nature and Literature, London, Routledge, 2004 ; Alex C. Parrish, « Evolution in the English Department : The Biocultural Paradigms of Literary Darwinism and Adaptive Rhetoric », Literature Compass, vol. 11, 2014, p. 649-656.
36 Jonathan Cramnick, « Against Literary Darwinism », Critical Inquiry Vol. 37 (2011), 315-347.
37 Olivier Putois (trad.), L’approche écologique à la perception visuelle, Éditions Dehors, 2014.
38 “In architecture a niche is a place that is suitable for a piece of statuary, a place into which the object fits. In ecology a niche is a setting of environmental features that are suitable for an animal, into which it fits metaphorically”.VoirJames J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, London, Houghton Mifflin, 1979, p. 129.
39 Kevin Laland, F J Odling-Smee, M W Feldman et al., “Niche construction, biological evolution and cultural change”, Behavioural and Brain Sciences, vol. 23, 2000, p. 131-146.
40 Hilton F. Japyassu, Kevin N. Laland, “Extended Spider Cognition”, Animal Cognition, vol. 20, 2017, 375(21).
41 La notion de “ecosystems engineering” dans le contexte humain est développée dans l’ouvrage de Kim Sterelny, Thought in a Hostile World : The Evolution of Human Cognition, Malden,Blackwell, 2003.
42 Richard Lewontin, « Gene, organism, and environment », in D. S Bendall (ed.) Evolution from Molecules to Men, Cambridge, CUP, 1983, p. 273–285 (280). Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
43 Stephen Pinker, “The Cognitive Niche : Coevolution of Intelligence, Sociality, and Language”, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2010, Vol. 107, 2010, p. 8993-8999.
44 Voir Kevin N. Laland, “Cultural Niche Construction : An Introduction”, Biological Theory, vol. 6(3), 2011, p. 191-202 ; Andy Clark, Michael Wheeler, “Culture, Embodiment and Genes : Unravelling the Triple Helix”, Philosophical Transactions : Biological Sciences, vol. 363, 2008, p. 3563-3575.
45 Voir Andy Clark, “Word, Niche and Super-Niche : How Language Makes Minds Matter More”, Theoria, vol. 54, 2005, p. 255-268.
46 L.S. Vygotsky, Mind in society : the Development of Higher Psychological Processes, London, Harvard University Press, 1978.
47 Au sujet de l’acquisition du langage chez l’enfant, Montaigne écrit : « Quant au parler, il est certain que, s’il n’est pas naturel, il n’est pas necessaire. Toutefois, je croy qu’un enfant qu’on auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay mal aisé à faire), auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions ; et n’est pas croyable que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux » (II, 12, 458).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Contexture, écologie, niche, cognition étendue, échafaudage