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Classiques Garnier

An ignorant wise man who “unteaches foolishness” At the paradoxical school of Michel de Montaigne’s Essais

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2020 – 1, n° 71
    . varia
  • Author: Péraud-Puigségur (Stéphanie)
  • Abstract: The figure of the “ignorant wise man” enables Montaigne to explore his own relationship with knowledge and authority by distinguishing himself from the negative figures of pedants and dogmatists. The relationship of the ignorant Socratic master with his disciple is similar to the relationship that the text of the Essais establishes with its reader. Through the figure of the “ignorant wise man” and the writing of the essay, a philosophical ethos emerges, which participates in the formative power of the work.
  • Pages: 95 to 114
  • Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406106470
  • ISBN: 978-2-406-10647-0
  • ISSN: 2261-897X
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0095
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-18-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Figure, wisdom, ignorance, dogmatism, knowledge
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UN SAGE IGNORANT
QUI « DÉSENSEIGNE LA SOTTISE »

À lécole paradoxale des Essais de Michel de Montaigne

Dans sa préface aux Essais de Michel de Montaigne, Marie de Gournay, sa « fille dalliance » utilise une curieuse expression pour évoquer leffet de ce livre dun « nouvel air » : il « desenseigne la sottise » lorsque tous les autres prétendent « enseigner la sagesse1 ». On pourrait aisément reprendre les mêmes termes pour les appliquer au « sage ignorant » qui se dessine au fil des réécritures de louvrage. Le caractère paradoxal de cette figure originale fait en effet écho à la tournure très déroutante des Essais. Comment ce sage qui ne sait rien et ce livre qui se refuse à instruire ou à enseigner la sagesse peuvent-ils avoir un tel effet formateur auprès de leurs disciples ou de leurs lecteurs ? Nest-ce pas parce quils permettent déveiller, de développer et dentretenir en nous un autre rapport au savoir et à lautorité que celui qui règne dans les « escholes de la parlerie » (III, 8, 927) dénoncées par Montaigne ? Le sage ignorant et le livre des Essais nous amènent ainsi progressivement à nous approprier différentes stratégies pour repérer et combattre le dogmatisme et la sottise en autrui comme en nous-mêmes et pour entretenir la conscience de notre ignorance, condition dune sagesse à hauteur dhomme.

Dès lors, lanalogie entre la figure du sage ignorant et lécriture de lessai tiendrait au fait quelles expriment, chacune à leur manière, le geste de lessayeur, à la fois évaluatif et réflexif à légard de tous les savoirs et discours. La figure et lécriture du sage ignorant montanien nous permettraient ainsi de nous approprier ce geste philosophique de façon non mimétique, en fonction de notre nature propre, en en faisant notre propre miel.

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Pour examiner cette hypothèse de lecture, jinterrogerai le sens et la valeur de cette figure de sage ignorant en linscrivant dans la galerie de portraits des Essais, qui est aussi, dune certaine façon, une typologie des rapports que les hommes entretiennent au savoir et à lautorité. Une approche comparative de cette figure permettra den mieux saisir lunicité et de se dégager de la fascination quelle ne manque pas dexercer sur les lecteurs. Je tenterai donc de la cerner à partir de quelques figures opposées (les pédants et les dogmatiques), ou proches (les simples, les enfants, les sauvages et les animaux). Janalyserai ensuite le rapport que Montaigne dit lui-même entretenir avec cette figure du sage ignorant et la fonction quelle occupe effectivement dans léconomie générale des Essais, au fil des versions. Elle est incarnée exemplairement par le Socrate de Montaigne, celui quil considère comme le « maistre des maistres », dont la « meilleure doctrine » est la « doctrine de lignorance » et la « meilleure sagesse », « la simplicité » (II, 12, 498). Cette figure constitue un opérateur réflexif essentiel lui permettant dajuster progressivement son geste d« essayeur » et de définir son ethos décrivain-philosophe, en saffirmant in fine plus authentiquement ignorant et humain que le « sage ignorant » socratique. À cette lumière, jétudierai lanalogie entre la figure et lécriture du sage ignorant. Que nous apprennent au final les Essais, livre « instruisable, non instruisans » (I, 56, 323), sinon à accepter notre limitation ontologique, notre humanité, et à réinterpréter pour notre propre usage le geste du sage ignorant, à linstar de Montaigne ? Cest donc une école de lignorance qui se refuse à enseigner la sagesse comme on enseignerait les lettres, mais qui nous propose, par une singulière expérience de lecture qui est aussi une expérience philosophique, de changer en profondeur notre rapport aux savoirs et à toutes les autorités qui sen réclament pour justifier indûment leur violence et leur domination.

De quelle ignorance et de quelle sagesse parlons-nous ici ? Qui représenterait donc au mieux la figure du « sage ignorant » dans les Essais ? Quelle place occupe-t-elle dans cette typologie des rapports au savoir que nous présente Montaigne dans son œuvre ? Avant dexaminer la multiplicité des types ou personnages en jeu, rappelons les différentes sortes dignorance et les différents rapports possibles au savoir qui en dérivent, tels quils apparaissent dans les Essais. La première sorte ignorance est 97attachée à la condition humaine. Elle résulte de notre impuissance à accéder par la raison à une vérité universelle et transcendante, qui nous échappe toujours plus à mesure que nous progressons dans le savoir. De ce divin savoir nous sommes à jamais éloignés pour Montaigne qui sinscrit dans la continuité de Nicolas de Cues2. En ce sens précis, nous sommes tous nécessairement ignorants, même si nous nen avons pas conscience. La deuxième forme dignorance est contingente. Elle tient à limpossibilité, en raison dune certaine position sociale, daccéder à létude, aux lettres ou à la science : cest celle des « simples » ou des « sauvages », par exemple, que Montaigne appelle « ignorance abécédaire » (I, 54, 312). De la troisième sont victimes ceux que Montaigne appelle les « mestis ». Ils ont étudié et acquis un vernis de savoir, en quelque sorte, mais restent ignorants de leur propre ignorance et se caractérisent par leur présomption et leur zèle de nouveaux convertis, à lorigine de toutes sortes de violences. Il reste enfin lignorance doctorale, figurée par la belle image de lépi de blé qui courbe la tête au fur et à mesure quil se remplit de grain, comme le savant prend de plus en plus conscience de son ignorance et shumilie au fur et à mesure quil apprend. Ainsi, « tout lacquest quil [lhomme] a retiré dune si longue poursuite, cest davoir appris à reconnoistre sa foiblesse. Lignorance qui estoit naturellement en nous, nous lavons, par longue estude, confirmée et averée » (II, 12, 500). Cette docte ignorance ne fait quétablir ce que les simples expérimentent sans sêtre familiarisés avec les livres et la tradition.

On peut déterminer assez aisément à quelles figures correspondent ces trois derniers types dignorance, et quel rapport au savoir elles mettent en scène. Montaigne nous présente ainsi toutes sortes de figures négatives, qui dessinent en creux le portrait du sage ignorant que nous recherchons. Il suggère à son lecteur de sinstruire ou de samender « à reculons » (III, 8, 922), en étudiant ce quil nous faut fuir autant que ce quil nous faut suivre. Ceci explique le temps quil consacre à mettre en scène les pédants tout au long de son livre et le fait quil leur consacre un essai entier3. À la différence des grands hommes et des sages, il nest pas ici question de personnages ou dindividus clairement identifiés par Montaigne. Il évoque plutôt une catégorie générique et utilise 98souvent le pluriel. Ce sont les « magis magnos clericos » (I, 25, 134), les « plus grands savants », « nos genz » (I, 25, 135) ou les « lourdes testes » (I, 25, 136). Alors que Molière choisit avec soin les patronymes comiques de ses pédants, Montaigne ne les nomme pas individuellement et les traite comme une engeance partageant certaines caractéristiques, plus proche du type que du personnage à proprement parler. Il en dessine un portrait physique et moral très mordant, par une série de traits qui signalent un rapport au savoir totalement déraisonnable et dévoyé.

Ils sont sales, jargonnants, vénaux, vaniteux et inconscients de leur ignorance. Ils font partie de ces « mestis » dénaturés qui ont fréquenté les écoles et sefforcent de monnayer le semblant de connaissances quils y ont acquis. En plus dêtre ignorants de leur propre ignorance, ce qui les rend sots et dangereux, ils dévoient leurs disciples en entretenant chez eux un rapport illusoire au savoir et au langage, tout en les empêchant de développer leur nature et leur jugement. Ces malheureux devront se purger de tout le pseudo-savoir accumulé pour enfin être capables de juger par eux-mêmes, à moins de disposer dun naturel exceptionnellement favorable, comme celui de Turnèbe par exemple. Les pédants sont donc les contre-exemples les plus évidents du sage ignorant, des repoussoirs tout trouvés pour Montaigne comme pour ses lecteurs et leur ridicule simpose de lui-même à qui les écoute parler ou les observe agir dans les Essais. Mais il ne sagit pas seulement de rire, et dautres figures plus inquiétantes se dessinent, celles des dogmatiques, qui ne se contentent pas de sévir dans les collèges auprès des jeunes clercs ou dans les cénacles de conversation, auprès des femmes, mais se répandent dans les tribunaux, à la cour, à Rome, dans les différents cercles du pouvoir religieux ou politique. Leur influence étant démultipliée par cette proximité avec les lieux de décision, leur prétention et leur incapacité à douter font des ravages que dénonce sans cesse Montaigne. Chaque essai traque ainsi le dogmatisme sous toutes ses formes et dénonce la violence quil génère, révélant par contraste la sagesse attachée à la position de doute du sage ignorant. Le chapitre le plus éclairant sur ce point est bien sûr l« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) qui fait méthodiquement choir tous les autorités savantes de leur piédestal, pour révéler la vanité du savoir humain et le peu de fiabilité de lorgueilleuse raison. Pédants et dogmatiques font donc partie de ces « mestis » qui sappuient sur les pseudo-savoirs acquis à lécole pour justifier leur domination sur dautres 99hommes. Ils constituent de véritables cibles pour Montaigne, bien quil avoue parfois se reconnaître en eux et nous invite ainsi indirectement à repérer en nous-mêmes les traces de pédantisme ou de dogmatisme dont nous sommes inévitablement porteurs.

A contrario, on pourrait se demander si les « simples », ceux qui relèvent de lignorance abécédaire précédemment évoquée, ne seraient pas plus à mêmes dincarner cette figure du « sage ignorant » que nous recherchons. Ainsi, de façon assez paradoxale, on pourrait à première vue soutenir que les véritables sages ignorants seraient les « naïfs », les « niais », termes qui peuvent aussi bien désigner les enfants, les paysans, que les « sauvages » cest-à-dire tous ceux qui, dune façon ou dune autre, nont pas eu accès à la science via léducation et conservent donc un rapport plus direct à la nature. Comme le montre lextrait suivant, Montaigne développe un véritable réquisitoire contre la dénaturation en quoi consiste linstruction, et contre lorgueil humain qui, au lieu dapprendre de la nature, veut la dominer :

Nous avons abandonné nature et luy voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si seurement. Et cependant les traces de son instruction et ce peu qui, par le benefice de lignorance, reste de son image empreint en la vie de cette tourbe rustique dhommes impolis, la science est contrainte de laller tous les jours empruntant, pour en faire patron à ses disciples de constance, dinnocence et de tranquillité. (III, 12, 1049)

Parler de « bénéfice de lignorance » peut apparaître tout à fait surprenant de prime abord, comme une confirmation de lhypothèse selon laquelle ces figures de naïfs seraient les plus proches du sage ignorant. En effet, Montaigne inverse clairement la représentation ordinaire puisque ce ne sont plus les savants qui instruisent les ignorants, mais ces derniers qui, par leur exemple, nous permettent davoir accès à la leçon de la nature ou, au moins, « aux traces de son instruction » que nous sommes devenus incapables de reconnaître seuls ou didentifier en nous-mêmes. Nous rencontrons dans les Essais diverses figures de cette simplicité perdue par les savants : les hommes incultes, non déformés par léducation, les enfants, les « sauvages », les animaux. Ces ignorants peuvent donc nous apprendre la leçon de la nature, mais comme malgré eux, ce sont en quelque sorte des maîtres sans le savoir, au double sens que lon peut donner à cette expression.

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Ces figures permettent à Montaigne de discuter la place éminente accordée à la science dans la conduite de lexistence et dans lobtention dune vie heureuse. Elles lui donnent aussi le moyen de mettre en évidence la capacité de jugement qui peut se déployer en chacun indépendamment dun savoir livresque, voire du fait de labsence de ce savoir livresque. Mais, même si Montaigne se réclame de ces figures-ci pour prendre ses distances avec les figures de pédants et de dogmatiques, dans quelle mesure peuvent-elles véritablement servir de guide ou de référence au philosophe lui-même ? Certes, elles préparent et encouragent, par la sagesse quelles incarnent, le travail sur soi quexige le changement de rapport au savoir auquel nous conduisent progressivement les Essais. Pourtant, ces figures dignorants et de naïfs, dans la mesure où elles nont pas eu à « apprendre la sottise » et à faire lexpérience dun rapport dévoyé au savoir, ne peuvent réellement aider ni Montaigne ni ses lecteurs instruits à sen dégager. Ainsi, même si Montaigne dit vouloir se retirer dans le premier siège, celui des simples, et quitter le statut de demi-savant ou de « mestis », le peut-il réellement4 ? Montaigne, comme ses lecteurs, sont des animaux « dénaturés » par lapprentissage livresque et lidée dun simple retour à une naïveté ou à une sagesse perdue semble bien utopique.

Dès lors, si lon ne sen tient plus simplement aux déclarations de Montaigne, mais à lusage quil fait effectivement des figures dans les Essais, il nous semble que la figure socratique est bien celle qui représente le plus fidèlement le sage ignorant. Par son questionnement radical du rapport que nous avons au savoir et par son incarnation dune sagesse humaine, elle inspire beaucoup plus directement Montaigne dans son cheminement vers soi que ne le font les animaux, les enfants ou les « sauvages », quoi quil en dise par ailleurs. Dans les Essais, limportance du personnage de Socrate ne cesse de saffirmer à chaque version. Il y apparaît comme larchétype du sage ignorant, dun certain rapport au savoir et à lignorance et comme lexécutant de gestes philosophiques très 101particuliers que scrute attentivement Montaigne. La figure de Socrate joue pour Montaigne le rôle de son « patron au-dedans » (III, 2, 807), une pierre de touche à laquelle se référer pour se connaître soi-même, dans son humanité et dans les limites qui la caractérisent, mais aussi dans son propre rapport au savoir et à lignorance.

Mais tout nest pas si simple, car dans les Essais, le portrait de Socrate se révèle complexe, à la fois composite et contradictoire. Montaigne « bricole » ou aménage en quelque sorte son propre Socrate à partir des sources antiques, majorant certains traits et en minorant dautres jusquà la fin de sa vie, pour le faire à sa main. Notons dabord que dans les divers portraits quil nous présente de Socrate, Montaigne insiste sur sa sagesse à hauteur dhomme et sur sa vertu rieuse. Le Socrate de Montaigne est une figure humaine bien éloignée des excès ascétiques de Caton dUtique qui représente pour Montaigne le sage stoïcien par excellence. Il sinspire par ailleurs beaucoup plus des premiers dialogues platoniciens que de ceux où Socrate se fait plus dogmatique et porte-voix de Platon et de sa théorie des Idées. Il incarne en réalité cette forme dignorance savante, ou docte, qui vient au terme dun long cheminement en quête du savoir, ainsi quen témoigne le passage suivant :

Apres que Socrates fut adverti que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le surnom de sage, il en fut estonné ; et, se recherchant et secouant par tout, ny trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperans, vaillans, sçavans comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. Enfin il se resolut quil nestoit distingué des autres et nestoit sage que par ce quil ne sen tenoit pas ; et que son Dieu estimoit bestise singuliere à lhomme lopinion de science et de sagesse. (II, 12, 498)

Mais au-delà de ces traits caractéristiques constamment soulignés dans le texte, Socrate est « représenté » par Montaigne en action, à travers différentes circonstances de sa vie, en interaction avec ses interlocuteurs. En toutes occasions, il va « tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais larrestant, jamais satisfaisant, et dict navoir autre science que la science de sopposer » (II, 12, 509). Cette science qui revient à mettre en doute toutes les opinions est justement la seule dont puisse faire usage ce sage ignorant pour rester cohérent. Il a compris le premier que la nature humaine est née pour « quester la vérité » (III, 8, 928) plutôt que pour la posséder. Si le salut et la sagesse sont dans la « chasse », plutôt que 102dans la « prise » qui échappe par nature, alors la seule activité sensée consiste à se maintenir sans cesse dans le mouvement de la recherche.

Pour autant, il ne suffit pas de sen tenir à ces quelques traits récurrents qui permettent didentifier qui est le « sage ignorant » et ce qui le distingue des savants ou des simples, il faut questionner lusage que fait Montaigne de cette figure socratique, et par conséquent, celui que nous pourrions nous-même en faire en tant que lecteurs. En effet, il pourrait y avoir quelque paradoxe à considérer Socrate comme une figure dautorité ou comme un maître, alors même quil assume son ignorance et se refuse par principe à toute déférence à légard de ses interlocuteurs en les soumettant sans répit à lépreuve du questionnement dialectique. En somme, comment sinspirer de la figure du « sage ignorant » socratique sans la trahir par un mimétisme ou un psittacisme que son attitude et ses discours condamnent par avance ? Si Montaigne sappuie sur la figure du sage ignorant socratique, cest avant tout pour penser son propre geste philosophique et son propre rapport au savoir. Il nous montre ainsi à travers la façon dont il se situe vis-à-vis du sage ignorant comment nous pourrions en quelque sorte nous en ressaisir de façon pertinente pour notre propre usage.

En effet, pour lessayeur, il ne sagit pas simplement dadmirer et dimiter le sage ignorant socratique. En rester là serait dune certaine manière navoir rien compris à son propre geste philosophique. Sil est un exemple pour Montaigne, cest en un sens bien précis. Dans la tradition rhétorique ou celle des sermons, lexemplum sert comme un argument dautorité cautionnant telle ou telle affirmation. Certes, Montaigne peut à loccasion sautoriser de Socrate pour soutenir une position donnée, mais le plus souvent, il propose une approche différente de la figure et des discours du sage ignorant tels que transmis par Platon ou Xénophon5. À ses yeux, nous nadmirons le plus souvent les dialogues socratiques que par conformisme. Parce que nos contemporains se réfèrent à ces textes avec révérence, parce que nos maîtres nous les présentent comme objets dapprentissage, nous sommes conduits insensiblement à les valoriser. Pourtant, nous dit Montaigne, il nous faut développer un rapport 103critique à leur égard cest-à-dire quil nous faut les lire, les juger, mais aussi nous les approprier. Puisquils « ne sont pas selon notre usage », ils exigent un travail de « digestion » de notre part. Au-delà des paroles de Socrate ou de ses traits livrés par les textes antiques, qui sont pour certains dentre eux datés ou valables dans les circonstances étroites de sa vie, ce sont la posture et le geste socratique que nous invite à retrouver Montaigne. Pour cela, il faut être capable de décliner son geste et son discours « selon notre usage », et faire ainsi preuve dune véritable interprétation et incorporation, au sens de celle que pourrait proposer un musicien.

On peut trouver un exemple de cette interprétation du geste et de la parole socratique dans la façon dont Montaigne sempare du plaidoyer de Socrate devant ses juges dans le chapitre « De la physionomie » (III, 12). Il le reformule et le réécrit pour lui donner un relief nouveau à ses yeux comme à ceux de ses contemporains, ouvrant ainsi dautres horizons aux lecteurs qui pourront à leur tour se le réapproprier. Il donne ainsi au style du discours socratique les traits caractéristiques de son propre style, comme le montrent également la façon dont il le qualifie lui-même (III, 12, 1054) et labsence de transition marquée du point de vue énonciatif entre le discours de Socrate et le sien. Cette façon assez nouvelle de se positionner par rapport aux grandes figures dautorité du passé est en elle-même une leçon que délivre Montaigne sur la manière dont les lecteurs devraient lire son propre texte. Comme la lecture des grands hommes ou la fréquentation des figures de sages vient alimenter une pensée autonome en constant déploiement plutôt quelle ne la cautionne ou la conditionne, le texte des Essais permet finalement un prolongement et un éclairage a posteriori ou une relance dune réflexion personnelle qui suit son propre cours.

Ces observations nous conduisent à interroger plus avant ce que pourrait vouloir dire « apprendre de Socrate » ou sinspirer fidèlement du geste du sage ignorant. Le message socratique, « connais-toi toi-même », nous incite à prendre appui sur nos propres facultés pour faire retour en soi plutôt quà simplement refaire ou redire ce quaurait fait ou dit Socrate. Ce mouvement de repli réflexif ne peut aboutir au même résultat pour tous, dès lors que notre naturel est différent de celui dautrui, comme le naturel de Montaigne lest de celui de Socrate, ainsi quil ne cesse de le souligner au fil du texte. De la sorte, le travail mené par 104Montaigne sur la figure socratique change-t-il fondamentalement de sens par rapport aux usages classiques qui en ont été faits avant lui. Ce qui intéresse lauteur, ce nest pas une figure du sage ignorant qui pourrait nous servir de repère ou dautorité une fois pour toutes, mais le portrait vivant que Montaigne fait de lui-même en travaillant à partir de cette référence socratique à sa propre connaissance. Ce qui est exemplaire, ce nest donc pas le portrait de Socrate, ou celui de Montaigne tels quil se dessinent dans les Essais et auxquels il sagirait de se conformer. En vertu de limportance que le philosophe reconnaît à la part du naturel ou de lidiosyncrasie dans la construction de lindividu, cela naurait de toute façon pas grand sens. En revanche, ce qui peut nous servir dexemple, cest le geste philosophique opéré par Socrate et réinterprété par Montaigne à partir du riche matériau mobilisé dans les Essais, qui permet à chaque fois un travail sur soi tout à fait original et unique. Il sagit moins dune exemplarité qui pourrait être décrite ou servirait dillustration à une leçon de morale, que dune exemplarité en construction, ou dun geste exemplaire du philosophe qui ne se laisse saisir que dans le mouvement de la pensée en acte dans le livre.

Il faut dailleurs insister sur le travail réalisé par Montaigne au fur et à mesure des réécritures des Essais pour faire de la figure socratique un portrait de plus en plus proche du sien en en faisant un opérateur réflexif décisif. Elle lui permet de penser son propre rapport à la sagesse et au savoir et dajuster sa posture et son geste philosophique. La posture renvoie à la façon dont le sage ignorant se positionne par rapport à ses disciples, aux maîtres savants, aux discours dautorité ou au savoir en général. Quant au geste philosophique, ils se manifeste dans la dynamique du discours du sage et dans celle du texte, dans la façon dont le philosophe se saisit des figures, des concepts, thèses ou arguments et progresse en les faisant jouer les uns contre les autres ou les uns avec les autres, de façon souvent paradoxale, pour éviter toute fermeture doctrinale. En donnant corps au geste philosophique (et non aux concepts ou aux thèses qui pourraient en dériver) la figure du sage ignorant permet au philosophe de réfléchir, de préciser, dajuster son propre geste, mais aussi de le représenter comme possible et désirable à dautres.

Dès lors, il faut comprendre que le Socrate de Montaigne nest ni le Socrate historique, ni exactement le Socrate de Platon ou de Xénophon, ni non plus le personnage de Montaigne camouflé en Socrate. Il est un 105personnage original, un personnage conceptuel, tel que lenvisagent Deleuze et Guattari6. La figure que représente le Socrate de Montaigne laide à élaborer et affiner ce geste philosophique que constitue lessai du jugement à partir de la « science de sopposer » (II, 12, 509) socratique. Celui-ci impose de trouver un juste milieu entre le sentiment dimpuissance qui pourrait naître de la prise de conscience de son ignorance et la production dune théorie ou dune méthode quil sagirait dexposer ou de transmettre de façon dogmatique et savante. En « couchant » en lui la figure socratique7, Montaigne parvient à élaborer léthos qui prend corps dans les Essais et à proposer au lecteur une expérience à vivre à travers la lecture, ou un motif que chacun pourrait sapproprier, en y apportant sa propre touche. Ce qui compte est donc moins le résultat de cet examen, soit le portrait de Montaigne dessiné dans le texte, que la forme même quil prend, celle de lessai que permet lappui sur la figure socratique. Comme le dit lui-même Montaigne, « Je ne dis les autres, sinon pour dautant plus me dire » (I, 26, 148)8 : cest donc moins lautorité de la figure socratique qui compte que son potentiel de réflexivité, ce quelle autorise comme progrès dans la connaissance de soi et laffirmation dun geste philosophique original.

Cest en prenant Montaigne au pied de la lettre que lon peut le mieux comprendre lusage très personnel quil fait de la figure socratique. En effet, il finit parfois par se représenter, comme lindique Bernard Sève, « plus socratique que le Socrate quil imagine9 » du point de vue de son rapport au savoir et de la relation à lautre, disciple ou lecteur selon 106les cas, puisquil serait finalement plus humain et plus faillible que son grand homme. Nous pensons ici à laffirmation socratique selon laquelle il préfère être réfuté que réfuter, contrairement à ce que lexpérience montre chez la plupart des hommes. Mais une fois encore, Montaigne laisse entendre quil ne sagirait en réalité que dun discours ironique de Socrate, à prendre avec distance :

Socrates recueilloit, tousjours riant, les contradictions quon faisoit à son discours, on pourroit dire que sa force en estoit cause, et que, lavantage ayant à tomber certainement de son costé, il les acceptoit comme matiere de nouvelle gloire. (III, 8, 925)

Accepter la contradiction, pour ce Socrate, naurait donc pas pour finalité de sexposer à une réfutation profitable pour lui, mais serait au contraire une façon daffirmer sa supériorité sur linterlocuteur, nécessairement acculé à reconnaître sa défaite face au redoutable questionnement du maître. Montaigne se démarque clairement de cette ruse, puisque, juste avant ce passage, il affirme pour sa part, souscrire sans la moindre ironie au même principe et se soumettre de bon cœur à la réfutation :

Je festoye et caresse la verité en quelque main que je la trouve, et my rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincuse, de loing que je la vois approcher. Et, pourveu quon ny procede dune troigne trop imperieuse et magistrale, je preste lespaule aux reprehensions que lon faict en mes escrits. (III, 8, 924)

Indirectement, se dessine donc le portrait dun Montaigne sans doute moins rusé et dominateur et plus « fair play » ou « aristocratique » que son Socrate10, pour reprendre les mots de Bernard Sève, car il accepterait sans difficulté la défaite. Ajoutons que Montaigne se présente ici plus perfectible, et plus authentiquement ignorant que le maître socratique, dont la sincérité est indirectement et discrètement remise en cause ici. Ainsi, Montaigne reprend systématiquement à son compte, pour les accentuer, les traits socratiques qui permettent dhumaniser le sage et déviter den faire une icône inaccessible au commun des mortels. Dune 107certaine façon, pour Montaigne, Socrate est encombré par sa maîtrise et la perfection de son savoir-faire dialectique, qui lempêchent, comme Caton, de nous présenter leffort moral ou la démarche philosophique comme accessibles11. Au contraire, Montaigne, du fait de ses failles, de sa faiblesse morale et de son ignorance, sans cesse exposées et soulignées à même le texte, serait supérieurement fidèle au message socratique parce quil en proposerait une déclinaison plus crédible aux yeux du lecteur, plus pédagogique en somme. Il serait donc plus humainement « sage » que Socrate car plus éloigné que lui de la perfection et donc meilleur passeur vers la sagesse. Mais aussi plus littéralement et authentiquement ignorant que lui et donc plus en mesure de faire apercevoir à son interlocuteur/lecteur, à travers son portrait vivant et sans concession, les limites de la connaissance humaine. Il faut donc le prendre au sérieux lorsquil affirme, à la toute fin de sa vie :

Je dis pompeusement et opulemment lignorance, et dys la science megrement et piteusement ; accessoirement cette-cy et accidentalement, celle là expressément et principalement. Et ne traicte à point nommé de rien que du rien, ny daucune science que de celle de linscience. (III, 12, 1057)

Montaigne serait donc plus à même que Socrate de dire son ignorance, de la déployer. Il ne se contente pas de lévoquer ponctuellement, comme le fait Socrate chez Platon lorsquil témoigne de ce que lui dit loracle de Delphes, ou développe le parallèle de la maïeutique avec la sage-femme infertile. Cette ignorance est dite « opulemment et pompeusement » dans les Essais car elle irrigue tout le discours, puisquil ne cesse de défaire, en se commentant et en se décomplétant lui-même, toute croyance à son autorité savante. La relation entre Montaigne et son Socrate savère donc complexe, puisquil reconstruit la figure de Socrate pour en faire un personnage épuré de ses scories platoniciennes et finalement plus à même dincarner la « doctrine de lignorance » et « la science de sopposer » qui lui servent de points de référence pour construire sa posture et son geste philosophiques dans les Essais. Ceci expliquerait le fait que Montaigne 108refuse de plus en plus le versant dogmatique ou sentencieux de Socrate12 au profit de son portrait dynamique et enquérant. Il cherche à se faire plus socratique que Socrate, et admire moins les paroles du Socrate de Platon ou de Xénophon que celles quil écrit lui-même pour les placer dans la bouche de son maître.

Ceci montre bien quen réalité, il ne reconnaît aucun maître, sinon cette fiction socratique ou cette figure méthodique de « sage ignorant » quil élabore pour son propre usage. Mais pour savoir dans quelle mesure Montaigne a effectivement assimilé et réinventé lenseignement de la figure du sage ignorant quil a reconstruite et dont il se réclame, il ne faut pas tant considérer ce quil dit que la façon même dont il le dit. Comme laffirme Pierre Force :

« [l]e test littéraire » que Montaigne applique aux auteurs est en définitive un test philosophique. Considérer le « style » ou la « manière » est la seule façon de décider si le jugement en question est ancré dans une sagesse authentique13.

On pourrait parfaitement appliquer ce « test » aux Essais pour voir sils sont véritablement ancrés dans la sagesse de lignorant. La forme même de ce texte pourrait donc nous permettre de déterminer dans quelle mesure la « doctrine de lignorance » et la sagesse qui en résulte, héritées de son Socrate, sincarnent en Montaigne à travers son livre. Ceci imposerait de revenir, en deçà de Platon ou de Xénophon, à linspiration de la parole socratique et à la dynamique dont elle est porteuse, telles que les conçoit Montaigne, pour leur donner le texte quelles méritent. Car si « Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais larrestant, jamais satisfaisant » (II, 12, 509), pour Montaigne le texte platonicien ne restitue pas fidèlement lélan impulsé par ce personnage :

La licence du temps mexcusera elle de cette sacrilege audace, destimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesmes et estouffans par trop sa 109matiere, et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions, vaines et preparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance mexcusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage. Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. (II, 10, 414)

Ne peut-on faire lhypothèse que les Essais seraient ce livre qui « use des sciences » plutôt quil ne les dresse ou ne les établit, et rend ainsi dautant mieux hommage à la parole et au geste philosophique socratique tels que Montaigne les envisage ? Car la forme dialoguée pratiquée par Platon ne rend pas justice comme il le faudrait à la vivacité de la quête socratique. En donnant au texte une forme plus en cohérence avec le geste du sage ignorant, Montaigne dépasserait ainsi lauteur des « dialogismes ». Donner une version écrite de ce mouvement enquérant du sage ignorant, permettrait une transmission pérenne de la parole évanescente du philosophe antique. En ce sens précis, les Essais qui, comme Socrate, attisent les disputes et multiplient les conversations, seraient plus socratiques que les dialogues antiques.

Dans quelle mesure les Essais constituent-ils une école paradoxale pour Montaigne, comme pour son lecteur ? Comment le geste philosophique du sage ignorant se retrouve-t-il à lœuvre dans lécriture ou la « manière » du texte ? Le premier travail des Essais nest pas de sattaquer à la bêtise universelle, que nous ne pouvons éviter et de laquelle il nous faut prendre acte, mais de « désenseigner » la sottise, qui est ignorance de cette bêtise constitutionnelle. Il sagit dun travail négatif, de destruction de ladhérence à nous-mêmes qui vise à introduire du jeu dans le rapport que nous avons à nos croyances et opinions, pour soigner une maladie hélas trop répandue parmi les hommes : « [l]a peste de lhomme, cest lopinion de savoir » (II, 12, 448). Cette épidémie se transmet en particulier dans les écoles, qui devraient normalement développer chez leurs élèves un rapport sain et vivant à la connaissance. Cest ici que la philosophie est appelée par Montaigne à jouer pleinement son rôle en ce quelle nous permet didentifier et daccepter notre ignorance, mais aussi parce que le riche matériau quelle offre au jugement à travers ses théories et ses doctrines relance sans cesse le questionnement et féconde le discours de ses paradoxes. Bien utilisée, elle peut permettre à chacun de sestimer à sa juste place et de développer un autre rapport à soi-même, au savoir et au pouvoir :

110

La philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu que quand elle combat nostre presomption et vanité, quand elle reconnoit de bonne foy son irresolution, sa foiblesse et son ignorance. (II, 17, 634).

En ce sens, Montaigne, quoi quil en dise parfois14, relève bien de la catégorie des philosophes, puisque lobjectif ici assigné à la philosophie correspond précisément à lune des finalités de lessai. Par son foisonnement et ses contradictions, elle est une sorte dantidote à la présomption qui guette sans cesse les hommes dès lors quils croient savoir. Paradoxalement, il faut beaucoup de savoir à sa disposition pour « désenseigner la sottise », puisquil faut pouvoir faire jouer les théories les unes contre les autres et réveiller la pensée quand elle tend à sassoupir : en ce sens, on peut dire que les Essais sont un texte savant, même sils ne sont pas un texte de savant. Mais pour que la forme de ce questionnement philosophique soit cohérente avec la « doctrine de lignorance » qui le sous-tend, Montaigne déploie une écriture dynamisée et structurée en profondeur par linvention de lessai et la « socratisation » du style15. Ils permettent ainsi lexpression et la transmission du geste du sage ignorant que devient progressivement Montaigne au fil des allongeails. La lecture de lessai doit ainsi être interprétée comme une expérience de pensée à refaire ou comme une dynamique qui déborde le texte et dans laquelle chacun est invité à sinscrire. Pour comprendre comment Montaigne sinspire de son Socrate pour écrire les Essais il nous faut évoquer sa description de la maïeutique socratique. Cet art daccoucher les esprits sert de référence à Montaigne pour penser leffet des Essais sur les lecteurs qui voudraient bien entrer dans la logique du texte. Montaigne rapproche dailleurs la « science de sopposer » du savoir-faire socratique. En effet, le texte montanien a les mêmes caractéristiques que le personnage de Socrate en position de maïeuticien. Tous les deux sont stériles au sens où ils ne produisent aucun savoir par eux-mêmes. Néanmoins, ils témoignent dun savoir-faire, dune science 111ou plutôt dun art déviter ladhésion de leur interlocuteur/lecteur au discours délivré, celui-ci ne laissant aucune prise en terme dopinion à ceux qui essaient de sen saisir. Ils se voient dans les deux cas renvoyés à eux-mêmes, à leur propre jugement, étant interpellés et déstabilisés par le maître socratique ou lessai qui se refusent identiquement à délivrer une thèse définitive et rassurante mais poussent à lexamen toujours renouvelé des discours.

En guise douverture, jesquisserai ce que pourrait être cette « poétique » de sage ignorant permettant de renvoyer le lecteur à un travail sur lui-même, grâce à la médiation de lessai, lequel donne corps à cet art démouvoir la dispute appris de Socrate. On peut lobserver à lœuvre à léchelle des Essais eux-mêmes, de chacun des essais, mais aussi de la phrase elle-même. À chacun de ces niveaux du texte, il sagit pour Montaigne de construire une structure en équilibre instable, toujours sur le point de se voir ajouter un exemple ou un argument venant remettre en cause celui-ci. Les phénomènes ici rappelés ont été depuis longtemps repérés et analysés par de très nombreux commentateurs. Je me propose juste de les mettre en série et en lien direct avec cette figure du « maître ignorant » socratique que construit Montaigne et avec le geste philosophique que constitue lessai du jugement. Lhypothèse envisagée, qui sappuie sur la lecture des Essais et sur celle dune partie de ces recherches seulement16, est que certains de ses traits décriture peuvent prendre tout leur sens dès lors quon considère que le texte agit à légard de son lecteur potentiel comme le ferait le Socrate de Montaigne à légard de ses disciples, pour mettre à lépreuve leur jugement en « esmouvant la dispute ». Si lon considère son texte dans la globalité, on peut ainsi comprendre la raison de la bigarrure, du côté décousu du propos, de léclectisme, de labsence de principe logique dans la progression des thèmes des Essais, qui apparaissent à première vue juxtaposés par un simple effet du hasard ou de la fantaisie de lauteur. Retenons ici lidée que la construction du texte, encore compliquée par le principe des allongeails successifs, soppose à toute lecture balisée à 112lavance et oblige le lecteur à faire lui-même des liens entre ses parties, sans le confort offert par un traité philosophique qui énoncerait les principes avant den déduire les conséquences, par exemple. Au sein des différents essais eux-mêmes, on observe fréquemment le même travail daccumulation apparemment désordonnée et de mise en tension des propos, puisque ce qui semble établi dans un premier temps est questionné ou déstabilisé par un nouvel élément, ou par un ajout qui peut sembler parfois anecdotique mais oblige à relire lensemble du texte dun nouvel œil (dune « veue oblique » (III, 9, 994) en quelque sorte). En mettant en série dans le même essai des exemples, préceptes, expériences, références et opinions contradictoires, sans paraître trancher à aucun moment, Montaigne oblige le lecteur à sengager dans la réflexion par lui-même, sans lappui dune autorité univoque. Cette oscillation permanente et cette démultiplication des exemples, théories ou mots qui poussent le lecteur dans ses retranchements se retrouvent enfin à léchelle de la phrase, dans la façon dassocier entre eux des termes différents ou de faire varier le sens dun même mot. Montaigne aime ainsi jouer des formules paradoxales, comme lorsquil parle de « la doctrine de lignorance » ou de l« école de la bestise » Elles visent à susciter dabord létonnement et lintérêt du lecteur, mais lobligent surtout à se questionner sur leur sens énigmatique. Montaigne fait ainsi léloge de ces formules efficaces, qui mettent immédiatement en exergue ce qui fait problème17. À la différence des propos tenus dans les écoles, au tribunal ou dans un sermon, elles ne séternisent pas en préliminaires inutiles et interpellent efficacement les lecteurs.

Il mobilise également une « forme descrire douteuse en substance » (II, 12, 509)18 qui vise à actualiser la puissance « enquerante » présente dans la langue française par un usage réfléchi, inventif et vigilant de celle-ci. Ce nouveau langage est celui qui convient le mieux au sage 113ignorant et Montaigne fait clairement le lien entre le fait dadmettre notre ignorance ou den faire profession publique et cette façon particulière de sexprimer :

Il sengendre beaucoup dabus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde sengendrent de ce quon nous apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance, [] Jayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A lavanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. (III, 11, 1030, nous soulignons).

Il faut donc que lacceptation de son ignorance par le sage se niche jusque dans la langue quil parle pour amener le disciple ou le lecteur à adopter la même vigilance. Faire semblant de savoir oblige à parler dune façon affirmative qui ne peut quêtre abusive au regard de ce que sait lhomme en réalité. Il faut donc admettre notre ignorance comme indépassable et apprendre à parler en conséquence. Cette cohérence que Montaigne exige des textes et discours, il se limpose ainsi à lui-même dans lécriture de ses Essais.

La figure du sage ignorant est au cœur des Essais et permet déclairer la posture et les gestes intellectuels de Montaigne. Ce que nous expérimentons en nous familiarisant par la lecture avec cette figure du sage ignorant et avec le style singulier de Montaigne, cest moins un savoir à proprement parler quun certain rapport au savoir et à lignorance, ou une sagesse consistant à se tenir sur la crête entre un scepticisme paralysant et un dogmatisme dangereux et illusoire. Ce nest donc pas une figure exemplaire de sage inaccessible que nous présente le philosophe dans son œuvre, celle de Socrate ou celle de Montaigne, mais plutôt celle dun humain sinspirant dautres humains tout aussi uniques, pour construire peu à peu sa voie propre dans lexistence. Comme le disait si bien André Tournon, Montaigne oppose sa philosophie « douteuse et enquerante » et sa « maniere » si paradoxale de sage ignorant, affleurant à chaque page des Essais à la « philosophie de la certitude » et à la « stratégie de pouvoir19 » des maîtres savants, armés dune rhétorique qui cherche à fixer le sens et à emporter ladhésion du lecteur. Montaigne ne se contente pas de thématiser ce rapport paradoxal du sage ignorant 114au savoir dans les Essais, il en fait un principe organisateur du texte et de la relation quil entretient potentiellement avec ses lecteurs. Cest ce qui explique sans doute sa vivacité et sa puissance formatrice, quoi quen dise son auteur.

Stéphanie Péraud-Puigségur

Université de Bordeaux, SPH.

1 Marie de Gournay, Préface aux Essais de Michel de Montaigne par sa fille dalliance, Paris, Estienne, 1635, accessible dans lédition Villey-Saulnier des Essais, Appendice III, p. 1324-1325. Nous citons les Essais dans cette édition.

2 Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, Paris, Payot-Rivages, 2011, traduction dHervé Pasqua.

3 Essais, I, 25, intitulé « Du pédantisme ».

4 « Pourtant de ma part je me recule tant que je puis dans le premier et naturel siege, doù je me suis pour neant essayé de partir. La poesie populaire et purement naturelle a des naïvetez et graces par où elle se compare à la principale beauté de la poesie parfaitte selon lart ; comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons quon nous rapporte des nations qui nont congnoissance daucune science, ny mesme descriture. La poesie mediocre qui sarreste entre deux, est desdaignée, sans honneur et sans prix » (III, 13, 1073).

5 « Cette image des discours de Socrates que ses amys nous ont laissée, nous ne lapprouvons que pour la reverence de lapprobation publique ; ce nest pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage. Sil naissoit à cette heure quelque chose de pareil, il est peu dhommes qui le prisassent. Nous napercevons les graces que pointues, bouffies et enflées dartifice » (III, 12, 1037).

6 « Le philosophe est lidiosyncrasie de ses personnages conceptuels. Cest le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent eux-mêmes autre chose que ce quils sont historiquement, mythologiquement ou couramment (le Socrate de Platon, le Dionysos de Nietzsche, lIdiot de Cues). Le personnage conceptuel est le devenir ou le sujet dune philosophie », Gilles Deleuze, Félix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 62.

7 « Il y a plusieurs années que je nay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et estudie que moy ; et, si jestudie autre chose, cest pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. » Essais, II, 6, p. 378.

8 Ceci ne vaut que si lon comprend lexamen de soi autrement que comme un repli égotiste ou comme un regard complaisant sur soi-même, et quon en saisit la dimension philosophique et universelle.

9 Le passage où il détaille son analyse est le suivant : « Cette interprétation peu canonique suppose que Socrate ne pensait pas pouvoir être réellement réfuté. En ce sens, Montaigne est plus socratique que le Socrate quil imagine, plus littéralement socratique, car lui pense réellement pouvoir être réfuté », Bernard Sève, Montaigne, des règles pour lesprit, Paris, Presses Universitaires de France, p. 237, note 1.

10 « La force du Socrate ici imaginé est celle de celui qui sait quil a ou aura raison ; la force de Montaigne acceptant dêtre réfuté est celle, plus aristocratique, du joueur qui court le risque de la réfutation et qui, fair play, accepte de bonne grâce davoir perdu », Bernard Sève, ibid.

11 Voir par exemple : « Vrayment il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, quil nest aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge lextreme degré de perfection et de difficulté : lart ny peut joindre » (III, 12, 1055). Si lart ny peut joindre, il ne nous reste donc plus quà admirer une perfection inaccessible pour nous, dès lors que notre nature nest pas aussi exceptionnelle que celle de Socrate.

12 Il faut cependant noter que certaines sentences socratiques restent présentes dans les Essais de façon explicite (« Selon quon peut », « Connais-toi toi-même ») ou implicite (« Nul nest méchant volontairement »).

13 « The “literary test” that Montaigne applies to authors is ultimately a philosophical test. Looking at the “style” or the “manner” is the only way of deciding wether a particular statement is rooted in genuine wisdom », Pierre Force, « Montaigne and the Coherence of Eclecticism », Journal of History of Ideas, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 535, nous traduisons.

14 Voir par exemple : « Je ne suis pas philosophe : les maux me foullent selon quils poisent ; et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus » (III, 9, 95).

15 Nous reprenons ici une expression [socratisation] de Pierre Servet qui lemploie plutôt pour caractériser le discours de Montaigne, même sil conclut en insistant sur le parallèle entre la parole socratique et lécriture des Essais (Pierre Servet, « Les allongeails des Essais au miroir de Socrate », dans Le socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier, Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 40-56). Nous lui donnons cependant ici un sens beaucoup plus étendu que lauteur.

16 Pour nen citer que quelques-uns parmi beaucoup dautres : Jean-Yves Pouilloux, Lire les Essais de Montaigne, Paris, Maspéro, 1969 ; Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982 ; André Tournon, Montaigne. La glose et lessai, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983 ; Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), LÉcriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004 ; Thierry Gontier, Suzel Mayer (dir.), Le socratisme de Montaigne, Paris, Garnier, 2010.

17 « Pour moy, qui ne demande quà devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos : je veux quon commence par le dernier point ; jentens assez que cest que mort et volupté ; quon ne samuse pas à les anatomizer : je cherche des raisons bonnes et fermes darrivée, qui minstruisent à en soustenir leffort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny lingenieuse contexture de parolles et dargumentations ny servent ; je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot » (II, 10, 414).

18 Montaigne emploie cette expression pour parler de lécriture des Anciens, « Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Zenophanes et autres », mais elle nous semble sappliquer également parfaitement à sa propre écriture.

19 André Tournon, « Éditer les Essais de Montaigne », Éditions de lImprimerie nationale, 1998, p. 11.