Les « fleaux de nostre ame » Les vices dans la pensée de Montaigne et de Descartes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Muller (Jil)
- Pages : 285 à 304
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Les « fleaux de nostre ame »
Les vices dans la pensée de Montaigne et de Descartes
Introduction1
Le chapitre 27 du premier livre des Essais de Montaigne se conclut avec la référence aux « fleaux de nostre ame2 », où l’auteur souligne sa « prudence intellectuelle » en rappelant que la connaissance humaine est limitée et inadéquate à se prononcer au sujet de la totalité du champ des possibles3. La grandeur de la nature est telle que la connaissance humaine n’est pas capable de la saisir entièrement et instantanément4. Dans toutes les éditions publiées de son vivant, Montaigne souligne que cette grandeur est liée à Dieu, alors que dans l’édition de l’exemplaire de Bordeaux il a substitué « nature » à « Dieu ». Sans nous prononcer au sujet de cette substitution, on comprend parfaitement que Montaigne informe son lecteur de la faiblesse et de l’ignorance humaines face à la création divine ou naturelle. Ces imperfections font que l’homme ne peut pas juger adéquatement du vrai et du faux, mais se croit pourtant capable de le faire :
C’est une hardiesse dangereuse et de consequence, outre l’absurde temerité qu’elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas. Car apres que, selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu’il se treuve que vous avez necessairement à 286croire des choses où il y a encores plus d’estrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous estez des-jà obligé de les abandonner5.
Montaigne indique ici deux principes fondamentaux de la raison humaine. Premièrement, l’homme ne peut pas se contenter de mépriser les choses qu’il ne conçoit pas ou qu’il ne comprend pas, car toutes les choses autour de lui résultent de la grandeur de Dieu ou de la nature. Il faut accepter qu’on ne puisse pas les comprendre et qu’elles font tout de même partie de ce monde, comme étant inconcevables pour l’homme. Deuxièmement, l’homme qui voudra imposer des critères de vérité, de mensonge ou de fausseté au sujet de ces choses inconcevables sera nécessairement incapable de les classer selon ces critères, car elles dépassent ce que l’homme peut entendre. Une chose inconcevable pour la raison humaine ne peut pas être comprise au moyen des critères de vérité résultant de sa compréhension. L’homme ne peut cependant pas simplement les rejeter parce qu’il ne les comprend pas.
Le fait de juger selon certains critères de vérité semble, toutefois, rassurant pour l’homme, même si, en vérité, cela le conduit à l’erreur.
[…] c’est une sotte presumption d’aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune6.
Ramener les jugements à la mesure de l’homme conduirait à identifier comme faux quelque chose qui semble improbable. On aurait là le vice le plus commun de ceux estimant posséder une faculté de juger hors du commun. Pour Montaigne, il est normal que l’homme ne puisse pas tout comprendre, ni juger de toutes les choses. Pour éviter le vice, il suffit de reconnaître les limitations de la connaissance humaine. Par présomption ou orgueil, certains n’acceptent cependant pas leur condition humaine. Ils tombent alors dans le vice « ordinaire », à cause des deux fléaux de 287l’âme : la gloire (ou l’orgueil) et la curiosité7, contre lesquels Montaigne met en garde le lecteur. Celui qui ignore les limitations de sa faculté de connaître pense pouvoir juger même de ce qui lui est inconcevable, et dépasse ainsi les limites de sa propre condition.
L’orgueil (que Montaigne considère comme la cause principale du péché) et la curiosité se nourrissent l’un l’autre : à cause de sa curiosité, l’homme « met le nez partout8 » et transgresse les limites de ce qui est à sa portée en termes de connaissance. Cette transgression fera de lui un orgueilleux, s’estimant capable de juger de tout (ce qui le conduira davantage à la curiosité). Curiosité et orgueil composent donc ensemble un cercle vicieux, qui alimente ce vice humain occultant à l’homme sa propre ignorance, lui faisant croire à la capacité « outre la commune » de sa faculté de juger. Toutefois, l’ignorance peut aussi constituer le fondement de la curiosité et de l’orgueil.
Il faut remarquer que l’ignorance chez Montaigne revêt deux sens différents et n’a rien de négatif en soi. Si l’homme accepte celle-ci, alors il reconnaît sa condition humaine. Dans ce sens, l’ignorance est quelque chose de positif, car elle ne conduit pas l’homme à transgresser les limites de sa connaissance. Elle ne l’amènera pas vers une curiosité excessive. Elle peut pourtant devenir négative lorsque l’homme, par orgueil, ignore sa propre faiblesse en se prouvant qu’il peut juger de tout : à ce moment, l’ignorance alimente l’orgueil et la curiosité. Ainsi, l’ignorance de certaines choses, inconcevables en soi pour l’homme, constitue un remède contre la curiosité excessive. L’ignorance de sa propre condition humaine peut cependant devenir un piège pour l’homme, s’il essaie de la dépasser continuellement. Voilà pourquoi Montaigne conseille une ignorance consciente d’elle-même comme remède contre la curiosité excessive. Ce qui ne l’empêchera pas d’être la cause des autres vices dans la pensée montaignienne.
Chez Descartes, on retrouve la question de la capacité humaine à juger des choses qui nous entoure. Le philosophe avertit devant la précipitation, accompagnée de l’ignorance, dans le jugement et le danger de le ramener à la mesure humaine :
Car, encore qu’il n’y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des 288choses qu’il ne connaît pas distinctement. Et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la rechercher, manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils n’ont pas assez de connaissance9.
Dans la précipitation, l’homme peut accepter des données sans les avoir vérifiées au moyen des critères de vérité et suivant une méthode rigoureuse, et risque ainsi de se tromper.
Pour Descartes, seule une solide connaissance et une méthode rigoureuse permettent d’éviter l’ignorance (et donc l’erreur dans le jugement). Éviter l’ignorance est essentielle, car l’homme ignorant sa propre condition, dépasse facilement les limites de la connaissance qui lui est accessible. Il tombe ainsi dans la curiosité excessive et dans une présomption sans fondement. L’ignorance n’est donc pas un remède chez Descartes, d’autant plus qu’elle constitue la cause du vice10. L’ignorance est-elle alors la cause de tous les vices chez Descartes, ou les vices peuvent-ils être commis aussi en connaissance de cause ?
« L’ignorance constitue une cause possible du vice » : cet énoncé qu’on retrouve aussi bien chez Montaigne que chez Descartes nécessite une analyse rigoureuse des termes d’« ignorance » et de « vice », afin d’éviter de conclure trop rapidement à une reprise de la conception montaignienne dans la pensée cartésienne. L’objectif de cette étude est donc de prouver que, même en partant de l’hypothèse d’un héritage de Montaigne dans la philosophie de Descartes (surtout dans le domaine moral), une étude focalisée sur l’usage des concepts similaires ou égaux n’en est pas moins requise. Si tous deux lient l’ignorance au vice, il est important de comprendre ce qu’ils entendent réciproquement par « vice », quelle cause ils lui attribuent et ce qu’ils proposent comme mesures pour le corriger. On a délibérément choisi de comparer les pensées de Montaigne et de Descartes tout en sachant qu’un même concept peut revêtir différentes extensions. On l’a déjà noté au sein de la pensée montaignienne au sujet de l’ignorance.
289Cette étude veut donc s’inscrire dans l’opinion partagée par de nombreux spécialistes, qui soutiennent qu’il y a continuité entre la pensée philosophique de Montaigne et de Descartes11. Nous aimerions identifier quelles sont les idées que Descartes a héritées de Montaigne, ainsi que celles originales voire en opposition avec la pensée montaignienne. La filiation est à comprendre comme étant la suite logique (historico-philosophique) dans le courant des idées de la Renaissance à l’époque moderne. Toutefois, afin de garantir à chaque philosophe un déploiement correct et explicite de sa pensée, la comparaison se fera en parties distinctes, exposant d’abord les idées de chacun, avant de les comparer dans la partie finale, qui constituera la conclusion de cette étude. Chaque moment de cette comparaison fonctionnera selon le schéma suivant : a) la définition du vice pour chaque philosophe ; b) l’interrogation de la cause du vice et c) les mesures pour le corriger.
Montaigne :
les vices, l’utilité sociale et l’ignorance
C’est dans le chapitre « Du Repentir » que Montaigne donne la définition la plus explicite de ce qu’il entend par vice :
Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature comdamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronée, si les loix et l’usage l’auctorise12.
290Le vice est non seulement ce qui est condamnable selon la simple raison humaine, c’est-à-dire ce qui va à l’encontre du bon sens humain, ou encore ce qui est condamnable par nature (parce que cela va contre la nature ou contre les lois de la nature), mais aussi tout ce qui va à l’encontre des coutumes et des mœurs qu’une société s’est donnée.
Il est intéressant de voir que Montaigne condamne toute déviance par rapport à une coutume ou des mœurs, même si ces dernières sont fausses et erronées. Les coutumes et les mœurs sont très souvent des habitudes, dit Montaigne, qui sont acceptées simplement parce qu’elles perdurent dans le temps et parce qu’elles ont eu un rôle dans le fonctionnement de la société. Elles ne sont pas nécessairement justes, affirme le philosophe, aussi parce qu’elles sont des artifices humains. Tout écart par rapport à une coutume établie n’en est pas moins compris comme un vice. Cette remarque témoigne du conservatisme de l’auteur : sans questionner la justesse de certaines lois ou coutumes, il est préférable de s’y tenir si ces coutumes ont pu s’établir comme une habitude. Dans ce cas, justes ou fausses, les coutumes participent au bon fonctionnement de la société, et tout écart par rapport à elles est un vice.
Pour Montaigne, le vice est une chose répugnante, qu’il faut éviter de toutes ses forces :
Il n’est vice veritablement vice qui n’offence, et qu’un jugement entier n’accuse : car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’advanture ceux-là ont raison qui disent qu’il est principalement produict par bestise et ignorance13.
Si on retrouve ici tout d’abord la confirmation que le vice est principalement produit par l’ignorance et la bêtise humaine, on voit aussi que Montaigne ajoute que celui-ci est laid et incommode, et que chacun a la capacité de s’en préserver. Comme on l’a montré plus avant, l’ignorance dont parle le philosophe ici est celle qui ne veut pas accepter la condition humaine, qui ne veut pas se tenir à des règles, des lois et des mesures14. 291Ce n’est pas cette modeste ignorance positive, qui sait qu’elle ne sait pas et qui donc se tient paisiblement à ce qu’on lui prescrit15.
Le vice est tellement laid qu’il s’oppose à un jugement intègre : « Tant est-il malaisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr16 ». Pour Montaigne, il est impossible d’identifier un vice sans le blâmer. Il semble même que pour lui, aucun vice ne peut être excusé par des circonstances atténuantes. L’enfant, pourtant, ne peut pas intuitivement savoir ce qu’est un vice, il faut le lui apprendre :
Il faut apprendre soigneusement aux enfans de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu’ils les fuient, non en leur action seulement, mais sur tout en leur cœur ; que la pensée mesme leuren soit odieuse, quelque masque qu’ils portent17.
L’apprentissage doit permettre à l’enfant de découvrir et de rejeter tous les vices, en lui faisant comprendre qu’un vice peut prendre différentes formes.
Il faut que l’enfant apprenne à le rejeter dans toutes les circonstances : il doit le haïr à partir d’un dégoût qui sera ressenti dès qu’il rencontrera un vice ou qu’il sera tenté d’en commettre un. Rejeter le vice doit devenir un automatisme : la vertu doit être la première règle pour l’enfant. Il doit la promouvoir dans ses actes et ses paroles, et il faut lui apprendre que découvrir une erreur, une faute ou un vice chez soi et les redresser fait toute la grandeur d’âme18. C’est pour cela qu’il faut apprendre à l’enfant à se détourner du vice pour rejoindre la vertu, à se détourner 292du mensonge pour rejoindre la vérité. Il ne faut surtout pas se cacher derrière un mensonge :
En vérité le mentir est un maudit vice […] La menterie seule et, un peu au-dessous, l’opiniastreté me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez19.
Combattre le mensonge semble essentiel dans la pensée montaignienne : les hommes ne font société que grâce au langage. Celui-ci ne doit donc pas être perverti pour servir une cause vicieuse comme le mensonge20. Il faut apprendre à l’enfant la franchise et la rectitude du jugement. Montaigne soutient pourtant que l’éducation se contente souvent de couvrir ou de cacher certains vices au lieu de les corriger, qui émergeraient alors généralement lors de la « retraite » de la vie publique21. La dissimulation est pourtant un des pires vices :
Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement ; et, de tous les vices, je n’en trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de cœur22.
Pour le philosophe, dire la vérité ou ne pas cacher ses vraies intentions témoignent de la vertu : « Un cœur genereux ne doit desmentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein23 ». Se présenter ouvertement à autrui rend humain.
293Montaigne semble, aussi paradoxal que cela puisse paraître, reconnaître au mensonge et aussi au vice une certaine utilité publique ou sociale :
De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encore vitieux : les vices y trouvent leur rang et s’employent à la cousture de nostre liaison, comme les venins à la conservation de nostre santé24.
Selon Montaigne, nombreux sont ceux qui croient que l’État fonctionne mieux si on emploie quelques mensonges et trahisons. Il en dit de même des négociateurs : ils peuvent duper les Princes, si cela sert le bien public. Il concède donc une certaine utilité publique ou sociale à quelques vices et maux, et les comprend comme participant au perfectionnement de la création et du comportement humain25. Ainsi on peut lire :
Encore que je soistousjours d’advis de dire du bien le bien, et d’interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est-ce que l’estrangeté de nostre condition porte que nous soyons souvent par le vice mesmes poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention26.
Certains vices aident non seulement l’homme à s’améliorer moralement (parce que le vice lui pèse), mais certains peuvent aussi partir d’une bonne intention, notamment dans le cas des négociateurs qui trompent les Princes (dans l’intention d’acquérir un bien pour le peuple). Ainsi, une bonne intention peut avoir un mauvais résultat et une mauvaise intention un bon résultat, ce qui conduit Montaigne à ne pas considérer le vice comme nuisible en soi. Certains vices peuvent bel et bien avoir leur utilité.
Montaigne n’est pourtant pas dupe. Il rajoute aussitôt : « Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples27 ». La 294rhétorique du bien public a aussi laissé des traces, notamment macabres, sous la forme de l’assassinat du duc de Guise en décembre 1588 (c’est pourquoi il rajoute « et qu’on massacre »). Pour Montaigne, le salut de l’État ne peut pas justifier autant d’horreur28, ni ne suffit en lui-même pour accepter tous les vices. De ce fait même, le philosophe bordelais est très novateur, estimant que certains maux peuvent contribuer au bien public. Il n’en avertit pas moins le lecteur devant une justification « trop facile » de tous les vices, en vue du bien public. Il ne faut pas perdre de vue qu’un vice reste une mauvaise action ou une mauvaise habitude. Ainsi, le mensonge est ordinairement dit une faiblesse de la connaissance humaine, et pas une qualité en vue du bien public.
Pour souligner la laideur du vice, Montaigne emprunte même des images au domaine médical :
La malice hume la plus part de son propre venin et s’en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l’ame, qui tousjours s’esgratigne et s’ensanglante elle mesme29.
Il associe l’image de la maladie au contexte du vice : la malice laisse des traces dans le corps, elle l’empoisonne et répand son venin. Le vice laisse une « repentance en l’âme », à l’image d’un ulcère en la chair30. Le vice est donc quelque chose de désagréable qui ne touche pas uniquement l’âme, mais peut même avoir des répercussions sur le corps ; il peut rendre l’homme malade. Toutefois, on a vu que cette image du venin était aussi présente dans l’idée de l’utilité publique31 du vice : un venin ou un médicament amer peuvent avoir une conséquence positive sur 295l’état de santé de l’homme et ainsi, un vice peut de la même manière avoir une influence positive sur le comportement moral, comme on vient de souligner. Cette image ambivalente du venin faisant référence au vice se retrouve aussi dans l’idée d’ignorance, que nous avons déjà mentionnée et sur laquelle nous allons revenir maintenant.
Chez Montaigne, comme il n’y a pas de recherche de la vérité, l’ignorance peut être le remède d’un homme poussé par le désir insatiable. Il sera ainsi sur le point de tomber dans la mauvaise curiosité, celle qui alimente le vice :
[…] ce que je ne croy pas, ny ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance32.
Cette affirmation s’oppose à celle « qu’à l’advanture ceux-là ont raison qui disent qu’il est principalement produict par bestise et ignorance33 ». Dans un sens, l’ignorance est donc comprise comme la cause du vice et, dans l’autre, elle en est le remède. L’ignorance est le remède si elle s’oppose à ce désir de science qui dépasse toutes les limites de la condition humaine. Elle en est la cause lorsqu’elle concerne l’ignorance de ces limites. À l’orgueil, que Montaigne qualifie de premier de tous les vices, l’homme ne peut opposer qu’une sincère ignorance, qui sait qu’elle ne sait pas, qui sait qu’il ne faut pas chercher un savoir au-delà des limites de la condition humaine ; une ignorance qu’il faut connaître et accepter. Sans cela, elle alimentera le vice en poussant l’homme à transgresser les limites de sa condition humaine. Quel rôle l’ignorance joue-t-elle dans la pensée cartésienne sur les vices ?
Descartes :
les vices, l’ignorance et la générosité
Avec Montaigne, mais surtout avec les Anciens, Descartes partage l’idée que le vice est produit par l’ignorance. Il expose cette idée dans une lettre à la reine Christine de Suède, du 20 novembre 1647, ayant pour objet principal le Souverain Bien :
296Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas d’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement de pouvoir34.
Le vice est le résultat de l’ignorance, de la faiblesse et de l’incertitude, dit Descartes. On comprend maintenant ici à quel « sens » de l’ignorance chez Montaigne cela pourrait faire référence. Quand Descartes dit « ignorance », il pense au non-savoir, à la bêtise humaine, à cette opiniâtreté, qui fait que l’homme veut perdurer dans son ignorance. En elle-même, cette ignorance est fort dangereuse, selon Descartes.
Il lui oppose un savoir stable, rigoureusement construit, suivant une méthode stricte. Seule une connaissance adéquate de la situation permet d’agir vertueusement. Vice et vertu fonctionnent donc sur le même modus operandi que l’ignorance et la connaissance. L’ignorance produit le vice, alors que la connaissance conduit à la vertu. Descartes ajoute que la vertu requiert la résolution et une volonté ferme. Les choses qu’on croit être bonnes doivent être poursuivies avec résolution et vigueur, mais sans tomber dans l’opiniâtreté. Descartes semble affirmer ici que si l’homme ne se tient pas fermement à ce qu’il a une fois considéré comme bon, alors il est fort probable qu’il commette un vice. Mais « se tenir fermement » à une décision prise, n’est-ce pas déjà de l’opiniâtreté ?
C’est exactement ce qu’objecte un lecteur « inconnu » à Descartes dans une lettre de février 1638. Il y fait référence à la deuxième règle de la morale par provision, que Descartes avait mentionnée dans le Discours de la méthode. Elle se formule ainsi :
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées35.
Selon cette maxime, même les opinions douteuses devraient être suivies comme si elles étaient assurées. Mais le lecteur objecte :
297Premièrement, la deuxième règle de sa morale semble être dangereuse, portant qu’il faut se tenir aux opinions qu’on a une fois déterminé de suivre, quand elles seraient les plus douteuses, tout de même que si elles étaient les plus assurées : car si elles sont fausses ou mauvaises, plus on les suivra, plus on s’engagera dans l’erreur ou dans le vice36.
Pour ce lecteur, comme d’ailleurs aussi pour Descartes, le vice est le résultat de la non-connaissance du bien, donc de l’ignorance et des opinions fausses ou mauvaises. Mais Descartes semblait l’avoir écarté au moment de sa deuxième maxime, car il conseille de suivre les opinions douteuses, comme si elles étaient assurées.
Descartes répond néanmoins dans une lettre de mars 1638 :
Premièrement, il est vrai que, si j’avais dit absolument qu’il faut se tenir aux opinions qu’on a une fois déterminé de suivre, encore qu’elles fussent douteuses, je ne serais pas moins répréhensible que si j’avais dit qu’il faut être opiniâtre et obstiné ; à cause que se tenir à une opinion, c’est le même que de persévérer dans le jugement qu’on en a fait37.
Il reconnaît qu’il serait obstiné ou opiniâtre s’il avait formulé sa maxime comme l’a comprise le lecteur. Tel n’est pourtant pas le cas :
Mais j’ai dit toute autre chose, à savoir qu’il faut être résolu en ses actions, lors même qu’on demeure irrésolu en ses jugements, et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, c’est-à-dire n’agir pas moins constamment suivant les opinions qu’on juge douteuses, lorsqu’on s’y est une fois déterminé, c’est-à-dire lorsqu’on a considéré qu’il n’y en a point d’autres qu’on juge meilleures ou plus certaines, que si on connaissait que celles-là fussent les meilleures ; comme en effet elles le sont sous cette condition38.
On ne peut pas reprocher à Descartes d’être opiniâtre ou de pousser l’homme à suivre les opinions mauvaises et à tomber dans le vice, car il distingue clairement entre le niveau du jugement et le niveau de l’action. La morale par provision concerne l’agir : le philosophe livre trois maximes pour agir moralement. Dans ce sens, une fois les opinions examinées et une voie à suivre fixée, l’homme doit maintenir cette décision dans l’action. Cela ne veut en aucun cas dire que si une idée autre vient ébranler le premier jugement avec des raisons plus évidentes et plus 298claires, l’homme ne devrait pas ajuster son jugement. Bien au contraire, Descartes motive son lecteur à régulièrement examiner les idées reçues, à les contrôler et comparer à des nouvelles idées, données ou expériences et d’ajuster le jugement. Cette analyse au niveau des idées ou opinions ne concerne pas encore l’action : on maintient la résolution dans l’action, même si on vérifie le jugement émis. Comme la fermeté de la résolution ne concerne que l’action, on ne doit pas craindre l’opiniâtreté et comme l’examen des opinions ne concerne pas l’action, on ne tombe pas non plus dans l’irrésolution :
Et il n’est pas à craindre que cette fermeté en l’action nous engage de plus en plus dans l’erreur ou dans le vice, d’autant que l’erreur ne peut être que dans l’entendement, lequel je suppose, nonobstant cela, demeurer libre et considérer comme douteux ce qui est douteux39.
Ainsi, Descartes souligne que suivre dans l’action la décision prise ne veut pas dire donner raison à l’ignorance : on accepte une part d’ignorance au niveau de l’action (on agit sur la base de données douteuses et non évidentes), mais en même temps on refuse de rester dans ce doute au niveau du raisonnement. Agir même si les informations sont douteuse implique seulement de se donner les moyens de pouvoir agir à un moment donné. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’homme doit rester ignorant et suivre aveuglément cette première décision. L’esprit (et donc l’homme) est libre de vérifier les idées, de les examiner selon une méthode rigoureuse. C’était avec cette idée que Descartes avait commencé le Discours de la méthode : « Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus […]40 ». Même après la décision prise, après le jugement, l’esprit doit continuer son travail et savoir bien s’appliquer. Il faut qu’une fois une bonne intention prise, l’homme s’y tienne fermement grâce à une volonté ferme et résolue. Et si l’intention est mauvaise ou douteuse, il faut s’y tenir dans l’action, pour pouvoir agir. Pour Descartes, le vacillement dans l’action ne peut apporter rien de bon41 : se tromper est meilleur que ne pas agir du tout.
299Il ne va pas cependant jusqu’à affirmer que cette résolution ferme dans l’action suivant une opinion douteuse mène à la vertu. Il ne promeut pas non plus cette manière de faire dans l’idée de se perfectionner moralement ou dans la visée d’une utilité publique42. Dans la lettre à la reine Christine, il souligne cet aspect :
Et bien que ce qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que, si on exécute quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qui en est, on n’agit pas en homme vertueux43.
L’homme n’est pas vertueux : il ne fait que son devoir, car il agit dans une situation donnée. On ne peut se dire vertueux que si on suit avec une ferme résolution les bonnes opinions, celles qui apportent le bien et qu’on avait déterminées comme telles lors du jugement.
Pour Descartes, la résolution est une vertu, qui se place « entre les deux vices qui lui sont contraires, à savoir l’indétermination et l’obstination44 ». L’obstination et l’indétermination sont les fruits de l’ignorance. Dans le premier cas, on ne veut pas savoir, on préfère rester sur sa position. Dans le deuxième cas, sans savoir, on ne peut pas choisir entre deux possibilités et on reste donc irrésolu et incapable d’agir. Pour Descartes, l’ignorance est la principale cause du vice. Ce vice ne contribue en rien au perfectionnement de l’homme, ni à une sorte de bien pour le peuple ou de bien public. On ne fait pas le mal pour acquérir un bien, car la connaissance de l’action et de son résultat est primordiale pour Descartes. L’ignorance ne peut pas, dans ces conditions, être le remède contre le vice (comme c’est le cas chez Montaigne).
Quel est donc le remède proposé par Descartes ? En analysant l’orgueil comme vice principal causé par l’ignorance, on peut découvrir ce que Descartes propose comme curatif. Dans la lettre à la princesse Élisabeth, du 6 octobre 1645, Descartes écrit :
300Au reste, encore que la vanité qui fait qu’on a meilleure opinion de soi qu’on ne doit, soit un vice qui n’appartient qu’aux âmes faibles et basses, ce n’est pas à dire que les plus fortes et généreuses se doivent mépriser ; mais il se faut faire justice à soi-même, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts45.
Le vice des âmes faibles et basses est la surestimation, la mauvaise opinion qu’on a de soi-même à partir de l’ignorance de ses propres perfections et défauts. Si ce vice touche très souvent les âmes faibles, Descartes doit reconnaître que les âmes fortes peuvent aussi en être affectées, même si elles se sous-estiment plutôt généralement. Le seul remède à la surestimation est de reconnaître sincèrement « ses perfections et ses défauts », c’est-à-dire d’avoir une bonne connaissance de soi.
Dans le Traité des passions de l’âme, Descartes s’intéresse davantage à ce qu’est l’orgueil ou la surestimation de soi, et la manière de les corriger. L’article 157 donne une définition de l’orgueil, ce « vice si déraisonnable et si absurde, que j’aurais de la peine à croire qu’il y eût des hommes qui s’y laissassent aller […]46 » :
Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’eux-mêmes pour quelque autre cause, telle qu’elle puisse être, n’ont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est toujours fort vicieux, encore qu’il le soit d’autant plus que la cause pour laquelle on s’estime est plus injuste47.
L’orgueil est une passion tournée vers soi : lorsque l’homme s’estime pour une fausse raison, il a une bonne opinion de soi, qui est erronée. On dit alors qu’il est orgueilleux. Cet orgueil est encore plus vicieux quand la raison pour laquelle on s’estime devient injuste ou mauvaise48. Se « couronner de lauriers » alors qu’on a aucun mérite est, selon Descartes, le pire des vices : l’orgueil est associé à l’ignorance, ainsi qu’à la stupidité de celui qui reçoit des louanges, alors qu’il ne les mérite pas.
301En outre, la gloire est une usurpation, c’est-à-dire une chose qu’on peut s’attribuer plus ou moins soi-même : c’est une valeur qui peut fonctionner sur le mode de l’auto-attribution. Le pire orgueil est donc celui dans lequel l’homme s’attribue lui-même du mérite, en sachant qu’il n’en a en réalité aucun, dit Descartes. Cette formulation de l’article 157 montre que, certes, l’orgueil peut venir de l’ignorance (ignorer ce qui serait une bonne raison pour s’estimer), mais il peut aussi être volontaire : dans le cas où l’homme sait qu’il n’a aucun mérite, mais s’attribue tout de même de la gloire. Si le premier est un vice moins grave, car causé par l’ignorance, le deuxième ne vient certainement pas d’une ignorance pure et absolue. Il est le fruit d’une erreur de jugement sur sa propre personne, ou peut-être même de la malice (vouloir s’attribuer en pleine conscience de la gloire sans la mériter). L’homme s’estime faussement en connaissance de cause : il peut savoir que la raison pour laquelle il s’estime n’est pas juste, et quand même le faire.
L’article 160, en revanche, associe de nouveau le vice à l’ignorance : « […] et que ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent […]49 ». L’orgueil est-il donc le vice le plus commun des hommes ignorants, ou se manifeste-t-il aussi souvent chez ceux qui, volontairement et en pleine connaissance de cause, s’attribuent de la gloire ?
Mais, quelle que puisse être la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre, de laquelle j’ai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil très blâmable, et qui est si différent de cette vraie générosité qu’il a des effets entièrement contraires50.
Pour Descartes, l’orgueil est le même : pour celui qui ignore simplement que l’usage du libre arbitre est la seule et unique raison pour de l’estime ; pour celui qui s’attribue faussement de la gloire en pensant bien user de son libre arbitre ; ainsi que pour celui qui s’en attribue sur la base d’une toute autre raison, en connaissant parfaitement la seule raison plausible.
Le remède à ce vice ne peut être que la générosité :
302Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu51.
La vraie générosité étant la vertu, celle-ci ne peut s’acquérir que grâce à une bonne connaissance de soi, qui permet de savoir que seuls le libre arbitre et une ferme et constante résolution sont en la possession de l’homme, ce qui lui permettra d’éviter le vice.
De ce fait même, l’unique chose qui distingue la générosité de l’orgueil est leur fondement. La générosité a un fondement juste et l’orgueil a un fondement mauvais, mais tous deux ont un même mouvement d’esprit et une seule pensée, à savoir la bonne opinion qu’on a de soi-même :
Toutefois je ne vois point de raison qui empêche que le même mouvement des esprits qui sert à fortifier une pensée lorsqu’elle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier lorsqu’elle en a un qui est juste ; et parce que l’orgueil et la générosité ne consistent qu’en la bonne opinion qu’on a de soi-même, et ne diffèrent qu’en ce que cette opinion est injuste en l’un et juste en l’autre, il me semble qu’on les peut rapporter à une même passion […]52.
Formulé ainsi, Descartes doit adapter sa conception de l’ignorance, sinon il devrait reconnaître qu’il y a aussi une part d’ignorance dans la générosité. Ceci serait inconcevable pour lui : la générosité est la vertu clé qui montre que l’homme sait et qu’il sait bien, c’est-à-dire qu’il use de façon correcte de son libre arbitre.
Descartes peut alors différencier la générosité de l’orgueil : dans la générosité (lorsque l’on se loue pour la bonne cause), l’homme fait bon usage de sa faculté de juger alors que, dans l’orgueil, l’homme s’estime pour une tout autre cause qui n’est pas absolument juste. Ainsi, il n’est nulle part précisé que cette fausse estime ou cette estime trop grande naissent de l’ignorance absolue de l’homme sur la juste cause, mais elle peut naître du simple caractère vicieux qu’a l’homme. Toutefois, 303l’exemple du pire des vices (l’orgueil) n’annule pas l’idée que celui-ci peut naître de l’ignorance, et que le seul remède consiste dans une bonne connaissance de soi et du monde. La générosité, que Descartes définit comme la vertu capitale pour contrecarrer tous les autres vices, ne se trouve que chez celui qui a une bonne et sincère connaissance de soi. Il est donc important de dépasser l’ignorance, source des vices, pour acquérir une connaissance stable, mère de la vertu et de la générosité.
Conclusion
L’analyse de la pensée montaignienne et cartésienne sur les vices et l’ignorance a donc prouvé que nonobstant de nombreux points de contact entre les deux philosophes (concernant la morale), il faut être prudent et ne pas confondre différents niveaux de compréhension des concepts. Si l’ignorance chez Descartes revêt toujours le sens de la non-connaissance humaine, fortement blâmable dans un système de méthode rigoureuse pour découvrir la vérité, chez Montaigne elle peut adopter deux sens bien différents. Chez Descartes, l’ignorance produit le vice et la science crée la vertu, mais, pour Montaigne, cette distinction n’est pas si simple. Le savoir peut produire du vice, lorsqu’il est un désir insatiable qui pousse vers une curiosité excessive. Et l’ignorance peut, dans ce cas précis, être celle qui produit la vertu et non le vice.
Lorsque l’homme ignore sa condition humaine, parce qu’il ne s’intéresse pas à lui-même, mais porte son regard toujours loin, vers les choses qui ne lui sont que difficilement ou aucunement concevables, alors son ignorance nourrit un désir de savoir qui devient rapidement insatiable. Ce dernier est accompagné d’une curiosité excessive, qui dépasse les limites de la condition humaine et conduit l’homme au vice. Lorsque cette ignorance, en revanche, est une ignorance sincère, qui sait qu’elle ne sait pas, elle ramène l’homme vers lui-même. Elle lui permet alors de se focaliser sur lui, comme sujet d’étude et d’observation, et évite le vice. Tous deux reconnaissent donc que l’ignorance joue un rôle dans les vices : pour Descartes, elle est la cause principale et, pour Montaigne, elle est une cause possible.
304L’analyse du vice a aussi montré que la morale devient toute autre selon le système philosophique qu’on adopte. Dans la philosophie cartésienne, comme système théorique avant tout, la morale est un fruit de l’arbre de la connaissance. La vertu ou la générosité ne peuvent donc venir que d’un savoir stable et d’une bonne connaissance de soi (même si Descartes n’oublie jamais que la morale est caractérisée par l’agir et le fait de s’adapter à la vie). La philosophie montaignienne, en revanche, émane de l’étude de soi. Elle conçoit vertu et vice à l’intérieur même de l’action, de la vie de l’homme. De ce fait même, il n’y a pas une cause pour le vice et une pour la vertu, et il se peut même qu’un vice suive une bonne intention ou ait un résultat constituant un bien public. La différence des conceptions entre vertu et vice est donc à penser chez les deux philosophes à partir de leur projet philosophique différent.
Enfin, la philosophie montaignienne passe davantage par des images que celle de Descartes. Le vice, chez Montaigne, est rapproché du domaine médical, et on retrouve la laideur de la maladie, avec par exemple l’analogie avec l’ulcère dans la chair. Descartes, en revanche, ne rapproche pas les domaines de la morale et de la médecine au sujet du vice. Ce dernier peut être redressé par une connaissance claire et évidente de ce qui est un bien, ainsi que par une ferme résolution de toujours suivre ce bien. Le corps, selon lui, ne peut pas se guérir de cette manière : il ne suffit pas de connaître la santé pour avoir un corps en bonne santé.
Jil Muller
Docteure de l’Université
de Strasbourg
Membre associé du Crephac (Centre de recherche en philosophie allemande et contemporaine)
et du PRIN Università del Piemonte (Filosofia moderna)
1 Je tiens à remercier Clément Foerster pour sa relecture critique, ainsi que sa correction de la langue française.
2 Michel de Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, Paris, Presses universitaires de France, 2004, Livre I, ch. 27, p. 182 A.
3 Cf. Ibid., p. 178.
4 Cf. Ibid., p. 180 A : « Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse ».
5 Ibid., p. 181 A.
6 Ibid., p. 178 A. Descartes parle aussi du vice ordinaire en désignant la faute que commettent ceux qui ne se prennent pas le temps de bien distinguer les différents éléments d’une chose composée avant d’en faire un jugement. Ceux-là se trompent régulièrement et considèrent comme faux des choses vraies et vice versa. Cf.Six. Rép., AT IXa, 243 : « […] et c’est le vice presque ordinaire de toutes les connaissances imparfaites, d’assembler en un plusieurs choses, et les prendre toutes pour une même […] ». Les références à Descartes renvoient aux Œuvres complètes, Charles Adam et Paul Tannery (éds.), 12 vols., Paris, Vrin, 1976.
7 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 27, p. 182 A.
8 Cf. Ibid., p. 182 A.
9 Princ. I, art. 42, AT IX b, 42-43. L’homme doit être prudent, il doit suivre une méthode rigoureuse pour découvrir la vérité. C’est moins la curiosité en elle-même qui est critiquée que la hâte dans le consentement, dans le jugement, qui fait que l’homme donne son assentiment à des propositions qu’il ne connaît pas clairement.
10 Cf. Pass., art. 160, AT XI, 452 : « […] le vice vient ordinairement de l’ignorance […] ».
11 Cf. pour ne citer que quelques études : Michael Moriarty, “Montaigne and Descartes” in P. Desan (ed.), The Oxford Handbook of Montaigne, Oxford, Oxford U.P., 2016, p. 347-363 ; Roger Ariew, “What Descartes read, His intellectual background” in S. Nadler, T. M. Schmalz and D. Antoine-Mahut (eds.), The Oxford Handbook of Descartes and Cartesianism, Oxford, Oxford U.P., 2019, p. 25-39 ; É. Gilson, Descartes, Discours de la méthode : texte et commentaire, Paris, J. Vrin, 1925, 3e éd. 1962 ; N. Panichi et M. Spallanzani, “Montaigne and Descartes. A philosophical genealogy”, Montaigne Studies, Montaigne and Descartes, vol. 25, 2013, p. 3-5 ; S. Giocanti, « Hériter de Montaigne à l’âge classique : les exemples de Descartes, Pascal et La Mothe Le Vayer », Littératures classiques, no 75, 2011, p. 27-50 et L. Brunschvicg, Descartes et Pascal : lecteur de Montaigne, Neuchâtel, Suisse, Édition de la Baconnière, 1945.
12 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 B.
13 Ibid., p. 806 B.
14 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 54, p. 312 B : « Il se peut dire, avec apparence, qu’il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient aprés la science : ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle deffaict et destruit la premiere ». « Abécédaire » est ici à comprendre au double sens d’ignorance primaire ou première, et peut-être même au sens d’ignorance dans les premiers livres, les premières études (car l’homme ne sait pas encore comment organiser son étude pour augmenter son savoir). Mais même après des études, l’homme, selon Montaigne, ne gagne pas en savoir. Il n’a fait que remplacer la première ignorance par une seconde, qui est presque pire, car elle prétend être un savoir alors qu’elle n’est que de l’ignorance. C’est là où se loge la tentation de l’orgueil : l’homme peut prétendre détenir une science exacte, alors qu’il ne vient que d’adopter une nouvelle forme d’ignorance. Cf. P. Magnard, Le vocabulaire de Michel de Montaigne, Paris, Ellipses Éditions, p. 29 : « Cette ignorance seconde couronne la science ; aux stades intermédiaires, elle en prévient les dangers, notamment la superbe diabolique que produit un demi-savoir ».
15 Montaigne pense que la condition humaine comporte naturellement une part d’ignorance, notamment concernant les inconcevables pour l’homme, cf.Les Essais, Livre I, ch. 23, p. 112 C : « Les miracles sont selon l’ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l’estre de la nature ». Et au chapitre 56, livre I, p. 321 C, il ajoute : « L’ignorance pure et remise toute en autruy estoit bien plus salutaire et plus sçavante que n’est cette science verbale et vaine, nourrice de presomption et de temerité ».
16 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 B.
17 Les Essais, Livre I, ch. 23, p. 110 C.
18 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 26, p. 155 A/C.
19 Les Essais, Livre I, ch. 9, p. 36 C.
20 Cf. Ibid., p. 36 C : « Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole ».
21 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 811 : « La vraie condamnation et qui touche la commune façon de nos hommes, c’est que leur retraicte mesme est pleine de corruption et d’ordure ; l’idée de leur amendement, chafourrée ; leur penitence, malade et en coulpe, autant à peu pres que leur peché. Aucuns, ou pour estre colléz au vice d’une attache naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouvent plus la laideur. A d’autres (duquel regiment je suis) le vice poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion, et le souffrent et s’y prestent à certain prix : vitieusement pourtant et laschement ».
22 Les Essais, Livre II, ch. 17, p. 647 A.
23 Ibid., p. 647 A/C. Soulignons que Montaigne rattache la générosité à la magnanimité aristotélicienne : « Aristote estime office de magnanimité hayr et aimer à descouvert, juger, parler avec toute franchise, et, au prix de la verité, ne faire cas de l’approbation ou reprobation d’autruy ». Descartes comprend la générosité exactement de la même manière, tout en synthétisant plusieurs modèles éthiques : « magnanimité aristotélicienne (avec le souci de la vraie grandeur), fermeté d’esprit des “stoïques”, mais aussi vertus chrétiennes d’humilité et de charité, et culture épicurienne d’un plaisir à l’objet très épuré », cf. F. de Buzon et D. Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, Paris, Éditions Ellipses, 2011, p. 50. Notons que cette idée montaignienne (aristotélicienne) reprise dans la pensée cartésienne n’est pas simplement reprise, mais il y a une vraie réaction de la part de Descartes à la pensée de Montaigne. Il l’utilise pour la développer davantage. On peut donc y voir non seulement une filiation mais une réelle réception de la pensée du philosophe bordelais dans la philosophie cartésienne.
24 Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791B.
25 L’idée du perfectionnement humain se trouvait déjà chez saint Augustin. Pourtant, Descartes ne va pas la reprendre.
26 Les Essais, Livre II, ch. 1, p. 335-336 A.
27 Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791 B/C.
28 Cf. A. Jouanna, Montaigne, Paris, Nrf Gallimard, 2017, p. 294-296.
29 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 C/B.
30 Dorothea Heitsch, “Montaigne on health and death”, in P. Desan (ed.), The Oxford Handbook of Montaigne, op. cit., p. 776 : l’auteure semble mêler les différents niveaux entre corps et âme pour affirmer que Montaigne parle de l’âme comme une partie corporelle. “Yet repentance is necessary because vice leaves something like an ulcer in the soul. Here the author is not only using physical language for matters of the soul, but he also abolishes hierarchies between soul and body”. Pourtant, selon nous, Montaigne ne mélange pas un vocabulaire corporel pour parler de l’âme (surtout pas dans ce passage cité) et il ne comprend pas l’âme comme quelque chose de corporelle. Il voit plutôt l’âme humaine en interaction avec le corps et c’est pour cela qu’il accepte que l’âme puisse avoir des répercussions sur le corps, tel que le corps en peut avoir sur l’âme. Nous n’irons, toutefois, pas jusqu’à affirmer que Montaigne mélange les niveaux ou même abolit les hiérarchies entre âme et corps, surtout parce qu’il ne parle pas d’un ulcère dans l’âme, comme le prétend l’auteure.
31 Cf. Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791B.
32 Les Essais, Livre II, ch. 12, p. 438 A.
33 Cf. Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806B.
34 AT V, 83.
35 DM, AT VI, 24.
36 AT I, 512-513.
37 AT II, 34.
38 AT II, 34-35.
39 AT II, 35.
40 DM, AT VI, 2.
41 Cf. l’image de la perte dans la forêt, dont Descartes parle dans la deuxième maxime du Discours de la méthode, AT VI, 24-25.
42 Dans la deuxième méditation, on pourrait croire que Descartes reconnaisse la possibilité d’un mensonge « utile » à Dieu. Cette affirmation est pourtant rejetée au moment où il lui reconnaît une bonté et une puissance infinie. On pourrait croire que Dieu, par sa puissance, puisse tromper, dans le but d’un bien public ; que la bonté divine accepte une tromperie occasionnelle suivant une bonne intention et ayant comme conséquence un bien. Mais Descartes refuse cette assertion, car par sa puissance, Dieu ne peut vouloir que le bien, donc l’être et non pas le non-être.
43 Descartes à Christine, 20 novembre 1647, AT V, 83-84.
44 AT II, 36.
45 AT IV, 307.
46 Pass., Art. 157, AT XI, 449.
47 Ibid., 448.
48 Ibid., 448-449 : « Et la plus injuste de toutes est lorsqu’on est orgueilleux sans aucun sujet ; c’est-à-dire sans qu’on pense pour cela qu’il y ait en soi aucun mérite pour lequel on doive être prisé, mais seulement parce qu’on ne fait point d’état du mérite, et que, s’imaginant que la gloire n’est autre chose qu’une usurpation, l’on croit que ceux qui s’en attribuent le plus en ont le plus ». Cf. sur le péché et l’orgueil et généralement sur la volonté et l’entendement dans la faute, le chapitre « VI. Une métaphysique sans mal », in D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Paris, Éditions Hermann, 2008, p. 199-224 et sur la question de l’orgueil et d’un amour déréglé p. 218-222.
49 Pass., art. 160, AT XI, 452.
50 Pass., art. 158, AT XI, 449.
51 Pass., art. 153, AT XI, 445-446.
52 Pass., art. 160, AT XI, 451.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0285
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Vice, ignorance, orgueil, curiosité, générosité