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Classiques Garnier

Mobilisme et relationnalisme dans le chapitre Des cannibales de Montaigne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Azar Filho (Celso Martins)
  • Résumé : L'essai, tel que créé par Montaigne, est une méthode capable de s'examiner et de se corriger. Cependant, le penseur français évite de mettre en avant dans son texte la discussion sur la définition de ses concepts. C'est ce que nous entendons faire ici à partir de l'analyse des notions fondamentales dans la structuration et le développement de la philosophie essayistique, qui sont liées dans les Essais à la représentation du Nouveau Monde et des peuples amérindiens à la Renaissance.
  • Pages : 431 à 443
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0431
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Montaigne, Essais, Cannibales, mobilisme, relationnalisme
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Mobilisme et relationnalisme dans le chapitre Des cannibales de Montaigne

Sil y a une ontologie dans les Essais, cest évidemment une ontologie du mouvement, ou laffirmation dune mobilité universelle qui a en elle-même son moteur, donc une ontologie relationniste, cest-à-dire qui comprend et décrit lêtre des choses comme se constituant sans cesse en acte par ses relations intrinsèques. Elle perçoit ainsi tout ce qui existe, elle-même incluse, comme en permanente construction, et considère aussi son discours comme participant à la dynamique relationnelle de constitution commune de la réalité et de la pensée.

La manière dont la réalité est vue par Montaigne, comme un tissu ou une trame daffects qui imprègnent et relient nos formes de compréhension et dexpression, le texte et le monde, lidentité et laltérité, sous-tend logiquement la philosophie essayistique. Toute identité est constitutivement relationnelle, puisquelle est définie par laltérité : le « moi », la subjectivité, comme toute singularité, ne soffrent et ne se soutiennent quen relation. Le texte, vu alors comme faisant partie aussi de la tessiture du réel, sinscrit dans la texture des choses ; et pour cette raison, sil ne permet jamais sa description ultime, il en devient cependant son expression picturale et poétique, ouvrant diverses voies et moyens pour nous permettre de considérer les corrélations et interactions structurantes des consciences et des mondes1.

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Parmi les nombreux moments de son œuvre où lessayiste affirme clairement son mobilisme, deux me semblent particulièrement importants : dabord, le début du chapitre Du repentir (III, 2). De lanalyse magistrale quAuerbach a faite de ce passage, nous retenons une des conclusions qui nous semblent les plus pertinentes : lessai – une méthode qui peut être considérée comme scientifique même au sens moderne du terme2 – nest pas un choix, mais une conséquence directe de la façon dont Montaigne voit la réalité. Néanmoins, lapproche essayistique de ce qui peut être considéré comme le premier problème de ce que nous appelons la philosophie – le problème du changement et de la permanence, du même et de lautre – ne le conduit pas à forger un vocabulaire technique ou une technologie logique-rhétorique qui lui permettrait dexposer formellement son ontologie. Au-delà dune simple réforme terminologique ou dun renouveau purement formel des savoirs, il sagit ici de la création de nouveaux procédés discursifs : lessai aspire à un « nouveau langage », à la fois investigateur et sceptique (II, 12, 527). La méditation montaignienne sur le problème méthodologique de la prise en compte et de lexpression des changements relationnels des conjonctures qui nous impliquent et nous engagent – qui sont investis par nos actions et nos déclarations et simultanément nous investissent – et ce, non pas (prétendument) sous une forme extérieure à celles-ci, non pas dans un métadiscours toujours à retraiter dans lespoir dun critère extérieur et/ou universel, mais en eux et par eux-mêmes, à travers la performance de son style, conduit à lélaboration dune forme philosophique sui generis, capable daccueillir et daccompagner sa vision de la nature comme équilibre dynamique, mobilité créatrice qui soutient et anime tout, et sinscrit dans les discours, comme dans les corps. Il ne sagit plus de « former » lhomme, mais de le « réciter », de le (re)décrire en contrepoint continu des (re)descriptions du monde. En tant que projet théorique, les Essais constituent une tentative de faire parler la frontière perceptive à partir de laquelle les consciences et les réalités se concertent dans leur apparaître en commun : à ce seuil affectif, les figures peuvent souvent être véloces et fugaces, mais toujours extrêmement révélatrices, si nous essayons de saisir le cours de leur transfiguration commune. Le style est un critère esthétique et historique, déterminé 433localement et temporellement, mais aussi destiné à révéler une certaine relation avec le cosmos. Lécriture et le monde se rencontrent au rythme du balancement constant des choses ; le raffinement du langage et des raisonnements est le miroir de lélégance générale des hommes ou des femmes, élégance dans laquelle réside toute possibilité daction correcte et/ou efficace, concept qui devient le véhicule nécessaire et toujours à perfectionner, conduisant – « par maniere dessay » – à toute philosophie morale digne de ce nom. Cest pourquoi chaque discours, et dans un sens plus large, chaque langue, se révèle aussi comme un symptôme, un signe, une devise, un graphisme, un emblème, un symbole : toute représentation aspire à la matérialité vitale de lhumain, ou du lien qui intègre notre personne et lunivers dans le savoir-vivre – ou mieux, dans le vivre à propos.

Le deuxième moment de lœuvre montaignienne quil faut mettre en relief, si lon veut comprendre lontologie essayistique du non-être, se trouve à la fin de lApologie de Raymond Sebond (II, 12). Car si tout est en mouvement incessant, rien nest vraiment – comme Montaigne laffirme ici. Laissons de côté les précurseurs apparents dune telle idée, bien connus : pour lessayiste, « nous navons aucune communication à lestre » (II, 12, 601A ; I, 3, 17C), parce que nous ne sommes pas, mais nous venons toujours à être, nous sommes des devenirs dans des devenirs – des rivières dans des rivières, selon une célèbre métaphore –, et cela signifie que la vérité ou la vraie connaissance nous échappent définitivement, puisque lêtre même (de quoi que ce soit, et donc aussi le nôtre) nous échappe. Claude Lévi-Strauss3 note comment dans cette formule – « [] la plus forte peut-être quon puisse lire dans toute la philosophie, [] », – Montaigne modifie la traduction correcte de Plutarque par Amyot, en remplaçant la notion de participation par celle de communication. Il est cependant décisif de comprendre quil ne sagit pas simplement de nier une possibilité purement gnoséologique : le sens principal à retenir dans la « communication » serait plutôt celui de communauté ou de communion, cher aux visions chrétiennes et néoplatoniciennes que Montaigne utilise pour illustrer la sienne. En réalité cest un sens qui convient tout à fait au relationnalisme mobiliste essayistique, et nous devons bien comprendre le refus montaignien : ce 434qui est dit, cest quil ny a pas de mesure commune entre lhumain et le divin, ou entre lUn et le multiple4. En bref, le sceptique veut couper le nœud gordien de la métaphysique classique en sectionnant lêtre et le non-être de façon irréparable. Or, bien quun quart des occurrences totales du terme « nature » dans les Essais se trouve dans lApologie5, ce nest pas en vue de la construction dune cosmologie, dune ontologie, dune physique ou dune philosophie de la nature, principalement, quune telle césure a lieu là, mais en fonction du point de vue éthico-politique qui prévaut dans lensemble des Essais. Incluons-y les aspects psychologiques, pédagogiques et rhétoriques de lessai philosophique, tout aussi fondamentaux pour son efficacité en tant que méthode, et nous verrons comment le mobilisme et le relationnisme sont structurellement imbriqués.

À la Renaissance, les savoirs commencent à communiquer, tant horizontalement que verticalement en raison de la restructuration de leurs termes fondateurs, et leur hiérarchie traditionnelle seffondre, lensemble des savoirs ayant droit de cité dans la République des Lettres qui commence à inclure ceux qui portent sur lart et lartisanat dans son spectre. Au milieu de cette mobilité des cadres théoriques, le contour du corps symbolique de la pensée montagnienne se confond avec les corps politiques et culturels qui se recombinent constamment dans les Essais – et cest un autre niveau de ce que nous essayons de décrire ici : le relationnalisme essayistique réunit nature et culture.

Cest pourquoi, malgré tant danalyses discordantes dans la littérature spécialisée, il ne sagit pas dans la philosophie essayistique dun simple relativisme, mais dun scénario ontologique, métaphysique et/ou épistémologique dans lequel les sujets et les objets sont toujours impliqués dans des transformations constantes où leur genèse et leur subsistance sont identifiées en acte au tissu de relations qui les constituent – la nature. Ce nest pas par hasard si le dernier mot de lApologie est métamorphose. Or, Montaigne est lun des premiers à donner une portée spéculative à la rencontre européenne avec le Nouveau Monde, et il simagine presque comme lun de ses habitants depuis sa préface Au Lecteur. Ce nest pas 435seulement lesprit de cet art grotesque ou maniériste, illustrant souvent des mutations et des symbioses naturelles/artificielles, auquel lessayiste compare son travail (I, 28, 183), quon perçoit ici, mais aussi laffirmation dun point de vue théorique essentiel à lentreprise des Essais. Comme on le voit aussi dans presque tous les autres passages cités ici, lauteur cherche à nous déstabiliser et à ébranler nos points de vue, car ce déséquilibre des visions établies est inhérent au regard anthropologique, psychologique, politique et historique cher à la philosophie de lessai, ainsi quen général à la perspective humaniste. Dans les savoirs où le sujet et lobjet sont confondus, où la narration et la logique dépendent lune de lautre, le déplacement est un élément méthodologique central ; comme cest le cas dans la relation entre la philosophie et son histoire, constitutive de tout discours philosophique. Or, notre relation avec le « naturel » entre également dans ce cadre : la nature est un pôle flottant de nos rapports avec une certaine frontière culturelle, et elle est définie par elle de manière très similaire à limage du cannibale ou du barbare – formes vides qui sidentifient à nos prétendues dispositions naturelles pour incarner métaphoriquement le degré zéro de la civilisation. Dans lApologie (II, 12, 541), Montaigne aborde un problème qui est également central dans lessai Des cannibales en montrant comment ce que nous appelons la loi naturelle dépend de notre relation avec les choses et nexiste pas en soi. Ici, dire que le naturel est le critère du meilleur, ne signifie pas prêcher les retrouvailles avec la nature édénique, primordiale, véritable, hypostasiée dans une sorte de norme conceptuelle fondamentale par laquelle il serait possible de purifier et de réguler enfin la raison, lart ou linvention. En lespèce, les dualismes, à la fois eschatologiques – dans lesquels un temps ou un état premier doit servir de mesure du présent et dhorizon de son renouvellement – et logiques – en termes dessence et dapparence – nont aucun sens. Car ce qui se développe est à juste titre une perspective non dualiste dans laquelle linvention est régulée par linvention, lart par lart, en essayant dutiliser la raison de manière naturelle, cest-à-dire, convenable – sans préconiser aucune restauration, ni aucun retour à quoi que ce soit puisque cette séparation historique ou ontologique est illusoire. Si lessayiste affirme donc que les lois naturelles « en nous » sont perdues (II, 12, 580), on voit bien comment les termes « nature » ou « naturel » ne signifient pas ici quelque chose de simplement externe, mais une certaine relation entre nous et les choses. 436Affirmer de manière générale lexistence comme la non-existence des lois naturelles, cest en dire plus que ce que lon peut en savoir ; et celui qui voulait prouver que de telles lois existent ou non, trouvera dans les Essais des passages qui, cités hors contexte, permettront apparemment daffirmer une chose et son contraire. Nous devons cependant aller au-delà de ce genre de langage purement énonciatif pour faire du langage un instrument de recherche de ce que les lois naturelles pourraient ou ne pourraient pas être, en unissant le discours à laction. Par lexercice de perfectionnement du style, et donc de moi-même et de mes lecteurs, mon expérience particulière peut – dans la recherche de léquilibre, du bon goût, de lharmonie – toucher lordre universel lui-même en le créant et en le recréant dans ma propre investigation de la mesure naturelle, de lopportunité, de la justice : lessai. La nature nest pas une chose figée à laquelle on pourrait revenir, mais cest léconomie de lensemble dans lequel nous sommes pris. Elle est aussi peu rationnelle que ce que nous appelons souvent la raison. Notre illusion la plus persistante est de ne pas nous rendre compte que le sens que nous donnons aux choses nous implique et nous entraîne.

Celui qui interprète les Essais comme une entreprise subjectiviste, individualiste, relativiste, solipsiste, fait comme sil se conformait à la fausse image du philosophe dans sa tour divoire, perdant complètement de vue le caractère de lentreprise essayistique en ignorant le sens de sa méthode et/ou de son langage : ce ne sont pas seulement les choses ou nous qui changeons, nous changeons dans nos relations et, à travers elles, ce sont les occasions et les temps qui emportent les mondes et les consciences.

Nostre façon ordinaire, cest daller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, quà linstant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cettheure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas, ce nest que branle et inconstance,

Ducimur ut nervis alienis mobile lignum 6

Nous nallons pas ; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que leau est ireuse ou bonasse :

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nonne videmus,

Quid sibi quisque velit nescire, et quaerere semper,

Commutare locum, quasi onus deponere possit 7  ?

Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse

Juppiter auctifero lustravit lumine terras 8 .

Le livre que nous lisons sinscrit dans lhypothèse de cette dynamique interactive de réalisation des choses comme base de structuration de la réalité, et lintègre déjà dans son écriture : cest un texte performatif, ce que nous connaissons au moins depuis Platon, mais qui présente maintenant certaines spécificités liées à la Renaissance. Comme nous lavons déjà vu, la méthode montaignienne nest pas un choix, mais une conséquence dune manière de voir les choses – on pourrait dire que cest la méthode qui faisait défaut au Cratyle platonicien. Parce quil se voit aussi comme une œuvre dart, le dit devient un geste – façonné au temps présent, toujours en acte, in media res, sans prétentions téléologiques ou métaphysiques au sens classique ou chrétien. Contrairement à diverses interprétations courantes, ce nest pas une méthode que lon ne trouve pas dans les Essais, mais une théorie de la connaissance au sens moderne. Dans la philosophie de lessai, la méthode et la vérité, la forme et le but sont imbriqués9. Lobjet ici est la somme totale de toutes ses perspectives ouvertes dans leurs relations, comme unies en acte dans le tissu inextricable de la perception : pour lexprimer, le langage devient effectivement pictural parce que chaque élocution, citation, image, etc., ne constitue quun coup de pinceau, indispensable, dans le cadre général de la représentation des conditions dexistence des choses – un ensemble de récits qui sont comme des possibilités, appartenant tous à la dynamique conjoncturelle de la réalité – composant ainsi une sorte de panneau mobile. Mais il faut remarquer que dans les Essais le concept dapparaître est problématique : une fois 438que la communication avec lêtre est coupée, quest-ce qui apparaîtrait ? Voici lun des aspects de loriginalité montaignienne : la langue nest pas seulement énonciative, il ne sagit pas seulement de dire la vérité, mais de la vivre concrètement – la vivre opportunément, avec style, le texte sassumant comme la scène et le rideau, la lumière et la toile, dévoilant les mondes intérieurs et extérieurs de manière inévitablement simultanée. Bien sûr, la philosophie essayistique a aussi une portée métaphysique : son fondement réside dans laffirmation dune réalité qui se crée et se maintient à travers les mouvements qui relient toutes choses en les transformant sans cesse ; ou dans louverture dun espace de liberté dans lequel la raison humaine peut errer dans ses investigations, sans se limiter par de fausses croyances – même sil sagissait de la véracité absolue de la science. Il suffit de remarquer comment (malgré notre non-communication à lêtre) « dieu » et « nature » sont des termes souvent interchangeables dans les Essais (et surtout dans lApologie), pour percevoir la singularité du statut de la vérité essayistique.

Le grand texte montaignien sur les Indiens du Brésil a également pour thème philosophique sous-jacent le problème du mouvement : et il met en évidence, dès ses premières pages, les mouvements naturels, ceux des hommes inclus et donc des évaluations de leurs réalisations, croyances et discours. Comme le concept de barbare, ces choses-là ne changent pas seulement dans le temps et lespace, mais aussi en relation les unes avec les autres et avec les temps et les espaces, parce que tout existe – quil soit être ou apparaître, expérimenté ou imaginé, dit ou fait – selon ses relations constituantes : ainsi les conceptions de ce que nous appelons « barbare » changent selon les perceptions et performances du « non-barbare » dun certain momentum culturel. Dès le début de lessai Des Cannibales, le texte illustre largumentation : le mouvement du monde et le mouvement de la pensée convergent. Le mouvement des choses reflète les alternances entre le même et lautre qui sont également au fondement de toute énonciation et de toute pensée.

Dans lessai, acquérir une perspective à la fois plus large et plus sûre, cest étudier la constitution des perspectives, mais en aucun cas supposer être en dehors delles. Pour les humanistes de la Renaissance, le style – dans le discours comme dans lattitude en général – est perçu comme effet de la force de caractère dans son lien nécessaire avec léquilibre du jugement 439dun homme. Le raffinement formel représente ainsi une tentative de réaliser pratiquement le contenu que lon veut non seulement exprimer, mais vivifier, animer. Bien sûr, tout lhumanisme de la Renaissance est une tentative pour confectionner des images du personnage du Prince, de la grande âme aristotélicienne, du sage stoïque, etc. Mais ici, leffort de paraître conduit lauteur et le lecteur à notre véritable être, ouvrage de tous et de chacun. Toute apparence ne se révèle quà elle-même, mais les dispositions révélées par ses apparitions peuvent servir de clé pour percevoir les réseaux dans lesquels se tissent ses conditions existentielles, et pour, ainsi, les modifier. Le texte de lessai vise à la fois à apprendre et à enseigner parce quil est construit par lexpérience et la mise en épreuve constante de ses propres possibilités, devenant aussi en lui-même le chemin vers laction correcte.

La pensée des Essais a une certaine parenté philosophique avec la culture des peuples amérindiens de la Renaissance. Toute une symbolique « identitaire » intègre lanthropophagie amérindienne : ses rituels, sa signification, etc., tirent son identification socioculturelle du motif central du conflit collaboratif, de lincorporation de laltérité à lexpansion du propre ; tout comme dans lessai, la relation avec lautre – lautre que nous sommes nous-mêmes – construit lautonomie. Ce sont les relations qui créent des sujets/objets : la perspective sassume ici comme chose physiologique, propriété des corps comme des idées, des affections par lesquelles interagissent des dispositions, des forces, des entités, etc. – et qui viennent à lêtre seulement dans lhorizon de leurs interactions. Ici, la pensée est une activité physique qui touche lêtre dans son ensemble, dans ses relations et ses liens constants avec tous les autres êtres : cest une digestion, un tâtonnement, un mouvement qui traverse et transforme les corps et les âmes. Lessai, style sceptique, méthode inconstante, incorpore sans cesse les points de vue des autres dans son incomplétude essentielle pour les essayer aux branloires des choses, mimant le mouvement de la conscience dans son éveil continu au monde. Cest une disposition caractérisée par une espèce de syntonie et/ou synchronie entre la réalité perçue et le sujet capable daffiner le rythme des événements intérieurs et extérieurs à partir de lexpérience de leur structuration commune. Lessai sert de moyen à cette tentative dadéquation stylistique qui se constitue comme recherche du style parfait – et qui a trouvé dans laboutissement de la figure du cannibale une de ses meilleures formes dexercice.

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Le problème de la connaissance pour Montaigne est un problème à résoudre en permanence et ici lécriture devient non seulement un outil fondamental, mais un environnement de recherche. En faisant interagir la philosophie et la rhétorique, elle reflète en elle-même lexpérience, lessai des formes et des difficultés du projet humaniste classique de polissage du processus de représentation comme possibilité de notre perfectionnement moral. La langue des Essais se veut peinture et poésie, instrument et médium, logos et divertissement – et pas seulement description ou allusion, mais présence et effectivité : maxime, aphorisme, distique. Le cannibale est un emblème de la philosophie de lessai : profondément imprégné de la sagesse hellénistique, mais symbole moderne dune identité impossible, dévorante delle-même, représentant à la fois le collectif et labsorption de lindividu, lun étant prédateur de lautre, et tout autant lenvers de lhumain, lhomme cru.

Nous courons toujours le risque de ne voir dans laltérité quune cible pour la critique et la conversion. Le meilleur contrepoint à limage vide ou inversée du barbare est celle, tout aussi creuse, des conquérants, qui se perdent eux-mêmes en ne reconnaissant pas dans laltérité leur propre visage et laccès à leur identité, mais aussi en ne reconnaissant pas, en eux-mêmes, lautre – cest-à-dire en ne comprenant pas que ce que nous appelons « identité » est en réalité une sorte de relation où elle est non seulement construite, mais dont elle reste dépendante : les peuples américains ont été massacrés, mais ils nont pas été vaincus, car en se perdant dans la défaite tragique qui a entraîné tout un monde, ils ont conservé leur propre identité, contribuant à former la nôtre. Dès le début de son livre, Montaigne simagine comme un Indien du Nouveau Monde, car la philosophie des Essais se veut elle-même cannibale, digérant et incorporant les différentes conceptions philosophiques dans sa chasse à la vérité et au bonheur – un cannibalisme très particulier qui se dévore aussi lui-même pour se purifier, pour tester et cultiver son goût : la raison essayistique se goûte en permanence dans sa recherche dun accord toujours à négocier entre la vie et la pensée. Limage révolutionnaire du cannibale montaignien ne représente pas un idéal, mais incarne au contraire le caractère profondément problématique de toute morale, permettant à son auteur de soupeser certaines des questions centrales de sa pensée.

Il ne sagit ici ni de vider ni de surévaluer les concepts de barbarie, de civilisation, dart, de culture, de nature, etc. ; plutôt de comprendre que 441le principe de leur construction nest pas simplement théorique mais pratique. Je me vois à travers lautre, littéralement. Nous ne comprendrons pas lIndien sans lEuropéen de la Renaissance, lAncien Monde sans le Nouveau Monde, car ce sont les « moitiés » les unes des autres, comme les Indiens disaient des hommes en général (I, 31, 214). La méthode montaignienne est une méthode pratique dinvestigation des coutumes, des corps, des traditions et des institutions, en tant quentités dans lesquelles la qualité des expériences, des relations éthiques, esthétiques, politiques, reste gravée et active, comme une sorte de mémoire profonde. Si lessai procède comme une sorte de méthode cannibale, cest quil repose sur léchange et la communication, car lessayiste comprend que les choses ne reçoivent leur être que de leurs manières dêtre – il sagit dincorporer lautre, vivre à travers lui pour élargir les possibilités dêtre. Ainsi, la notion de « moitiés » figure et matérialise presque graphiquement lontologie relationnelle montaignienne, y compris le surprenant accord avec le perspectivisme amérindien lui-même dans son ontologie de la prédation : dans les deux cas toute identité, collective ou individuelle, est constituée comme lincarnation de laltérité. Au milieu dune réalité diverse et mobile, à laquelle tout être est ouvert de lintérieur, on essaie de constamment réassumer laltérité pour reconstruire lidentité, dans un mouvement toujours à reprendre. Le cannibalisme est en fait la face la plus évidente dun système culturel marqué par le désir « [] dabsorber lautre et, dans ce processus, de se modifier10 ». Ce quon appelle ici le mobilisme essayistique implique une compréhension relationnelle de lêtre car il constitue une ontologie négative du changement, du non-être, de lincomplétude et de linachèvement, et donc une condition de transformation constante des hommes et des mondes dont la reconnaissance, loin de représenter le refus ou labstraction de toute conscience morale ou identité culturelle, la signale comme exigence de base de la recherche ininterrompue de toute autonomie possible – et ici il faudrait laisser la parole à La Boétie ou à Clastres.

Si pour beaucoup de ses contemporains les Indiens nétaient que des animaux11, bien avant de refuser ce type de préjugé courant, Montaigne 442sinterroge sur la dichotomie homme/animal elle-même, parallèlement à dautres dichotomies problématisées par les Essais : nature/art, corps/esprit, raison/sensibilité, même/autre, etc. (oppositions qui, en fait, constituent lossature de la métaphysique occidentale depuis Platon au moins). Il nest pas question ici de relativité – comment puis-je me mettre à la place de lanimal ? –, mais dapprendre que cest déjà ma place, puisque, même si cétait à nous de délimiter cette séparation, cest cette séparation qui va bientôt nous définir. Apparaît constamment dans les Essais, comme une sorte de toile de fond philosophique, une attaque contre la prétention à nous positionner (ainsi que notre raison) à une place prééminente, à lécart du reste de la nature (et donc de nous-mêmes), en nous aveuglant sur notre interaction constante avec les autres êtres, sur notre dépendance relationnelle fonctionnelle vis-à-vis du cosmos. « Nature a embrassé universellement toutes ses creatures ; (…), il y a en la police du monde une esgalité plus grande et une relation plus uniforme12. » Il existe un profond équilibre dynamique dans les relations qui organisent le monde – un équilibre qui résulte de ces relations elles-mêmes tandis quelles se produisent, et auquel nous participons – bien que nous nous en soyons malheureusement éloignés. Pour lessayiste, cela est prouvé y compris par labondance naturelle dont les nations nouvellement découvertes ont été dotées sans quelles aient eu à recourir à des excès dartifices13. Mais il est clair, en tout cas, que les 443Indiens ont, par exemple, connaissance de lagriculture – et Montaigne le sait. Il y a une contradiction sous-jacente dans limage essayistique des Indiens brésiliens14 dont la fonction principale est de souligner, en même temps quon fait léloge de léthique cannibale, sa singularité. Il ne sagit pas dune présentation simpliste de solutions homogènes, mais au contraire dun compte rendu honnête du conflit et des moyens efficaces de le gérer. Doù la manière dont lessai semble reproduire les voix de la tradition dans le mouvement même où il les conteste, en montrant comment limage déformée du démon ou de lanimal que lon voudrait reconnaître dans lautre révèle notre propre visage – ce sont, après tout, les Européens qui ont massacré les Indiens (notez au passage dans quel jeu de miroirs un Brésilien contemporain se met ainsi). Ce nest quen assumant lautre dans son altérité inassimilable, incompréhensible, impensable, que nous pouvons composer et vivre avec lui. En ce sens, lessai Des cannibales doit être lu depuis sa fin : le choc comique grâce auquel Montaigne met en évidence le contraste entre les manières européennes et la nudité des Tupinambá – « mais quoy, ils ne portent point de haut de chausses » – ne doit pas être effacé et ne doit pas servir de barrière – cest létrangeté elle-même qui nous unit : ici, rire de lautre, cest rire de soi-même – et par cette reconnaissance mutuelle on pourra rire ensemble.

Celso Martins Azar Filho

Universidade Federal Fluminense

1 Lobjectif principal des lignes qui suivent est de clarifier quelque chose qui fait partie des fondements théoriques de la vision montaignienne du Nouveau Monde et de ses habitants, en faisant remonter à la surface de lexposition des notions que lessayiste nexplore que de manière implicite, et par leur mise en œuvre dans ses performances. Jespère montrer à la fois comment limage du cannibale est un élément important dans le développement des notions fondamentales pour la philosophie de lessai, et comment ces notions informent et façonnent cette image. Par là, on lit dans le texte suivant, sinon un résumé, un aperçu des thèses que jai exposées dans quelques articles sur le sujet (que je mabstiendrai de citer ici). Jutilise l´édition de Villey-Saulnier pour les citations (et traductions du latin).

2 Erich Auerbach, Mimesis – Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Tübingen, A. Francke Verlag, 2015 [1946], p. 277.

3 Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, p. 195.

4 Nous avons beaucoup plus en commun avec les animaux quavec les dieux : lune des thèses centrales de lApologie est le refus dassimiler lhomme et Dieu de quelque manière que ce soit : « Nous naurons jamais assez bafoué limpudence de cet accouplage » (II, 12, 450).

5 Roy E. Leake, Concordance des Essais de Montaigne, Genève, Droz, l981.

6 « On nous mène comme la marionnette de bois que meuvent des muscles étrangers » (Horace, Satires II, 7, 82).

7 « Ne voyons-nous pas que lhomme ne sait pas ce quil veut et ce quil cherche sans cesse, quil change continuellement de place comme sil pouvait ainsi se débarrasser de son fardeau ? » (Lucrèce, III, 1070).

8 « Les pensées des hommes changent avec les rayons fécondants du soleil que Jupiter leur envoie » (Vers traduits de lOdyssée XVIII, 135, par Cicéron, et conservés par Saint Augustin dans la Cité de Dieu V, XXVIII), Essais, II, 1, 333.

9 Philippe Desan, Naissance de la Méthode (Machiavel, La Ramée, Bodin, Montaigne, Descartes), Paris, Nizet, 1987, p. 128.

10 Eduardo Viveiros de Castro, A inconstância da alma selvagem – e outros ensaios de antropologia, São Paulo, Cosac & Naify, 2002, p. 207 (Linconstance de lâme sauvage – Catholiques et cannibales dans le Brésil du xvie siècle. Trad. de A. Becquelin et V. Boyer. Genéve, Labor et Fides, 2020).

11 Géralde Nakam, Chemins de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 122.

12 II, 12, 456. Ceux qui ne définissent la philosophie montaignienne que comme relativiste oublient une évidence : si tout est relatif, comment situer son discours ? Doù parle-t-elle ? La conscience à plusieurs reprises exprimée par lessayiste de la fluctuation de son point de vue nétant pas enfermée dans un relativisme flou, elle indique la construction continue de la personnalité perçue comme une multitude didentités dont la polyphonie essayistique est signe et matière, et non une occasion de dispersion. Il faut respecter certaines interprétations extrêmement pénétrantes provenant des domaines de lanthropologie et des études culturelles (par exemple, la 3e partie du livre de Lévi-Strauss déjà cité, ou encore Tzvetan Todorov, Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 51-64) principalement pour laide quelles apportent quand il sagit de clarifier la perspective essayistique lorsquelle est placée, comme précurseur et comme problème, dans le cadre du développement historique de ces disciplines ; néanmoins, une partie du noyau philosophique de lœuvre de Montaigne est perdue si lon ne comprend pas que la singularité de sa pensée ne peut être décrite uniquement par lutilisation de lanalyse textuelle, mais doit lêtre également en fonction du mouvement et de lorientation particuliers préconisés par le texte lui-même lorsquil construit sa propre méthodologie – lessai – qui le caractérise avant tout. Or, sil ny a pas dontologie dans les Essais, il y a une ontologie des essais, cest-à-dire, une compréhension de lêtre qui nest pas simplement dite ou représentée, mais performée dans lécriture montaignienne.

13 Cf. II, 12, 457. La nudité (comme le cannibalisme) ne dénonce pas la pauvreté ou linaptitude technique qui serviront dexplication au cannibalisme pour une bonne partie de lOccident dans les siècles suivants (Cf. Pierre Clastres, La Société contre lÉtat, Paris, Les éditions de Minuit, 1974), mais bien au contraire, elle est une conséquence, lessayiste le sait bien, de lintimité avec lenvironnement qui caractérise une société dabondance. Aujourdhui, les Indiens du Brésil meurent de faim et des violences subies, malgré tous les progrès de la science.

14 Cf. Frank Lestringant, Le Brésil de Montaigne, Paris, Chandeigne, 2005, p. 45. Montaigne ayant été exceptionnellement habile du point de vue ethnographique dans le choix des informations pour sa peinture des peuples amérindiens, la contradiction semble ici représenter un choix délibéré. Doù aussi le choix du rire pour clore le chapitre : lauteur semble vouloir que le livre continue à résonner dans nos oreilles après la lecture. Concernant lœuvre de Jean de Léry, Lestringant, à partir du rire cannibale – « Le cannibale aime rire » (Le cannibale, grandeur et décadence, Paris, Perrin, 1994, p. 15) –, montre la gamme dinversions et de réinventions quil signale, soit comme possibilité de médiation, soit comme limite de sociabilité, dans le scénario des guerres de religion françaises et au milieu de la diffusion culturelle sans précédent de la Renaissance.