An ignorant wise man who “unteaches foolishness” At the paradoxical school of Michel de Montaigne’s Essais
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Author: Péraud-Puigségur (Stéphanie)
- Pages: 95 to 114
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
UN SAGE IGNORANT
QUI « DÉSENSEIGNE LA SOTTISE »
À l’école paradoxale des Essais de Michel de Montaigne
Dans sa préface aux Essais de Michel de Montaigne, Marie de Gournay, sa « fille d’alliance » utilise une curieuse expression pour évoquer l’effet de ce livre d’un « nouvel air » : il « desenseigne la sottise » lorsque tous les autres prétendent « enseigner la sagesse1 ». On pourrait aisément reprendre les mêmes termes pour les appliquer au « sage ignorant » qui se dessine au fil des réécritures de l’ouvrage. Le caractère paradoxal de cette figure originale fait en effet écho à la tournure très déroutante des Essais. Comment ce sage qui ne sait rien et ce livre qui se refuse à instruire ou à enseigner la sagesse peuvent-ils avoir un tel effet formateur auprès de leurs disciples ou de leurs lecteurs ? N’est-ce pas parce qu’ils permettent d’éveiller, de développer et d’entretenir en nous un autre rapport au savoir et à l’autorité que celui qui règne dans les « escholes de la parlerie » (III, 8, 927) dénoncées par Montaigne ? Le sage ignorant et le livre des Essais nous amènent ainsi progressivement à nous approprier différentes stratégies pour repérer et combattre le dogmatisme et la sottise en autrui comme en nous-mêmes et pour entretenir la conscience de notre ignorance, condition d’une sagesse à hauteur d’homme.
Dès lors, l’analogie entre la figure du sage ignorant et l’écriture de l’essai tiendrait au fait qu’elles expriment, chacune à leur manière, le geste de l’essayeur, à la fois évaluatif et réflexif à l’égard de tous les savoirs et discours. La figure et l’écriture du sage ignorant montanien nous permettraient ainsi de nous approprier ce geste philosophique de façon non mimétique, en fonction de notre nature propre, en en faisant notre propre miel.
96Pour examiner cette hypothèse de lecture, j’interrogerai le sens et la valeur de cette figure de sage ignorant en l’inscrivant dans la galerie de portraits des Essais, qui est aussi, d’une certaine façon, une typologie des rapports que les hommes entretiennent au savoir et à l’autorité. Une approche comparative de cette figure permettra d’en mieux saisir l’unicité et de se dégager de la fascination qu’elle ne manque pas d’exercer sur les lecteurs. Je tenterai donc de la cerner à partir de quelques figures opposées (les pédants et les dogmatiques), ou proches (les simples, les enfants, les sauvages et les animaux). J’analyserai ensuite le rapport que Montaigne dit lui-même entretenir avec cette figure du sage ignorant et la fonction qu’elle occupe effectivement dans l’économie générale des Essais, au fil des versions. Elle est incarnée exemplairement par le Socrate de Montaigne, celui qu’il considère comme le « maistre des maistres », dont la « meilleure doctrine » est la « doctrine de l’ignorance » et la « meilleure sagesse », « la simplicité » (II, 12, 498). Cette figure constitue un opérateur réflexif essentiel lui permettant d’ajuster progressivement son geste d’« essayeur » et de définir son ethos d’écrivain-philosophe, en s’affirmant in fine plus authentiquement ignorant et humain que le « sage ignorant » socratique. À cette lumière, j’étudierai l’analogie entre la figure et l’écriture du sage ignorant. Que nous apprennent au final les Essais, livre « instruisable, non instruisans » (I, 56, 323), sinon à accepter notre limitation ontologique, notre humanité, et à réinterpréter pour notre propre usage le geste du sage ignorant, à l’instar de Montaigne ? C’est donc une école de l’ignorance qui se refuse à enseigner la sagesse comme on enseignerait les lettres, mais qui nous propose, par une singulière expérience de lecture qui est aussi une expérience philosophique, de changer en profondeur notre rapport aux savoirs et à toutes les autorités qui s’en réclament pour justifier indûment leur violence et leur domination.
De quelle ignorance et de quelle sagesse parlons-nous ici ? Qui représenterait donc au mieux la figure du « sage ignorant » dans les Essais ? Quelle place occupe-t-elle dans cette typologie des rapports au savoir que nous présente Montaigne dans son œuvre ? Avant d’examiner la multiplicité des types ou personnages en jeu, rappelons les différentes sortes d’ignorance et les différents rapports possibles au savoir qui en dérivent, tels qu’ils apparaissent dans les Essais. La première sorte ignorance est 97attachée à la condition humaine. Elle résulte de notre impuissance à accéder par la raison à une vérité universelle et transcendante, qui nous échappe toujours plus à mesure que nous progressons dans le savoir. De ce divin savoir nous sommes à jamais éloignés pour Montaigne qui s’inscrit dans la continuité de Nicolas de Cues2. En ce sens précis, nous sommes tous nécessairement ignorants, même si nous n’en avons pas conscience. La deuxième forme d’ignorance est contingente. Elle tient à l’impossibilité, en raison d’une certaine position sociale, d’accéder à l’étude, aux lettres ou à la science : c’est celle des « simples » ou des « sauvages », par exemple, que Montaigne appelle « ignorance abécédaire » (I, 54, 312). De la troisième sont victimes ceux que Montaigne appelle les « mestis ». Ils ont étudié et acquis un vernis de savoir, en quelque sorte, mais restent ignorants de leur propre ignorance et se caractérisent par leur présomption et leur zèle de nouveaux convertis, à l’origine de toutes sortes de violences. Il reste enfin l’ignorance doctorale, figurée par la belle image de l’épi de blé qui courbe la tête au fur et à mesure qu’il se remplit de grain, comme le savant prend de plus en plus conscience de son ignorance et s’humilie au fur et à mesure qu’il apprend. Ainsi, « tout l’acquest qu’il [l’homme] a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’avons, par longue estude, confirmée et averée » (II, 12, 500). Cette docte ignorance ne fait qu’établir ce que les simples expérimentent sans s’être familiarisés avec les livres et la tradition.
On peut déterminer assez aisément à quelles figures correspondent ces trois derniers types d’ignorance, et quel rapport au savoir elles mettent en scène. Montaigne nous présente ainsi toutes sortes de figures négatives, qui dessinent en creux le portrait du sage ignorant que nous recherchons. Il suggère à son lecteur de s’instruire ou de s’amender « à reculons » (III, 8, 922), en étudiant ce qu’il nous faut fuir autant que ce qu’il nous faut suivre. Ceci explique le temps qu’il consacre à mettre en scène les pédants tout au long de son livre et le fait qu’il leur consacre un essai entier3. À la différence des grands hommes et des sages, il n’est pas ici question de personnages ou d’individus clairement identifiés par Montaigne. Il évoque plutôt une catégorie générique et utilise 98souvent le pluriel. Ce sont les « magis magnos clericos » (I, 25, 134), les « plus grands savants », « nos genz » (I, 25, 135) ou les « lourdes testes » (I, 25, 136). Alors que Molière choisit avec soin les patronymes comiques de ses pédants, Montaigne ne les nomme pas individuellement et les traite comme une engeance partageant certaines caractéristiques, plus proche du type que du personnage à proprement parler. Il en dessine un portrait physique et moral très mordant, par une série de traits qui signalent un rapport au savoir totalement déraisonnable et dévoyé.
Ils sont sales, jargonnants, vénaux, vaniteux et inconscients de leur ignorance. Ils font partie de ces « mestis » dénaturés qui ont fréquenté les écoles et s’efforcent de monnayer le semblant de connaissances qu’ils y ont acquis. En plus d’être ignorants de leur propre ignorance, ce qui les rend sots et dangereux, ils dévoient leurs disciples en entretenant chez eux un rapport illusoire au savoir et au langage, tout en les empêchant de développer leur nature et leur jugement. Ces malheureux devront se purger de tout le pseudo-savoir accumulé pour enfin être capables de juger par eux-mêmes, à moins de disposer d’un naturel exceptionnellement favorable, comme celui de Turnèbe par exemple. Les pédants sont donc les contre-exemples les plus évidents du sage ignorant, des repoussoirs tout trouvés pour Montaigne comme pour ses lecteurs et leur ridicule s’impose de lui-même à qui les écoute parler ou les observe agir dans les Essais. Mais il ne s’agit pas seulement de rire, et d’autres figures plus inquiétantes se dessinent, celles des dogmatiques, qui ne se contentent pas de sévir dans les collèges auprès des jeunes clercs ou dans les cénacles de conversation, auprès des femmes, mais se répandent dans les tribunaux, à la cour, à Rome, dans les différents cercles du pouvoir religieux ou politique. Leur influence étant démultipliée par cette proximité avec les lieux de décision, leur prétention et leur incapacité à douter font des ravages que dénonce sans cesse Montaigne. Chaque essai traque ainsi le dogmatisme sous toutes ses formes et dénonce la violence qu’il génère, révélant par contraste la sagesse attachée à la position de doute du sage ignorant. Le chapitre le plus éclairant sur ce point est bien sûr l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) qui fait méthodiquement choir tous les autorités savantes de leur piédestal, pour révéler la vanité du savoir humain et le peu de fiabilité de l’orgueilleuse raison. Pédants et dogmatiques font donc partie de ces « mestis » qui s’appuient sur les pseudo-savoirs acquis à l’école pour justifier leur domination sur d’autres 99hommes. Ils constituent de véritables cibles pour Montaigne, bien qu’il avoue parfois se reconnaître en eux et nous invite ainsi indirectement à repérer en nous-mêmes les traces de pédantisme ou de dogmatisme dont nous sommes inévitablement porteurs.
A contrario, on pourrait se demander si les « simples », ceux qui relèvent de l’ignorance abécédaire précédemment évoquée, ne seraient pas plus à mêmes d’incarner cette figure du « sage ignorant » que nous recherchons. Ainsi, de façon assez paradoxale, on pourrait à première vue soutenir que les véritables sages ignorants seraient les « naïfs », les « niais », termes qui peuvent aussi bien désigner les enfants, les paysans, que les « sauvages » c’est-à-dire tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, n’ont pas eu accès à la science via l’éducation et conservent donc un rapport plus direct à la nature. Comme le montre l’extrait suivant, Montaigne développe un véritable réquisitoire contre la dénaturation en quoi consiste l’instruction, et contre l’orgueil humain qui, au lieu d’apprendre de la nature, veut la dominer :
Nous avons abandonné nature et luy voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si seurement. Et cependant les traces de son instruction et ce peu qui, par le benefice de l’ignorance, reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique d’hommes impolis, la science est contrainte de l’aller tous les jours empruntant, pour en faire patron à ses disciples de constance, d’innocence et de tranquillité. (III, 12, 1049)
Parler de « bénéfice de l’ignorance » peut apparaître tout à fait surprenant de prime abord, comme une confirmation de l’hypothèse selon laquelle ces figures de naïfs seraient les plus proches du sage ignorant. En effet, Montaigne inverse clairement la représentation ordinaire puisque ce ne sont plus les savants qui instruisent les ignorants, mais ces derniers qui, par leur exemple, nous permettent d’avoir accès à la leçon de la nature ou, au moins, « aux traces de son instruction » que nous sommes devenus incapables de reconnaître seuls ou d’identifier en nous-mêmes. Nous rencontrons dans les Essais diverses figures de cette simplicité perdue par les savants : les hommes incultes, non déformés par l’éducation, les enfants, les « sauvages », les animaux. Ces ignorants peuvent donc nous apprendre la leçon de la nature, mais comme malgré eux, ce sont en quelque sorte des maîtres sans le savoir, au double sens que l’on peut donner à cette expression.
100Ces figures permettent à Montaigne de discuter la place éminente accordée à la science dans la conduite de l’existence et dans l’obtention d’une vie heureuse. Elles lui donnent aussi le moyen de mettre en évidence la capacité de jugement qui peut se déployer en chacun indépendamment d’un savoir livresque, voire du fait de l’absence de ce savoir livresque. Mais, même si Montaigne se réclame de ces figures-ci pour prendre ses distances avec les figures de pédants et de dogmatiques, dans quelle mesure peuvent-elles véritablement servir de guide ou de référence au philosophe lui-même ? Certes, elles préparent et encouragent, par la sagesse qu’elles incarnent, le travail sur soi qu’exige le changement de rapport au savoir auquel nous conduisent progressivement les Essais. Pourtant, ces figures d’ignorants et de naïfs, dans la mesure où elles n’ont pas eu à « apprendre la sottise » et à faire l’expérience d’un rapport dévoyé au savoir, ne peuvent réellement aider ni Montaigne ni ses lecteurs instruits à s’en dégager. Ainsi, même si Montaigne dit vouloir se retirer dans le premier siège, celui des simples, et quitter le statut de demi-savant ou de « mestis », le peut-il réellement4 ? Montaigne, comme ses lecteurs, sont des animaux « dénaturés » par l’apprentissage livresque et l’idée d’un simple retour à une naïveté ou à une sagesse perdue semble bien utopique.
Dès lors, si l’on ne s’en tient plus simplement aux déclarations de Montaigne, mais à l’usage qu’il fait effectivement des figures dans les Essais, il nous semble que la figure socratique est bien celle qui représente le plus fidèlement le sage ignorant. Par son questionnement radical du rapport que nous avons au savoir et par son incarnation d’une sagesse humaine, elle inspire beaucoup plus directement Montaigne dans son cheminement vers soi que ne le font les animaux, les enfants ou les « sauvages », quoi qu’il en dise par ailleurs. Dans les Essais, l’importance du personnage de Socrate ne cesse de s’affirmer à chaque version. Il y apparaît comme l’archétype du sage ignorant, d’un certain rapport au savoir et à l’ignorance et comme l’exécutant de gestes philosophiques très 101particuliers que scrute attentivement Montaigne. La figure de Socrate joue pour Montaigne le rôle de son « patron au-dedans » (III, 2, 807), une pierre de touche à laquelle se référer pour se connaître soi-même, dans son humanité et dans les limites qui la caractérisent, mais aussi dans son propre rapport au savoir et à l’ignorance.
Mais tout n’est pas si simple, car dans les Essais, le portrait de Socrate se révèle complexe, à la fois composite et contradictoire. Montaigne « bricole » ou aménage en quelque sorte son propre Socrate à partir des sources antiques, majorant certains traits et en minorant d’autres jusqu’à la fin de sa vie, pour le faire à sa main. Notons d’abord que dans les divers portraits qu’il nous présente de Socrate, Montaigne insiste sur sa sagesse à hauteur d’homme et sur sa vertu rieuse. Le Socrate de Montaigne est une figure humaine bien éloignée des excès ascétiques de Caton d’Utique qui représente pour Montaigne le sage stoïcien par excellence. Il s’inspire par ailleurs beaucoup plus des premiers dialogues platoniciens que de ceux où Socrate se fait plus dogmatique et porte-voix de Platon et de sa théorie des Idées. Il incarne en réalité cette forme d’ignorance savante, ou docte, qui vient au terme d’un long cheminement en quête du savoir, ainsi qu’en témoigne le passage suivant :
Apres que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage, il en fut estonné ; et, se recherchant et secouant par tout, n’y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut qu’il n’estoit distingué des autres et n’estoit sage que par ce qu’il ne s’en tenoit pas ; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme l’opinion de science et de sagesse. (II, 12, 498)
Mais au-delà de ces traits caractéristiques constamment soulignés dans le texte, Socrate est « représenté » par Montaigne en action, à travers différentes circonstances de sa vie, en interaction avec ses interlocuteurs. En toutes occasions, il va « tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant, et dict n’avoir autre science que la science de s’opposer » (II, 12, 509). Cette science qui revient à mettre en doute toutes les opinions est justement la seule dont puisse faire usage ce sage ignorant pour rester cohérent. Il a compris le premier que la nature humaine est née pour « quester la vérité » (III, 8, 928) plutôt que pour la posséder. Si le salut et la sagesse sont dans la « chasse », plutôt que 102dans la « prise » qui échappe par nature, alors la seule activité sensée consiste à se maintenir sans cesse dans le mouvement de la recherche.
Pour autant, il ne suffit pas de s’en tenir à ces quelques traits récurrents qui permettent d’identifier qui est le « sage ignorant » et ce qui le distingue des savants ou des simples, il faut questionner l’usage que fait Montaigne de cette figure socratique, et par conséquent, celui que nous pourrions nous-même en faire en tant que lecteurs. En effet, il pourrait y avoir quelque paradoxe à considérer Socrate comme une figure d’autorité ou comme un maître, alors même qu’il assume son ignorance et se refuse par principe à toute déférence à l’égard de ses interlocuteurs en les soumettant sans répit à l’épreuve du questionnement dialectique. En somme, comment s’inspirer de la figure du « sage ignorant » socratique sans la trahir par un mimétisme ou un psittacisme que son attitude et ses discours condamnent par avance ? Si Montaigne s’appuie sur la figure du sage ignorant socratique, c’est avant tout pour penser son propre geste philosophique et son propre rapport au savoir. Il nous montre ainsi à travers la façon dont il se situe vis-à-vis du sage ignorant comment nous pourrions en quelque sorte nous en ressaisir de façon pertinente pour notre propre usage.
En effet, pour l’essayeur, il ne s’agit pas simplement d’admirer et d’imiter le sage ignorant socratique. En rester là serait d’une certaine manière n’avoir rien compris à son propre geste philosophique. S’il est un exemple pour Montaigne, c’est en un sens bien précis. Dans la tradition rhétorique ou celle des sermons, l’exemplum sert comme un argument d’autorité cautionnant telle ou telle affirmation. Certes, Montaigne peut à l’occasion s’autoriser de Socrate pour soutenir une position donnée, mais le plus souvent, il propose une approche différente de la figure et des discours du sage ignorant tels que transmis par Platon ou Xénophon5. À ses yeux, nous n’admirons le plus souvent les dialogues socratiques que par conformisme. Parce que nos contemporains se réfèrent à ces textes avec révérence, parce que nos maîtres nous les présentent comme objets d’apprentissage, nous sommes conduits insensiblement à les valoriser. Pourtant, nous dit Montaigne, il nous faut développer un rapport 103critique à leur égard c’est-à-dire qu’il nous faut les lire, les juger, mais aussi nous les approprier. Puisqu’ils « ne sont pas selon notre usage », ils exigent un travail de « digestion » de notre part. Au-delà des paroles de Socrate ou de ses traits livrés par les textes antiques, qui sont pour certains d’entre eux datés ou valables dans les circonstances étroites de sa vie, ce sont la posture et le geste socratique que nous invite à retrouver Montaigne. Pour cela, il faut être capable de décliner son geste et son discours « selon notre usage », et faire ainsi preuve d’une véritable interprétation et incorporation, au sens de celle que pourrait proposer un musicien.
On peut trouver un exemple de cette interprétation du geste et de la parole socratique dans la façon dont Montaigne s’empare du plaidoyer de Socrate devant ses juges dans le chapitre « De la physionomie » (III, 12). Il le reformule et le réécrit pour lui donner un relief nouveau à ses yeux comme à ceux de ses contemporains, ouvrant ainsi d’autres horizons aux lecteurs qui pourront à leur tour se le réapproprier. Il donne ainsi au style du discours socratique les traits caractéristiques de son propre style, comme le montrent également la façon dont il le qualifie lui-même (III, 12, 1054) et l’absence de transition marquée du point de vue énonciatif entre le discours de Socrate et le sien. Cette façon assez nouvelle de se positionner par rapport aux grandes figures d’autorité du passé est en elle-même une leçon que délivre Montaigne sur la manière dont les lecteurs devraient lire son propre texte. Comme la lecture des grands hommes ou la fréquentation des figures de sages vient alimenter une pensée autonome en constant déploiement plutôt qu’elle ne la cautionne ou la conditionne, le texte des Essais permet finalement un prolongement et un éclairage a posteriori ou une relance d’une réflexion personnelle qui suit son propre cours.
Ces observations nous conduisent à interroger plus avant ce que pourrait vouloir dire « apprendre de Socrate » ou s’inspirer fidèlement du geste du sage ignorant. Le message socratique, « connais-toi toi-même », nous incite à prendre appui sur nos propres facultés pour faire retour en soi plutôt qu’à simplement refaire ou redire ce qu’aurait fait ou dit Socrate. Ce mouvement de repli réflexif ne peut aboutir au même résultat pour tous, dès lors que notre naturel est différent de celui d’autrui, comme le naturel de Montaigne l’est de celui de Socrate, ainsi qu’il ne cesse de le souligner au fil du texte. De la sorte, le travail mené par 104Montaigne sur la figure socratique change-t-il fondamentalement de sens par rapport aux usages classiques qui en ont été faits avant lui. Ce qui intéresse l’auteur, ce n’est pas une figure du sage ignorant qui pourrait nous servir de repère ou d’autorité une fois pour toutes, mais le portrait vivant que Montaigne fait de lui-même en travaillant à partir de cette référence socratique à sa propre connaissance. Ce qui est exemplaire, ce n’est donc pas le portrait de Socrate, ou celui de Montaigne tels qu’il se dessinent dans les Essais et auxquels il s’agirait de se conformer. En vertu de l’importance que le philosophe reconnaît à la part du naturel ou de l’idiosyncrasie dans la construction de l’individu, cela n’aurait de toute façon pas grand sens. En revanche, ce qui peut nous servir d’exemple, c’est le geste philosophique opéré par Socrate et réinterprété par Montaigne à partir du riche matériau mobilisé dans les Essais, qui permet à chaque fois un travail sur soi tout à fait original et unique. Il s’agit moins d’une exemplarité qui pourrait être décrite ou servirait d’illustration à une leçon de morale, que d’une exemplarité en construction, ou d’un geste exemplaire du philosophe qui ne se laisse saisir que dans le mouvement de la pensée en acte dans le livre.
Il faut d’ailleurs insister sur le travail réalisé par Montaigne au fur et à mesure des réécritures des Essais pour faire de la figure socratique un portrait de plus en plus proche du sien en en faisant un opérateur réflexif décisif. Elle lui permet de penser son propre rapport à la sagesse et au savoir et d’ajuster sa posture et son geste philosophique. La posture renvoie à la façon dont le sage ignorant se positionne par rapport à ses disciples, aux maîtres savants, aux discours d’autorité ou au savoir en général. Quant au geste philosophique, ils se manifeste dans la dynamique du discours du sage et dans celle du texte, dans la façon dont le philosophe se saisit des figures, des concepts, thèses ou arguments et progresse en les faisant jouer les uns contre les autres ou les uns avec les autres, de façon souvent paradoxale, pour éviter toute fermeture doctrinale. En donnant corps au geste philosophique (et non aux concepts ou aux thèses qui pourraient en dériver) la figure du sage ignorant permet au philosophe de réfléchir, de préciser, d’ajuster son propre geste, mais aussi de le représenter comme possible et désirable à d’autres.
Dès lors, il faut comprendre que le Socrate de Montaigne n’est ni le Socrate historique, ni exactement le Socrate de Platon ou de Xénophon, ni non plus le personnage de Montaigne camouflé en Socrate. Il est un 105personnage original, un personnage conceptuel, tel que l’envisagent Deleuze et Guattari6. La figure que représente le Socrate de Montaigne l’aide à élaborer et affiner ce geste philosophique que constitue l’essai du jugement à partir de la « science de s’opposer » (II, 12, 509) socratique. Celui-ci impose de trouver un juste milieu entre le sentiment d’impuissance qui pourrait naître de la prise de conscience de son ignorance et la production d’une théorie ou d’une méthode qu’il s’agirait d’exposer ou de transmettre de façon dogmatique et savante. En « couchant » en lui la figure socratique7, Montaigne parvient à élaborer l’éthos qui prend corps dans les Essais et à proposer au lecteur une expérience à vivre à travers la lecture, ou un motif que chacun pourrait s’approprier, en y apportant sa propre touche. Ce qui compte est donc moins le résultat de cet examen, soit le portrait de Montaigne dessiné dans le texte, que la forme même qu’il prend, celle de l’essai que permet l’appui sur la figure socratique. Comme le dit lui-même Montaigne, « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (I, 26, 148)8 : c’est donc moins l’autorité de la figure socratique qui compte que son potentiel de réflexivité, ce qu’elle autorise comme progrès dans la connaissance de soi et l’affirmation d’un geste philosophique original.
C’est en prenant Montaigne au pied de la lettre que l’on peut le mieux comprendre l’usage très personnel qu’il fait de la figure socratique. En effet, il finit parfois par se représenter, comme l’indique Bernard Sève, « plus socratique que le Socrate qu’il imagine9 » du point de vue de son rapport au savoir et de la relation à l’autre, disciple ou lecteur selon 106les cas, puisqu’il serait finalement plus humain et plus faillible que son grand homme. Nous pensons ici à l’affirmation socratique selon laquelle il préfère être réfuté que réfuter, contrairement à ce que l’expérience montre chez la plupart des hommes. Mais une fois encore, Montaigne laisse entendre qu’il ne s’agirait en réalité que d’un discours ironique de Socrate, à prendre avec distance :
Socrates recueilloit, tousjours riant, les contradictions qu’on faisoit à son discours, on pourroit dire que sa force en estoit cause, et que, l’avantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit comme matiere de nouvelle gloire. (III, 8, 925)
Accepter la contradiction, pour ce Socrate, n’aurait donc pas pour finalité de s’exposer à une réfutation profitable pour lui, mais serait au contraire une façon d’affirmer sa supériorité sur l’interlocuteur, nécessairement acculé à reconnaître sa défaite face au redoutable questionnement du maître. Montaigne se démarque clairement de cette ruse, puisque, juste avant ce passage, il affirme pour sa part, souscrire sans la moindre ironie au même principe et se soumettre de bon cœur à la réfutation :
Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et m’y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincuse, de loing que je la vois approcher. Et, pourveu qu’on n’y procede d’une troigne trop imperieuse et magistrale, je preste l’espaule aux reprehensions que l’on faict en mes escrits. (III, 8, 924)
Indirectement, se dessine donc le portrait d’un Montaigne sans doute moins rusé et dominateur et plus « fair play » ou « aristocratique » que son Socrate10, pour reprendre les mots de Bernard Sève, car il accepterait sans difficulté la défaite. Ajoutons que Montaigne se présente ici plus perfectible, et plus authentiquement ignorant que le maître socratique, dont la sincérité est indirectement et discrètement remise en cause ici. Ainsi, Montaigne reprend systématiquement à son compte, pour les accentuer, les traits socratiques qui permettent d’humaniser le sage et d’éviter d’en faire une icône inaccessible au commun des mortels. D’une 107certaine façon, pour Montaigne, Socrate est encombré par sa maîtrise et la perfection de son savoir-faire dialectique, qui l’empêchent, comme Caton, de nous présenter l’effort moral ou la démarche philosophique comme accessibles11. Au contraire, Montaigne, du fait de ses failles, de sa faiblesse morale et de son ignorance, sans cesse exposées et soulignées à même le texte, serait supérieurement fidèle au message socratique parce qu’il en proposerait une déclinaison plus crédible aux yeux du lecteur, plus pédagogique en somme. Il serait donc plus humainement « sage » que Socrate car plus éloigné que lui de la perfection et donc meilleur passeur vers la sagesse. Mais aussi plus littéralement et authentiquement ignorant que lui et donc plus en mesure de faire apercevoir à son interlocuteur/lecteur, à travers son portrait vivant et sans concession, les limites de la connaissance humaine. Il faut donc le prendre au sérieux lorsqu’il affirme, à la toute fin de sa vie :
Je dis pompeusement et opulemment l’ignorance, et dys la science megrement et piteusement ; accessoirement cette-cy et accidentalement, celle là expressément et principalement. Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, ny d’aucune science que de celle de l’inscience. (III, 12, 1057)
Montaigne serait donc plus à même que Socrate de dire son ignorance, de la déployer. Il ne se contente pas de l’évoquer ponctuellement, comme le fait Socrate chez Platon lorsqu’il témoigne de ce que lui dit l’oracle de Delphes, ou développe le parallèle de la maïeutique avec la sage-femme infertile. Cette ignorance est dite « opulemment et pompeusement » dans les Essais car elle irrigue tout le discours, puisqu’il ne cesse de défaire, en se commentant et en se décomplétant lui-même, toute croyance à son autorité savante. La relation entre Montaigne et son Socrate s’avère donc complexe, puisqu’il reconstruit la figure de Socrate pour en faire un personnage épuré de ses scories platoniciennes et finalement plus à même d’incarner la « doctrine de l’ignorance » et « la science de s’opposer » qui lui servent de points de référence pour construire sa posture et son geste philosophiques dans les Essais. Ceci expliquerait le fait que Montaigne 108refuse de plus en plus le versant dogmatique ou sentencieux de Socrate12 au profit de son portrait dynamique et enquérant. Il cherche à se faire plus socratique que Socrate, et admire moins les paroles du Socrate de Platon ou de Xénophon que celles qu’il écrit lui-même pour les placer dans la bouche de son maître.
Ceci montre bien qu’en réalité, il ne reconnaît aucun maître, sinon cette fiction socratique ou cette figure méthodique de « sage ignorant » qu’il élabore pour son propre usage. Mais pour savoir dans quelle mesure Montaigne a effectivement assimilé et réinventé l’enseignement de la figure du sage ignorant qu’il a reconstruite et dont il se réclame, il ne faut pas tant considérer ce qu’il dit que la façon même dont il le dit. Comme l’affirme Pierre Force :
« [l]e test littéraire » que Montaigne applique aux auteurs est en définitive un test philosophique. Considérer le « style » ou la « manière » est la seule façon de décider si le jugement en question est ancré dans une sagesse authentique13.
On pourrait parfaitement appliquer ce « test » aux Essais pour voir s’ils sont véritablement ancrés dans la sagesse de l’ignorant. La forme même de ce texte pourrait donc nous permettre de déterminer dans quelle mesure la « doctrine de l’ignorance » et la sagesse qui en résulte, héritées de son Socrate, s’incarnent en Montaigne à travers son livre. Ceci imposerait de revenir, en deçà de Platon ou de Xénophon, à l’inspiration de la parole socratique et à la dynamique dont elle est porteuse, telles que les conçoit Montaigne, pour leur donner le texte qu’elles méritent. Car si « Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant » (II, 12, 509), pour Montaigne le texte platonicien ne restitue pas fidèlement l’élan impulsé par ce personnage :
La licence du temps m’excusera elle de cette sacrilege audace, d’estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesmes et estouffans par trop sa 109matiere, et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions, vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage. Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. (II, 10, 414)
Ne peut-on faire l’hypothèse que les Essais seraient ce livre qui « use des sciences » plutôt qu’il ne les dresse ou ne les établit, et rend ainsi d’autant mieux hommage à la parole et au geste philosophique socratique tels que Montaigne les envisage ? Car la forme dialoguée pratiquée par Platon ne rend pas justice comme il le faudrait à la vivacité de la quête socratique. En donnant au texte une forme plus en cohérence avec le geste du sage ignorant, Montaigne dépasserait ainsi l’auteur des « dialogismes ». Donner une version écrite de ce mouvement enquérant du sage ignorant, permettrait une transmission pérenne de la parole évanescente du philosophe antique. En ce sens précis, les Essais qui, comme Socrate, attisent les disputes et multiplient les conversations, seraient plus socratiques que les dialogues antiques.
Dans quelle mesure les Essais constituent-ils une école paradoxale pour Montaigne, comme pour son lecteur ? Comment le geste philosophique du sage ignorant se retrouve-t-il à l’œuvre dans l’écriture ou la « manière » du texte ? Le premier travail des Essais n’est pas de s’attaquer à la bêtise universelle, que nous ne pouvons éviter et de laquelle il nous faut prendre acte, mais de « désenseigner » la sottise, qui est ignorance de cette bêtise constitutionnelle. Il s’agit d’un travail négatif, de destruction de l’adhérence à nous-mêmes qui vise à introduire du jeu dans le rapport que nous avons à nos croyances et opinions, pour soigner une maladie hélas trop répandue parmi les hommes : « [l]a peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir » (II, 12, 448). Cette épidémie se transmet en particulier dans les écoles, qui devraient normalement développer chez leurs élèves un rapport sain et vivant à la connaissance. C’est ici que la philosophie est appelée par Montaigne à jouer pleinement son rôle en ce qu’elle nous permet d’identifier et d’accepter notre ignorance, mais aussi parce que le riche matériau qu’elle offre au jugement à travers ses théories et ses doctrines relance sans cesse le questionnement et féconde le discours de ses paradoxes. Bien utilisée, elle peut permettre à chacun de s’estimer à sa juste place et de développer un autre rapport à soi-même, au savoir et au pouvoir :
110La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. (II, 17, 634).
En ce sens, Montaigne, quoi qu’il en dise parfois14, relève bien de la catégorie des philosophes, puisque l’objectif ici assigné à la philosophie correspond précisément à l’une des finalités de l’essai. Par son foisonnement et ses contradictions, elle est une sorte d’antidote à la présomption qui guette sans cesse les hommes dès lors qu’ils croient savoir. Paradoxalement, il faut beaucoup de savoir à sa disposition pour « désenseigner la sottise », puisqu’il faut pouvoir faire jouer les théories les unes contre les autres et réveiller la pensée quand elle tend à s’assoupir : en ce sens, on peut dire que les Essais sont un texte savant, même s’ils ne sont pas un texte de savant. Mais pour que la forme de ce questionnement philosophique soit cohérente avec la « doctrine de l’ignorance » qui le sous-tend, Montaigne déploie une écriture dynamisée et structurée en profondeur par l’invention de l’essai et la « socratisation » du style15. Ils permettent ainsi l’expression et la transmission du geste du sage ignorant que devient progressivement Montaigne au fil des allongeails. La lecture de l’essai doit ainsi être interprétée comme une expérience de pensée à refaire ou comme une dynamique qui déborde le texte et dans laquelle chacun est invité à s’inscrire. Pour comprendre comment Montaigne s’inspire de son Socrate pour écrire les Essais il nous faut évoquer sa description de la maïeutique socratique. Cet art d’accoucher les esprits sert de référence à Montaigne pour penser l’effet des Essais sur les lecteurs qui voudraient bien entrer dans la logique du texte. Montaigne rapproche d’ailleurs la « science de s’opposer » du savoir-faire socratique. En effet, le texte montanien a les mêmes caractéristiques que le personnage de Socrate en position de maïeuticien. Tous les deux sont stériles au sens où ils ne produisent aucun savoir par eux-mêmes. Néanmoins, ils témoignent d’un savoir-faire, d’une science 111ou plutôt d’un art d’éviter l’adhésion de leur interlocuteur/lecteur au discours délivré, celui-ci ne laissant aucune prise en terme d’opinion à ceux qui essaient de s’en saisir. Ils se voient dans les deux cas renvoyés à eux-mêmes, à leur propre jugement, étant interpellés et déstabilisés par le maître socratique ou l’essai qui se refusent identiquement à délivrer une thèse définitive et rassurante mais poussent à l’examen toujours renouvelé des discours.
En guise d’ouverture, j’esquisserai ce que pourrait être cette « poétique » de sage ignorant permettant de renvoyer le lecteur à un travail sur lui-même, grâce à la médiation de l’essai, lequel donne corps à cet art d’émouvoir la dispute appris de Socrate. On peut l’observer à l’œuvre à l’échelle des Essais eux-mêmes, de chacun des essais, mais aussi de la phrase elle-même. À chacun de ces niveaux du texte, il s’agit pour Montaigne de construire une structure en équilibre instable, toujours sur le point de se voir ajouter un exemple ou un argument venant remettre en cause celui-ci. Les phénomènes ici rappelés ont été depuis longtemps repérés et analysés par de très nombreux commentateurs. Je me propose juste de les mettre en série et en lien direct avec cette figure du « maître ignorant » socratique que construit Montaigne et avec le geste philosophique que constitue l’essai du jugement. L’hypothèse envisagée, qui s’appuie sur la lecture des Essais et sur celle d’une partie de ces recherches seulement16, est que certains de ses traits d’écriture peuvent prendre tout leur sens dès lors qu’on considère que le texte agit à l’égard de son lecteur potentiel comme le ferait le Socrate de Montaigne à l’égard de ses disciples, pour mettre à l’épreuve leur jugement en « esmouvant la dispute ». Si l’on considère son texte dans la globalité, on peut ainsi comprendre la raison de la bigarrure, du côté décousu du propos, de l’éclectisme, de l’absence de principe logique dans la progression des thèmes des Essais, qui apparaissent à première vue juxtaposés par un simple effet du hasard ou de la fantaisie de l’auteur. Retenons ici l’idée que la construction du texte, encore compliquée par le principe des allongeails successifs, s’oppose à toute lecture balisée à 112l’avance et oblige le lecteur à faire lui-même des liens entre ses parties, sans le confort offert par un traité philosophique qui énoncerait les principes avant d’en déduire les conséquences, par exemple. Au sein des différents essais eux-mêmes, on observe fréquemment le même travail d’accumulation apparemment désordonnée et de mise en tension des propos, puisque ce qui semble établi dans un premier temps est questionné ou déstabilisé par un nouvel élément, ou par un ajout qui peut sembler parfois anecdotique mais oblige à relire l’ensemble du texte d’un nouvel œil (d’une « veue oblique » (III, 9, 994) en quelque sorte). En mettant en série dans le même essai des exemples, préceptes, expériences, références et opinions contradictoires, sans paraître trancher à aucun moment, Montaigne oblige le lecteur à s’engager dans la réflexion par lui-même, sans l’appui d’une autorité univoque. Cette oscillation permanente et cette démultiplication des exemples, théories ou mots qui poussent le lecteur dans ses retranchements se retrouvent enfin à l’échelle de la phrase, dans la façon d’associer entre eux des termes différents ou de faire varier le sens d’un même mot. Montaigne aime ainsi jouer des formules paradoxales, comme lorsqu’il parle de « la doctrine de l’ignorance » ou de l’« école de la bestise » Elles visent à susciter d’abord l’étonnement et l’intérêt du lecteur, mais l’obligent surtout à se questionner sur leur sens énigmatique. Montaigne fait ainsi l’éloge de ces formules efficaces, qui mettent immédiatement en exergue ce qui fait problème17. À la différence des propos tenus dans les écoles, au tribunal ou dans un sermon, elles ne s’éternisent pas en préliminaires inutiles et interpellent efficacement les lecteurs.
Il mobilise également une « forme d’escrire douteuse en substance » (II, 12, 509)18 qui vise à actualiser la puissance « enquerante » présente dans la langue française par un usage réfléchi, inventif et vigilant de celle-ci. Ce nouveau langage est celui qui convient le mieux au sage 113ignorant et Montaigne fait clairement le lien entre le fait d’admettre notre ignorance ou d’en faire profession publique et cette façon particulière de s’exprimer :
Il s’engendre beaucoup d’abus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance, […] J’ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. (III, 11, 1030, nous soulignons).
Il faut donc que l’acceptation de son ignorance par le sage se niche jusque dans la langue qu’il parle pour amener le disciple ou le lecteur à adopter la même vigilance. Faire semblant de savoir oblige à parler d’une façon affirmative qui ne peut qu’être abusive au regard de ce que sait l’homme en réalité. Il faut donc admettre notre ignorance comme indépassable et apprendre à parler en conséquence. Cette cohérence que Montaigne exige des textes et discours, il se l’impose ainsi à lui-même dans l’écriture de ses Essais.
La figure du sage ignorant est au cœur des Essais et permet d’éclairer la posture et les gestes intellectuels de Montaigne. Ce que nous expérimentons en nous familiarisant par la lecture avec cette figure du sage ignorant et avec le style singulier de Montaigne, c’est moins un savoir à proprement parler qu’un certain rapport au savoir et à l’ignorance, ou une sagesse consistant à se tenir sur la crête entre un scepticisme paralysant et un dogmatisme dangereux et illusoire. Ce n’est donc pas une figure exemplaire de sage inaccessible que nous présente le philosophe dans son œuvre, celle de Socrate ou celle de Montaigne, mais plutôt celle d’un humain s’inspirant d’autres humains tout aussi uniques, pour construire peu à peu sa voie propre dans l’existence. Comme le disait si bien André Tournon, Montaigne oppose sa philosophie « douteuse et enquerante » et sa « maniere » si paradoxale de sage ignorant, affleurant à chaque page des Essais à la « philosophie de la certitude » et à la « stratégie de pouvoir19 » des maîtres savants, armés d’une rhétorique qui cherche à fixer le sens et à emporter l’adhésion du lecteur. Montaigne ne se contente pas de thématiser ce rapport paradoxal du sage ignorant 114au savoir dans les Essais, il en fait un principe organisateur du texte et de la relation qu’il entretient potentiellement avec ses lecteurs. C’est ce qui explique sans doute sa vivacité et sa puissance formatrice, quoi qu’en dise son auteur.
Stéphanie Péraud-Puigségur
Université de Bordeaux, SPH.
1 Marie de Gournay, Préface aux Essais de Michel de Montaigne par sa fille d’alliance, Paris, Estienne, 1635, accessible dans l’édition Villey-Saulnier des Essais, Appendice III, p. 1324-1325. Nous citons les Essais dans cette édition.
2 Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, Paris, Payot-Rivages, 2011, traduction d’Hervé Pasqua.
3 Essais, I, 25, intitulé « Du pédantisme ».
4 « Pourtant de ma part je me recule tant que je puis dans le premier et naturel siege, d’où je me suis pour neant essayé de partir. La poesie populaire et purement naturelle a des naïvetez et graces par où elle se compare à la principale beauté de la poesie parfaitte selon l’art ; comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont congnoissance d’aucune science, ny mesme d’escriture. La poesie mediocre qui s’arreste entre deux, est desdaignée, sans honneur et sans prix » (III, 13, 1073).
5 « Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne l’approuvons que pour la reverence de l’approbation publique ; ce n’est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage. S’il naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent. Nous n’apercevons les graces que pointues, bouffies et enflées d’artifice » (III, 12, 1037).
6 « Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. C’est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent eux-mêmes autre chose que ce qu’ils sont historiquement, mythologiquement ou couramment (le Socrate de Platon, le Dionysos de Nietzsche, l’Idiot de Cues). Le personnage conceptuel est le devenir ou le sujet d’une philosophie », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 62.
7 « Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et estudie que moy ; et, si j’estudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. » Essais, II, 6, p. 378.
8 Ceci ne vaut que si l’on comprend l’examen de soi autrement que comme un repli égotiste ou comme un regard complaisant sur soi-même, et qu’on en saisit la dimension philosophique et universelle.
9 Le passage où il détaille son analyse est le suivant : « Cette interprétation peu canonique suppose que Socrate ne pensait pas pouvoir être réellement réfuté. En ce sens, Montaigne est plus socratique que le Socrate qu’il imagine, plus littéralement socratique, car lui pense réellement pouvoir être réfuté », Bernard Sève, Montaigne, des règles pour l’esprit, Paris, Presses Universitaires de France, p. 237, note 1.
10 « La force du Socrate ici imaginé est celle de celui qui sait qu’il a ou aura raison ; la force de Montaigne acceptant d’être réfuté est celle, plus aristocratique, du joueur qui court le risque de la réfutation et qui, fair play, accepte de bonne grâce d’avoir perdu », Bernard Sève, ibid.
11 Voir par exemple : « Vrayment il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge l’extreme degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre » (III, 12, 1055). Si l’art n’y peut joindre, il ne nous reste donc plus qu’à admirer une perfection inaccessible pour nous, dès lors que notre nature n’est pas aussi exceptionnelle que celle de Socrate.
12 Il faut cependant noter que certaines sentences socratiques restent présentes dans les Essais de façon explicite (« Selon qu’on peut », « Connais-toi toi-même ») ou implicite (« Nul n’est méchant volontairement »).
13 « The “literary test” that Montaigne applies to authors is ultimately a philosophical test. Looking at the “style” or the “manner” is the only way of deciding wether a particular statement is rooted in genuine wisdom », Pierre Force, « Montaigne and the Coherence of Eclecticism », Journal of History of Ideas, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 535, nous traduisons.
14 Voir par exemple : « Je ne suis pas philosophe : les maux me foullent selon qu’ils poisent ; et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus » (III, 9, 95).
15 Nous reprenons ici une expression [socratisation] de Pierre Servet qui l’emploie plutôt pour caractériser le discours de Montaigne, même s’il conclut en insistant sur le parallèle entre la parole socratique et l’écriture des Essais (Pierre Servet, « Les allongeails des Essais au miroir de Socrate », dans Le socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier, Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 40-56). Nous lui donnons cependant ici un sens beaucoup plus étendu que l’auteur.
16 Pour n’en citer que quelques-uns parmi beaucoup d’autres : Jean-Yves Pouilloux, Lire les Essais de Montaigne, Paris, Maspéro, 1969 ; Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982 ; André Tournon, Montaigne. La glose et l’essai, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983 ; Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004 ; Thierry Gontier, Suzel Mayer (dir.), Le socratisme de Montaigne, Paris, Garnier, 2010.
17 « Pour moy, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos : je veux qu’on commence par le dernier point ; j’entens assez que c’est que mort et volupté ; qu’on ne s’amuse pas à les anatomizer : je cherche des raisons bonnes et fermes d’arrivée, qui m’instruisent à en soustenir l’effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l’ingenieuse contexture de parolles et d’argumentations n’y servent ; je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot » (II, 10, 414).
18 Montaigne emploie cette expression pour parler de l’écriture des Anciens, « Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres », mais elle nous semble s’appliquer également parfaitement à sa propre écriture.
19 André Tournon, « Éditer les Essais de Montaigne », Éditions de l’Imprimerie nationale, 1998, p. 11.
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- ISBN: 978-2-406-10647-0
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- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0095
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-18-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Figure, wisdom, ignorance, dogmatism, knowledge