“Farouche et extravagant” The lines of Montaignian thought
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2021, n° 73. varia - Author: Fallanca (Vittoria)
- Pages: 179 to 197
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
« Farouche et extravagant »
Les lignes de la pensée montaignienne
Dessein : mot-clé contesté1
À la fin du seizième siècle, le mot « dessein » possède une polysémie explosive : il peut signifier soit une idée, une intention (quelque chose de fondamentalement intellectuel ou « mental » donc), soit quelque chose de matériel : un dessein dans le sens d’une représentation visuelle, une esquisse2. J’écris polysémie « explosive » parce que, comme le constate Barbara Cassin dans son Dictionnaire des intraduisibles, le mot dessein subit une rupture lexicale qui produit, pendant le dix-huitième siècle, deux termes distincts : le même mot dessein signifie toujours un projet ou une intention ; le nouveau mot dessin prend charge du champ lexical plus matériel et visible, et commence à signifier tout ce qui est représentation graphique, le fondement de celles qu’on va commencer à appeler « les arts du dessin », c’est à dire l’architecture, la sculpture et la peinture3.
Ce que n’explore pas Cassin dans son bref excursus sur dessein, dessin c’est le fait que bien que cette rupture se voie de façon nette dans la production littéraire du dix-huitième siècle tardif, elle est déjà en marche pendant le seizième siècle, et certainement lorsque Montaigne commence à mettre par écrit ses « fantaisies ». Quand Montaigne écrit 180l’avis « Au lecteur »en 1580, il décide d’inscrire, dans la première description de son projet, le mot dessein : « Je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein4 ». Si, comme je le soutiens, dessein en 1580 comprend deux champs sémantiques différents qui vont du mental au matériel, comment lire la phrase « mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein ? » S’agit-il d’une idée, d’un projet, ou de quelque chose de plus concret, matériel ? En d’autres termes : quel est le dessein des Essais ? Dans cet article, je considère le rapport de Montaigne envers le dessein des Essais et sa relation à la ligne, particulièrement la façon dont figure la ligne dans ce qu’on peut appeler l’imagination visuelle de l’auteur. Et, ce faisant, j’invite le lecteur à partager un sens du mot « dessein » qui est partiellement visuel, qui possède en d’autres termes des caractéristiques qu’on associe aujourd’hui à l’art graphique. Je note simplement que ce n’est pas ici « rétro-projeter » une idée « moderne » du concept de dessein/in sur un texte de la Renaissance. Pour rendre cela évident, il n’est pas nécessaire de regarder au-delà de la frontière italo-française : un « disegno », rappelons-le, n’est pas seulement, pour les artistes et théoriciens italiens, un mot qui désigne un objet matériel, mais un terme exprimant aussi un processus d’inscription graphique qui comporte un nombre de connotations différentes (cognitives, gestuelles, sociales) complexes, qui débordent les frontières de l’art tel qu’on l’entend aujourd’hui5.
Comment lire un dessein ?
« C’est le seul livre au monde de son espece, d’un dessein farouche et extravagant » : c’est ainsi que Montaigne caractérise son projet au début du chapitre ii, 8, « De l’affection des peres aux enfans ». C’est une 181description très familière aux commentateurs des Essais, qui la prennent souvent comme point de départ dans leurs analyses du texte. Terence Cave, par exemple, commence son livre d’introduction aux Essais, How to Read Montaigne (2007), un livre écrit pour le lecteur non-spécialiste, en citant cette phrase, avant de décrire la désorganisation formelle du texte ainsi que son manque de position intellectuelle ou philosophique unifiée. Cave traduit la phrase en anglais : « [i]t is the only book of its kind in the world, wild and extravagant in conception », ce qui suggère que, pour Cave, dessein constitue dans cette phrase une « idée-conception » signifiant une figuration mentale liée à l’imagination. Ce choix sémantique révèle que, pour Cave, la « faroucheté » et l’extravagance décrivent ici une posture mentale, un regard considérant les Essais avant même leur exécution.
On retrouve la citation de II, 8 dans l’introduction de l’étude de Gisèle Mathieu-Castellani Montaigne : L’écriture de l’essai (1988). Mathieu-Castellani utilise des citations des Essais contenant le mot dessein en tout trois fois dans son introduction, et elle commence également un autre chapitre (« Le modèle de la poésie ») avec une quatrième référence. Dans ces deux cas, dessein est invoqué pour expliquer les motivations et la formation du projet d’écriture montaignien. En décidant d’aborder le texte à travers les mentions du dessein de l’auteur, Cave et Mathieu-Castellani révèlent, peut-être inconsciemment, l’allure et l’importance de ce mot pour comprendre le projet des Essais : quoi de mieux, si on cherche à découvrir et analyser l’intention des Essais, que ces moments où Montaigne semble la décrire explicitement ? La phrase de II, 8 semble être particulièrement captivante par la manière dont elle participe à une manœuvre typiquement montaignienne : elle nous donne une clé de lecture pour la forme des Essais, en utilisant un mot – dessein – qui connote l’intention ; mais simultanément la phrase subvertit la possibilité même d’une clé de lecture : l’intention se révèle être élusive, dans le but précisément d’échapper à tout principe directeur. Comment analyser cette tension ? Revisitons certaines des options présentées assez récemment par des Montaignistes des deux côtés de la manche.
Dans Montaigne and the Life of Freedom (2012), Felicity Green maintient que la « faroucheté » du dessein des Essais est caractérisée par ce qu’elle désigne comme une forme d’affranchissement des règles externes. Un des arguments principaux de son étude est que les Essais représentent 182une élucidation du caractère moral de l’auteur, et elle relie cette idée à une conception stoïcienne du « moi » : pour Green les Essais suivent la forme d’un moi soumis à l’autocontrôle, à une régulation non pas extérieure mais intérieure. Pour comprendre et résoudre la tension entre ces deux aspects contradictoires des Essais (liberté et autorégulation) Green se penche sur une forme de liberté de la volonté qu’elle place au centre du projet d’écriture des Essais. Pour Green, même la spontanéité et la nonchalance de l’écriture montaignenne font partie d’une sorte de possession de soi-même et sont plus proches d’une forme de sprezzatura que d’un manque de contrôle véritable, autrement dit un manque de contrôle ayant des implications esthétiques, peut-être éthiques et sociales, mais certainement pas morales6. Une position encore plus « intentionnaliste » est prise par Francis Goyet qui considère que les Essais constituent un projet d’instruction publique, que Montaigne incarne la forme classique du « prudens » et que la fragmentation et la spontanéité de son écriture sont des mythes7. Green et Goyet veulent critiquer et corriger une interprétation dite « postmoderne » de Montaigne, qui est, pour Green, marquée par une vision du moi individuel et subjectif (plutôt qu’un moi qui exerce son « agir » et son autonomie) et pour Goyet par une conception de l’écriture montaignienne comme fragmentaire et désordonnée plutôt que fidèle aux principes de la « prudence ». La réponse au dilemme initial, donc, est que l’extravagance et la « faroucheté » du dessein de Montaigne sont en quelque sorte « neutralisées » si on les lit comme une forme esthétique de nonchalance qui émane d’un fort régime d’autocontrôle ; ou sont simplement illusoires, issues peut-être d’un topos d’humilité qui cache un texte structuré en accord avec des règles de decorum et de prudence.
Pour d’autres lecteurs des Essais le conflit entre flexibilité et contrôle est moins facilement aplani, et ils optent pour un compromis entre liberté totale et contrôle magistral, en soulignant la spontanéité et la flexibilité de la composition des Essais et du style montaignien, tout en 183reconnaissant les éléments de contrôle et de fixité dans le texte. Thierry Gontier, dans un article en quelque sorte emblématique de cette position, questionne la position de Goyet, mettant en cause sa vision d’un projet politico-philosophique construit entièrement autour des notions de vertu et prudence :
On peut se demander, en particulier, si Francis Goyet n’insiste pas trop exclusivement sur un aspect qui, sans être faux, ne nous semble pas rendre totalement justice au projet des Essais : l’appartenance de Montaigne à une classe de la noblesse moyenne qui entend faire valoir sa dignité à travers sa virtù, le souci de Montaigne d’une sagesse mondaine, sa place au sein d’une familia (la ligue catholique), son machiavélisme tempéré en politique, etc. On passe d’un excès à un autre : comme l’écrit Montaigne, « pour dresser un bois courbe on le recourbe au rebours8 ».
Pourtant, même ces exercices de rééquilibrage contiennent une dimension fondamentalement normative et révèlent une impulsion vers une lecture « intentionnaliste », c’est à dire une lecture qui cherche à découvrir une intention soutenue, un fil rouge cognitif dans le texte. Revenons à Terence Cave qui, même s’il souligne la malléabilité du texte, fait référence au « fil rouge » (« linking thread ») du sujet qui parle à la première personne9. Cette impulsion rend compte d’un des fondements de notre pratique de lecture moderne, une approche qui est décrite de façon très pertinente par Virginia Woolf dans son essai « Comment lire un livre ? » :
Books have a great deal in common, they are always overflowing their boundaries ; they are always breeding new species from unexpected matches among themselves. It is difficult to know how to approach them, to which species each belongs. But if we remember, as we turn to the bookcase, that each of these books was written by a pen which, consciously or unconsciously, tried to trace out a design, avoiding this, accepting that, adventuring the other ; if we try to follow the writer in his experiment from the first word to the last, without imposing our design upon him, then we shall have a good chance of getting hold of the right end of the string 10 .
184[Les livres ont un grand nombre de choses en commun, ils sont toujours en train de déborder de leur limites ; ils sont toujours en train de produire de nouvelles espèces qui naissent des interactions inattendues entre eux. C’est difficile de savoir comment les aborder, à quelle espèce appartient tel ou tel livre. Mais si on se souvient, quand on retourne dans une librairie, que chaque livre a été écrit par une main qui, consciemment ou inconsciemment, cherchait à tracer un dessein, évitant ceci, acceptant cela, hasardant cet autre ; si on essaye de suivre l’écrivain dans son expérience, de la première à la dernière parole, sans chercher à lui imposer notre propre dessein, on aura une plus grande possibilité de tenir le bon bout]11.
Woolf se focalise ici principalement sur la fiction, mais ses réflexions peuvent également être appliquées à un texte comme les Essais (l’image d’un livre qui déborde ses pages fait écho à « l’extravagance » par laquelle Montaigne caractérise son projet). Au premier abord, cet extrait met en relief la liberté et la flexibilité du processus d’écriture (qualifié comme « expérience ») et de l’acte de lecture : on doit s’empêcher d’imposer notre propre design (« dessein » ou « intention ») sur le texte. En regardant de plus près, la conception du terme dessein employé par Woolf paraît simple dans sa linéarité : c’est un dessein qu’on peut suivre comme un fil dans le texte, du premier au dernier mot, et qu’en tant que bons lecteurs (lecteurs obéissants ?) il faut suivre de façon chronologique du début du livre jusqu’à la fin. Si Woolf nous invite à penser au dessein d’un texte en termes de lignes qui sont tracées soit consciemment soit inconsciemment, il reste toujours quelque chose de téléologique dans sa conception de l’acte de lecture : cela reste quand même une forme de lecture « correcte » qui privilégie le dessein de l’écrivain, et qui doit être suivie en suivant ses « traces ».
185Lignes, Linéarité
Dans ce qui suit, je voudrais mettre à l’épreuve et développer l’idée de dessein proposé par Woolf, en considérant une alternative aux options explorées auparavant sur la manière d’interpréter le dessein des Essais (un dessein de contrôle et de structure, un dessein « prudent », un dessein libre et malléable, et la tendance médiatrice qui cherche une voie entre les deux extrêmes). Partons d’un extrait du chapitre « Divers evenemens du mesme conseil » (I, 24), où Montaigne relie la création visuelle et artistique aux mouvements de la « fortune » :
Les saillies poetiques, qui emportent leur autheur et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur ? puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnoit venir d’ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein. Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre, surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s’y treuvent, non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches (p. 127).
Comme le poète, le peintre est pour Montaigne « emporté » ou traversé par des forces qui vont « au delà de son dessein ». Mettons de côté les connotations néoplatoniciennes de l’image d’un poète transporté par son inspiration ; ce rapprochement entre la poésie et la peinture nous offre un aperçu de la connexion qui existe pour Montaigne entre ces deux arts, située notamment dans le processus créatif. Dans ces deux domaines, l’artiste-poète commence par chercher à suivre les lignes de son intention, mais finit par être guidé par les « mouvemens et agitations extraordinaires » de la « fortune ». On trouve ici deux champs lexicaux qui se rencontrent et se frottent. Suffisance, forces, puissance, conception, science, intention, cognoissance et, bien sûr, dessein, contrastent avec fortune ; et des verbes tels que emportent, surpassent/186surpassans, poussent, eschappe tirent les mots hors du champ intentionnel pour les attirer du côté de la fortune. Le mot dessein crée un pont entre ces deux domaines, liant les deux champs lexicaux mais aussi l’écriture et la peinture. On peut donc comprendre le mot comme signifiant l’intention initiale de l’orateur, de l’auteur ou de l’artiste, mais aussi comme la manifestation graphique plus aléatoire de cette intention. L’image de la main du peintre invoquée dans ce passage met en parallèle le geste de l’artiste (qui trace des lignes sur le papier), avec une autre main, non mentionnée explicitement mais évoquée par association d’image : celle de l’écrivain qui trace des mots sur la page. Pour Montaigne ces deux processus comprennent une errance, peut-être même un abandon conscient de l’intention comme construction téléologique linéaire et continue.
Une substitution faite par Montaigne sur l’Exemplaire de Bordeaux témoigne de cette vision non-intentionnaliste. La phrase « non seulement sans l’intention, mais sans la cognoissance mesme de l’ouvrier » portait dans l’édition de 1588 « non seulement sans l’invention… ». En remplaçant invention par intention Montaigne met en relief le fait que les actions du peintre et du poète vont au-delà du domaine du dessein entendu comme expression téléologique d’une idée ou représentation mentale préalable. Si invention possède les deux connotations d’une expression créative visuelle et d’un élément rhétorique, intention s’installe frontalement dans le champ d’une figuration cognitive préfigurée. La focalisation inverse sur l’indétermination et l’errance émane de la dimension incarnée de ces gestes qui sont à leur tour rendus possibles grâce aux mouvements de la main, voir du corps, et qui outrepassent le contrôle cognitif.
Cette idée est reprise par David Rosand dans le chapitre final de Drawing Acts, son étude de l’acte graphique de la Renaissance à la modernité, où il décrit ce qu’il appelle la ligne serpentine ou capricieuse : la ligne qui ne se conforme pas à la linéarité géométrique12. En liant cette idée au genre artistique du capriccio, une représentation fantaisiste souvent architecturale, Rosand représente l’acte graphique comme une « performance », celle d’une rencontre agonistique entre la main et l’intention de l’artiste :
187Once begun, the line becomes more than a means to an end. Insinuating itself into the drawing process, it insists upon its own role as protagonist, on establishing its own reciprocal relationship with its maker. Whatever initial intention may have inspired the making of a drawing, whatever external stimulus, the draftsman inevitably finds his attention being commanded by his own line. Whatever its intended function in the structure of representation, the line becomes an active participant in the act of drawing, in the process of its own making, even asserting its own creative independence 13 .
[Une fois commencée, la ligne devient plus qu’un moyen d’achever un but. En s’insinuant dans le processus du dessin, elle insiste sur son rôle de protagoniste et établit une relation réciproque avec son créateur. Quelle que fût l’intention initiale, le stimulus externe ayant inspiré la création d’un dessin, l’attention du dessinateur se trouve inévitablement commandée par sa propre ligne. Quelle qu’ait été sa fonction projetée dans la structure de la représentation, la ligne devient un agent actif dans l’acte du dessin, dans le processus de sa propre création ; elle affirme même sa propre indépendance créative]14.
Rosand décrit un processus dans lequel la volonté de l’artiste est subjuguée par quelque chose d’externe : le trait graphique existe au-delà du contrôle de l’artiste. Ce qu’on peut appeler les deux « pôles » du dessein/dessin, l’intention et l’externalisation visible, sont donc divergents. Cet extrait nous permet de voir la similitude existant entre l’idée de peinture selon Montaigne et la conception du dessin (disegno) à la Renaissance. Les attributs que Montaigne associe à la peinture (indétermination, liberté, flexibilité), ainsi que l’acte d’interprétation comme recréation, sont beaucoup plus facilement liées au dessin qu’à la peinture. La métaphore artistique permet à Montaigne de comparer l’écriture à quelque chose qui « fourvoie », qui sort du cadre de l’intention téléologique. Ce mouvement de « fourvoiement » est plus facile à envisager avec l’image d’un trait visuel plutôt que dans le cadre de l’écriture qui contient, à la Renaissance comme aujourd’hui, une téléologie et une chronologie plus rigides ou linéaires. Mais cette distinction – semble dire Montaigne – n’est qu’illusoire. Les mots qui représentent la pensée peuvent aussi « égarer », « fourvoyer ».
Les mots fourvoiement et fourvoyer sont des mots clés dans cette comparaison, et ils aident Montaigne à représenter la fluidité de l’acte graphique. Dans « Du repentir » (III, 2), il lie ce verbe à la peinture : « Or les traits de ma peinture ne fourvoyent point, quoy qu’ils se 188changent et diversifient » (p. 804). Au premier abord, en séparant l’acte de « fourvoyer » et celui de « changer », Montaigne semble éloigner la conception de son écriture de l’égarement de l’acte graphique. Dans « De la vanité » (III, 9), il revient à l’image de la ligne : « je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe » (p. 985). Il y décrit sa façon d’aborder le voyage en faisant écho aux passages où, dans les Essais, il précise sa pensée en termes d’égarement et de vagabondage15. Mais si, dans « Du repentir », les lignes de la peinture de soi « ne fourvoient pas », comment est-il possible que les lignes des chemins de sa pensée sont aussi peu « certaines16 » ? Selon Edmond Huguet, la définition principale de certain au seizième siècle est « fixe, déterminé17 ». Quand Montaigne écrit « je ne trace aucune ligne certaine », s’il est vrai qu’il est aussi en train de décrire sa pensée, il nous dit que les lignes de son portrait ne sont pas fixes ou statiques mais qu’elles vivent et bougent18. Dans l’imagination de Montaigne donc, le dessein de l’autoreprésentation n’est pas en conflit avec le fourvoiement mais, au contraire, requiert une ouverture à la fluidité, l’extravagance, le dynamisme. Les traits de cette peinture ne « fourvoient pas de ce dessein d’autoreprésentation fait de bonne foi, mais en même temps ils ne sont pas certains » dans le sens de fixe ou (pré-)déterminés : ils retiennent la flexibilité d’un dessin, un « acte graphique » tel que le définit Rosand. Montaigne fait valoir le rôle du corps dans ces « errements » ou « vagabondages » : à travers la main qui trace, il est le médiateur entre figuration mentale et externalisation visible, orale ou textuelle. Comme il l’écrit dans « De la force de l’imagination » (I, 21), « [l]a main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas » (p. 102).
189Dessein du livre, dessein (para)textuel
Très souvent, Montaigne se sert du mot dessein pour parler de la vie des hommes, et les desseins humains (quasiment toujours déclinés au masculin) prennent la forme linéaire et téléologique de l’expression d’une volonté. Caractérisé ainsi, un dessein est vulnérable aux intrusions et ingérences de la fortune, comme on peut le constater en considérant la myriade d’utilisations du mot tout au long du texte des Essais, dans lesquelles Montaigne oppose continuellement les desseins humains et les opérations du hasard. Si Montaigne utilise le mot dessein de façon très différente quand il s’agit de caractériser son projet, c’est donc pour échapper aux risques et à la vulnérabilité d’un dessein linéaire, rigide, qui ne peut rien contre l’action arbitraire, contingente, de la fortune. Dans le début du chapitre « Apologie de Raymond Sebond » (II, 12), Montaigne utilise le terme dessein pour estimer le travail du théologien espagnol : « [j]e trouvay belles les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien suyvie, et son dessein plein de pieté » (p. 440). Si le dessein de Sebond est « plein de piété », il se distingue déjà du mot « contexture » : le dessein n’est pas ici une structure « architecturale » du texte.Mais il ne s’agit pas non plus d’un but ou d’une fin car Montaigne décrit la finalité de la Théologie naturelle en des termes assez différents quelques lignes plus bas : « [s]a fin est hardie et courageuse » (p. 440). Le mot dessein se trouve en quelque sorte suspendu dans cette description de la saveur, du caractère, du texte de Sebond, entre contexture et fin, entre structure et but téléologique.
Dans sa copie annotée du poème de Lucrèce, sur laquelle il inscrit des commentaires de sa main, Montaigne reprend terme « dessein » à côté des lignes 54 et 55, avec les mots : « proposition de son dessein19 ».
190Fig . 1 – Titi Lucretii Cari De rerum natura libri sex, éd. Denis Lambin
(Paris/Lyon : Rovillium, 1563). Montaigne’s annotated copy, p. 9.
©Cambridge University Library, Montaigne.1.4.4
Le texte latin est le suivant :
nam tibi de summa caeli ratione deumque
Disserere incipiam, et rerum primordia pandam.
Le mot incipiam démontre clairement la qualité préliminaire du poème du Rerum natura, que Montaigne semble vouloir marquer dans son édition. Comme dans l’avis « Au lecteur » et dans l’« Apologie », le mot « dessein » se trouve ici mobilisé dans le contexte d’un incipit et également d’une tentative de résumer, non pas nécessairement le contenu mais l’esprit (peut-être aussi ce que Montaigne appelle ailleurs la « forme ») d’un projet d’écriture. Mais si, dans ces contextes, « dessein » fait partie d’une affirmation, le dessein évoqué dans l’avis « Au lecteur » contient une valeur essentiellement négative : on le connaît seulement par ce qu’il n’est pas, par ce qu’il ne peut pas faire et revendique ne pas pouvoir faire.
Dans les annotations manuscrites de l’exemplaire de Bordeaux, Montaigne revient sur la formule du « dessein farouche et monstrueux » de son livre, et il la sépare en deux propositions distinctes. « Dessein » occupe initialement la position de sujet de la phrase : « C’est un dessein farouche et monstrueux » ; dans la révision, il occupe plutôt la position de complément. Dans la première formulation dans l’édition de 1588, « dessein » renvoie à la phrase précédente : « je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject » ; le « dessein farouche et monstrueux », c’est donc le projet de se prendre soi-même pour sujet d’écriture. Sur l’Exemplaire de Bordeaux, Montaigne se concentre sur le livre et non plus sur l’objectif d’autoreprésentation : « C’est le seul livre au monde de son espece, d’un dessein farouche et extravagant ». C’est le livre, et non plus la conception ou la motivation du projet, qui est maintenant qualifié de « farouche et extravagant ». Un dessein qui appartient à un livre : cela peut paraitre étrange étant donné que Montaigne utilise généralement ce terme pour parler des actions intentionnelles des hommes. Mais il existe bien sûr un autre champ sémantique qui est en train de s’établir pendant le seizième siècle et qui transporte le terme « dessein » vers une signification davantage visuelle ou graphique. En le tirant hors du seul champ de l’intention humaine, Montaigne libère la notion des contraintes de la téléologie linéaire 192et il souligne une forme de liberté différente de la notion stoïcienne d’autorégulation. Par contrecoup, c’est une liberté dynamique qui s’accorde aux mouvements de la fortune et y soumet l’intention créative de l’auteur incarnée dans le geste de création.
Pour finir, considérons une expression visuelle de cette conception du dessein des Essais. Dans la deuxième page du chapitre « De l’affection des peres aux enfans » (II, 8), on trouve dans les marges de l’Exemplaire de Bordeaux une ligne probablement tracée avec la plume que Montaigne utilise pour écrire ses « allongeails » et ses révisions. Cette marque – une sorte de « M » allongé – n’est sans doute qu’une petite anomalie, un gribouillage indiquant peut-être que Montaigne a joué avec sa plume dans les marges du manuscrit. Mais elle met en évidence de façon emblématique la relation entre l’acte sémiotique de l’écriture et l’acte graphique du dessin, tout en nous rappelant la spontanéité et la nature hasardeuse du processus créatif décrit par Montaigne. On peut voir là une « extravagance » concrète, constatable, du texte.
193Fig. 2 – Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, L’Angelier, 1588,
Exemplaire de Bordeaux, p. 359.
Ce gribouillage, avec son mouvement serpentin au bout de la page, évoque les lignes graphiques qui se trouvent dans Les Vies et Opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne, lignes qu’utilise l’écrivain pour décrire les intrigues de l’histoire dans le sixième volume du roman, 194ainsi que celle utilisé par le caporal Trim quand il cherche à décrire le mariage en utilisant sa canne, dans le neuvième volume20.
Fig. 3 – Fioriture du caporal Trim, Laurence Sterne, The Life and Opinions
of Tristam Shandy, Gentleman, Londres, Becket and De Hondt, 1767, 9 : 17.
©British Library. Code : C.70.Aa.28.
Sterne, qui était notoirement un avide lecteur des Essais, n’avait pas vu ce gribouillage de Montaigne ; mais il aurait peut-être été heureux de reconnaître dans cette marque « extravagante » la présence hypothétique de la main de Montaigne, y trouvant un compagnon à son vivace gribouillis.
Il y aurait une analyse psychanalytique possible à faire de ces traces stylographiques ; mais on peut également suivre les mots de l’anthropologue Tim Ingold, qui décrit ainsi le geste de Sterne :
When, pen in hand, Sterne recreated the flourish on the page, his gesture left and enduring trace that we can still read. The artist Paul Klee described this kind of line as the most active and authentic. Whether traced in the air or on paper, whether by the tip of the stick or the pen, it arises from the movement of a point that–just as the Corporal intended–is free to go where it will, for movement ’ s sake 21 .
[Quand, une plume à la main, Sterne a recréé le moulinet sur la page, son geste a laissé une marque durable que nous pouvons toujours lire. L’artiste Paul Klee décrit cette ligne comme la plus active et la plus authentique. Qu’elle soit tracée dans l’air ou sur une feuille de papier, au moyen d’une canne ou d’une plume, la ligne se développe à partir du mouvement d’un point qui – comme le voulait le Caporal – la laisse libre d’aller où elle veut, pour le pur plaisir du mouvement]22.
Cette description saisit la force dynamique de la ligne extravagante, qui à son tour reflète la pratique montaignienne d’écriture, laquelle contient également une sorte d’inquiétude. Fidèle à l’étymologie du mot, l’extravagance de l’écriture de Montaigne déborde toujours, va au-delà du chemin prévu ou prescrit, en suivant des lignes de pensée serpentines qui vont dans plusieurs directions. Les annotations ou traces paratextuelles de l’Exemplaire de Bordeaux ajoutent une dimension visuelle qui, comme le soutient Tom Conley, est intégrable à la formation de la peinture verbale23.
Et comme dernier exemple de cet élément paratextuel, on peut considérer l’épigramme inscrit par Montaigne dans le frontispice de 196son exemplaire, une citation tirée de l’Énéide : Viris acquirit eundo (« et elle acquiert des forces en allant »).
Fig. 4 – Michel de Montaigne, Les Essais, Paris : L’Angelier, 1588,
Exemplaire de Bordeaux, frontispice.
Cette citation de Virgile, qui concerne en propre le concept de fama (rumeur, réputation), a été interprétée en relation avec les inquiétudes de Montaigne concernant l’écriture et la possibilité (ou pas) d’être compris24. Mais il y aussi la possibilité d’une interprétation plus « à la lettre » : la phrase peut être appliquée au travail de révision fait à la main sur l’Exemplaire de Bordeaux, et à l’énergie particulière des lignes graphiques que ce travail comporte25.
Dessein de l’échec, échec du dessein
Mon but, dans cette réflexion, était, justement de prendre Montaigne « à la lettre » lorsqu’il nous parle de son dessein et celui de son livre, et de considérer cette notion avec toutes les connotations qu’elle comportait 197au cours du seizième siècle. En d’autres termes, j’ai considéré le mot dessein pas seulement comme une intention d’auteur ou une idée qui « encadre » le texte, mais comme un concept qui inclut des dimensions graphiques et visuelles. En analysant le terme à travers l’image de la ligne, il est possible de relever le faisceau de possibilités dans lesquelles bouge le dessein des Essais : ni totalement humain, linéaire, intentionnel, ni totalement matériel, c’est un dessein qui existe dans un espace entre acte et pensée, public et privé, ce qui est fixe et ce qui est flexible. Cet élargissement de l’horizon du concept de dessein a des implications concernant la manière d’aborder le texte ; du moins il nous pousse à considérer plus sérieusement le rôle du hasard et de la contingence dans la poétique de Montaigne. Cela ne revient pas à dire que la poétique des Essais est complètement « déréglée », dirigée seulement par les mouvements arbitraires de la fortune ou de la nonchalance. Loin de là. En envisageant son dessein comme une ouverture, voir même une vulnérabilité face à la contingence, Montaigne construit une poétique différente que celle d’un « discours » réglé d’avance, une poétique qui résulte du corps et de la pensée incarnée. En suivant un dessein qui est ouvert à l’extravagance et au fourvoiement, qui les inscrits dans ses mouvements, on est amené à abandonner une forme de lecture qui privilégie la linéarité et la téléologie. Finalement, les Essais nous lancent un défi : être ouverts à l’échec de notre propre dessein en tant que lecteurs qui cherchons toujours (peut-être malgré nous) un « fil rouge », mais aussi le défi de décider, encore et encore, de continuer à suivre les courbes des lignes serpentines du texte.
Vittoria Fallanca
New College
Oxford
1 Je remercie François Roussel pour ses commentaires, sa relecture du texte et sa patience avec mon français disons rouillé (toutes les erreurs restantes sont les miennes), et Alain Legros pour les échanges et suggestions sur le texte.
2 Dans l’édition de 1787 du Dictionnaire critique de la langue française dessin est « une heureuse innovation, pour exprimer l’art de dessiner et l’ouvrage du Dessinateur […][o]n écrivait auparavant dessein, l’Acad. l’écrit encore de même » (Dictionnaire critique de la langue française, vol. 1, ed. Jean-François Feraud (1787).
3 Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies : Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004, article « disegno », p. 322.
4 Michel de Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004 [1924], p. 3. Toute référence aux Essais renvoie à cette édition.
5 Bien que les français n’aient pas une vraie théorie artistique comparable à celle des italiens, comme le relève Jean Balsamo (voir « Les écrivains français du XVIème siècle et la peinture italienne : réévaluation d’un épisode de l’histoire du goût », Studi di Letteratura Francese,21, 1996, p. 29–54), on pourrait soutenir que « dessein » sert au seizième siècle comme terme d’art – mais il ne s’agit pas ici de développer cet argument.
6 Felicity Green, Montaigne and the Life of Freedom, Cambridge University Press, 2012, p. 151.
7 Francis Goyet, « Montaigne and the notion of prudence », dans Ullrich Langer, The Cambridge Companion to Montaigne, Cambridge University Press, 2005, p. 136. Pour une critique éclairante de cette position, voir le compte-rendu de François Roussel sur Les Audaces de la prudence, Classiques Garnier, 2009, dans les Actes de la journée sur Montaigne et Spinoza, BSIAM, no 52, 2010, p. 127-138.
8 Thierry Gontier, « Prudence et sagesse chez Montaigne », Archives de Philosophie, 75 : 1 (2012), 113-130, 115.
9 Antoine Compagnon arrive à une conclusion similaire : “the thread is the syntax : that first person master key that suffices to bring unity to the Essais” (“A Long Short Story : Montaigne’s Brevity”, trad. Carla Freccero, Yale French Studies, no 64, 1983, p. 50).
10 Virginia Woolf, “How Should One Read a Book ?”, dans Selected Essays ed. David Bradshaw, Oxford University Press, 2009, p. 63–73, p. 64.
11 Il s’agit de ma propre traduction ; les traductions françaises de ce texte dans divers recueils (cf.L’art du roman, trad. par Rose Celli, Paris, Seuil, 1963) correspondent à une version ultérieure qui ne comporte pas ce passage.
12 David Rosand, “The Antic Line”, Drawing Acts : Studies in Graphic Expression and Representation, Cambridge University Press, 2002, p. 265-327.
13 David Rosand, Drawing Acts, p. 12.
14 Cette traduction est la mienne.
15 Voir par exemple II, 6 : « C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit » (p. 378).
16 Pour Villey « fourvoyent » équivaut précisément à « ne se trompent pas de chemin » (Essais, p. 804, note 4).
17 « Certain », Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, 2 vols, Paris, Didier, 1967, vol. 1, p. 159.
18 Pour emprunter une expression à Géralde Nakam (Le dernier Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 37).
19 Sur l’édition du Lucrèce de Montaigne, voir Alain Legros, « Le “Lucrèce” de Lambin annoté par Montaigne, lecteur de commentaires », dans Neil Kenny et Philip Ford (éditeurs), La Librairie de Montaigne, Proceedings of the Tenth Cambridge French Renaissance Colloquium, 2–4 September 2008, Cambridge, Cambridge French Colloquia, 2012, p. 81–102.
20 Sur ce gribouillis, voir Polly Dickson, “Tracing Squiggles : Laurence Sterne, E. T. A. Hoffmann, and Honoré de Balzac”, Comparative Literature, vol. 72, no 1, 2020, p. 53–67. La ligne du caporal est réimprimée au début de La Peau de chagrin (1831).
21 Tim Ingold, Lines, Londres, Routledge, 2016, p. 75. L’expression de Paul Klee vient de son Carnet d’esquisses pédagogiques et est également utilisé par Rosand dans sa discussion de la ligne dans Drawing Acts, p. xiii.
22 Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, éditions Zones sensibles, 2011, p. 97-98 (traduction légèrement modifiée).
23 Tom Conley, “The Graphic Imagination and the Printed Page”, The Cambridge Companion to French Literature,ed. John D. Lyons, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 52–69 (p. 65).
24 Voir Steven Rendall, “Montaigne under the Sign of Fama”, Yale French Studies,66(1984), 137–59. Pour une discussion éclairante de cet épigramme, voir Alain Legros, « Viris acquirit eundo : La dévise des Essais et ses antécédents », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, no 60–61, 2014–2015,p. 30–40.
25 On peut également étendre cette image de la « kinésie » de la ligne et de la main aux mouvements du corps entier : dans « De trois commerces » (III, 3), Montaigne nous dit que sa façon d’écrire privilègie le mouvement, en particulier la déambulation : « j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy » (p. 828). Voir Alain Legros, Essais sur poutres : Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2001.
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- ISBN: 978-2-406-12607-2
- EAN: 9782406126072
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12607-2.p.0179
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-10-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: design, intention, lines, linearity, teleology, drawing, graphic art