“Le plus fructueux et naturel exercise de nostre esprit” Conversation and public domain in the works of Montaigne, Guazzo and Castiglione
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Author: Perkins (Marina)
- Pages: 199 to 212
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Le plus fructueux et naturel
exercise de nostre esprit »
Conversation et domaine public dans les œuvres
de Montaigne, Guazzo et Castiglione
Une même idée directrice semble dominer la recherche des dernières cinquante années consacrée à « De l’art de conferer ». Ce fil rouge reflète la préoccupation plus générale des études montaignistes du vingtième siècle à l’égard du « moi » montaignien, ou les Essais comme « livre de soi ». Ces études portent principalement sur les enjeux de la conversation pour l’individu, pour le « je » qui parle. Il est souvent suggéré que le modèle de la conversation que Montaigne développe dans ce chapitre rejette une lecture superficielle de la conversation comme activité orientée vers l’extérieur. Selon ces lectures, de manière plus profonde, la conversation tend vers l’intérieur et fait qu’on se replie sur soi-même. Par exemple, dans une discussion sur la distinction établie par Montaigne entre ce que nous disons dans la conversation et comment nous le disons, ou la distinction entre matière et manière, Richard Regosin écrit :
From matter, which concerns truth and the world, Montaigne will turn to manner, which concerns the discovery of self. [ … ] Depth of insight and soundness of argument come together with sincerity of expression and submission to truth as indicators of the quality of that mind which, in a characteristic Montaignian circle, is at once the means and the end of pursuit 1 .
Selon Regosin, la représentation de la conversation que Montaigne offre est dominée par ‘le soi’. Tout intérêt pour “truth and the world”, « la vérité et le monde », ou ce qui existe au-delà de l’individu, est subsumé sous un projet de plus grande importance : la découverte de soi. 200L’interprétation que propose Jules Brody sur ce chapitre est similaire à celle de Regosin :
Sous le coup de ce dynamisme dialectique s’opère une succession de renversements du pour au contredont l’effet est d’obliger les interlocuteurs du dialogue hypothétique imaginé par Montaigne à se replier sur eux-mêmes, et, finalement, à se livrer de part et d’autre au travail d’introversion qui est le ressort interne et la condition indispensable de l’art de conférer2.
David Quint adopte une approche différente qui résonne néanmoins avec les analyses de Regosin et Brody. Son interprétation de « De l’art de conferer » va de pair avec l’orientation sociale et politique de son projet ; il remarque que la description de la conversation personnelle dans le chapitre “can be expanded to wider, national debates3”. Malgré cela, la connaissance de soi est le point central de l’analyse de Quint. Il explique :
[ Montaigne ’ s ] agonistic model of conversation [ … ] wavers between a two-way exchange of knowledge and a self-reflection undertaken separately by each partner of the discussion : the former easily turns into the latter where the knowledge one gains is specifically knowledge of oneself. Self-awareness and the self-control that comes with it are repeatedly the ends achieved by Montaigne ’ s talking with others 4 .
Quint reconnaît que le type de conversation décrit par Montaigne est fondé sur un échange entre plusieurs participants, mais il minimise la capacité de cet échange à accroître la connaissance du monde au-delà de l’individu en soutenant que le résultat est « specifically knowledge of oneself ». Quint soutient que le modèle de la conversation décrit par Montaigne est « a training ground in the […] self-restraint required of the noble subject of absolutism. It is so not least because it teaches him how to yield5 ». Malgré l’aspect politique de cette lecture, le travail que fait la conversation selon Quint reste principalement individuel et interne. Le côté collaboratif de la conversation n’est pas traité, et l’accent est plutôt mis sur une « self-reflection »qui se fait indépendamment des autres.
201L’exploration et la construction de soi sont sans aucun doute des aspects essentiels des Essais, et cela vaut pour ‘De l’art de conferer’. Au-delà de l’assertion selon laquelle la conversation donne à l’individu l’occasion d’apprendre quelque chose sur lui-même, la structure du chapitre, comme plusieurs l’ont noté, articule un mouvement vers l’intérieur. Montaigne passe de la conversation à une discussion de sa propre pratique de la lecture, et conclut par un manifeste pour son projet d’écriture qui lie Les Essais à leur auteur : « J’ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy » (III, 8, 9426). Cependant l’attention donnée au dialogisme interne décrit dans le chapitre peut mener à oublier sa qualité externe. Montaigne ne décrit pas cette activité intrinsèquement sociale uniquement en termes d’effort pour se connaître. L’essayiste conçoit plutôt la conversation comme un processus collaboratif7. Je soulignerai cette dimension interactive de la conversation montaignienne en m’appuyant sur les théories de la conversation du vingtième siècle, plus précisément la théorie sociologique d’Erving Goffman, et sur l’anthropologie de la pensée collective proposée par Hugo Mercier et Dan Sperber. Je passe maintenant à « De l’art de conferer » pour évaluer comment Montaigne décrit le processus interactif de la conversation.
Tout au long du chapitre, Montaigne file une analogie entre la conversation et la joute qui confère une dimension sociopolitique à sa représentation de la conversation. Le chapitre est saturé de métaphores martiales ; Montaigne parle de ripostes et de parades, de sorties et d’attaques. Il décrit son interlocuteur idéal comme « un roide jousteur [qui] me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre » (III, 8, 923). La joute est une analogie qui présente de multiples facettes, et qui permet une lecture également multiforme du modèle de la conversation 202que Montaigne décrit. À la fois jeu régi par des règles et simulation de guerre, la joute fait écho au registre ludique et au registre sérieux. Se tenant à l’intersection de ces deux sphères caractérisées par des enjeux très disparates, la joute représente une forme de conversation qui englobe deux contextes différents. Cette pratique de la conversation combative dans un cadre ludique et sportif est conçue pour l’individu qui est engagé dans la politique comme un prélude aux discours de la vie publique. En d’autres termes, l’analogie implique que la conversation est un moyen de se préparer pour des discussions aux enjeux plus élevés, y compris les délibérations en salle d’audience, les négociations et la diplomatie, et les débats sur le droit et la théologie.
La discussion d’Erving Goffman sur l’applicabilité du prisme du comportement social propre au « gameplay » aux catégories plus larges des rencontres sociales aide à clarifier cette lecture de l’analogie sportive de Montaigne, et l’idée qu’il est possible de travailler son habilité à faire des discours « sérieux » dans des contextes plus ludiques. Goffman conteste la tendance des sociologues « to treat sociability as a type of “mere” play, sharply cut off from the entanglements of serious life » quand en fait les normes de ces deux contextes sont souvent analogues8. Goffman observe en outre que « games seem to display in a simple way the structure of real-life situations. They cut us off from serious life by immersing us in a demonstration of its possibilities. We return to the world as gamesmen, prepared to see what is structural about reality and ready to reduce life to its liveliest elements9 ». La conversation-joute est à la fois un jeu joué avec des amis et des connaissances, une forme de sociabilité, et un moyen de préparer les participants à affronter « la vie sérieuse » dans le domaine publique.
Je dois en partie à Quint cette idée selon laquelle la conversation dans « De l’art de conferer » entraîne à la vie publique, lui qui désigne la conversation comme « training ground » (littéralement « terrain d’entraînement »), mais j’ajoute un élément important. Je soutiens que l’utilité du modèle conversationnel montaignien comme terrain d’entraînement réside précisément dans sa nature collective, et non, comme Quint le soutient, dans l’introspection qu’elle engendre. Montaigne explique que lorsqu’il s’entretient avec un adversaire habile, 203« ses imaginations eslancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention me poussent […] au dessus de moy-mesmes » (III, 8, 923). Montaigne suggère que le produit de cette conversation combative est supérieur à la somme de ses parties ; les participants surpassent leurs capacités individuelles dans le travail partagé de la rencontre. Montaigne élabore et ajoute : « [q]uand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere ; je m’avance vers celuy qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la verité devoir estre la cause commune à l’un et à l’autre » (III, 8, 924). La réfutation faite par l’interlocuteur permet à Montaigne de reconnaître les défauts de son propre raisonnement et de trouver une meilleure formulation. L’interlocuteur vraisemblablement tire avantage de la même forme d’instruction ; les idées sont façonnées et perfectionnées par l’échange entre les participants.
Cette description de la conversation correspond à la définition de la raison humaine proposée par Hugo Mercier et Dan Sperber dans The Enigma of Reason : A New Theory of Human Understanding, selon laquelle la conversation fait de nous de meilleurs penseurs, des penseurs qui font preuve d’esprit critique. Mercier et Sperber expliquent :
[ … ] in the midst of a discussion as people exchange arguments and justifications with each other [ … ] [ , reasoning ] properly fulfills the functions for which it evolved. In particular, when people who disagree but have a common interest in finding the truth or the solution to a problem exchange arguments with each other, the best idea tends to win 10 .
Dans une terminologie assez proche de celle de Montaigne, Mercier et Sperber décrivent un type de conversation corrective qui confère une plus grande objectivité aux participants par le fait de juger leurs propres idées et celles d’autrui. L’évaluation claire des idées qu’on associe souvent avec le concept de raison en tant que capacité individuelle devrait en fait être associé à un processus de raisonnement, ou à une raison définie en tant qu’activité partagée. Laissée à elle-même, la raison d’un individu est « both biased and lazy. Biased because it overwhelmingly finds justifications and argumentsthat support the reasoner’s point of view, lazy because reason takes little effort to assess the quality of the justifications and arguments it 204produces11 ». Les défis qui surgissent pendant une conversation combative servent de garantie contre ces problèmes. Dans cette veine, Montaigne affirme que s’il en vient à reconnaître que son argument comporte trop de défauts pour rester viable, il l’abandonnera volontiers pour adopter le point de vue de son adversaire : « Je […] caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m’y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues » (III, 8, 925). En reconnaissant la supériorité du raisonnement de son interlocuteur, Montaigne triomphe de ses préjugés personnels. La conversation, en tant que creuset où les notions préconçues de chaque participant sont démantelées pour permettre le développement d’un meilleur raisonnement collaboratif, permet donc une évaluation plus précise des idées qui se propagent dans le monde, et facilite la résolution des problèmes.
Montaigne ne considère pas cependant que la conversation soit la panacée ou un outil magique qui pourrait résoudre tous les maux publics en révélant la vérité. Il soutient en fait que la vérité est principalement inaccessible. Il croit pourtant que « nous sommes nais à quester la verité […]. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui faira les plus belles courses. » (III, 8, 928). Dans cette itération de l’analogie de la joute où les participants tentent de faire passer leurs lances dans un cerceau, l’accent est moins mis sur la victoire et l’expérience elle-même prend une plus grande importance. Il y a de la valeur dans le processus de recherche de solutions par la discussion. La répétition, si elle ne touche pas au but, du moins produira une « plus belle course12 ».
À travers ce modèle agonistique, le traitement de la conversation par Montaigne semblerait se distinguer des manuels de civilité alors en circulation, dont ceux de Baldassare Castiglione, Érasme de Rotterdam, Giovani Della Cassa, et Stefano Guazzo, pour ne citer que quelques 205exemples saillants. Je vais à présent me concentrer sur Castiglione et Guazzo en particulier. En gros, ces manuels de civilité portent sur la manière de se comporter pour plaire à ses interlocuteurs, et encouragent des échanges polis plutôt qu’agressifs. Par exemple, dans La Civil conversazione de Guazzo, le médecin Annibale Magnocavalli explique que celui qui parle doit chercher à éviter :
[…] toutes les choses qui rendent le parler moins delectable, comme d’user de briefveté plus grande que ne requiert le propos encommancé […]. Aussy ne faut il pas qu’il se serve de paroles superflues, & qu’il amuse les escoutans de longues prefaces & autres circonstances impertinents, & hors de propos13.
En plus d’encourager à la pertinence, les manuels de civilité conseillent aussi aux lecteurs de tenir compte du rang de chaque personne qui participe à la conversation. Au cours d’une discussion sur la femme de cour idéale dans Il Cortegiano de Castiglione, un personnage soutient que
[…] à celle qui vit en court il me semble estre convenable sur toute aultre chose une certaine affabilité gracieuse, par laquelle elle sache gentilement entretenir toutes sortes de gens avecques propos aggreables, honnestes & accommodez au temps, au lieu, & a la qualité de la personne à qui elle parlera14.
On voit ici le principe de l’« aptum » exprimé dans le contexte d’une discussion de la conversation ordinaire. Castiglione parle de l’acceptabilité sociale de l’énoncé en plus de sa pertinence. Il ne suffit pas de garantir que les mots soient appropriés au contexte immédiat de la conversation ; la femme de la cour doit adapter sa conversation selon les exigences de l’étiquette et de la hiérarchie sociale.
Erving Goffman fournit un vocabulaire utile pour cette distinction dans sa théorie des rencontres sociales. Il définit des “system constraints” (littéralement « contraintes du système ») qui se rapportent aux conditions qui doivent être remplies pour que la conversation réussisse au sens technique, et des « ritual constraints »(littéralement « contraintes ritualisées ») qui se rapportent à « how each individual [in a given encounter] ought to handle himself with regard to each of the others, so that he not discredit his own 206tacit claim to good character or the tacit claim of others that they are persons of social worth whose various forms of territoriality are to be respected15 ». On peut décrire l’accent mis par Castiglione sur le rang social des participants à une conversation en tant que souci des « contraintes ritualisées ». Pour la femme de la cour de Castiglione, l’objectif principal est de plaire aux gens qui l’écoutent en tenant compte de leurs positions sociales.
Ceci n’est pas la préoccupation principale de Montaigne pour la conversation. L’essayiste soutient que « ce qui poind, touche et esveille mieux que ce qui plaist. Ce temps n’est propre à nous amender qu’à reculons, par disconvenance plus que par accord » (III, 8, 922). L’allusion au temps troublé implique que l’objectif de l’agôn conversationnel de Montaigne n’est pas de renforcer les réputations des participants ou de faciliter un processus par lequel chacun s’insinue dans les bonnes grâces des autres, mais plutôt, comme je l’ai soutenu, de les équiper pour un dialogue productif dans la sphère politique. Cependant cela ne veut pas dire que Montaigne ne se soucie pas des « contraintes ritualisées ».
Au contraire : Montaigne, Castiglione et Guazzo tous traitent d’un type particulier d’interaction d’enjeux élevés et des contraintes rituelles qui l’influencent, à savoir le rapport entre souverains et leurs sujets. Dans « De l’incommodité de la grandeur », le chapitre qui précède « De l’art de conferer », Montaigne suggère que le déséquilibre des forces qui caractérise un tel échange l’empêche de prendre la forme combative qu’il décrit dans ce dernier chapitre. Il explique dans « De l’art de conferer » que ce mode de conversation nécessite un certain degré d’égalité entre les participants. Chaque interlocuteur doit au moins avoir le droit de se désengager de l’interaction si elle n’est plus productive ; en fait Montaigne déclare son propre droit de mettre fin à une conversation si son interlocuteur parle d’une manière excessivement hautaine. Il n’est pas possible pourtant de mettre fin à une discussion lorsqu’un sujet s’entretient avec son souverain. L’échange se fera toujours selon les conditions du souverain, et à son grand détriment. Montaigne explique :
Il n’est à l’avanture rien plus plaisant au commerce des hommes que les essays que nous faisons les uns contre les autres […] ausquels la grandeur souveraine n’a aucune vraye part. A la verité, il m’a semblé souvent qu’à force de respect on y traicte les Princes desdaigneusement et injurieusement (III, 7, 918).
207La correction mutuelle qui caractérise les conversations productives ne peut pas avoir lieu si les sujets, « à force de respect », ne parlent pas franchement avec le prince.
Si le modèle montaignien de la conversation sert à faciliter un processus de raisonnement collectif et à affiner des compétences pour la vie publique, l’exclusion du personnage le plus puissant de l’état de cette formation discursive est à la fois ironique et troublante. Le prince ne tire pas avantage de l’entraînement, et l’état rate la pensée constructive qu’il engendre. Cela est illustré par encore une autre allusion à la joute, cette fois dans « De l’incommodité de la grandeur ». Montaigne, discutant du fait que personne ne contredit les rois, pose la question, « Quelle part ont ils à la meslée, en laquelle chacun est pour eux ? Il me semble voir ces paladins du temps passé se presentans aus joustes et aus combats avec des corps et des armes faëes » (III, 7, 918). Les armes magiques qui rendent le jouteur insensible aux coups de ses adversaires annulent le but de la joute et sapent son utilité comme moyen d’entraînement à la guerre. De même le prince, armé de la gravité de son titre, ne peut pas fonctionner dans le registre ludique de la conversation-joute, dans lequel on s’expose volontairement à l’assaut de l’interlocuteur. Par conséquent le prince n’a pas d’opportunité de développer un esprit critique et de participer aux processus de la pensée collaborative.
Le traité de civilité de Guazzo est une étude de cas qui démontre comment la conversation mutuellement instructive se défait quand le souverain est impliqué. La civil conversazione prend la forme d’un dialogue entre le frère de l’auteur, Guglielmo Guazzo, et le médecin Magnocavalli. Généralement prêt à offrir des conseils sur la conduite propre pour la conversation, Magnocavalli est ici de manière inhabituelle réticent à discuter de la nature des princes et de la façon dont ils devraient parler à leurs sujets. Quand Guglielmo fait une remarque sur les défauts des princes, Magnocavalli répond, « J’aymeroye mieux que de cecy ne se tint aucun propos16 ». Ce sujet menace de faire échouer la conversation. La simple mention des princes est un obstacle à la perpétuation du discours.
De plus, lorsqu’il est obligé de s’exprimer sur le sujet, Magnocavalli rejette l’idée que les princes ont quelque chose à apprendre sur la manière dont ils se comportent envers leurs sujets. Il explique, « […] les Princes 208n’ont pas besoin de nos remonstrances, & pour cete cause il n’est pas besoin leur enseigner le moyen de converser en leur maison : […] brief ils n’ont aucun defaut17 ». Le refus obstiné de Magnocavalli de reconnaître que les princes ont des défauts donne la preuve de la véracité de l’argument de Montaigne dans « De l’incommodité de la grandeur ». Le médecin renonce à l’opportunité de corriger la conduite des princes et les prive de l’opportunité d’apprendre quelque chose du dialogue.
Les personnages de Castiglione (dans Il Cortegiano)semblent être plus libres dans leur discussion au sujet des princes que Magnocavalli dans le traité de Guazzo, alors qu’ils subissent les mêmes contraintes. Il Cortegiano est organisé en une série de conversations entre des membres de la cour d’Urbino sur ce qui constitue le courtisan idéal ou la femme de cour idéale. Le duc d’Urbino est l’hôte officiel de ces assemblées. Castiglione explique pourtant que le duc lui-même n’assiste jamais aux discussions ; il se retire immédiatement après le dîner à cause d’une maladie, et il laisse sa femme présider les conversations du soir. Comme l’observe Peter Burke, la discussion franche entre les membres de la cour est seulement possible en l’absence du prince – le duc dans ce cas. Burke explique, “[o]ne of Castiglione’s characters remarked that – as recent linguists have reiterated–the idea of conversation implies a kind of equality […], and exchange on an equal basis informs the whole dialogue”18. Pour cette raison, « Castiglione had to set his dialogue in a court without a ruler […]19 ».
Il est important de reconnaître que ces exemples ne suggèrent pas que la conversation ne peut pas avoir lieu entre des interlocuteurs situés à différents échelons de la hiérarchie sociale. L’existence même des « ritual constraints », ou « contraintes ritualisées », démontre que les divergences sociales se négocient pendant la conversation. Goffman explique que des conversations caractérisées par de telles divergences peuvent avoir lieu si les participants relèguent leurs différences à l’arrière-plan et se concentrent plutôt sur le but qui les a rassemblés. Il cite le sociologue Georg Simmel : « Sociability is the game in which one “does as if” all were equal, and at the same time, as if one honored each of them in particular”20 ». 209Simmel souligne le délicat équilibre qui doit être trouvé pour empêcher que les différences de statut n’entravent la conversation tout en reconnaissant ces différences pour satisfaire aux « contraintes ritualisées ».
S’il est possible pour les participants d’une conversation de surmonter les différences de statut, pourquoi, selon Montaigne, la conversation franche est-elle une activité à laquelle « la grandeur souveraine n’a aucune vraye part » (III, 7, 918) ? La réponse réside dans la nature particulière de la fonction de la royauté. Montaigne explique que « cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et essentielles […]. C’est tant estre Roy qu’il n’est que par là » (III, 7, 918). Pendant une discussion avec le roi, il n’est pas possible de se comporter “as if all were equal” – « comme si tous étaient égaux » – parce que le roi ne peut communiquer dans aucun registre autre que celui de la royauté21. Il parle exclusivement ex officio22.
Castiglione fait une observation sur la royauté similaire à celle de Montaigne. Dans le deuxième livre de Il Cortegiano, un personnage qui s’appelle Federico explique aux autres membres de la cour qu’il est convenable pour le courtisan idéal de participer aux mascarades et de se déguiser en berger ou en vieillard. Le prince peut également 210participer aux réjouissances mais, dit Federico, il ne devrait pas jouer son propre rôle, c’est-à-dire le rôle du prince. Autrement, « le plaisir qui de la nouvelleté vient aux regardans, fauldroient en grand partie, car ce n’est point chose nouvelle à aucun que le Prince soit Prince23 ». Dans le contexte des jeux et des tournois, semblable aux paladins intouchables décrits par Montaigne, le prince qui choisit de jouer le rôle du prince fait signe à ses sujets qu’il s’attend à ce qu’ils déférent à son titre. Ce choix exclurait tout échange naturel entre lui et le public. Federico ajoute, « mais en tel cas se despouillant le Prince de la personne de Prince, & se mettant esgallement avec les plus bas, en manière pourtant qu’il puisse bien estre congneu, & desmettant sa grandeur, il prent une aultre grandeur plus grande24 ». Federico tombe dans une contradiction. Le prince prouve son mérite s’il adopte une identité nouvelle car, théoriquement, ses sujets et concurrents ne lui déféreraient pas comme ils le feraient normalement. Dans le même temps, l’identité nouvelle n’est pas soutenable parce que le prince masqué est toujours reconnaissable en tant que prince ; Federico insiste en fait sur la transparence du déguisement. Par conséquent, le public continuera de traiter le prince avec les égards dus à son titre. Même masqué, le prince ne peut pas se distinguer de sa fonction royale.
Il semblerait que pour Montaigne, Guazzo et Castiglione, il n’y ait pas beaucoup d’espoir qu’il existe une conversation productive entre les souverains et les sujets. Le personnage dont la « suffisance […] s’adresse principalement au peuple » est peut-être le moins apte à participer au discours des grands enjeux dans le domaine publique (III, 7, 918). Cependant, l’exclusion du monarque de la conversation pourrait également servir un objectif important. À travers les trois textes, il est suggéré que les rois et les princes peuvent agir en tant que garants externes de la conversation et la sauvegarder pour les autres.
Par exemple, dans Il Cortegiano, si une conversation ouverte n’est possible qu’en raison de l’absence du duc d’Urbino, c’est également l’ombre de sa présence, la proximité de son autorité, qui permet à la discussion d’avoir lieu. Après tout, les participants se rassemblent chez lui ; il est le centre de gravité de la cour et la source de sa sécurité. Le duc occupe un espace liminal d’exclusion et d’implication simultanées. Il ne participe 211pas aux conversations, mais sa puissance en sa qualité de chef d’état fournit la sécurité nécessaire à la réalisation de telles réunions de loisir.
De même, la conversation entre Guglielmo Guazzo et Magnocavalli dans La civil conversazione est rendue possible par l’exercice de l’autorité princière. Dans la préface, Stefano Guazzo explique au lecteur que, trouvant son frère malade, il a conseillé à Guglielmo de prendre un congé exceptionnel de ses devoirs au service du duc de Nevers pour récupérer la santé à Rome. Stefano ajoute que le duc, « ayant entendu le juste desir qu’il [Guglielmo] avoit de revoir nostre maison, il fut content, à son depart, de le laisser venir icy, pour l’espace de six jours25 ». C’est au cours de cette période que Guglielmo et Magnocavalli font connaissance et s’entretiennent de la conversation. Ainsi, bien que le duc lui-même ne soit pas présent pour la discussion, il permet qu’elle ait lieu.
L’idée que le prince puisse agir en tant que garant externe de la conversation est également présente dans les Essais, mais elle se transmet principalement par des évocations de l’état des choses lorsque ce garant est absent. Plutôt que de montrer comment l’autorité du prince sauvegarde la liberté des échanges interpersonnels, Montaigne suggère que la conversation ne peut pas prospérer dans une vacance du pouvoir. Dans le contexte des guerres de religion, lorsque l’autorité du monarque était gravement mise en danger, les conversations avec la famille ou les voisins devenaient plus risquées en raison du fait qu’il était difficile de faire la distinction entre ami et ennemi. Même dans le contexte informel de la conversation amicale, Montaigne soutient que la discussion est compromise par l’instabilité politique. Il déplore « cette servile prudence et soupçonneuse qu’on nous ordonne […] en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde que dangereusement ou faucement » (III, 3, 831). Il est difficile de se faire de vrais amis pendant une période de troubles civils parce que l’on n’a pas la sécurité de parler franchement. L’absence du prince en tant que force politique stabilisatrice aggrave donc les risques de la communication à tous les niveaux. En sécurisant l’état, le prince assure une place à l’échange franc et libre des idées, tant dans le domaine privé que dans le domaine public.
L’exclusion des rois de la conversation est ainsi un problème non résolu, mais également un problème nécessaire à la lumière de l’idée 212qu’une franche conversation dépend de cette exclusion. Les rencontres guindées entre souverains et sujets permettent la prolifération du discours franc à tous les autres échelons sociaux.
Marina Perkins
Jesus College
University of Cambridge
1 Richard Regosin, The Matter of My Book : Montaigne’s Essais as the Book of the Self, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 113-114.
2 Jules Brody, Nouvelles Lectures de Montaigne, Paris, H. Champion, 1994, p. 92.
3 David Quint, Montaigne and the Quality of Mercy : Ethical and Political Themes in the ‘Essais’, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 108.
4 Ibid., p. 109.
5 Ibid.
6 Selon l’édition Pierre Villey des Essais, Paris, PUF, “Quadrige”, 1992 [1924 ; 1965].
7 Plusieurs auteurs discutent des questions sociales et politiques dans « De l’art de conferer », généralement en tandem avec « De l’incommodité de la grandeur ». Scott Francis décrit la conversation de Montaigne comme “intimately connected with his prescription for how sovereigns should be advised” dans ‘The Discussion as Joust : Parrhesia and Friendly Antagonism in Plutarch and Montaigne’, The Comparatist, 37 (2013), 122–37 (p. 131). L’analyse de Francis s’inspire de celles d’Eric MacPhail et de Géralde Nakam, qui considèrent la conversation et l’amitié dans Les Essais en termes d’engagement politique. Voir Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps : témoignage historique et création littéraire, Paris, Nizet, 1984, p. 222-230 ; et Macphail, “Friendship as a Political Ideal in Montaigne’s Essais”, Montaigne Studies 1 (1989), p. 177-187. Plus largement, voir Nicola Panichi, La Virtù eloquente. La civil Conversazione nel Rinascimento, Pubbl. dell’Università di Urbino, Montefeltro, 1994 (rééd. Pise, Edizioni della Normale, 2020).
8 Erving Goffman, “Fun in Games”, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1963, p. 21.
9 Ibid., p. 34.
10 Dan Sperber et Hugo Mercier, The Enigma of Reason : A Natural History of Human Understanding, London, Allen Lane, 2017, p. 10.
11 Ibid., p. 9.
12 Pour une analyse du lien entre conversation et vérité dans « De l’art de conferer » qui distingue la parrêsia classique de l’accent mis par Montaigne sur le franc-parler, voir Reinier Leushuis, “Montaigne Parrhesiastes : Foucault’s Fearless Speech and Truth-Telling in the Essays”, dans Montaigne After Theory/ Theory After Montaigne, éd. Zahi Zalloua,Seattle, University of Washington Press, 2009, p. 100-121. À propos de l’élaboration conjointe de la vérité dans le contexte de la conversation montaignienne, voir aussi Marie-Luce Demonet, « Art de Conférer, Art de Raisonner (III, 8) » dans Montaigne : Les Derniers Essais. Actes de La Journée d’étude Montaigne, Samedi 30 Novembre 1985 (Université Paris VII, 1986), 19–29 (21), et Antonia Szabari, « “Parler seulement de moy” : The Disposition of the Subject in Montaigne’s Essay “De l’art de conferer” », MLN, 116.5 (2001), 1001–24.
13 Stefano Guazzo, La civil conversazione, trad. par Gabriel Chappuys, Lyon, J. Béraud, 1579, p. 150.
14 Baldassare Castiglione, Il Cortegiano/ Le Courtisan, trad. par Jacques Colin, Lyon, François Juste, 1538.
15 Erving Goffman, “Replies and Responses”, Forms of Talk, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 16.
16 Guazzo, La civil conversazione, p. 226.
17 Ibid., p. 441.
18 Peter Burke, The Art of Conversation, Cambridge, Polity, 1993, p. 100.
19 Ibid.
20 Erving Goffman, “Fun in Games”, p. 21.
21 Bénédicte Boudou analyse l’exclusion des rois de la discussion dans III.7 sous l’angle d’un échec mutuel d’entente entre souverain et sujet : « Indirectement enfin, Montaigne exclut les grands de la conférence. Non seulement leur autorité […] se trouve dissociée de la lucidité qui leur manque à l’égard de leurs sujets (p. 932b : ils ne nous connaissent pas et ne peuvent nous juger), mais elle tient, par un renversement de la perspective, à notre aveuglement qui seul la fonde : “Nous attribuons les effects de leur bonne fortune à leur prudence” (p. 934b) ». Boudou, « L’accomplissement des Essais dans “De l’art de Conferer” », BSIAM, no 13–14, 1988, p. 41–53.
22 Cette conception de la royauté n’est pas propre à Montaigne. Elle reflète plutôt les conventions de la théorie jurisprudentielle et politique du xvie siècle. Dans l’ouvrage fondateur Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz examine le développement historique de l’idée que le roi possède à la fois un corps politique et un corps de chair. Il cite un procès élisabéthain dans les Reports d’Edmund Plowden dans lequel les juristes décrivent la nature du lien entre ces deux corps soutenant ainsi qu’ils sont soumis à une hiérarchie, le corps politique étant supérieure au corps de chair. Selon Kantorowicz, même si la fiction physiologique des deux corps est une invention anglaise, et ne trouve pas son analogue dans les contextes juridiques français, la distinction entre le roi en tant qu’entité politique et en tant que particulier était bien établie en Europe continentale. L’indivisibilité de ces deux aspects de l’identité du monarque, la fonction royale prenant le pas sur l’individu qui l’exerce, trouve un écho chez Montaigne pour qui la royauté « estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et essentielles ». Voir Kantorowicz, The King’s Two Bodies : A Study in Medieval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 2016, p. 9 et 35 en particulier.
23 Castiglione, Il Cortegiano.
24 Ibid.
25 Guazzo, La civil conversazione, p. 3.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-12607-2
- EAN: 9782406126072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0199
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Montaigne, Guazzo, Castiglione, Goffman, conversation, civility treaties