Jean-Yves Pouilloux, a Singular Truth
- Publication type: Journal article
- Journal: Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2019 – 2, n° 70. Hommage à Jean-Yves Pouilloux et à André Tournon - Author: Terrasse (Jean-Marc)
- Pages: 31 to 36
- Journal: Bulletin for the International Society of Friends of Montaigne
Jean-Yves Pouilloux,
une vérité singulière
Dans Adieu Montaigne (Fayard, 2015), Jean-Michel Delacomptée, se demande pourquoi notre époque, qui déserte les livres, se prend de passion pour Montaigne, que du reste, ajoute-t-il, on n’enseigne plus en classe. Il donne 180 pages de très bonnes raisons qui sont une brillante analyse des Essais.
Par modestie il oublie les responsables de cet engouement contemporain : les passeurs. Jean-Yves Pouilloux était l’un de ceux-là, convaincu, convaincant, passionné, habité. Pour les gens d’Orthez sa petite ville du Béarn, il était Montaigne en personne.
Il s’y était installé – plus précisément à Biron, un faubourg d’Orthez, quand il a quitté Paris et Paris 7 pour enseigner à Pau. Il se destinait aux longues randonnées dans les Pyrénées. Une hanche cabossée ne l’a pas permis et il ne s’en est jamais consolé. Cette hanche !
Les Orthéziens – dont je suis – ont eu la chance de pouvoir assister aux 52 cafés philosophiques qu’il a animés. Les premiers ont eu lieu à « la Cuisine à musée », un restaurant religieusement installé entre l’Église gothique et le Musée du Protestantisme béarnais. Ensuite, la brasserie « O’Garage » l’a accueilli. Comme son nom le suggère, c’est un ancien garage de style Citroën années 50 transformé en club de sport. On peut y grignoter une assiette mixte fromage charcuterie de produits locaux, en buvant un verre de Jurançon. Aller de l’un à l’autre, du café-musée-temple-église au club-de-sport-brasserie-garage, c’était suivre ce cheminement qui montre que Montaigne est bien descendu dans la rue comme le dit Jean-Michel Delacomptée, ce qui plaisait à Jean-Yves même s’il en mesurait les risques de malentendus.
Dans ces 52 rendez-vous, Jean-Yves a traité toutes sortes de thèmes, fait référence à toutes sortes d’écrivains et de philosophes ; chaque fois il concluait avec Montaigne. Le public, conquis, fidèle, souriait en 32connivence. Quelques-uns des derniers thèmes où il avait promené son érudition paisible : choisir (22 mai 17), le regret (23 octobre 17), l’attente (18 décembre 17), l’autre (29 janvier 18), vers la lumière une présentation du film homonyme de Naomi Kawase (1er février 18), la passion les passions (9 avril 18), croire (14 mai 18). Autant d’occasions de traiter de cette « vérité singulière » pour reprendre le titre de son livre sur Montaigne, à savoir que « c’est l’incertitude qu’on retrouve au bout du chemin de pensée ».
Il s’était ensuite interrompu pour affronter l’opération de la hanche (la seconde) dont les séquelles causeront son décès. À l’automne, plus ou moins bien remis, il était venu à mon invitation, à quelques encablures, au Château d’Orion, parler de Montaigne sous l’intitulé un penseur pour aujourd’hui. Je me souviens de ce commentaire : « Montaigne présente une limite radicale qui interdit toute possibilité de pensée positive, y compris une pensée positive de soi. Elle exclut l’homme de l’être par son inscription dans le temps ».
Il rappela ce passage célèbre de Montaigne : « je ne peints pas l’estre, je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept ans en sept ans mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. ». À Dieu seul est réservée la permanence de l’être, à l’homme est imparti le passage : seul est véritablement ce qui est éternel ; l’homme qui change sans cesse, n’a pas d’être, mais des formes successives, diverses et discontinues.
Cette autocitation lui avait donné le thème de son dernier café philo l’humiliation, le 17 septembre, deux mois avant sa mort. Cette humiliation d’être homme que Dieu nous inflige.
23/08/18
Cher Jean-Marc,
un grand merci pour cette fin de journée chaleureuse avec un public plus
nombreux que je ne m’attendais, grâce à tes soins, à très vite (comme
dit un de nos amis),
J-Y
Le dernier mail qu’il m’a adressé date du 1er octobre, à la suite d’un texte de Yaël Pachet (fille de Pierre) que je lui avais fait suivre.
331/10/18
Cher Jean-Marc,
un grand merci pour ce beau texte de Yaël, oui j’admirais et aimais
Pierre, nous avons fait un long chemin ensemble, c’est moi qui l’avais
fait venir d’Orléans à Paris 7, pour nous aider dans notre désir de
vivifier l’enseignement. Il a tenu pendant des années un admirable
« séminaire » avec Patrick Hochart, lieu un peu magique d’intelligence et
de liberté dont on peut retrouver des traces d’enregistrement.
La prothèse n’est pas l’opération la plus agréable qui soit.
Je vous souhaite un bel automne,
Jean-Yves
À Orion, l’année précédente, il était venu parler de son ami Georges Perec. Quelques années auparavant, je lui avais demandé un texte sur Perec pour Umberto Eco qui souhaitait qu’on parle de cet auteur au Louvre, dont il était l’invité. Le texte commençait, bien-sûr, par un « je me souviens ». Aujourd’hui, je me souviens que Jean-Yves avait su tout dire sur Perec sans rien dévoiler. Sur cette disparition du « e » qui disait la disparition d’un « eux » familial. Je me souviens de quelques-unes de nos rencontres au cours des années. Square Gaston Baty à Montparnasse, il y a si longtemps, à deux pas de chez lui. Assis chez « Tarte Julie » nous discourions des demoiselles qui passent, la passante baudelairienne qu’il récitait, la rue assourdissante autour de lui et de la chanson de Brassens qu’il sifflotait un peu faux mais ces passantes-là étaient au pluriel ! Évidemment ! Il aimait regarder les femmes qui passent de cet œil, amoureux et innocent à la fois, comme une chanson douloureuse, traversée d’espoirs impossibles. Je me souviens de sa douleur à la mort de Marie Depussé, le 15 août 2017. Il avait photocopié un article sur elle et le distribuait pour se protéger d’en dire quelque chose. Ce jour-là, nous sommes allés à O’Garage et il a raconté toute cette histoire de l’antipsychiatrie, la Clinique de la Borde où il allait la rejoindre, son amour, Jean Oury le gourou et comme il avait pleuré, il y a dix ans quand elle avait publié son livre « les morts ne savent rien » sur sa famille. Et comme il pleurait en s’en souvenant. Elle disait : « nous aimions passer nos jours avec les fous ». Je me suis souvenu des réunions de la SIAM à la bibliothèque de l’Arsenal et de l’air navré qu’il avait en sortant, face à la sculpture d’Ipousteguy en hommage à Rimbaud, « l’homme aux semelles de plomb » avait-il ironisé, « c’est bien une idée de Mitterrand ».
34Je me souviens du pâté en croûte proverbial de chez Manoux à Orthez qu’il dévorait debout sur le trottoir. Je me souviens de sa blague maintes fois répétée quand quelqu’un l’appelait « maître » : s’il vous plait, mettons un terme au maître ! Je me suis souvenu qu’il avait invité Colombe Schneck au salon du livre d’Orthez et qu’au lieu de l’interviewer, devant le public interloqué, il lui avait parlé de son oncle Pierre Pachet. Je me souviens de conversations littéraires qui parlaient toujours d’autre chose que de littérature ; sur Nicolas Bouvier – il avait écrit un texte dans la revue Roman 20-50 qui lui était consacrée, puis repris ce texte dans son dernier livre L’art et la formule (Gallimard). Ce qui l’amusait c’est que la revue était sortie après le livre qui la corrigeait et qu’elle était devenue obsolète pour son texte. Il aimait que chez Bouvier la trivialité rende l’érudition plus facile à supporter. Je me souviens de la gêne désabusée qu’il éprouvait en comprenant les malentendus que ses courtoisies à l’ancienne provoquaient : mais non, mesdames, ce ne sont que des gentillesses.
De nos conversations à bâtons rompus, ici et là, à Intermarché, caddy à la main – la tribu est arrivée, il faut bien nourrir tous ces jeunes gens affamés – il me reste des images : Rilke devant le rayon bio, Platon avec les spaghettis, Alexandre Hollan, peintre hongrois né en 1933 qu’il aimait et dont il vient d’y avoir une rétrospective au Musée de Lodève qu’il aurait appréciée.
J’ai fait un tour dans sa bibliothèque comme me l’ont permis ses garçons et la fille de Betty. Platon et Rilke, bien-sûr. Et le désordre structurel d’une bibliothèque consumée, organisme vivant où ne s’y retrouvait que son maître, où les visiteurs se sentent accablés. Aby Warburg a théorisé tout cela, et Paulhan et Queneau, il en parlait. Je reprends ce que j’ai noté sur place ce jour-là. Mon carnet :
Il faudrait qu’un étudiant fasse son diplôme sur Jean-Yves, quelle chance ce serait pour lui : photos, notes, livres annotés, feuilles, journaux intimes, agendas… une plongée dans une vie de papier. Ici un livre ne se lit pas mais se consulte. Ce fatras rend son bâtisseur encore plus mort. Ce mot, fatras, renvoie à Jacques Prévert que J-Y n’aimait pas. Les rayons trop hauts dont on ne consulte plus les livres parce qu’on est vieux ou qu’on n’a plus le courage ou l’énergie de grimper sur l’escabeau bancal, les livres à portée de main, ceux qu’on n’a pas encore rangés et qui s’entassent horizontalement sur le bureau, par terre, les derniers arrivés, achetés, reçus ou les derniers sortis, celui qu’on ne retrouve plus à sa place officielle parce que ça fait trois fois 35qu’on le cherche, qu’on a fini par le trouver et qu’on l’a reperdu en le posant n’importe où, interrompu juste au moment de le consulter. Ici. À droite du bureau, sous la main, usée jusqu’à la poussière, les œuvres complètes de Platon dans la version bilingue des Belles Lettres, c’est la dixième édition, elle est de 1967, est-ce un cadeau de son père au jeune normalien ? Je prends le Phédon traduit par Léon Robin. Page 38 : « Lorsque sont ensemble âme et corps, à ce dernier la nature assigne servitude et obéissance ; à la première commandement et maîtrise. Sous ce nouveau rapport des deux, quel est, à ton sens, celui qui ressemble à ce qui est divin, et celui qui ressemble à ce qui est mortel ? » Jean-Yves a souligné maîtrise ainsi que le mot grec écrit en face. Il note : causes ? Avec ce point d’interrogation qui questionne la traduction.
Éclectisme écrasant de ses centres d’intérêt, du récent Album Breton en Pléiade, édité par Robert Kopp, jusqu’aux collections reliées de l’Illustration, en passant par des piles de poésie ; L’Intégrale des Haïkus de Basho (Points bilingues) ; des ouvrages nombreux sur le Bouddhisme, comme Lumières bouddhiques de Marco Pallis (Fayard) et un autre, Les voix de l’éveil, compilation de textes réalisée par lui-même et Marie-Françoise Marein (L’Harmattan) qui montre son appétence réelle pour le sujet. Dans certains livres, toutes les pages ont des signets, l’un marque un texte sur Pierre Pachet dont Jean-Yves se sentait si proche. Un recueil de Claude Mouchard (2007, éd. Laurence Tepper) intitulé Qui si je criais … ? début d’un vers de Rilke ainsi continué : « … m’entendrait donc dans les ordres des anges ? » (Élégie 1, 1912). Les traductions de Rilke, un de nos sujets de conversations à l’Intermarché entre deux rayons. Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ? Le livre de Mouchard est une succession de commentaires poétiques sur « des œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle ». Il est annoté à chaque page. Posé sur le siège, il y a le sac de livres que Jean-Yves avait avec lui à Cambo-les-Bains, les dernières semaines avant d’être transporté d’urgence à Paris. Julian Barnes, Jérôme Ferrari, Kamel Daoud, J. M. Coetzee – il disait toujours John Maxwell Coetzee. Jean-Yves a souligné une phrase citée par Julian Barnes en exergue de La seule histoire : « Roman : une petite histoire, généralement d’amour » Samuel Johnson (1755). Dans le sac il y a aussi le grand livre d’Allan Bloom traduit par Pierre Manent et réédité aux Belles lettres, l’Amour et l’Amitié (Love and Friendship) ; il en parlait depuis longtemps, il l’avait lu en anglais, pendant ses séjours universitaires aux États-Unis, ce plaidoyer pour un retour aux relations 36entre les individus, telles que les grandes œuvres antiques et classiques nous en ont donné le modèle.
Enfouis sous cette masse de mots, les albums vinyl de Bob Dylan, coffret d’une génération curieusement nobélisée.
Il y a aussi Matière première de Raphaël Enthoven (1975-) qui considère Jean-Yves comme son maître : il était venu pour lui au Salon du livre d’Orthez. Il y raconte qu’il a fait écouter à Lucien Jerphagnon (1921-2011) un enregistrement de Vladimir Jankélévitch (1903-1985). Maîtres et disciples, toute une chaine dont Jean-Yves (1941-2018) est un maillon. Un signet indique ce passage.
Son dernier livre, l’Art et la formule, publié en 2016 dans la collection l’Infini chez Gallimard et prix de la Critique 2017 de l’Académie française, est un recueil de textes sur divers artistes ou auteurs qu’il a aimés et commentés. Il y cite Proust pour en définir l’objectif : « Ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ».
Écrivain, Jean-Yves Pouilloux ne s’était pas beaucoup accordé de l’être, ne s’arrachant que rarement de ses références et de son savoir, trouvant son propre talent insuffisant. Pourtant, le dernier texte de ce dernier livre, intitulé sans titre, dialogue avec un frêne dont la douceur timide devant la montagne bleutée l’arrête, donne le regret qu’il ne se soit pas permis plus de littérature. « Dans la clarté opalescente de la nuit d’été, un arbre inscrit en moi palpite faiblement, à peine perceptible, et je sens que c’est lui qu’il me faudrait entendre, trace déposée dans le cheminement du jour, qui est la vérité de mon regard et que je ne connais pas ».
Merci ami pour ces mots.
Jean-Marc Terrasse
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-10153-6
- EAN: 9782406101536
- ISSN: 2261-897X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10153-6.p.0031
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-24-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, conversation, friendship, handover