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Classiques Garnier

Les « fleaux de nostre ame » Les vices dans la pensée de Montaigne et de Descartes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2021, n° 73
    . varia
  • Auteur : Muller (Jil)
  • Résumé : L’objectif de cette étude est d’analyser, à partir de la conception des vices, de l’ignorance et de la curiosité, les pensées de Montaigne et de Descartes, afin de découvrir s’il y a filiation, héritage ou même réception de la conception montaignienne dans celle cartésienne. Chez Descartes, l’ignorance produit le vice et la science crée la vertu, mais, pour Montaigne, cette distinction n’est pas si simple : la vertu et le vice se conçoivent à l’intérieur même de l’action et de la vie de l’homme.
  • Pages : 285 à 304
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406126072
  • ISBN : 978-2-406-12607-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0285
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/11/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Vice, ignorance, orgueil, curiosité, générosité
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Les « fleaux de nostre ame »

Les vices dans la pensée de Montaigne et de Descartes

Introduction1

Le chapitre 27 du premier livre des Essais de Montaigne se conclut avec la référence aux « fleaux de nostre ame2 », où lauteur souligne sa « prudence intellectuelle » en rappelant que la connaissance humaine est limitée et inadéquate à se prononcer au sujet de la totalité du champ des possibles3. La grandeur de la nature est telle que la connaissance humaine nest pas capable de la saisir entièrement et instantanément4. Dans toutes les éditions publiées de son vivant, Montaigne souligne que cette grandeur est liée à Dieu, alors que dans lédition de lexemplaire de Bordeaux il a substitué « nature » à « Dieu ». Sans nous prononcer au sujet de cette substitution, on comprend parfaitement que Montaigne informe son lecteur de la faiblesse et de lignorance humaines face à la création divine ou naturelle. Ces imperfections font que lhomme ne peut pas juger adéquatement du vrai et du faux, mais se croit pourtant capable de le faire :

Cest une hardiesse dangereuse et de consequence, outre labsurde temerité quelle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas. Car apres que, selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et quil se treuve que vous avez necessairement à 286croire des choses où il y a encores plus destrangeté quen ce que vous niez, vous vous estez des-jà obligé de les abandonner5.

Montaigne indique ici deux principes fondamentaux de la raison humaine. Premièrement, lhomme ne peut pas se contenter de mépriser les choses quil ne conçoit pas ou quil ne comprend pas, car toutes les choses autour de lui résultent de la grandeur de Dieu ou de la nature. Il faut accepter quon ne puisse pas les comprendre et quelles font tout de même partie de ce monde, comme étant inconcevables pour lhomme. Deuxièmement, lhomme qui voudra imposer des critères de vérité, de mensonge ou de fausseté au sujet de ces choses inconcevables sera nécessairement incapable de les classer selon ces critères, car elles dépassent ce que lhomme peut entendre. Une chose inconcevable pour la raison humaine ne peut pas être comprise au moyen des critères de vérité résultant de sa compréhension. Lhomme ne peut cependant pas simplement les rejeter parce quil ne les comprend pas.

Le fait de juger selon certains critères de vérité semble, toutefois, rassurant pour lhomme, même si, en vérité, cela le conduit à lerreur.

[] cest une sotte presumption daller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune6.

Ramener les jugements à la mesure de lhomme conduirait à identifier comme faux quelque chose qui semble improbable. On aurait là le vice le plus commun de ceux estimant posséder une faculté de juger hors du commun. Pour Montaigne, il est normal que lhomme ne puisse pas tout comprendre, ni juger de toutes les choses. Pour éviter le vice, il suffit de reconnaître les limitations de la connaissance humaine. Par présomption ou orgueil, certains nacceptent cependant pas leur condition humaine. Ils tombent alors dans le vice « ordinaire », à cause des deux fléaux de 287lâme : la gloire (ou lorgueil) et la curiosité7, contre lesquels Montaigne met en garde le lecteur. Celui qui ignore les limitations de sa faculté de connaître pense pouvoir juger même de ce qui lui est inconcevable, et dépasse ainsi les limites de sa propre condition.

Lorgueil (que Montaigne considère comme la cause principale du péché) et la curiosité se nourrissent lun lautre : à cause de sa curiosité, lhomme « met le nez partout8 » et transgresse les limites de ce qui est à sa portée en termes de connaissance. Cette transgression fera de lui un orgueilleux, sestimant capable de juger de tout (ce qui le conduira davantage à la curiosité). Curiosité et orgueil composent donc ensemble un cercle vicieux, qui alimente ce vice humain occultant à lhomme sa propre ignorance, lui faisant croire à la capacité « outre la commune » de sa faculté de juger. Toutefois, lignorance peut aussi constituer le fondement de la curiosité et de lorgueil.

Il faut remarquer que lignorance chez Montaigne revêt deux sens différents et na rien de négatif en soi. Si lhomme accepte celle-ci, alors il reconnaît sa condition humaine. Dans ce sens, lignorance est quelque chose de positif, car elle ne conduit pas lhomme à transgresser les limites de sa connaissance. Elle ne lamènera pas vers une curiosité excessive. Elle peut pourtant devenir négative lorsque lhomme, par orgueil, ignore sa propre faiblesse en se prouvant quil peut juger de tout : à ce moment, lignorance alimente lorgueil et la curiosité. Ainsi, lignorance de certaines choses, inconcevables en soi pour lhomme, constitue un remède contre la curiosité excessive. Lignorance de sa propre condition humaine peut cependant devenir un piège pour lhomme, sil essaie de la dépasser continuellement. Voilà pourquoi Montaigne conseille une ignorance consciente delle-même comme remède contre la curiosité excessive. Ce qui ne lempêchera pas dêtre la cause des autres vices dans la pensée montaignienne.

Chez Descartes, on retrouve la question de la capacité humaine à juger des choses qui nous entoure. Le philosophe avertit devant la précipitation, accompagnée de lignorance, dans le jugement et le danger de le ramener à la mesure humaine :

Car, encore quil ny ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne sen trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des 288choses quil ne connaît pas distinctement. Et même il arrive souvent que cest le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas lordre quil faut tenir pour la rechercher, manquent de la trouver et se trompent, à cause quil les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses pour vraies, desquelles ils nont pas assez de connaissance9.

Dans la précipitation, lhomme peut accepter des données sans les avoir vérifiées au moyen des critères de vérité et suivant une méthode rigoureuse, et risque ainsi de se tromper.

Pour Descartes, seule une solide connaissance et une méthode rigoureuse permettent déviter lignorance (et donc lerreur dans le jugement). Éviter lignorance est essentielle, car lhomme ignorant sa propre condition, dépasse facilement les limites de la connaissance qui lui est accessible. Il tombe ainsi dans la curiosité excessive et dans une présomption sans fondement. Lignorance nest donc pas un remède chez Descartes, dautant plus quelle constitue la cause du vice10. Lignorance est-elle alors la cause de tous les vices chez Descartes, ou les vices peuvent-ils être commis aussi en connaissance de cause ?

« Lignorance constitue une cause possible du vice » : cet énoncé quon retrouve aussi bien chez Montaigne que chez Descartes nécessite une analyse rigoureuse des termes d« ignorance » et de « vice », afin déviter de conclure trop rapidement à une reprise de la conception montaignienne dans la pensée cartésienne. Lobjectif de cette étude est donc de prouver que, même en partant de lhypothèse dun héritage de Montaigne dans la philosophie de Descartes (surtout dans le domaine moral), une étude focalisée sur lusage des concepts similaires ou égaux nen est pas moins requise. Si tous deux lient lignorance au vice, il est important de comprendre ce quils entendent réciproquement par « vice », quelle cause ils lui attribuent et ce quils proposent comme mesures pour le corriger. On a délibérément choisi de comparer les pensées de Montaigne et de Descartes tout en sachant quun même concept peut revêtir différentes extensions. On la déjà noté au sein de la pensée montaignienne au sujet de lignorance.

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Cette étude veut donc sinscrire dans lopinion partagée par de nombreux spécialistes, qui soutiennent quil y a continuité entre la pensée philosophique de Montaigne et de Descartes11. Nous aimerions identifier quelles sont les idées que Descartes a héritées de Montaigne, ainsi que celles originales voire en opposition avec la pensée montaignienne. La filiation est à comprendre comme étant la suite logique (historico-philosophique) dans le courant des idées de la Renaissance à lépoque moderne. Toutefois, afin de garantir à chaque philosophe un déploiement correct et explicite de sa pensée, la comparaison se fera en parties distinctes, exposant dabord les idées de chacun, avant de les comparer dans la partie finale, qui constituera la conclusion de cette étude. Chaque moment de cette comparaison fonctionnera selon le schéma suivant : a) la définition du vice pour chaque philosophe ; b) linterrogation de la cause du vice et c) les mesures pour le corriger.

Montaigne :
les vices, lutilité sociale et lignorance

Cest dans le chapitre « Du Repentir » que Montaigne donne la définition la plus explicite de ce quil entend par vice :

Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature comdamnent, mais ceux aussi que lopinion des hommes a forgé, voire fauce et erronée, si les loix et lusage lauctorise12.

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Le vice est non seulement ce qui est condamnable selon la simple raison humaine, cest-à-dire ce qui va à lencontre du bon sens humain, ou encore ce qui est condamnable par nature (parce que cela va contre la nature ou contre les lois de la nature), mais aussi tout ce qui va à lencontre des coutumes et des mœurs quune société sest donnée.

Il est intéressant de voir que Montaigne condamne toute déviance par rapport à une coutume ou des mœurs, même si ces dernières sont fausses et erronées. Les coutumes et les mœurs sont très souvent des habitudes, dit Montaigne, qui sont acceptées simplement parce quelles perdurent dans le temps et parce quelles ont eu un rôle dans le fonctionnement de la société. Elles ne sont pas nécessairement justes, affirme le philosophe, aussi parce quelles sont des artifices humains. Tout écart par rapport à une coutume établie nen est pas moins compris comme un vice. Cette remarque témoigne du conservatisme de lauteur : sans questionner la justesse de certaines lois ou coutumes, il est préférable de sy tenir si ces coutumes ont pu sétablir comme une habitude. Dans ce cas, justes ou fausses, les coutumes participent au bon fonctionnement de la société, et tout écart par rapport à elles est un vice.

Pour Montaigne, le vice est une chose répugnante, quil faut éviter de toutes ses forces :

Il nest vice veritablement vice qui noffence, et quun jugement entier naccuse : car il a de la laideur et incommodité si apparente, quà ladvanture ceux-là ont raison qui disent quil est principalement produict par bestise et ignorance13.

Si on retrouve ici tout dabord la confirmation que le vice est principalement produit par lignorance et la bêtise humaine, on voit aussi que Montaigne ajoute que celui-ci est laid et incommode, et que chacun a la capacité de sen préserver. Comme on la montré plus avant, lignorance dont parle le philosophe ici est celle qui ne veut pas accepter la condition humaine, qui ne veut pas se tenir à des règles, des lois et des mesures14. 291Ce nest pas cette modeste ignorance positive, qui sait quelle ne sait pas et qui donc se tient paisiblement à ce quon lui prescrit15.

Le vice est tellement laid quil soppose à un jugement intègre : « Tant est-il malaisé dimaginer quon le cognoisse sans le haïr16 ». Pour Montaigne, il est impossible didentifier un vice sans le blâmer. Il semble même que pour lui, aucun vice ne peut être excusé par des circonstances atténuantes. Lenfant, pourtant, ne peut pas intuitivement savoir ce quest un vice, il faut le lui apprendre :

Il faut apprendre soigneusement aux enfans de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce quils les fuient, non en leur action seulement, mais sur tout en leur cœur ; que la pensée mesme leuren soit odieuse, quelque masque quils portent17.

Lapprentissage doit permettre à lenfant de découvrir et de rejeter tous les vices, en lui faisant comprendre quun vice peut prendre différentes formes.

Il faut que lenfant apprenne à le rejeter dans toutes les circonstances : il doit le haïr à partir dun dégoût qui sera ressenti dès quil rencontrera un vice ou quil sera tenté den commettre un. Rejeter le vice doit devenir un automatisme : la vertu doit être la première règle pour lenfant. Il doit la promouvoir dans ses actes et ses paroles, et il faut lui apprendre que découvrir une erreur, une faute ou un vice chez soi et les redresser fait toute la grandeur dâme18. Cest pour cela quil faut apprendre à lenfant à se détourner du vice pour rejoindre la vertu, à se détourner 292du mensonge pour rejoindre la vérité. Il ne faut surtout pas se cacher derrière un mensonge :

En vérité le mentir est un maudit vice [] La menterie seule et, un peu au-dessous, lopiniastreté me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez19.

Combattre le mensonge semble essentiel dans la pensée montaignienne : les hommes ne font société que grâce au langage. Celui-ci ne doit donc pas être perverti pour servir une cause vicieuse comme le mensonge20. Il faut apprendre à lenfant la franchise et la rectitude du jugement. Montaigne soutient pourtant que léducation se contente souvent de couvrir ou de cacher certains vices au lieu de les corriger, qui émergeraient alors généralement lors de la « retraite » de la vie publique21. La dissimulation est pourtant un des pires vices :

Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement ; et, de tous les vices, je nen trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de cœur22.

Pour le philosophe, dire la vérité ou ne pas cacher ses vraies intentions témoignent de la vertu : « Un cœur genereux ne doit desmentir ses pensées ; il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein23 ». Se présenter ouvertement à autrui rend humain.

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Montaigne semble, aussi paradoxal que cela puisse paraître, reconnaître au mensonge et aussi au vice une certaine utilité publique ou sociale :

De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encore vitieux : les vices y trouvent leur rang et semployent à la cousture de nostre liaison, comme les venins à la conservation de nostre santé24.

Selon Montaigne, nombreux sont ceux qui croient que lÉtat fonctionne mieux si on emploie quelques mensonges et trahisons. Il en dit de même des négociateurs : ils peuvent duper les Princes, si cela sert le bien public. Il concède donc une certaine utilité publique ou sociale à quelques vices et maux, et les comprend comme participant au perfectionnement de la création et du comportement humain25. Ainsi on peut lire :

Encore que je soistousjours dadvis de dire du bien le bien, et dinterpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est-ce que lestrangeté de nostre condition porte que nous soyons souvent par le vice mesmes poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention26.

Certains vices aident non seulement lhomme à saméliorer moralement (parce que le vice lui pèse), mais certains peuvent aussi partir dune bonne intention, notamment dans le cas des négociateurs qui trompent les Princes (dans lintention dacquérir un bien pour le peuple). Ainsi, une bonne intention peut avoir un mauvais résultat et une mauvaise intention un bon résultat, ce qui conduit Montaigne à ne pas considérer le vice comme nuisible en soi. Certains vices peuvent bel et bien avoir leur utilité.

Montaigne nest pourtant pas dupe. Il rajoute aussitôt : « Le bien public requiert quon trahisse et quon mente et quon massacre ; resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples27 ». La 294rhétorique du bien public a aussi laissé des traces, notamment macabres, sous la forme de lassassinat du duc de Guise en décembre 1588 (cest pourquoi il rajoute « et quon massacre »). Pour Montaigne, le salut de lÉtat ne peut pas justifier autant dhorreur28, ni ne suffit en lui-même pour accepter tous les vices. De ce fait même, le philosophe bordelais est très novateur, estimant que certains maux peuvent contribuer au bien public. Il nen avertit pas moins le lecteur devant une justification « trop facile » de tous les vices, en vue du bien public. Il ne faut pas perdre de vue quun vice reste une mauvaise action ou une mauvaise habitude. Ainsi, le mensonge est ordinairement dit une faiblesse de la connaissance humaine, et pas une qualité en vue du bien public.

Pour souligner la laideur du vice, Montaigne emprunte même des images au domaine médical :

La malice hume la plus part de son propre venin et sen empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en lame, qui tousjours sesgratigne et sensanglante elle mesme29.

Il associe limage de la maladie au contexte du vice : la malice laisse des traces dans le corps, elle lempoisonne et répand son venin. Le vice laisse une « repentance en lâme », à limage dun ulcère en la chair30. Le vice est donc quelque chose de désagréable qui ne touche pas uniquement lâme, mais peut même avoir des répercussions sur le corps ; il peut rendre lhomme malade. Toutefois, on a vu que cette image du venin était aussi présente dans lidée de lutilité publique31 du vice : un venin ou un médicament amer peuvent avoir une conséquence positive sur 295létat de santé de lhomme et ainsi, un vice peut de la même manière avoir une influence positive sur le comportement moral, comme on vient de souligner. Cette image ambivalente du venin faisant référence au vice se retrouve aussi dans lidée dignorance, que nous avons déjà mentionnée et sur laquelle nous allons revenir maintenant.

Chez Montaigne, comme il ny a pas de recherche de la vérité, lignorance peut être le remède dun homme poussé par le désir insatiable. Il sera ainsi sur le point de tomber dans la mauvaise curiosité, celle qui alimente le vice :

[] ce que je ne croy pas, ny ce que dautres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par lignorance32.

Cette affirmation soppose à celle « quà ladvanture ceux-là ont raison qui disent quil est principalement produict par bestise et ignorance33 ». Dans un sens, lignorance est donc comprise comme la cause du vice et, dans lautre, elle en est le remède. Lignorance est le remède si elle soppose à ce désir de science qui dépasse toutes les limites de la condition humaine. Elle en est la cause lorsquelle concerne lignorance de ces limites. À lorgueil, que Montaigne qualifie de premier de tous les vices, lhomme ne peut opposer quune sincère ignorance, qui sait quelle ne sait pas, qui sait quil ne faut pas chercher un savoir au-delà des limites de la condition humaine ; une ignorance quil faut connaître et accepter. Sans cela, elle alimentera le vice en poussant lhomme à transgresser les limites de sa condition humaine. Quel rôle lignorance joue-t-elle dans la pensée cartésienne sur les vices ?

Descartes :
les vices, lignorance et la générosité

Avec Montaigne, mais surtout avec les Anciens, Descartes partage lidée que le vice est produit par lignorance. Il expose cette idée dans une lettre à la reine Christine de Suède, du 20 novembre 1647, ayant pour objet principal le Souverain Bien :

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Car, comme tous les vices ne viennent que de lincertitude et de la faiblesse qui suit lignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste quen la résolution et la vigueur avec laquelle on se porte à faire les choses quon croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas dopiniâtreté, mais de ce quon sait les avoir autant examinées, quon en a moralement de pouvoir34.

Le vice est le résultat de lignorance, de la faiblesse et de lincertitude, dit Descartes. On comprend maintenant ici à quel « sens » de lignorance chez Montaigne cela pourrait faire référence. Quand Descartes dit « ignorance », il pense au non-savoir, à la bêtise humaine, à cette opiniâtreté, qui fait que lhomme veut perdurer dans son ignorance. En elle-même, cette ignorance est fort dangereuse, selon Descartes.

Il lui oppose un savoir stable, rigoureusement construit, suivant une méthode stricte. Seule une connaissance adéquate de la situation permet dagir vertueusement. Vice et vertu fonctionnent donc sur le même modus operandi que lignorance et la connaissance. Lignorance produit le vice, alors que la connaissance conduit à la vertu. Descartes ajoute que la vertu requiert la résolution et une volonté ferme. Les choses quon croit être bonnes doivent être poursuivies avec résolution et vigueur, mais sans tomber dans lopiniâtreté. Descartes semble affirmer ici que si lhomme ne se tient pas fermement à ce quil a une fois considéré comme bon, alors il est fort probable quil commette un vice. Mais « se tenir fermement » à une décision prise, nest-ce pas déjà de lopiniâtreté ?

Cest exactement ce quobjecte un lecteur « inconnu » à Descartes dans une lettre de février 1638. Il y fait référence à la deuxième règle de la morale par provision, que Descartes avait mentionnée dans le Discours de la méthode. Elle se formule ainsi :

Ma seconde maxime était dêtre le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je my serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées35.

Selon cette maxime, même les opinions douteuses devraient être suivies comme si elles étaient assurées. Mais le lecteur objecte :

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Premièrement, la deuxième règle de sa morale semble être dangereuse, portant quil faut se tenir aux opinions quon a une fois déterminé de suivre, quand elles seraient les plus douteuses, tout de même que si elles étaient les plus assurées : car si elles sont fausses ou mauvaises, plus on les suivra, plus on sengagera dans lerreur ou dans le vice36.

Pour ce lecteur, comme dailleurs aussi pour Descartes, le vice est le résultat de la non-connaissance du bien, donc de lignorance et des opinions fausses ou mauvaises. Mais Descartes semblait lavoir écarté au moment de sa deuxième maxime, car il conseille de suivre les opinions douteuses, comme si elles étaient assurées.

Descartes répond néanmoins dans une lettre de mars 1638 :

Premièrement, il est vrai que, si javais dit absolument quil faut se tenir aux opinions quon a une fois déterminé de suivre, encore quelles fussent douteuses, je ne serais pas moins répréhensible que si javais dit quil faut être opiniâtre et obstiné ; à cause que se tenir à une opinion, cest le même que de persévérer dans le jugement quon en a fait37.

Il reconnaît quil serait obstiné ou opiniâtre sil avait formulé sa maxime comme la comprise le lecteur. Tel nest pourtant pas le cas :

Mais jai dit toute autre chose, à savoir quil faut être résolu en ses actions, lors même quon demeure irrésolu en ses jugements, et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, cest-à-dire nagir pas moins constamment suivant les opinions quon juge douteuses, lorsquon sy est une fois déterminé, cest-à-dire lorsquon a considéré quil ny en a point dautres quon juge meilleures ou plus certaines, que si on connaissait que celles-là fussent les meilleures ; comme en effet elles le sont sous cette condition38.

On ne peut pas reprocher à Descartes dêtre opiniâtre ou de pousser lhomme à suivre les opinions mauvaises et à tomber dans le vice, car il distingue clairement entre le niveau du jugement et le niveau de laction. La morale par provision concerne lagir : le philosophe livre trois maximes pour agir moralement. Dans ce sens, une fois les opinions examinées et une voie à suivre fixée, lhomme doit maintenir cette décision dans laction. Cela ne veut en aucun cas dire que si une idée autre vient ébranler le premier jugement avec des raisons plus évidentes et plus 298claires, lhomme ne devrait pas ajuster son jugement. Bien au contraire, Descartes motive son lecteur à régulièrement examiner les idées reçues, à les contrôler et comparer à des nouvelles idées, données ou expériences et dajuster le jugement. Cette analyse au niveau des idées ou opinions ne concerne pas encore laction : on maintient la résolution dans laction, même si on vérifie le jugement émis. Comme la fermeté de la résolution ne concerne que laction, on ne doit pas craindre lopiniâtreté et comme lexamen des opinions ne concerne pas laction, on ne tombe pas non plus dans lirrésolution :

Et il nest pas à craindre que cette fermeté en laction nous engage de plus en plus dans lerreur ou dans le vice, dautant que lerreur ne peut être que dans lentendement, lequel je suppose, nonobstant cela, demeurer libre et considérer comme douteux ce qui est douteux39.

Ainsi, Descartes souligne que suivre dans laction la décision prise ne veut pas dire donner raison à lignorance : on accepte une part dignorance au niveau de laction (on agit sur la base de données douteuses et non évidentes), mais en même temps on refuse de rester dans ce doute au niveau du raisonnement. Agir même si les informations sont douteuse implique seulement de se donner les moyens de pouvoir agir à un moment donné. Toutefois, cela ne veut pas dire que lhomme doit rester ignorant et suivre aveuglément cette première décision. Lesprit (et donc lhomme) est libre de vérifier les idées, de les examiner selon une méthode rigoureuse. Cétait avec cette idée que Descartes avait commencé le Discours de la méthode : « Car ce nest pas assez davoir lesprit bon, mais le principal est de lappliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus []40 ». Même après la décision prise, après le jugement, lesprit doit continuer son travail et savoir bien sappliquer. Il faut quune fois une bonne intention prise, lhomme sy tienne fermement grâce à une volonté ferme et résolue. Et si lintention est mauvaise ou douteuse, il faut sy tenir dans laction, pour pouvoir agir. Pour Descartes, le vacillement dans laction ne peut apporter rien de bon41 : se tromper est meilleur que ne pas agir du tout.

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Il ne va pas cependant jusquà affirmer que cette résolution ferme dans laction suivant une opinion douteuse mène à la vertu. Il ne promeut pas non plus cette manière de faire dans lidée de se perfectionner moralement ou dans la visée dune utilité publique42. Dans la lettre à la reine Christine, il souligne cet aspect :

Et bien que ce quon fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins quon fait son devoir ; au lieu que, si on exécute quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien quon néglige de savoir ce qui en est, on nagit pas en homme vertueux43.

Lhomme nest pas vertueux : il ne fait que son devoir, car il agit dans une situation donnée. On ne peut se dire vertueux que si on suit avec une ferme résolution les bonnes opinions, celles qui apportent le bien et quon avait déterminées comme telles lors du jugement.

Pour Descartes, la résolution est une vertu, qui se place « entre les deux vices qui lui sont contraires, à savoir lindétermination et lobstination44 ». Lobstination et lindétermination sont les fruits de lignorance. Dans le premier cas, on ne veut pas savoir, on préfère rester sur sa position. Dans le deuxième cas, sans savoir, on ne peut pas choisir entre deux possibilités et on reste donc irrésolu et incapable dagir. Pour Descartes, lignorance est la principale cause du vice. Ce vice ne contribue en rien au perfectionnement de lhomme, ni à une sorte de bien pour le peuple ou de bien public. On ne fait pas le mal pour acquérir un bien, car la connaissance de laction et de son résultat est primordiale pour Descartes. Lignorance ne peut pas, dans ces conditions, être le remède contre le vice (comme cest le cas chez Montaigne).

Quel est donc le remède proposé par Descartes ? En analysant lorgueil comme vice principal causé par lignorance, on peut découvrir ce que Descartes propose comme curatif. Dans la lettre à la princesse Élisabeth, du 6 octobre 1645, Descartes écrit :

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Au reste, encore que la vanité qui fait quon a meilleure opinion de soi quon ne doit, soit un vice qui nappartient quaux âmes faibles et basses, ce nest pas à dire que les plus fortes et généreuses se doivent mépriser ; mais il se faut faire justice à soi-même, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses défauts45.

Le vice des âmes faibles et basses est la surestimation, la mauvaise opinion quon a de soi-même à partir de lignorance de ses propres perfections et défauts. Si ce vice touche très souvent les âmes faibles, Descartes doit reconnaître que les âmes fortes peuvent aussi en être affectées, même si elles se sous-estiment plutôt généralement. Le seul remède à la surestimation est de reconnaître sincèrement « ses perfections et ses défauts », cest-à-dire davoir une bonne connaissance de soi.

Dans le Traité des passions de lâme, Descartes sintéresse davantage à ce quest lorgueil ou la surestimation de soi, et la manière de les corriger. Larticle 157 donne une définition de lorgueil, ce « vice si déraisonnable et si absurde, que jaurais de la peine à croire quil y eût des hommes qui sy laissassent aller []46 » :

Tous ceux qui conçoivent bonne opinion deux-mêmes pour quelque autre cause, telle quelle puisse être, nont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est toujours fort vicieux, encore quil le soit dautant plus que la cause pour laquelle on sestime est plus injuste47.

Lorgueil est une passion tournée vers soi : lorsque lhomme sestime pour une fausse raison, il a une bonne opinion de soi, qui est erronée. On dit alors quil est orgueilleux. Cet orgueil est encore plus vicieux quand la raison pour laquelle on sestime devient injuste ou mauvaise48. Se « couronner de lauriers » alors quon a aucun mérite est, selon Descartes, le pire des vices : lorgueil est associé à lignorance, ainsi quà la stupidité de celui qui reçoit des louanges, alors quil ne les mérite pas.

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En outre, la gloire est une usurpation, cest-à-dire une chose quon peut sattribuer plus ou moins soi-même : cest une valeur qui peut fonctionner sur le mode de lauto-attribution. Le pire orgueil est donc celui dans lequel lhomme sattribue lui-même du mérite, en sachant quil nen a en réalité aucun, dit Descartes. Cette formulation de larticle 157 montre que, certes, lorgueil peut venir de lignorance (ignorer ce qui serait une bonne raison pour sestimer), mais il peut aussi être volontaire : dans le cas où lhomme sait quil na aucun mérite, mais sattribue tout de même de la gloire. Si le premier est un vice moins grave, car causé par lignorance, le deuxième ne vient certainement pas dune ignorance pure et absolue. Il est le fruit dune erreur de jugement sur sa propre personne, ou peut-être même de la malice (vouloir sattribuer en pleine conscience de la gloire sans la mériter). Lhomme sestime faussement en connaissance de cause : il peut savoir que la raison pour laquelle il sestime nest pas juste, et quand même le faire.

Larticle 160, en revanche, associe de nouveau le vice à lignorance : « [] et que ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à senorgueillir et à shumilier plus quils ne doivent []49 ». Lorgueil est-il donc le vice le plus commun des hommes ignorants, ou se manifeste-t-il aussi souvent chez ceux qui, volontairement et en pleine connaissance de cause, sattribuent de la gloire ?

Mais, quelle que puisse être la cause pour laquelle on sestime, si elle est autre que la volonté quon sent en soi-même duser toujours bien de son libre arbitre, de laquelle jai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil très blâmable, et qui est si différent de cette vraie générosité quil a des effets entièrement contraires50.

Pour Descartes, lorgueil est le même : pour celui qui ignore simplement que lusage du libre arbitre est la seule et unique raison pour de lestime ; pour celui qui sattribue faussement de la gloire en pensant bien user de son libre arbitre ; ainsi que pour celui qui sen attribue sur la base dune toute autre raison, en connaissant parfaitement la seule raison plausible.

Le remède à ce vice ne peut être que la générosité :

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Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait quun homme sestime au plus haut point quil se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce quil connaît quil ny a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce quil en use bien ou mal, et partie en ce quil sent en soi-même une ferme et constante résolution den bien user, cest-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses quil jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu51.

La vraie générosité étant la vertu, celle-ci ne peut sacquérir que grâce à une bonne connaissance de soi, qui permet de savoir que seuls le libre arbitre et une ferme et constante résolution sont en la possession de lhomme, ce qui lui permettra déviter le vice.

De ce fait même, lunique chose qui distingue la générosité de lorgueil est leur fondement. La générosité a un fondement juste et lorgueil a un fondement mauvais, mais tous deux ont un même mouvement desprit et une seule pensée, à savoir la bonne opinion quon a de soi-même :

Toutefois je ne vois point de raison qui empêche que le même mouvement des esprits qui sert à fortifier une pensée lorsquelle a un fondement qui est mauvais, ne la puisse aussi fortifier lorsquelle en a un qui est juste ; et parce que lorgueil et la générosité ne consistent quen la bonne opinion quon a de soi-même, et ne diffèrent quen ce que cette opinion est injuste en lun et juste en lautre, il me semble quon les peut rapporter à une même passion []52.

Formulé ainsi, Descartes doit adapter sa conception de lignorance, sinon il devrait reconnaître quil y a aussi une part dignorance dans la générosité. Ceci serait inconcevable pour lui : la générosité est la vertu clé qui montre que lhomme sait et quil sait bien, cest-à-dire quil use de façon correcte de son libre arbitre.

Descartes peut alors différencier la générosité de lorgueil : dans la générosité (lorsque lon se loue pour la bonne cause), lhomme fait bon usage de sa faculté de juger alors que, dans lorgueil, lhomme sestime pour une tout autre cause qui nest pas absolument juste. Ainsi, il nest nulle part précisé que cette fausse estime ou cette estime trop grande naissent de lignorance absolue de lhomme sur la juste cause, mais elle peut naître du simple caractère vicieux qua lhomme. Toutefois, 303lexemple du pire des vices (lorgueil) nannule pas lidée que celui-ci peut naître de lignorance, et que le seul remède consiste dans une bonne connaissance de soi et du monde. La générosité, que Descartes définit comme la vertu capitale pour contrecarrer tous les autres vices, ne se trouve que chez celui qui a une bonne et sincère connaissance de soi. Il est donc important de dépasser lignorance, source des vices, pour acquérir une connaissance stable, mère de la vertu et de la générosité.

Conclusion

Lanalyse de la pensée montaignienne et cartésienne sur les vices et lignorance a donc prouvé que nonobstant de nombreux points de contact entre les deux philosophes (concernant la morale), il faut être prudent et ne pas confondre différents niveaux de compréhension des concepts. Si lignorance chez Descartes revêt toujours le sens de la non-connaissance humaine, fortement blâmable dans un système de méthode rigoureuse pour découvrir la vérité, chez Montaigne elle peut adopter deux sens bien différents. Chez Descartes, lignorance produit le vice et la science crée la vertu, mais, pour Montaigne, cette distinction nest pas si simple. Le savoir peut produire du vice, lorsquil est un désir insatiable qui pousse vers une curiosité excessive. Et lignorance peut, dans ce cas précis, être celle qui produit la vertu et non le vice.

Lorsque lhomme ignore sa condition humaine, parce quil ne sintéresse pas à lui-même, mais porte son regard toujours loin, vers les choses qui ne lui sont que difficilement ou aucunement concevables, alors son ignorance nourrit un désir de savoir qui devient rapidement insatiable. Ce dernier est accompagné dune curiosité excessive, qui dépasse les limites de la condition humaine et conduit lhomme au vice. Lorsque cette ignorance, en revanche, est une ignorance sincère, qui sait quelle ne sait pas, elle ramène lhomme vers lui-même. Elle lui permet alors de se focaliser sur lui, comme sujet détude et dobservation, et évite le vice. Tous deux reconnaissent donc que lignorance joue un rôle dans les vices : pour Descartes, elle est la cause principale et, pour Montaigne, elle est une cause possible.

304

Lanalyse du vice a aussi montré que la morale devient toute autre selon le système philosophique quon adopte. Dans la philosophie cartésienne, comme système théorique avant tout, la morale est un fruit de larbre de la connaissance. La vertu ou la générosité ne peuvent donc venir que dun savoir stable et dune bonne connaissance de soi (même si Descartes noublie jamais que la morale est caractérisée par lagir et le fait de sadapter à la vie). La philosophie montaignienne, en revanche, émane de létude de soi. Elle conçoit vertu et vice à lintérieur même de laction, de la vie de lhomme. De ce fait même, il ny a pas une cause pour le vice et une pour la vertu, et il se peut même quun vice suive une bonne intention ou ait un résultat constituant un bien public. La différence des conceptions entre vertu et vice est donc à penser chez les deux philosophes à partir de leur projet philosophique différent.

Enfin, la philosophie montaignienne passe davantage par des images que celle de Descartes. Le vice, chez Montaigne, est rapproché du domaine médical, et on retrouve la laideur de la maladie, avec par exemple lanalogie avec lulcère dans la chair. Descartes, en revanche, ne rapproche pas les domaines de la morale et de la médecine au sujet du vice. Ce dernier peut être redressé par une connaissance claire et évidente de ce qui est un bien, ainsi que par une ferme résolution de toujours suivre ce bien. Le corps, selon lui, ne peut pas se guérir de cette manière : il ne suffit pas de connaître la santé pour avoir un corps en bonne santé.

Jil Muller

Docteure de lUniversité
de Strasbourg

Membre associé du Crephac (Centre de recherche en philosophie allemande et contemporaine)

et du PRIN Università del Piemonte (Filosofia moderna)

1 Je tiens à remercier Clément Foerster pour sa relecture critique, ainsi que sa correction de la langue française.

2 Michel de Montaigne, Les Essais, Édition Villey-Saulnier, Paris, Presses universitaires de France, 2004, Livre I, ch. 27, p. 182 A.

3 Cf. Ibid., p. 178.

4 Cf. Ibid., p. 180 A : « Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse ».

5 Ibid., p. 181 A.

6 Ibid., p. 178 A. Descartes parle aussi du vice ordinaire en désignant la faute que commettent ceux qui ne se prennent pas le temps de bien distinguer les différents éléments dune chose composée avant den faire un jugement. Ceux-là se trompent régulièrement et considèrent comme faux des choses vraies et vice versa. Cf.Six. Rép., AT IXa, 243 : « [] et cest le vice presque ordinaire de toutes les connaissances imparfaites, dassembler en un plusieurs choses, et les prendre toutes pour une même [] ». Les références à Descartes renvoient aux Œuvres complètes, Charles Adam et Paul Tannery (éds.), 12 vols., Paris, Vrin, 1976.

7 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 27, p. 182 A.

8 Cf. Ibid., p. 182 A.

9 Princ. I, art. 42, AT IX b, 42-43. Lhomme doit être prudent, il doit suivre une méthode rigoureuse pour découvrir la vérité. Cest moins la curiosité en elle-même qui est critiquée que la hâte dans le consentement, dans le jugement, qui fait que lhomme donne son assentiment à des propositions quil ne connaît pas clairement.

10 Cf. Pass., art. 160, AT XI, 452 : « [] le vice vient ordinairement de lignorance [] ».

11 Cf. pour ne citer que quelques études : Michael Moriarty, “Montaigne and Descartes” in P. Desan (ed.), The Oxford Handbook of Montaigne, Oxford, Oxford U.P., 2016, p. 347-363 ; Roger Ariew, “What Descartes read, His intellectual background” in S. Nadler, T. M. Schmalz and D. Antoine-Mahut (eds.), The Oxford Handbook of Descartes and Cartesianism, Oxford, Oxford U.P., 2019, p. 25-39 ; É. Gilson, Descartes, Discours de la méthode : texte et commentaire, Paris, J. Vrin, 1925, 3e éd. 1962 ; N. Panichi et M. Spallanzani, “Montaigne and Descartes. A philosophical genealogy”, Montaigne Studies, Montaigne and Descartes, vol. 25, 2013, p. 3-5 ; S. Giocanti, « Hériter de Montaigne à lâge classique : les exemples de Descartes, Pascal et La Mothe Le Vayer », Littératures classiques, no 75, 2011, p. 27-50 et L. Brunschvicg, Descartes et Pascal : lecteur de Montaigne, Neuchâtel, Suisse, Édition de la Baconnière, 1945.

12 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 B.

13 Ibid., p. 806 B.

14 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 54, p. 312 B : « Il se peut dire, avec apparence, quil y a ignorance abecedaire, qui va devant la science, une autre, doctorale, qui vient aprés la science : ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle deffaict et destruit la premiere ». « Abécédaire » est ici à comprendre au double sens dignorance primaire ou première, et peut-être même au sens dignorance dans les premiers livres, les premières études (car lhomme ne sait pas encore comment organiser son étude pour augmenter son savoir). Mais même après des études, lhomme, selon Montaigne, ne gagne pas en savoir. Il na fait que remplacer la première ignorance par une seconde, qui est presque pire, car elle prétend être un savoir alors quelle nest que de lignorance. Cest là où se loge la tentation de lorgueil : lhomme peut prétendre détenir une science exacte, alors quil ne vient que dadopter une nouvelle forme dignorance. Cf. P. Magnard, Le vocabulaire de Michel de Montaigne, Paris, Ellipses Éditions, p. 29 : « Cette ignorance seconde couronne la science ; aux stades intermédiaires, elle en prévient les dangers, notamment la superbe diabolique que produit un demi-savoir ».

15 Montaigne pense que la condition humaine comporte naturellement une part dignorance, notamment concernant les inconcevables pour lhomme, cf.Les Essais, Livre I, ch. 23, p. 112 C : « Les miracles sont selon lignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon lestre de la nature ». Et au chapitre 56, livre I, p. 321 C, il ajoute : « Lignorance pure et remise toute en autruy estoit bien plus salutaire et plus sçavante que nest cette science verbale et vaine, nourrice de presomption et de temerité ».

16 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 B.

17 Les Essais, Livre I, ch. 23, p. 110 C.

18 Cf. Les Essais, Livre I, ch. 26, p. 155 A/C.

19 Les Essais, Livre I, ch. 9, p. 36 C.

20 Cf. Ibid., p. 36 C : « Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole ».

21 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 811 : « La vraie condamnation et qui touche la commune façon de nos hommes, cest que leur retraicte mesme est pleine de corruption et dordure ; lidée de leur amendement, chafourrée ; leur penitence, malade et en coulpe, autant à peu pres que leur peché. Aucuns, ou pour estre colléz au vice dune attache naturelle, ou par longue accoustumance, nen trouvent plus la laideur. A dautres (duquel regiment je suis) le vice poise, mais ils le contrebalancent avec le plaisir ou autre occasion, et le souffrent et sy prestent à certain prix : vitieusement pourtant et laschement ».

22 Les Essais, Livre II, ch. 17, p. 647 A.

23 Ibid., p. 647 A/C. Soulignons que Montaigne rattache la générosité à la magnanimité aristotélicienne : « Aristote estime office de magnanimité hayr et aimer à descouvert, juger, parler avec toute franchise, et, au prix de la verité, ne faire cas de lapprobation ou reprobation dautruy ». Descartes comprend la générosité exactement de la même manière, tout en synthétisant plusieurs modèles éthiques : « magnanimité aristotélicienne (avec le souci de la vraie grandeur), fermeté desprit des “stoïques”, mais aussi vertus chrétiennes dhumilité et de charité, et culture épicurienne dun plaisir à lobjet très épuré », cf. F. de Buzon et D. Kambouchner, Le vocabulaire de Descartes, Paris, Éditions Ellipses, 2011, p. 50. Notons que cette idée montaignienne (aristotélicienne) reprise dans la pensée cartésienne nest pas simplement reprise, mais il y a une vraie réaction de la part de Descartes à la pensée de Montaigne. Il lutilise pour la développer davantage. On peut donc y voir non seulement une filiation mais une réelle réception de la pensée du philosophe bordelais dans la philosophie cartésienne.

24 Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791B.

25 Lidée du perfectionnement humain se trouvait déjà chez saint Augustin. Pourtant, Descartes ne va pas la reprendre.

26 Les Essais, Livre II, ch. 1, p. 335-336 A.

27 Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791 B/C.

28 Cf. A. Jouanna, Montaigne, Paris, Nrf Gallimard, 2017, p. 294-296.

29 Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806 C/B.

30 Dorothea Heitsch, “Montaigne on health and death”, in P. Desan (ed.), The Oxford Handbook of Montaigne, op. cit., p. 776 : lauteure semble mêler les différents niveaux entre corps et âme pour affirmer que Montaigne parle de lâme comme une partie corporelle. “Yet repentance is necessary because vice leaves something like an ulcer in the soul. Here the author is not only using physical language for matters of the soul, but he also abolishes hierarchies between soul and body”. Pourtant, selon nous, Montaigne ne mélange pas un vocabulaire corporel pour parler de lâme (surtout pas dans ce passage cité) et il ne comprend pas lâme comme quelque chose de corporelle. Il voit plutôt lâme humaine en interaction avec le corps et cest pour cela quil accepte que lâme puisse avoir des répercussions sur le corps, tel que le corps en peut avoir sur lâme. Nous nirons, toutefois, pas jusquà affirmer que Montaigne mélange les niveaux ou même abolit les hiérarchies entre âme et corps, surtout parce quil ne parle pas dun ulcère dans lâme, comme le prétend lauteure.

31 Cf. Les Essais, Livre III, ch. 1, p. 791B.

32 Les Essais, Livre II, ch. 12, p. 438 A.

33 Cf. Les Essais, Livre III, ch. 2, p. 806B.

34 AT V, 83.

35 DM, AT VI, 24.

36 AT I, 512-513.

37 AT II, 34.

38 AT II, 34-35.

39 AT II, 35.

40 DM, AT VI, 2.

41 Cf. limage de la perte dans la forêt, dont Descartes parle dans la deuxième maxime du Discours de la méthode, AT VI, 24-25.

42 Dans la deuxième méditation, on pourrait croire que Descartes reconnaisse la possibilité dun mensonge « utile » à Dieu. Cette affirmation est pourtant rejetée au moment où il lui reconnaît une bonté et une puissance infinie. On pourrait croire que Dieu, par sa puissance, puisse tromper, dans le but dun bien public ; que la bonté divine accepte une tromperie occasionnelle suivant une bonne intention et ayant comme conséquence un bien. Mais Descartes refuse cette assertion, car par sa puissance, Dieu ne peut vouloir que le bien, donc lêtre et non pas le non-être.

43 Descartes à Christine, 20 novembre 1647, AT V, 83-84.

44 AT II, 36.

45 AT IV, 307.

46 Pass., Art. 157, AT XI, 449.

47 Ibid., 448.

48 Ibid., 448-449 : « Et la plus injuste de toutes est lorsquon est orgueilleux sans aucun sujet ; cest-à-dire sans quon pense pour cela quil y ait en soi aucun mérite pour lequel on doive être prisé, mais seulement parce quon ne fait point détat du mérite, et que, simaginant que la gloire nest autre chose quune usurpation, lon croit que ceux qui sen attribuent le plus en ont le plus ». Cf. sur le péché et lorgueil et généralement sur la volonté et lentendement dans la faute, le chapitre « VI. Une métaphysique sans mal », in D. Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Paris, Éditions Hermann, 2008, p. 199-224 et sur la question de lorgueil et dun amour déréglé p. 218-222.

49 Pass., art. 160, AT XI, 452.

50 Pass., art. 158, AT XI, 449.

51 Pass., art. 153, AT XI, 445-446.

52 Pass., art. 160, AT XI, 451.