Mobilisme et relationnalisme dans le chapitre Des cannibales de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Auteur : Azar Filho (Celso Martins)
- Pages : 431 à 443
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Mobilisme et relationnalisme dans le chapitre Des cannibales de Montaigne
S’il y a une ontologie dans les Essais, c’est évidemment une ontologie du mouvement, ou l’affirmation d’une mobilité universelle qui a en elle-même son moteur, donc une ontologie relationniste, c’est-à-dire qui comprend et décrit l’être des choses comme se constituant sans cesse en acte par ses relations intrinsèques. Elle perçoit ainsi tout ce qui existe, elle-même incluse, comme en permanente construction, et considère aussi son discours comme participant à la dynamique relationnelle de constitution commune de la réalité et de la pensée.
La manière dont la réalité est vue par Montaigne, comme un tissu ou une trame d’affects qui imprègnent et relient nos formes de compréhension et d’expression, le texte et le monde, l’identité et l’altérité, sous-tend logiquement la philosophie essayistique. Toute identité est constitutivement relationnelle, puisqu’elle est définie par l’altérité : le « moi », la subjectivité, comme toute singularité, ne s’offrent et ne se soutiennent qu’en relation. Le texte, vu alors comme faisant partie aussi de la tessiture du réel, s’inscrit dans la texture des choses ; et pour cette raison, s’il ne permet jamais sa description ultime, il en devient cependant son expression picturale et poétique, ouvrant diverses voies et moyens pour nous permettre de considérer les corrélations et interactions structurantes des consciences et des mondes1.
432Parmi les nombreux moments de son œuvre où l’essayiste affirme clairement son mobilisme, deux me semblent particulièrement importants : d’abord, le début du chapitre Du repentir (III, 2). De l’analyse magistrale qu’Auerbach a faite de ce passage, nous retenons une des conclusions qui nous semblent les plus pertinentes : l’essai – une méthode qui peut être considérée comme scientifique même au sens moderne du terme2 – n’est pas un choix, mais une conséquence directe de la façon dont Montaigne voit la réalité. Néanmoins, l’approche essayistique de ce qui peut être considéré comme le premier problème de ce que nous appelons la philosophie – le problème du changement et de la permanence, du même et de l’autre – ne le conduit pas à forger un vocabulaire technique ou une technologie logique-rhétorique qui lui permettrait d’exposer formellement son ontologie. Au-delà d’une simple réforme terminologique ou d’un renouveau purement formel des savoirs, il s’agit ici de la création de nouveaux procédés discursifs : l’essai aspire à un « nouveau langage », à la fois investigateur et sceptique (II, 12, 527). La méditation montaignienne sur le problème méthodologique de la prise en compte et de l’expression des changements relationnels des conjonctures qui nous impliquent et nous engagent – qui sont investis par nos actions et nos déclarations et simultanément nous investissent – et ce, non pas (prétendument) sous une forme extérieure à celles-ci, non pas dans un métadiscours toujours à retraiter dans l’espoir d’un critère extérieur et/ou universel, mais en eux et par eux-mêmes, à travers la performance de son style, conduit à l’élaboration d’une forme philosophique sui generis, capable d’accueillir et d’accompagner sa vision de la nature comme équilibre dynamique, mobilité créatrice qui soutient et anime tout, et s’inscrit dans les discours, comme dans les corps. Il ne s’agit plus de « former » l’homme, mais de le « réciter », de le (re)décrire en contrepoint continu des (re)descriptions du monde. En tant que projet théorique, les Essais constituent une tentative de faire parler la frontière perceptive à partir de laquelle les consciences et les réalités se concertent dans leur apparaître en commun : à ce seuil affectif, les figures peuvent souvent être véloces et fugaces, mais toujours extrêmement révélatrices, si nous essayons de saisir le cours de leur transfiguration commune. Le style est un critère esthétique et historique, déterminé 433localement et temporellement, mais aussi destiné à révéler une certaine relation avec le cosmos. L’écriture et le monde se rencontrent au rythme du balancement constant des choses ; le raffinement du langage et des raisonnements est le miroir de l’élégance générale des hommes ou des femmes, élégance dans laquelle réside toute possibilité d’action correcte et/ou efficace, concept qui devient le véhicule nécessaire et toujours à perfectionner, conduisant – « par maniere d’essay » – à toute philosophie morale digne de ce nom. C’est pourquoi chaque discours, et dans un sens plus large, chaque langue, se révèle aussi comme un symptôme, un signe, une devise, un graphisme, un emblème, un symbole : toute représentation aspire à la matérialité vitale de l’humain, ou du lien qui intègre notre personne et l’univers dans le savoir-vivre – ou mieux, dans le vivre à propos.
Le deuxième moment de l’œuvre montaignienne qu’il faut mettre en relief, si l’on veut comprendre l’ontologie essayistique du non-être, se trouve à la fin de l’Apologie de Raymond Sebond (II, 12). Car si tout est en mouvement incessant, rien n’est vraiment – comme Montaigne l’affirme ici. Laissons de côté les précurseurs apparents d’une telle idée, bien connus : pour l’essayiste, « nous n’avons aucune communication à l’estre » (II, 12, 601A ; I, 3, 17C), parce que nous ne sommes pas, mais nous venons toujours à être, nous sommes des devenirs dans des devenirs – des rivières dans des rivières, selon une célèbre métaphore –, et cela signifie que la vérité ou la vraie connaissance nous échappent définitivement, puisque l’être même (de quoi que ce soit, et donc aussi le nôtre) nous échappe. Claude Lévi-Strauss3 note comment dans cette formule – « […] la plus forte peut-être qu’on puisse lire dans toute la philosophie, […] », – Montaigne modifie la traduction correcte de Plutarque par Amyot, en remplaçant la notion de participation par celle de communication. Il est cependant décisif de comprendre qu’il ne s’agit pas simplement de nier une possibilité purement gnoséologique : le sens principal à retenir dans la « communication » serait plutôt celui de communauté ou de communion, cher aux visions chrétiennes et néoplatoniciennes que Montaigne utilise pour illustrer la sienne. En réalité c’est un sens qui convient tout à fait au relationnalisme mobiliste essayistique, et nous devons bien comprendre le refus montaignien : ce 434qui est dit, c’est qu’il n’y a pas de mesure commune entre l’humain et le divin, ou entre l’Un et le multiple4. En bref, le sceptique veut couper le nœud gordien de la métaphysique classique en sectionnant l’être et le non-être de façon irréparable. Or, bien qu’un quart des occurrences totales du terme « nature » dans les Essais se trouve dans l’Apologie5, ce n’est pas en vue de la construction d’une cosmologie, d’une ontologie, d’une physique ou d’une philosophie de la nature, principalement, qu’une telle césure a lieu là, mais en fonction du point de vue éthico-politique qui prévaut dans l’ensemble des Essais. Incluons-y les aspects psychologiques, pédagogiques et rhétoriques de l’essai philosophique, tout aussi fondamentaux pour son efficacité en tant que méthode, et nous verrons comment le mobilisme et le relationnisme sont structurellement imbriqués.
À la Renaissance, les savoirs commencent à communiquer, tant horizontalement que verticalement en raison de la restructuration de leurs termes fondateurs, et leur hiérarchie traditionnelle s’effondre, l’ensemble des savoirs ayant droit de cité dans la République des Lettres qui commence à inclure ceux qui portent sur l’art et l’artisanat dans son spectre. Au milieu de cette mobilité des cadres théoriques, le contour du corps symbolique de la pensée montagnienne se confond avec les corps politiques et culturels qui se recombinent constamment dans les Essais – et c’est un autre niveau de ce que nous essayons de décrire ici : le relationnalisme essayistique réunit nature et culture.
C’est pourquoi, malgré tant d’analyses discordantes dans la littérature spécialisée, il ne s’agit pas dans la philosophie essayistique d’un simple relativisme, mais d’un scénario ontologique, métaphysique et/ou épistémologique dans lequel les sujets et les objets sont toujours impliqués dans des transformations constantes où leur genèse et leur subsistance sont identifiées en acte au tissu de relations qui les constituent – la nature. Ce n’est pas par hasard si le dernier mot de l’Apologie est métamorphose. Or, Montaigne est l’un des premiers à donner une portée spéculative à la rencontre européenne avec le Nouveau Monde, et il s’imagine presque comme l’un de ses habitants depuis sa préface Au Lecteur. Ce n’est pas 435seulement l’esprit de cet art grotesque ou maniériste, illustrant souvent des mutations et des symbioses naturelles/artificielles, auquel l’essayiste compare son travail (I, 28, 183), qu’on perçoit ici, mais aussi l’affirmation d’un point de vue théorique essentiel à l’entreprise des Essais. Comme on le voit aussi dans presque tous les autres passages cités ici, l’auteur cherche à nous déstabiliser et à ébranler nos points de vue, car ce déséquilibre des visions établies est inhérent au regard anthropologique, psychologique, politique et historique cher à la philosophie de l’essai, ainsi qu’en général à la perspective humaniste. Dans les savoirs où le sujet et l’objet sont confondus, où la narration et la logique dépendent l’une de l’autre, le déplacement est un élément méthodologique central ; comme c’est le cas dans la relation entre la philosophie et son histoire, constitutive de tout discours philosophique. Or, notre relation avec le « naturel » entre également dans ce cadre : la nature est un pôle flottant de nos rapports avec une certaine frontière culturelle, et elle est définie par elle de manière très similaire à l’image du cannibale ou du barbare – formes vides qui s’identifient à nos prétendues dispositions naturelles pour incarner métaphoriquement le degré zéro de la civilisation. Dans l’Apologie (II, 12, 541), Montaigne aborde un problème qui est également central dans l’essai Des cannibales en montrant comment ce que nous appelons la loi naturelle dépend de notre relation avec les choses et n’existe pas en soi. Ici, dire que le naturel est le critère du meilleur, ne signifie pas prêcher les retrouvailles avec la nature édénique, primordiale, véritable, hypostasiée dans une sorte de norme conceptuelle fondamentale par laquelle il serait possible de purifier et de réguler enfin la raison, l’art ou l’invention. En l’espèce, les dualismes, à la fois eschatologiques – dans lesquels un temps ou un état premier doit servir de mesure du présent et d’horizon de son renouvellement – et logiques – en termes d’essence et d’apparence – n’ont aucun sens. Car ce qui se développe est à juste titre une perspective non dualiste dans laquelle l’invention est régulée par l’invention, l’art par l’art, en essayant d’utiliser la raison de manière naturelle, c’est-à-dire, convenable – sans préconiser aucune restauration, ni aucun retour à quoi que ce soit puisque cette séparation historique ou ontologique est illusoire. Si l’essayiste affirme donc que les lois naturelles « en nous » sont perdues (II, 12, 580), on voit bien comment les termes « nature » ou « naturel » ne signifient pas ici quelque chose de simplement externe, mais une certaine relation entre nous et les choses. 436Affirmer de manière générale l’existence comme la non-existence des lois naturelles, c’est en dire plus que ce que l’on peut en savoir ; et celui qui voulait prouver que de telles lois existent ou non, trouvera dans les Essais des passages qui, cités hors contexte, permettront apparemment d’affirmer une chose et son contraire. Nous devons cependant aller au-delà de ce genre de langage purement énonciatif pour faire du langage un instrument de recherche de ce que les lois naturelles pourraient ou ne pourraient pas être, en unissant le discours à l’action. Par l’exercice de perfectionnement du style, et donc de moi-même et de mes lecteurs, mon expérience particulière peut – dans la recherche de l’équilibre, du bon goût, de l’harmonie – toucher l’ordre universel lui-même en le créant et en le recréant dans ma propre investigation de la mesure naturelle, de l’opportunité, de la justice : l’essai. La nature n’est pas une chose figée à laquelle on pourrait revenir, mais c’est l’économie de l’ensemble dans lequel nous sommes pris. Elle est aussi peu rationnelle que ce que nous appelons souvent la raison. Notre illusion la plus persistante est de ne pas nous rendre compte que le sens que nous donnons aux choses nous implique et nous entraîne.
Celui qui interprète les Essais comme une entreprise subjectiviste, individualiste, relativiste, solipsiste, fait comme s’il se conformait à la fausse image du philosophe dans sa tour d’ivoire, perdant complètement de vue le caractère de l’entreprise essayistique en ignorant le sens de sa méthode et/ou de son langage : ce ne sont pas seulement les choses ou nous qui changeons, nous changeons dans nos relations et, à travers elles, ce sont les occasions et les temps qui emportent les mondes et les consciences.
Nostre façon ordinaire, c’est d’aller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett’heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas, ce n’est que branle et inconstance,
Ducimur ut nervis alienis mobile lignum 6
Nous n’allons pas ; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse :
437nonne videmus,
Quid sibi quisque velit nescire, et quaerere semper,
Commutare locum, quasi onus deponere possit 7 ?
Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifero lustravit lumine terras 8 .
Le livre que nous lisons s’inscrit dans l’hypothèse de cette dynamique interactive de réalisation des choses comme base de structuration de la réalité, et l’intègre déjà dans son écriture : c’est un texte performatif, ce que nous connaissons au moins depuis Platon, mais qui présente maintenant certaines spécificités liées à la Renaissance. Comme nous l’avons déjà vu, la méthode montaignienne n’est pas un choix, mais une conséquence d’une manière de voir les choses – on pourrait dire que c’est la méthode qui faisait défaut au Cratyle platonicien. Parce qu’il se voit aussi comme une œuvre d’art, le dit devient un geste – façonné au temps présent, toujours en acte, in media res, sans prétentions téléologiques ou métaphysiques au sens classique ou chrétien. Contrairement à diverses interprétations courantes, ce n’est pas une méthode que l’on ne trouve pas dans les Essais, mais une théorie de la connaissance au sens moderne. Dans la philosophie de l’essai, la méthode et la vérité, la forme et le but sont imbriqués9. L’objet ici est la somme totale de toutes ses perspectives ouvertes dans leurs relations, comme unies en acte dans le tissu inextricable de la perception : pour l’exprimer, le langage devient effectivement pictural parce que chaque élocution, citation, image, etc., ne constitue qu’un coup de pinceau, indispensable, dans le cadre général de la représentation des conditions d’existence des choses – un ensemble de récits qui sont comme des possibilités, appartenant tous à la dynamique conjoncturelle de la réalité – composant ainsi une sorte de panneau mobile. Mais il faut remarquer que dans les Essais le concept d’apparaître est problématique : une fois 438que la communication avec l’être est coupée, qu’est-ce qui apparaîtrait ? Voici l’un des aspects de l’originalité montaignienne : la langue n’est pas seulement énonciative, il ne s’agit pas seulement de dire la vérité, mais de la vivre concrètement – la vivre opportunément, avec style, le texte s’assumant comme la scène et le rideau, la lumière et la toile, dévoilant les mondes intérieurs et extérieurs de manière inévitablement simultanée. Bien sûr, la philosophie essayistique a aussi une portée métaphysique : son fondement réside dans l’affirmation d’une réalité qui se crée et se maintient à travers les mouvements qui relient toutes choses en les transformant sans cesse ; ou dans l’ouverture d’un espace de liberté dans lequel la raison humaine peut errer dans ses investigations, sans se limiter par de fausses croyances – même s’il s’agissait de la véracité absolue de la science. Il suffit de remarquer comment (malgré notre non-communication à l’être) « dieu » et « nature » sont des termes souvent interchangeables dans les Essais (et surtout dans l’Apologie), pour percevoir la singularité du statut de la vérité essayistique.
Le grand texte montaignien sur les Indiens du Brésil a également pour thème philosophique sous-jacent le problème du mouvement : et il met en évidence, dès ses premières pages, les mouvements naturels, ceux des hommes inclus et donc des évaluations de leurs réalisations, croyances et discours. Comme le concept de barbare, ces choses-là ne changent pas seulement dans le temps et l’espace, mais aussi en relation les unes avec les autres et avec les temps et les espaces, parce que tout existe – qu’il soit être ou apparaître, expérimenté ou imaginé, dit ou fait – selon ses relations constituantes : ainsi les conceptions de ce que nous appelons « barbare » changent selon les perceptions et performances du « non-barbare » d’un certain momentum culturel. Dès le début de l’essai Des Cannibales, le texte illustre l’argumentation : le mouvement du monde et le mouvement de la pensée convergent. Le mouvement des choses reflète les alternances entre le même et l’autre qui sont également au fondement de toute énonciation et de toute pensée.
Dans l’essai, acquérir une perspective à la fois plus large et plus sûre, c’est étudier la constitution des perspectives, mais en aucun cas supposer être en dehors d’elles. Pour les humanistes de la Renaissance, le style – dans le discours comme dans l’attitude en général – est perçu comme effet de la force de caractère dans son lien nécessaire avec l’équilibre du jugement 439d’un homme. Le raffinement formel représente ainsi une tentative de réaliser pratiquement le contenu que l’on veut non seulement exprimer, mais vivifier, animer. Bien sûr, tout l’humanisme de la Renaissance est une tentative pour confectionner des images du personnage du Prince, de la grande âme aristotélicienne, du sage stoïque, etc. Mais ici, l’effort de paraître conduit l’auteur et le lecteur à notre véritable être, ouvrage de tous et de chacun. Toute apparence ne se révèle qu’à elle-même, mais les dispositions révélées par ses apparitions peuvent servir de clé pour percevoir les réseaux dans lesquels se tissent ses conditions existentielles, et pour, ainsi, les modifier. Le texte de l’essai vise à la fois à apprendre et à enseigner parce qu’il est construit par l’expérience et la mise en épreuve constante de ses propres possibilités, devenant aussi en lui-même le chemin vers l’action correcte.
La pensée des Essais a une certaine parenté philosophique avec la culture des peuples amérindiens de la Renaissance. Toute une symbolique « identitaire » intègre l’anthropophagie amérindienne : ses rituels, sa signification, etc., tirent son identification socioculturelle du motif central du conflit collaboratif, de l’incorporation de l’altérité à l’expansion du propre ; tout comme dans l’essai, la relation avec l’autre – l’autre que nous sommes nous-mêmes – construit l’autonomie. Ce sont les relations qui créent des sujets/objets : la perspective s’assume ici comme chose physiologique, propriété des corps comme des idées, des affections par lesquelles interagissent des dispositions, des forces, des entités, etc. – et qui viennent à l’être seulement dans l’horizon de leurs interactions. Ici, la pensée est une activité physique qui touche l’être dans son ensemble, dans ses relations et ses liens constants avec tous les autres êtres : c’est une digestion, un tâtonnement, un mouvement qui traverse et transforme les corps et les âmes. L’essai, style sceptique, méthode inconstante, incorpore sans cesse les points de vue des autres dans son incomplétude essentielle pour les essayer aux branloires des choses, mimant le mouvement de la conscience dans son éveil continu au monde. C’est une disposition caractérisée par une espèce de syntonie et/ou synchronie entre la réalité perçue et le sujet capable d’affiner le rythme des événements intérieurs et extérieurs à partir de l’expérience de leur structuration commune. L’essai sert de moyen à cette tentative d’adéquation stylistique qui se constitue comme recherche du style parfait – et qui a trouvé dans l’aboutissement de la figure du cannibale une de ses meilleures formes d’exercice.
440Le problème de la connaissance pour Montaigne est un problème à résoudre en permanence et ici l’écriture devient non seulement un outil fondamental, mais un environnement de recherche. En faisant interagir la philosophie et la rhétorique, elle reflète en elle-même l’expérience, l’essai des formes et des difficultés du projet humaniste classique de polissage du processus de représentation comme possibilité de notre perfectionnement moral. La langue des Essais se veut peinture et poésie, instrument et médium, logos et divertissement – et pas seulement description ou allusion, mais présence et effectivité : maxime, aphorisme, distique. Le cannibale est un emblème de la philosophie de l’essai : profondément imprégné de la sagesse hellénistique, mais symbole moderne d’une identité impossible, dévorante d’elle-même, représentant à la fois le collectif et l’absorption de l’individu, l’un étant prédateur de l’autre, et tout autant l’envers de l’humain, l’homme cru.
Nous courons toujours le risque de ne voir dans l’altérité qu’une cible pour la critique et la conversion. Le meilleur contrepoint à l’image vide ou inversée du barbare est celle, tout aussi creuse, des conquérants, qui se perdent eux-mêmes en ne reconnaissant pas dans l’altérité leur propre visage et l’accès à leur identité, mais aussi en ne reconnaissant pas, en eux-mêmes, l’autre – c’est-à-dire en ne comprenant pas que ce que nous appelons « identité » est en réalité une sorte de relation où elle est non seulement construite, mais dont elle reste dépendante : les peuples américains ont été massacrés, mais ils n’ont pas été vaincus, car en se perdant dans la défaite tragique qui a entraîné tout un monde, ils ont conservé leur propre identité, contribuant à former la nôtre. Dès le début de son livre, Montaigne s’imagine comme un Indien du Nouveau Monde, car la philosophie des Essais se veut elle-même cannibale, digérant et incorporant les différentes conceptions philosophiques dans sa chasse à la vérité et au bonheur – un cannibalisme très particulier qui se dévore aussi lui-même pour se purifier, pour tester et cultiver son goût : la raison essayistique se goûte en permanence dans sa recherche d’un accord toujours à négocier entre la vie et la pensée. L’image révolutionnaire du cannibale montaignien ne représente pas un idéal, mais incarne au contraire le caractère profondément problématique de toute morale, permettant à son auteur de soupeser certaines des questions centrales de sa pensée.
Il ne s’agit ici ni de vider ni de surévaluer les concepts de barbarie, de civilisation, d’art, de culture, de nature, etc. ; plutôt de comprendre que 441le principe de leur construction n’est pas simplement théorique mais pratique. Je me vois à travers l’autre, littéralement. Nous ne comprendrons pas l’Indien sans l’Européen de la Renaissance, l’Ancien Monde sans le Nouveau Monde, car ce sont les « moitiés » les unes des autres, comme les Indiens disaient des hommes en général (I, 31, 214). La méthode montaignienne est une méthode pratique d’investigation des coutumes, des corps, des traditions et des institutions, en tant qu’entités dans lesquelles la qualité des expériences, des relations éthiques, esthétiques, politiques, reste gravée et active, comme une sorte de mémoire profonde. Si l’essai procède comme une sorte de méthode cannibale, c’est qu’il repose sur l’échange et la communication, car l’essayiste comprend que les choses ne reçoivent leur être que de leurs manières d’être – il s’agit d’incorporer l’autre, vivre à travers lui pour élargir les possibilités d’être. Ainsi, la notion de « moitiés » figure et matérialise presque graphiquement l’ontologie relationnelle montaignienne, y compris le surprenant accord avec le perspectivisme amérindien lui-même dans son ontologie de la prédation : dans les deux cas toute identité, collective ou individuelle, est constituée comme l’incarnation de l’altérité. Au milieu d’une réalité diverse et mobile, à laquelle tout être est ouvert de l’intérieur, on essaie de constamment réassumer l’altérité pour reconstruire l’identité, dans un mouvement toujours à reprendre. Le cannibalisme est en fait la face la plus évidente d’un système culturel marqué par le désir « […] d’absorber l’autre et, dans ce processus, de se modifier10 ». Ce qu’on appelle ici le mobilisme essayistique implique une compréhension relationnelle de l’être car il constitue une ontologie négative du changement, du non-être, de l’incomplétude et de l’inachèvement, et donc une condition de transformation constante des hommes et des mondes dont la reconnaissance, loin de représenter le refus ou l’abstraction de toute conscience morale ou identité culturelle, la signale comme exigence de base de la recherche ininterrompue de toute autonomie possible – et ici il faudrait laisser la parole à La Boétie ou à Clastres.
Si pour beaucoup de ses contemporains les Indiens n’étaient que des animaux11, bien avant de refuser ce type de préjugé courant, Montaigne 442s’interroge sur la dichotomie homme/animal elle-même, parallèlement à d’autres dichotomies problématisées par les Essais : nature/art, corps/esprit, raison/sensibilité, même/autre, etc. (oppositions qui, en fait, constituent l’ossature de la métaphysique occidentale depuis Platon au moins). Il n’est pas question ici de relativité – comment puis-je me mettre à la place de l’animal ? –, mais d’apprendre que c’est déjà ma place, puisque, même si c’était à nous de délimiter cette séparation, c’est cette séparation qui va bientôt nous définir. Apparaît constamment dans les Essais, comme une sorte de toile de fond philosophique, une attaque contre la prétention à nous positionner (ainsi que notre raison) à une place prééminente, à l’écart du reste de la nature (et donc de nous-mêmes), en nous aveuglant sur notre interaction constante avec les autres êtres, sur notre dépendance relationnelle fonctionnelle vis-à-vis du cosmos. « Nature a embrassé universellement toutes ses creatures ; (…), il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme12. » Il existe un profond équilibre dynamique dans les relations qui organisent le monde – un équilibre qui résulte de ces relations elles-mêmes tandis qu’elles se produisent, et auquel nous participons – bien que nous nous en soyons malheureusement éloignés. Pour l’essayiste, cela est prouvé y compris par l’abondance naturelle dont les nations nouvellement découvertes ont été dotées sans qu’elles aient eu à recourir à des excès d’artifices13. Mais il est clair, en tout cas, que les 443Indiens ont, par exemple, connaissance de l’agriculture – et Montaigne le sait. Il y a une contradiction sous-jacente dans l’image essayistique des Indiens brésiliens14 dont la fonction principale est de souligner, en même temps qu’on fait l’éloge de l’éthique cannibale, sa singularité. Il ne s’agit pas d’une présentation simpliste de solutions homogènes, mais au contraire d’un compte rendu honnête du conflit et des moyens efficaces de le gérer. D’où la manière dont l’essai semble reproduire les voix de la tradition dans le mouvement même où il les conteste, en montrant comment l’image déformée du démon ou de l’animal que l’on voudrait reconnaître dans l’autre révèle notre propre visage – ce sont, après tout, les Européens qui ont massacré les Indiens (notez au passage dans quel jeu de miroirs un Brésilien contemporain se met ainsi). Ce n’est qu’en assumant l’autre dans son altérité inassimilable, incompréhensible, impensable, que nous pouvons composer et vivre avec lui. En ce sens, l’essai Des cannibales doit être lu depuis sa fin : le choc comique grâce auquel Montaigne met en évidence le contraste entre les manières européennes et la nudité des Tupinambá – « mais quoy, ils ne portent point de haut de chausses » – ne doit pas être effacé et ne doit pas servir de barrière – c’est l’étrangeté elle-même qui nous unit : ici, rire de l’autre, c’est rire de soi-même – et par cette reconnaissance mutuelle on pourra rire ensemble.
Celso Martins Azar Filho
Universidade Federal Fluminense
1 L’objectif principal des lignes qui suivent est de clarifier quelque chose qui fait partie des fondements théoriques de la vision montaignienne du Nouveau Monde et de ses habitants, en faisant remonter à la surface de l’exposition des notions que l’essayiste n’explore que de manière implicite, et par leur mise en œuvre dans ses performances. J’espère montrer à la fois comment l’image du cannibale est un élément important dans le développement des notions fondamentales pour la philosophie de l’essai, et comment ces notions informent et façonnent cette image. Par là, on lit dans le texte suivant, sinon un résumé, un aperçu des thèses que j’ai exposées dans quelques articles sur le sujet (que je m’abstiendrai de citer ici). J’utilise l´édition de Villey-Saulnier pour les citations (et traductions du latin).
2 Erich Auerbach, Mimesis – Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Tübingen, A. Francke Verlag, 2015 [1946], p. 277.
3 Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, p. 195.
4 Nous avons beaucoup plus en commun avec les animaux qu’avec les dieux : l’une des thèses centrales de l’Apologie est le refus d’assimiler l’homme et Dieu de quelque manière que ce soit : « Nous n’aurons jamais assez bafoué l’impudence de cet accouplage » (II, 12, 450).
5 Roy E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, l981.
6 « On nous mène comme la marionnette de bois que meuvent des muscles étrangers » (Horace, Satires II, 7, 82).
7 « Ne voyons-nous pas que l’homme ne sait pas ce qu’il veut et ce qu’il cherche sans cesse, qu’il change continuellement de place comme s’il pouvait ainsi se débarrasser de son fardeau ? » (Lucrèce, III, 1070).
8 « Les pensées des hommes changent avec les rayons fécondants du soleil que Jupiter leur envoie » (Vers traduits de l’Odyssée XVIII, 135, par Cicéron, et conservés par Saint Augustin dans la Cité de Dieu V, XXVIII), Essais, II, 1, 333.
9 Philippe Desan, Naissance de la Méthode (Machiavel, La Ramée, Bodin, Montaigne, Descartes), Paris, Nizet, 1987, p. 128.
10 Eduardo Viveiros de Castro, A inconstância da alma selvagem – e outros ensaios de antropologia, São Paulo, Cosac & Naify, 2002, p. 207 (L’inconstance de l’âme sauvage – Catholiques et cannibales dans le Brésil du xvie siècle. Trad. de A. Becquelin et V. Boyer. Genéve, Labor et Fides, 2020).
11 Géralde Nakam, Chemins de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 122.
12 II, 12, 456. Ceux qui ne définissent la philosophie montaignienne que comme relativiste oublient une évidence : si tout est relatif, comment situer son discours ? D’où parle-t-elle ? La conscience à plusieurs reprises exprimée par l’essayiste de la fluctuation de son point de vue n’étant pas enfermée dans un relativisme flou, elle indique la construction continue de la personnalité perçue comme une multitude d’identités dont la polyphonie essayistique est signe et matière, et non une occasion de dispersion. Il faut respecter certaines interprétations extrêmement pénétrantes provenant des domaines de l’anthropologie et des études culturelles (par exemple, la 3e partie du livre de Lévi-Strauss déjà cité, ou encore Tzvetan Todorov, Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 51-64) principalement pour l’aide qu’elles apportent quand il s’agit de clarifier la perspective essayistique lorsqu’elle est placée, comme précurseur et comme problème, dans le cadre du développement historique de ces disciplines ; néanmoins, une partie du noyau philosophique de l’œuvre de Montaigne est perdue si l’on ne comprend pas que la singularité de sa pensée ne peut être décrite uniquement par l’utilisation de l’analyse textuelle, mais doit l’être également en fonction du mouvement et de l’orientation particuliers préconisés par le texte lui-même lorsqu’il construit sa propre méthodologie – l’essai – qui le caractérise avant tout. Or, s’il n’y a pas d’ontologie dans les Essais, il y a une ontologie des essais, c’est-à-dire, une compréhension de l’être qui n’est pas simplement dite ou représentée, mais performée dans l’écriture montaignienne.
13 Cf. II, 12, 457. La nudité (comme le cannibalisme) ne dénonce pas la pauvreté ou l’inaptitude technique qui serviront d’explication au cannibalisme pour une bonne partie de l’Occident dans les siècles suivants (Cf. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les éditions de Minuit, 1974), mais bien au contraire, elle est une conséquence, l’essayiste le sait bien, de l’intimité avec l’environnement qui caractérise une société d’abondance. Aujourd’hui, les Indiens du Brésil meurent de faim et des violences subies, malgré tous les progrès de la science.
14 Cf. Frank Lestringant, Le Brésil de Montaigne, Paris, Chandeigne, 2005, p. 45. Montaigne ayant été exceptionnellement habile du point de vue ethnographique dans le choix des informations pour sa peinture des peuples amérindiens, la contradiction semble ici représenter un choix délibéré. D’où aussi le choix du rire pour clore le chapitre : l’auteur semble vouloir que le livre continue à résonner dans nos oreilles après la lecture. Concernant l’œuvre de Jean de Léry, Lestringant, à partir du rire cannibale – « Le cannibale aime rire » (Le cannibale, grandeur et décadence, Paris, Perrin, 1994, p. 15) –, montre la gamme d’inversions et de réinventions qu’il signale, soit comme possibilité de médiation, soit comme limite de sociabilité, dans le scénario des guerres de religion françaises et au milieu de la diffusion culturelle sans précédent de la Renaissance.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12607-2
- EAN : 9782406126072
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0431
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/11/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, Essais, Cannibales, mobilisme, relationnalisme